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Souvenirs de prison/Chapitre 15

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XV

Que vos amis se taisent, ou bien… gare à l’Italien !

Placé entre ces trois personnages : le shérif, le gouverneur et le médecin, il ne me manquait rien de ce qu’il faut pour mourir promptement. Le seul malheur, pour ces messieurs, c’est que je ne tenais pas du tout à mourir. Il me restait, hélas, encore quelques articles à écrire dans les journaux…

Le gouverneur me disait :

— Vous êtes malade ? Eh bien ! voyez le médecin…

Là-dessus nous arrivait le docteur Robitaille.

— Vous savez, lui criais-je dans le cornet, je suis très souffrant.

— Ah ! oui, répondait-il, je comprends… Vous avez mal aux dents !

— Non, je suis souffrant… souffrant.

— Vous êtes mourant ???

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Le troisième jour, je pris le parti de lui écrire.

Alors seulement il parut comprendre ; et c’est à dater de ce moment qu’il commença de m’envoyer des amers…

Deux jours plus tard, réduit à peu près à la dernière extrémité (je n’avais alors pas mangé depuis je ne sais quand…), je lui demandai, ni plus ni moins, s’il voulait m’assassiner.

— Voilà cinq jours, lui disais-je, que je vous supplie de me transférer à l’infirmerie. Vous voyez vous-même en quel état je suis : voulez-vous, oui ou non, me tuer ?

À quoi M. Robitaille répondait, en propres termes :

— Il vous faut d’abord voir le gouverneur. Moi, je ne puis pas outrepasser mes pouvoirs.

Derechef, je vis donc le gouverneur. Et le gouverneur me dit :

— Écoute… (car il me tutoyait toujours, le gouverneur !) écoute… Toi, on ne t’en veut point… Seulement, tâche (sic) que tes amis de l’Événement jasent un peu moins fort… Alors, tout s’arrangera.

— Mais, gouverneur, lui disais-je, ne pourriez-vous pas, en attendant, me changer de cellule ?… Tenez-vous tant que cela à me laisser empoisonner chaque nuit par l’Italien ? Sur les vingt-deux cellules libres du 17, ne pourriez-vous m’en donner une autre que celle que j’occupe à cette heure ?

— On n’est pas pour encourager les gens de l’Événement !… répondait alors le gouverneur d’un ton péremptoire.

J’te crois… Oh ! pardon, cher lecteur : je croyais parler à l’Italien… Je vous crois, veux-je dire… Je vous crois, qu’on ne voulait pas encourager les gens de l’Événement !

À ce moment, j’avais certainement pris, depuis mon arrivée, de six à huit cuillerées de skelley, plus trois ou quatre cuillerées peut-être d’un certain potage. J’ai rappelé plus haut le mot de ce garde qui, dès l’instant de mon entrée, me jugeait maigre à faire peur. Vous pensez un peu si après cinq jours de ce régime j’avais le ventre bedonnant et le teint fleuri !

C’est Bossuet, je crois, — à moins que ce ne soit M. Jérémie Décarie, — qui prétendait qu’une âme guerrière est toujours maîtresse du corps qu’elle anime. Il faut croire que je n’ai pas beaucoup l’âme guerrière, car je n’étais pas dans le 17 depuis deux jours qu’à tout moment j’éprouvais l’impérieux besoin de me jeter sur une chaise, ou au moins de m’appuyer au mur, pour ne pas tomber…

La faim sans doute, pour beaucoup, mais aussi, et bien davantage, le supplice des nuits sans sommeil passées à côté de l’Italien, avaient fini par me plonger dans un épuisement que, par amour-propre, j’aime mieux ne pas vous dépeindre.

Les gardes eