Souvenirs de musique et de musiciens/04

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Camille Bellaigue
Souvenirs de musique et de musiciens
Revue des Deux Mondes7e période, tome 64 (p. 637-654).
SOUVENIRS DE MUSIQUE ET DE MUSICIENS

IV [1]
UN TRIO FRATERNEL.
SALONS ET SANCTUAIRES MUSICAUX

De même qu’il y a des frères d’armes, il existe aussi des frères d’art. Jean et Edouard de Reszké, pendant dix ans, ont été les miens. Pendant dix ans je leur ai dû mes plus grandes joies musicales. L’un ténor et l’autre basse, leurs talents étaient inégaux, comme leurs voix différentes, mais il n’y avait pas d’intervalle entre leurs cœurs. Au cours de leur fraternelle carrière, l’un ne connut pas plus l’orgueil que l’autre l’envie, et mon amitié, je me plaisais du moins à les en croire, ne fit qu’ajouter à leur mutuelle tendresse une troisième note, la note nécessaire à la perfection de l’accord.

L’éducation dont parlait Gounod, « l’éducation esthétique, » — et l’autre aussi, plus générale, — tous les deux l’avaient reçue d’abord, et puis, eux-mêmes, ils l’avaient achevée. Musicale était leur maison, comme la Pologne leur patrie. Musicienne leur mère, et leur sœur, dont l’Opéra garde le souvenir. Artistes de naissance et par vocation, tous deux semblaient des gentilshommes plutôt que des hommes de théâtre. Jamais en eux la dignité de la vie et. du caractère ne se ressentit, je ne dis pas des bassesses, mais des petitesses, ridicules ou travers, du métier.

C’est au printemps de 1885 qu’Edouard parut le premier à l’Opéra, dans le rôle de Méphistophélès. Peu de mois après, les deux frères créaient le Cid, de Massenet plus que de Corneille. Jean s’y révéla tout de suite et déjà presque tout entier, au moins à quelques auditeurs. Un de ceux-là, qui n’avait pas celé son opinion, vit un jour entrer dans son cabinet le couple fraternel et reconnaissant. A leur stature, à leur carrure, on eût dit les Gémeaux de la fable.

Entre nous la sympathie fut prompte, et l’amitié, non moins vite, s’ensuivit. Mon admiration croissante s’y mêlait. De jour en jour, de rôle en rôle, Jean de Reszké se montrait avec plus de sûreté, plus d’éclat, l’artiste supérieur à tous, et celui-là seul que d’un mot, à la Carlyle, j’appellerais volontiers le héros lyrique. Héroïque, tout l’était en lui : la force, la passion et la flamme, la vigueur de l’action théâtrale, l’ampleur du style vocal et dramatique, la noblesse des mouvements et des attitudes. Mais ce n’était pas le héros « sans humanité » et je doute que jamais un Roméo, parlant ou chantant, à plus de puissance ait uni plus de tendresse. Sa voix de baryton devenu ténor avait conservé de son ancienne « tessiture » comme une base solide où l’on eût dit qu’elle s’appuyait pour s’élever sans effort et sans péril aux notes les plus hautes. Cette voix, je ne sais trop comment Reszké — soit dit en jargon technique — l’ « émettait » , ou la « posait » , ou la « prenait. » Ce que je sais bien, c’est comme on était pris par elle, et comme elle charmait l’oreille, comme elle touchait le cœur. Elle excellait, cette voix, à lier la phrase, au lieu de la hacher, tenant toujours « l’archet à la corde. » Eloquente, oratoire même, autant que mélodieuse, elle parlait, elle prononçait aussi bien qu’elle chantait. Jamais elle ne sacrifiait la clarté, la vérité de la parole, et de la parole française, aux délices, parfois trompeuses, du son. Enfin par la mimique même, fût-ce par un seul geste, par un jeu de physionomie, quel tragédien était ce chanteur ! Un jour qu’il répétait Roméo, (le duo « de l’alouette » ), le directeur de l’Opéra lui faisait prendre une certaine pose. Elle était affreusement banale, de convention et de théâtre. Gounod ne fit qu’un bond et qu’un cri : « Laissez-le, mais laissez-le donc ! Et surtout n’y touchez pas ! » Soirs incomparables, les plus glorieux peut-être de sa glorieuse carrière, où Roméo était lui, et la Patti Juliette, où Gounod me disait : « Comment veux-tu que je ne perde pas un peu la tête quand je conduis ce merveilleux attelage ! » Un geste de Reszké, dans Roméo justement, au dernier acte, demeure présent à mon souvenir, même à mes yeux. Il entrait, vêtu de noir. Devant le tombeau de Juliette il demeurait un moment immobile. Et doucement son manteau lui glissait des épaules, vaine et triste dépouille, qui semblait elle-même participer à l’accablement, au dénuement de tout son être.

Ainsi j’ai vécu la vie théâtrale des deux frères, leur vie en quelque sorte publique. Mais à partager leur vie quotidienne je ne prenais pas moins de plaisir. Ils menaient une existence familiale, très simple et très gaie, en un modeste appartement de la rue de l’Isly. Je les reconduisais le soir, après l’Opéra. La « gracieuse, bonne et belle » Mme Edouard de Reszké nous apprêtait elle-même un souper qui n’avait rien de frugal, car l’estomac des deux frères était infatigable comme leur voix. Et fort avant dans la nuit, quelquefois jusqu’à l’aube, pour l’agrément des voisins, ou pour leur supplice, — nous n’en avons jamais rien su, — les trois amis, je vous jure, faisaient un beau tapage. Immense était leur répertoire. Partitions de tout genre, de toute époque, de toute langue, y figuraient, car les Reszké chantaient avec la même facilité le français que l’allemand, l’italien que l’anglais, le polonais et le russe. Concerts deux fois admirables ; musique de théâtre et de chambre en même temps ; heures d’émotion dramatique et d’affectueuse intimité, que c’est loin, tout cela ! Paris n’a jamais connu le Tristan, l’Otello, qu’il me fut alors donné d’entendre et d’accompagner, parfois de conseiller, et d’applaudir toujours. Que de rôles n’avons-nous pas étudiés, composés, à nous trois ! Que de détails, d’intonations, d’accents, proposés par l’un, corrigés par un autre. La comédie musicale, autant que le drame, avait l’honneur de nos séances. Edouard, comme son frère, en possédait les traditions, le style, et les chefs-d’œuvre de l’ancienne et rieuse Italie retrouvaient leur ampleur et le souffle puissant qui les anime en passant par les grandes orgues de sa voix.

Hors de leur maison et de la mienne, dans ce qui s’appelle « le monde, » nos amis, nos hôtes étaient les mêmes. Rien n’altérait l’unisson de notre inséparable trio. Leurs envieux aussi — je parle de leurs camarades — nous honoraient d’une inimitié commune. Un de leurs plus médiocres rivaux ne s’avisa-t-il pas un jour de me reprocher, sur un certain ton, de n’avoir pour eux que des louanges, et des critiques pour lui ! « Me demandez-vous raison, » lui dis-je, « ou mes raisons ? » Avant d’être ténor. il avait été maitre d’armes. Il choisit nonobstant « raisons, » au pluriel. Elles étaient nombreuses. Je les lui donnai toutes, mais je n’arrivai point à le convaincre.

Et maintenant, maintenant... Edouard est mort pendant la guerre, et de la guerre, en son pays encore esclave. Jean porte sans faiblesse le poids d’une paternelle et glorieuse douleur. En le revoyant un jour de l’an passé, pourquoi me suis-je rappelé, de si loin, le jeune cavalier en manteau noir ! Mais ce deuil-là n’était que de théâtre. Hélas ! encore mieux que le poète, celui qui fut Roméo pourrait dire aujourd’hui :


Mes yeux ont contemplé des objets plus funèbres
Que Juliette morte au fond de son tombeau.
………..


Parmi les amitiés artistiques, ou littéraires, ou mondaines seulement, qui furent miennes, il en est peu dont la musique n’ait pas été, sinon l’ouvrière, au moins la compagne. Consolatrice même, elle a su quelquefois atténuer de cruelles douleurs ou charmer de longs ennuis. En ses heures de martyre, Alphonse Daudet appelait la musique à son secours. Il savait l’écouter et, lorsqu’elle s’était tue, c’était une musique pour moi de l’entendre parler d’elle. J’aimais, dans son appartement de la rue de Bellechasse, devant la fenêtre ouverte sur les jardins, nos tête-à-tête harmonieux. Jouée pour lui, par lui commentée, l’Arlésienne devenait encore plus belle, tant il y ajoutait de couleur et de poésie. Il me contait les origines du drame, l’espoir de Bizet et le sien, que l’événement avait trompé. « Le soir de la première représentation, me disait-il, nous étions tous deux cachés dans une loge. Notre œuvre sombrait, s’enfonçait devant nous et nous avions la sensation de nous noyer nous-mêmes, avec des colliers de pierreries autour du cou. »

Un non moins illustre auditeur me témoignait une égale indulgence. Grand artiste deux fois, sculpteur et peintre, Paul Dubois unissait à la maîtrise des formes plastiques l’intelligence et l’amour des formes sonores. Il m’avait prié de chercher un jeune musicien, de préférence un élève du Conservatoire, qui consentirait à lui consacrer une ou deux soirées par semaine. Je l’informai que j’avais trouvé. Au jour convenu, je me présentai moi-même, trop heureux si je pouvais être, jeunesse à part, le musicien demandé. Je le fus tout un hiver. Paul Dubois était en ce temps-là directeur de l’École des Beaux-Arts. Pour me rendre chez lui, j’aimais, quand la nuit était claire, à traverser la cour du Mûrier. Elle avait quelque chose de florentin, comme le talent et la nature même du maître qui m’attendait. Elle l’annonçait ; elle me préparait à son accueil et à ses propos. Avec moins de chaleur qu’Alphonse Daudet, Paul Dubois était doué d’une sensibilité profonde. Il n’aimait que les plus grands musiciens, les plus purs ; mais il les aimait bien, d’un respectueux et presque religieux amour. Gluck et Mozart, Haydn et Beethoven, chez Paul Dubois ainsi que chez le Père Gratry naguère, je les ai joués « pour les Muses et pour nous. »

Le grand peintre Hébert avait, comme Ingres, son violon. Son ami Gérôme lui disait gaiement : « Allons, prends ton Vinaigrius. » Le vieil artiste ne quittait guère son pinceau que pour le prendre, mais il ne s’y prenait pas très bien. Si les soli n’allaient pas trop mal, les ensembles étaient dangereux, même pour ses partenaires. Delsart, l’excellent violoncelliste, et moi, nous avons gardé longtemps la mémoire de certain trio de Schumann, qui fut tout près de nous être funeste. Il est vrai que c’était dans le salon de la princesse Mathilde, et la « bonne Princesse, » qui distinguait mai un entracte de Carmen d’une gavotte de Bach, avait toutes les raisons de ne pas se montrer difficile.

Un autre salon, celui-là de royale mémoire, entendit de meilleure musique. Il y a déjà bien des années que la douleur, puis la mort, ont fermé les portes de ce château de la Muette où nous pourrions dire, en renversant la phrase célèbre de Chateaubriand, que nous avons vu de simples femmes pleurer comme des reines. La plus simple, et non la moins vaillante, portait alors dignement, dans l’ancienne résidence de Marie-Antoinette, ce nom d’Erard que Louis XVI avait honoré d’une juste faveur. De par un tel nom, de par le souvenir aussi de la jeune et pauvre reine, dont elle fut tant aimée, la musique ne pouvait manquer de régner à son tour en la magnifique demeure. Les plus illustres artistes de tous les pays s’empressaient de répondre à l’appel de l’excellente et généreuse Mme Erard. Que dis-je, ils aimaient à le prévenir. Avec elle tout leur était commun. Par l’esprit et le cœur elle était de leur race et de leur rang. Pour les maitres du piano surtout, un Liszt, un Rubinstein, un Planté, un Diémer, jouer chez Mme Erard et pour elle, était rendre un hommage en quelque sorte personnel à l’honneur esthétique d’une maison qui n’était pas étrangère à leur gloire et même à leur talent. Dans l’admirable décor de la Muette, la musique a donné de nobles fêtes. Elle y paraissait encore plus belle. Je me souviens d’y avoir entendu le Stabat Mater de Pergolèse. Deux voix de femme le chantaient. Les hautes fenêtres s’ouvraient à tous les parfums d’un soir de printemps. « Les marronniers du parc et les chênes antiques » formaient des dômes sombres. Les statues étaient blanches dans la nuit. Nuit presque italienne, où la musique d’Italie semblait moduler, avec les souffles mêmes dont elle était née, ses tendres et douloureux soupirs.


Toutes ces choses sont passées
Comme l’ombre et comme le vent.


Oui, les choses mêmes, après les êtres, sont mortes ici, ou près de mourir. Elles tomberont, elles sont tombées entre des mains étrangères. Pour elles, c’est la pire mort. Quelquefois je longe avec mélancolie le domaine encore admirable, mais chaque jour menacé. « Quando corpus morietur... » Ce dernier verset du Stabat, le plus triste, me revient à la mémoire, et, triste aussi, regarde ces murs, ces pierres, qui pour moi ne sont plus vivantes depuis qu’elles ne chantent plus.

On chanta naguère dans le salon d’une ambassadrice où je me souviens d’avoir vu le cher Albert Vandal, qui n’était pas grand clerc en musique, s’émouvoir aux accents de Tristan. Dans le salon d’un homme de finance on donnait également à chanter. La Krauss y fut admirable en des fragments d’Armide. C’est là qu’une fois, une seule, je rencontrai le grand, le mélodieux écrivain qu’on peut bien nommer à propos de musique, Ernest Renan. Il trônait dans un large fauteuil. La musique ayant fait silence, de jeunes et belles dames l’entouraient. Avec des mines effarouchées, avec des airs d’inquiétude, presque d’angoisse, elles le suppliaient de leur dire si vraiment, dans l’ordre intellectuel et moral, il n’existait aucune certitude, pas un seul point fixe où leur esprit, leur âme surtout (animula blandula, vagula), put enfin se prendre et se fixer. « Mon Dieu, » leur répondit en souriant le doux maître, — et rien que ce « Mon Dieu » m’étonna comme une involontaire, inconsciente affirmation, — « Mon Dieu, Mesdames, dans l’état actuel de la connaissance, il y aurait peut-être quelque chance pour qu’une chose fût, ou tout au moins parût, je ne dirai point certaine, mais assez probable. — Et laquelle ? — C’est que Monaco fut d’abord une colonie phénicienne. Oui : Hercule Monoikos, qui n’a qu’une demeure. » — Et là-dessus la musique, la vraie, recommença.

Plutôt qu’un salon, c’était presqu’un sanctuaire, intime et caché, qui s’ouvrait au rez-de-chaussée du castelet de Cabrières : une salle aux voûtes surbaissées mais élégantes, blanches d’une blancheur d’ivoire, avec des nervures nouées à leur sommet par une rosace d’or pâli. Des meubles anciens luisaient dans l’ombre : bahuts de bois noir, décorés aussi d’arabesques d’or, présents de noces jadis offerts à des aïeules depuis longtemps endormies dans le Seigneur. J’ai passé là plus d’un soir : soirs de Provence, d’été, de musique, sous le charme de mon hôte vénérable et délicieux. Quelle paix, quel repos j’ai trouvé près de vous, Éminence ! En vous, quel artiste et quel auditeur ! Souffrez que je n’écrive pas : quel élève ! comme il vous plaisait de le dire avec une malicieuse humilité. Bien vieux était votre piano, le piano maternel. Mais sa vieillesse gardait, ainsi que la vôtre, une exquise fraîcheur. Vous nous racontiez son passé lointain. Sous mes doigts il le racontait aussi, d’une autre manière. Il n’avait pas oublié les mélodies de son âge. Et les jeunes harmonies elles-mêmes, à lui, pas plus qu’à vous, ne faisaient peur. Il les traduisait et vous les compreniez. Souvent, trop souvent, il m’arriva naguère de jouer « dans le monde, » et de m’en repentir. Mais devant le Cardinal de Cabrières et pour lui, ce me fut un honneur, une joie, dont je ne perdrai jamais la mémoire.

Musique de Provence, voix de la terre et de la mer latine, j’en retrouverais encore et toujours des échos. Naguère, pendant tout un été, j’eus pour demeure un des navires de notre escadre de la Méditerranée. L’ami qui le commandait m’avait pris avec lui. Chaque fois que je me rappelle cette « campagne, » des sonorités, mêlées à des visions, me redeviennent présentes. Sans parler des mille chansons des eaux, tout, dans la vie du bord, est musique. Rares sont les moments d’absolu silence et l’on peut, d’heure en heure, entendre passer le temps. Matin et soir, deux coups de fusil, une sonnerie de clairons salue les « couleurs » qu’on hisse ou qu’on amène. Les clairons encore sonnent les repas, les exercices et les corvées. Ils sonnent quand est « paré » le canot qui va nous conduire à terre. Le dimanche matin à la messe ; tous les soirs, avant la prière, ils sonnent, — je me trompe, ils sonnaient autrefois. La nuit, quand nous revenions, de tous les navires en rade une voix nous hélait au passage : les cloches de bord « piquaient » au loin les heures tardives et les cris des sentinelles : « Bon quart tribord ! Bon quart bâbord ! » se croisaient à la surface des eaux.

Un soir, nos musiciens répétaient leur programme du lendemain, jour de fête et de fête dansante. La répétition avait lieu dans la rotonde où s’abritent les grosses pièces d’artillerie. La salle, aux parois de fer, était à peine éclairée et très chaude. Les hommes, des mécaniciens pour la plupart, noirs de graisse, de fumée et de charbon, la veste ouverte sur la poitrine en sueur, soufflaient dans les tubes de bois et les cylindres de cuivre. Derrière eux on entrevoyait les canons accroupis, et les reflets de la lampe tremblaient sur leur torse énorme et sur leurs reins d’acier. Mais le lendemain, dans le port d’Alger, quelle lumière et quelle gaité ! Qu’ils jouèrent bien, les marins, et par quel beau dimanche ! On dansait sur le pont, à l’abri d’un vélum fait avec des pavillons de toutes les nations du monde, et là-haut, à travers le dais multicolore, on apercevait le ciel, dont l’immense pavillon d’azur enveloppait tous les autres.

Que de musique devant Barcelone, où s’étaient donné rendez-vous les escadres, — fraternelles en ces temps lointains, — de l’Europe entière. Quand les salves de fête avaient cessé, les échos de la rade se renvoyaient les hymnes de tous les peuples. S’il se faisait une heure de silence, Francis Planté, de passage à Barcelone, en profitait pour nous charmer.

Pendant les longues et toujours calmes traversées, les heures délicieuses entre toutes étaient celles du soir. Alors, il est vrai, nous n’avions plus d’autre pianiste que nous-même. Mais la musique, sinon le musicien, se faisait encore écouter. Nos soirées musicales se partageaient d’habitude en deux séances : l’une chez le commandant, l’autre chez les « midships. » Le chef d’abord ; après lui, ses plus jeunes officiers. Je le vois encore, notre commandant, assis près du piano, vêtu de blanc, les cinq galons d’or brillant au revers de ses manches. Il avait le sens et le goût de la musique, n’étant pas de ces marins qui, dans l’œuvre de Meyerbeer par exemple, préfèrent le troisième acte de l’Africaine, parce qu’il se passe sur un vaisseau.

La nuit tombée, je descendais au poste des « aspirants. » George Sand a raconté quelque part qu’un soir de juin à Nohant, dont Liszt et Chopin étaient les hôtes, on fit porter le piano dans le jardin. Jusqu’à l’aube, les deux maîtres jouèrent tour à tour et les rossignols tantôt s’égosillaient à leur répondre, tantôt se taisaient pour les écouter. Il n’y avait sur notre navire ni virtuoses, ni rossignols ; mais les hublots laissaient entrer les souffles du large et les clartés de la nuit. Pas de salle de théâtre, pas de tréteaux ni de quinquets, pas de public indifférent et bavard. L’art et la nature seuls mêlaient autour de nous, en nous, leurs influences sacrées. Au-dessus du piano, juste à l’arrière du navire, « l’œil » s’ouvrait tout grand, orifice circulaire qui, les jours de manœuvre ou de combat, livre passage au tube lance-torpilles, et sert, le reste du temps, de fenêtre principale au poste. Les étoiles traversaient le cercle tour à tour et la lune venait parfois encadrer son globe d’argent sous l’énorme paupière de cuivre. Les jeunes hommes étaient assis ou couchés au hasard. Les uns sommeillaient sur des coussins ; d’autres fumaient, attentifs ; de quelques hamacs bercés doucement sortaient déjà des paroles de rêve. Le navire semblait se taire et ralentir sa marche pour jouir de la musique et de la nuit. Une mélodie s’élevait : « Le ciel est bleu ! La mer est immobile et claire [2]. » Ou cette autre : « Ma bien-aimée est enfermer dans un palais d’or et d’azur [3]. » Le murmure des vagues, comme un applaudissement léger, répondait aux notes de cristal et l’on eût dit que les Sirènes reconnaissaient leurs chansons.

Dans la mémoire de chacun de nous il est des lieux consacrés, presque des lieux saints. Quand vient le soir de la vie, de la vie esthétique et de l’autre, nous y faisons volontiers, idéal ou réel, un dernier pèlerinage. Au lendemain du sacrilège allemand, j’ai voulu revoir l’église Saint-Gervais. Une fois encore, avec une émotion ravivée par le crime ennemi, j’ai lu sur le marbre le nom de Charles Bordes, l’humble et grand artiste qui fut un de mes amis les plus aimés. En regardant la « tribune, » par lui naguère harmonieuse, je méditais l’admirable parole de Beethoven : « Mon royaume est dans l’air. » Et je me disais que du haut de cette galerie aérienne, dans l’atmosphère de ces nefs, Charles Bordes avait sinon créé, tout au moins rétabli, pour nous l’ouvrir à tous, un royaume sonore que nous connaissions à peine avant lui. Par lui fut honoré, j’allais écrire adoré, l’on sait avec quelle foi, quel amour, le double idéal de la musique purement religieuse, la monodie grégorienne et la polyphonie alla Palestrina. De plus, apôtre deux fois, à l’égal de l’Eglise, il aima le peuple, le servit et ne dédaigna point ses chants. Je me souviens de l’une de nos premières rencontres. C’était par un triste matin d’hiver, dans une pauvre salle, ou plutôt une mansarde attenante et comme appliquée à la muraille du sanctuaire et qui servait de « psallette » aux Chanteurs de Saint-Gervais. Là, sans autre secours que sa voix, laquelle était chétive, et qu’un harmonium encore plus misérable, mon ami me fit entendre deux sublimes pages de Schutz : le Dialogue de Pâques (entre le Christ et Madeleine) et ce Venite ad me, omnes qui laboratis, où la musique, miséricordieuse et vraiment divine, appelle tous ceux qui souffrent et leur promet de les consoler. Je lisais alors la Philosophie de la musique, de Mazzini. J’y avais reconnu que la devise du politique, Dio e il popolo, fut celle aussi du musicien. Le plus grave reproche que Mazzini adresse à la musique, et qui contient tous les autres, c’est d’avoir trahi sa vocation religieuse et populaire, d’avoir oublié l’amour divin et l’amour du peuple. L’un et l’autre animaient les deux chefs-d’œuvre du vieux maître que Bordes me révélait, et de l’un et de l’autre je sentis ce jour-là que l’âme vraiment chrétienne de leur jeune interprète était également possédée.

Autant il avait le sentiment, ou le « génie du christianisme, » autant Bordes en pratiquait les vertus. Sincèrement humble, pauvre avec délices, mais avec magnificence, oublieux et désapproprié de lui-même, sa foi souleva des montagnes et la fermeté de son espérance n’eut d’égale que l’ardeur de sa charité. Le jour de ses funérailles, nous suivions en esprit l’Oraison dominicale que le prêtre, tout bas, récitait à son intention. Et nous songions que d’abord il a vraiment sanctifié le nom du Père qui est aux cieux. Dans le domaine, ou dans l’ordre esthétique, il a tout fait pour que son règne arrive. Parce qu’il ne demandait au Seigneur que son pain quotidien, celui-ci du moins ne lui manqua jamais. Comme il pardonnait à ceux qui l’avaient offensé, Dieu lui pardonna ses offenses et par lui, pour lui, tous les vœux du Pater se sont accomplis.

Après Saint-Gervais, comment pourrais-je oublier un autre sanctuaire, asile peut-être plus vénérable encore de la prière et de la beauté ! Par une injuste loi, toutes les deux en ont été bannies. Solesmes est désert aujourd’hui. Ses voûtes sont muettes, ses parterres défleuris, « et de Jérusalem l’herbe cache les murs. « Il y a vingt ans, sur la foi d’une vieille lettre de Louis Veuillot à l’un de ses amis, j’allai passer quelques jours à l’abbaye. Veuillot ne montait pas : ils m’ont valu « des mois d’études. » J’ai été « reçu chrétiennement, c’est tout dire. » On m’a logé dans « une des chambres qui donnent sur la campagne et sur la rivière ; » d’un côté, « j’ai entendu chanter les oiseaux, de l’autre, les moines... J’ai joui de la beauté des offices... La science ici est douce et généreuse ; le savant ne garde pas sa trouvaille pour garnir un rapport à l’Académie. Comme c’est à Dieu qu’il a demandé la science, il sait qu’il ne l’a reçue que pour la donner ; il la donne. Oh ! que ces hommes savent, et savent humblement, et enseignent cordialement ! » Encore plus que leur science, c’est leur art qu’ils m’ont donné. Je leur ai dû la révélation du plain-chant, ou du chant grégorien. Et je ne crois pas avoir éprouvé de joie, d’émotion plus profonde, en toute ma carrière de musicien.

A Solesmes seulement, beauté et vérité me sont apparues inséparables. Là seulement j’ai trouvé dans la musique, non pas une imitation plus ou moins fidèle, mais en quelque sorte un mode, le mode supérieur, essentiel, de la vie. Et de laquelle ! En toute circonstance, à tout moment de cette vie, supérieure elle-même, et surnaturelle, le chant des religieux et des moniales de Solesmes n’emprunte, ne simule et n’affecte rien. Rien n’y est fictif ou figuré. Ces grands artistes véridiques ne représentent jamais : ils vivent encore une fois, ils sont. Leur art ne se distingue pas de leur âme, il est le fond et la substance de leur être. Oh ! si nous pouvions, si nous savions, ne fût-ce que pendant une semaine, et de loin, de très loin, leur ressembler, la vérité qu’ils adorent et la beauté qui se confond avec elle nous paraîtrait à nous aussi la seule digne de notre croyance et de notre amour.

A Solesmes, un jour de Saint-Jean, de Saint-Jean d’été, et pendant quelques jours encore, j’ai souhaité, j’ai cherché naguère humblement cette ressemblance, et j’ai recueilli ces leçons. Les fils de saint Benoit avaient fait de moi leur hôte, leur compagnon et leur disciple. Gardiens millénaires d’un idéal esthétique et religieux, ils m’en découvraient le mystère par une initiation pleine de douceur. Quelle école était la leur ! Et quelle suprême harmonie la nature environnante ajoutait à la beauté de leurs enseignements et de leurs exemples ! Je crois toujours les voir et les entendre, dans le paysage familier, grave et charmant comme eux, où se mêlaient, à la française, les grâces tempérées de la terre, du ciel et des eaux. Tous ces biens leur ont été ravis. La France elle-même, le suprême bien, n’est plus leur. Sur une autre terre, d’exil mais de liberté, qui les a noblement accueillis, ils n’ont perdu ni l’espoir, ni l’esprit de retour. Contant la vie de saint Grégoire, Montalembert a rapporté cette légende : une nuit que le pontife dormait, « l’Église lui apparut sous la forme d’une muse magnifiquement parée, qui écrivait ses chants et qui en même temps rassemblait tous ses enfants sous les plis de son manteau. Or, sur ce manteau était écrit tout l’art musical, avec toutes les formes des tons, des notes et des neumes, des mètres et des symphonies. » Aujourd’hui ce n’est plus sur notre patrie que s’étend le manteau mélodieux. Il s’est rencontré des Français pour ne plus permettre qu’avec l’air natal, avec l’air de France, des lèvres françaises, pures entre toutes, forment d’admirables chants. Je les ai vus là-bas, au bord des flots étrangers. Si je ne dois plus les revoir, je veux du moins leur renouveler ici l’hommage de mon respect, de mon admiration fidèle, et mes actions de grâces pour tous les biens que j’ai reçus d’eux naguère, alors qu’ils habitaient parmi nous.

J’ai souhaité souvent un livre, un beau livre, sous ce titre et sur ce sujet : « Rome et la musique. » « À Rome, à Rome ! » s’écrie Tannhäuser. Cri d’un pénitent, qui devrait être plus souvent celui des musiciens. On prétend aujourd’hui que Rome n’a rien à leur dire. Mieux vaudrait leur apprendre à l’écouter. Pour moi, je ne me suis jamais lassé de l’entendre. Les souvenirs ou les échos de ses voix sans nombre sont de plus d’une sorte : il en est de profanes et de sacrés, les uns lointains et les autres d’hier. Dans le jardin de la délicieuse villa Mattei, sur un banc de pierre, on lit ces mots : « Voici la place où saint Philippe aimait à s’entretenir avec ses disciples des choses de Dieu. » Ils parlaient, priaient et sans doute chantaient ensemble devant un horizon lui-même divin. Et ego... Par les beaux soirs de printemps, assis à la place où le créateur de l’oratorio se reposa, j’ai songé que le Cœlius, où j’étais, vit naître saint Grégoire et porte son église encore. A gauche, en me penchant un peu, j’entrevoyais les montagnes de Sabine, qui furent la patrie de Palestrina. En face de moi bleuissaient les collines albaines, d’où Carissimi descendit à son tour. C’est peut-être assez de grandes mémoires pour la rêverie d’un musicien et pour son étude, pour qu’il reconnaisse et qu’il honore dans Rome, autour de Rome, plus d’une origine et plus d’un sommet de son art.


Quelque endroit où toujours
Soient les nuits très sereines
Et lumineux les jours
…………
Un jardin, de l’espace
Calme, la douce odeur des pins sur la terrasse.


C’est une mélodie de Raoul Laparra. Elle chante la villa Médicis, « la Villa, » comme on dit là-bas, entre Français de Rome ou Romains de France. Là j’ai connu jadis, et tout de suite reconnu pour un musicien dramatique, le musicien, très jeune alors, de la Habanera.

Je le rencontrai d’abord chez un de ses camarades. On dînait gaiement dans l’atelier aux murs blancs de chaux, tendus çà et là de ces tapis de laine rude que tissent les paysans de la Sabine. Des bougies, des lanternes de papier éclairaient le repas. On parla de tout, même de musique. Le musicien venait de passer j’été dans une des îles de l’Archipel. Était-ce Naxos, ou Délos, le ne sais. Mais j’entends encore de poétiques récits : le premier abord de ces rives fameuses et l’accueil d’un vieillard saluant le jeune étranger par ces mots homériques : « Que font les rois ? Et y a-t-il encore des guerres ? » Puis c’était le travail parmi les ruines éclatantes, et l’écritoire, le papier à musique posé sur le tambour écroulé d’une colonne de marbre. Je me souviens aussi d’une partie de chasse, en mer, et d’une mouette blessée à mort et sanglante, que ses compagnes escortaient de leur vol, pour la pousser, la sauver peut-être avec le vent de leurs ailes.

De l’Italie autant que de la Grèce, je trouvais dans les propos de l’artiste, l’intelligence et l’amour. Ainsi j’espérais beaucoup du musicien et, sans rien connaître encore de sa musique, il me plaisait d’imaginer ce que pourrait donner une sensibilité aussi vive, lorsqu’au lieu de se traduire en paroles, elle s’exprimerait par les sons.

Je ne tardai point à l’apprendre. Laparra me pria de venir écouter un drame lyrique dont il avait écrit, sur un sujet espagnol, le poème et la partition. C’était au fond des jardins de l’Académie, dans un pavillon retiré qu’on nomme San Gaetano. Nous avons passé là bien des heures, lisant et relisant ensemble cette Habanera qui tout de suite m’avait frappé. Heures brillantes du jour, surtout de certains après-midi de dimanche, où les rumeurs d’une foule italienne, allant et venant sous la fenêtre, se mêlaient à la vie populaire de l’Espagne, évoquée par les sons ; heures silencieuses des minuits romains, où le sombre éclat de la musique paraissait encore plus sombre. L’œuvre peu à peu me devenait familière. Depuis, réalisée au théâtre, elle ne m’a point surpris. Elle m’a déçu moins encore et je n’ai fait que mieux sentir, éprouvées par le temps et plus sûres, les raisons que tout de suite j’avais eues de l’aimer.

On ne saurait assez le redire aux Romei, comme on appelait jadis les visiteurs ou les pèlerins de Rome : avides de la contempler, ils oublient de l’entendre. Qui me rendra les avrils romains, vibrants de musique autant que de lumière ! Une fois, j’ai presque dû me défendre de leurs sortilèges. Sur la terrasse du Pincio, j’écoutais un orchestre militaire jouer l’ouverture de Léonore. Je reconnus à peine le chef-d’œuvre beethovénien, ou plutôt je fus près de le méconnaître. Les choses, le temps et le lieu me le rendaient étranger, pour ne pas dire importun et contraire. Sous les palmiers, il me paraissait trop grave et la sombre héroïne n’arrivait pas à triompher de l’enchantement doré du soir.

Dans un méchant petit théâtre, le Trovatore ou Rigoletto me ravissait. De médiocres artistes chantaient cela pour de petites gens. Mais comme les uns et les autres comprenaient, sentaient cette musique ! En eux, en elle, quel mouvement, quel feu, quelle vie ! Comme elle paraissait bien là, dans ce « milieu, » ce qu’elle est en réalité : non le produit de la méditation profonde, mais le jet de l’improvisation passionnée ! A la sortie du théâtre, des voix jeunes et chaudes se répondaient sous les étoiles et le refrain du duc de Mantoue se mêlait au chant de la fontaine de Trevi, ruisselant devant le vieux palais qui reste rouge dans la nuit.

Qui donc entendra jamais les harmonies de Rome comme Louis Veuillot en respira le parfum ! Au Transtévère une procession passe, un matin d’été. Les robes rouges des enfants entourent le dais de soie blanche et d’or qui se balance au soleil. Un régiment rencontre le cortège. Il joue la marche d’Aïda. Par son éclat pareil à celui des couleurs, par sa joie qui répond à la joie de la saison et de l’heure, cette musique brillante et qui n’a rien d’égyptien, me parait tout avoir de l’Italie sa mère et pour un instant, parmi tant de signes visibles, j’y reconnais le signe et l’âme sonore de sa patrie.

Je sais, au pied du Palatin, une humble église de briques en forme de rotonde. Elle est dédiée « à saint Théodore, soldat et martyr. » Un soir un paysan priait là, tout seul, à voix haute. Prosterné, le front contre le pavé, des pleurs, des sanglots même se mêlaient à sa prière. Soudain une musique lointaine se fit entendre. Un piano mécanique jouait la fameuse mélodie du Trovatore, l’adieu de Manrique à Léonore, après le Miserere. Alors, malgré l’instrument vulgaire, malgré l’imprévu, presque l’impertinence de la rencontre, je crus en ressentir la profonde, l’émouvante beauté. Il me sembla que jamais l’admirable plainte ne s’était accordée avec une plus simple, plus sincère et plus humaine douleur.

Les « Promenades dans Rome » abondent, même pour un musicien. Dans la solitude du Cœlius, nous le disions tout à l’heure, l’âme de saint Grégoire parle et chante encore. L’Aventin est également demeuré digne de lui. Le collège bénédictin de Saint-Anselme est peut-être le seul édifice moderne qui ne déshonore pas les horizons romains. Il les regarde, les domine, et, loin de les contredire, il s’accorde avec eux. Un jour de Pâques, j’entendis là de belles vêpres. Un « salut » grégorien les suivit. L’office prit peu de temps et fit peu de bruit. Le Bella premunt hostilia de l’O salutaris ne déchaina pas le belliqueux tapage par où, dans nos paroisses parisiennes, ces trois mots ont coutume de se signaler. Le Tantum ergo ne fut que celui de la liturgie, mais modulé, j’allais dire modelé par des voix qui faisaient presque de la forme sonore une forme plastique, tant elles lui donnaient de relief et de perspective. Un autre dimanche, j’eus l’honneur d’être l’hôte des religieux. Le repas s’achevait. Une cloche ordonna le silence. Quelques secondes passèrent, et tout à coup, d’une voix unique faite de toutes leurs voix, les moines entonnèrent la prière d’actions de grâces. Il n’y avait pas là de mélodie, une psalmodie à peine, et, sur une seule note, longuement tenue, comme une coulée de lumière. A la fin, le robuste unisson descendit d’une tierce et, doucement, s’éteignit. Ce fut tout. Mais cela suffit pour m’apprendre ce que le moindre signe sonore peut avoir de noblesse et de puissance, de pure et sereine beauté.

Parmi des lettres anciennes, je retrouve, déjà vieux de près de vingt ans, ce billet de Lorenzo Perosi : « En vous souhaitant la bienvenue sur la terre italienne, j’ai le plaisir de vous dire que j’arriverai à Pise jeudi pour vous voir. » Et moi-même je revois aussitôt ce jeudi d’octobre 1903, dans cette Pise moins pâle mais aussi muette, aussi lasse, aussi belle que Desdemona sur son lit de mort : « E tu, corne sei pallida, e muta, e stanca... e bella ! » [4] C’est là, par une tiède journée d’automne, que j’entendis me parler du nouveau pape, de Pie X le Grand, le Saint, le Musicien, le jeune prêtre, qui pendant quatre années, à Venise, avait été non seulement le maître de chapelle, mais l’hôte et le commensal quotidien du patriarche, le fils chéri de son esprit et de son cœur. Appelé par Léon XIII à la maîtrise de la Sixtine, don Lorenzo avait dû quitter Venise pour Rome, et voici qu’appelé par Dieu, Pie X était venu l’y rejoindre. C’est don Lorenzo qui m’ouvrit le premier les portes du Vatican. Avant tout autre, c’est à lui que je dois, — quelle dette sacrée ! — l’honneur et le bienfait inouï de la plus auguste amitié. Quatre ans avant notre rendez-vous de Pise, j’avais connu à Paris l’auteur de la Résurrection du Christ. J’avais surtout admiré, comme je fais encore aujourd’hui, la seconde partie de son œuvre. Un souffle ardent et fort la soutient et la transporte. L’Aube du triomphe est le titre de ces pages éclatantes. Elles le justifient. Tout y est figuré, tout y est émouvant : le prodige et le paysage ; plus encore la rencontre de Madeleine et du jardinier divin, son trouble, son saisissement, et, répondant à l’appel du maître, son cri : Rabboni ! l’un des plus beaux que des lèvres, du cœur de cette femme, la musique ait jamais arrachés.

J’ai revu bien des fois à Rome, le jeune « directeur perpétuel » de la chapelle Sixtine. Que d’heures harmonieuses, tous les étés, nous passâmes ensemble ! Je traversais un cortile aux murs jaunes, où chantait une fontaine, où fleurissaient en des vases de terre cuite et de forme latine, des lauriers roses et des lauriers blancs alternés. Au plus haut étage du palazzo Taverna, dans le studio d’où la vue s’étendait sur le château Saint-Ange et le Monte Mario, don Lorenzo m’attendait, assis au piano. Je le trouvais toujours comme enveloppé, comme baigné de musique et jusqu’à la chute du jour, notre admiration commune se partageait entre les cantates de Bach et les motets de Palestrina.

Surtout j’aimais de l’entendre et de le voir préparer d’abord, puis diriger quelque funzione solennelle. Chacune de ses leçons préliminaires, à la Scuola de la Sala Pia, semblait une scène primitive, enfantine et charmante. Je n’y ai jamais assisté sans me rappeler l’inscription qu’on lit dans le voisinage sur une rampe du Janicule : « Qui... Filippo Neri, fra liete grida, si faceva coi fanciulli fanciullo, sapientemente. Ici... Philippe de Neri, parmi des cris joyeux, se faisait petit avec les petits, sagement. » Mais au jour de la cérémonie pontificale, sous le plafond de Michel-Ange, alors, par la grandeur même du lieu, de la circonstance et de leur office, eux et lui, le maître et les écoliers, ils me paraissaient grandis. Lui surtout, je me rappelais ce qu’il avait été, ce qu’il était encore pour le Pontife qui l’écoutait, et ce que ce Pontife était pour lui. Entre l’un et l’autre la dignité suprême avait mis désormais une infranchissable distance et relâché, sans la rompre, l’intimité qui faisait naguère leur commune joie. C’en est fini, me disais-je, des rares moments de loisir que la musique, celle qu’ils goûtaient ensemble, avait le droit de charmer. Tous les deux cependant elle continuait de les unir. Alors, en écoutant chanter devant le Pape les chœurs de la chapelle papale, je devinais, je partageais l’émotion de celui qui les dirigeait, invisible derrière le grillage doré de la cantoria. Dans les chefs-d’œuvre des maîtres, et dans ses œuvres à lui, je croyais surprendre, montant vers le Pontife qu’il aimait, l’hommage de sa reconnaissance, le soupir ou le cri de son filial amour.

Pie X le Musicien. L’histoire consacrera ce titre, l’un des premiers, sinon le premier que le grand pape ait mérité. N’est-ce pas la musique avant tout qu’il souhaita, selon sa devise, de « restaurer dans le Christ. » Peu de semaines s’écoulèrent entre l’avènement du Souverain Pontife et la promulgation du célèbre Motu proprio qu’il a défini lui-même « le code juridique de la musique sacrée. » Il s’en faut qu’après quelque vingt ans ce code ait acquis partout force de loi. Dura lex, ont déclaré trop d’indifférents, et de rebelles, sans ajouter sed lex et sans y obéir.

De ce commandement je connais les origines. J’ai dit naguère à quelle humble requête, avec quelle bienveillance et quelle promptitude il fut accordé. Je n’ignore pas non plus quelles en furent les suites et le peu d’efficace. Je n’y reviendrai pas. Il n’est pas de musiciens comme les musiciens d’église, ou de l’Eglise, pour avoir des oreilles et n’entendre point. A quelle voix céderaient-ils, quand celle-là même ne les a pas touchés ! Pour moi du moins elle reste la plus haute, la plus chère, et la dernière aussi, dont je veuille me rappeler aujourd’hui les paroles et les chants. Chantée ou parlée seulement, elle était musicale, cette voix. Sous les voûtes de Saint-Pierre, quelle force ou quelle suavité ne donnait-elle pas à l’intonation des grandes mélopées liturgiques, de la Préface ou du Pater ! Dans sa chapelle privée, lorsque le Pape disait la messe, une messe basse, et qu’il prononçait lentement la formule : « Pax vobis, » son accent, non moins que les mots, semblait faire descendre la paix de ses lèvres dans les cœurs. La musique profane elle-même ne lui était point étrangère. Pourvu qu’elle ne se mêlât point à l’autre pour la corrompre, il l’aimait. Mais c’est pour l’autre, pour la musique de l’Eglise, de son Eglise, qu’il souhaitait, qu’il réclamait le premier amour et les premiers honneurs. Autant il la voulait pieuse et vraiment sacrée, autant il la voulait belle. « Je veux que mon peuple prie sur de la beauté. » Magnifique parole, que j’ai recueillie de sa bouche, et souvent citée. Parole d’un pasteur, elle est aussi d’un artiste et d’un musicien. Voilà pourquoi, sans y rien ajouter, il me plaît de la rappeler une fois encore et d’imprimer par elle en quelque sorte le sceau d’une auguste mémoire au bas de ces modestes souvenirs.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voyez la Revue des 15 mai, 1er et 15 juin.
  2. Bizet, Les Pêcheurs de perles.
  3. Id., ibid.
  4. Otello, de Boito et Verdi.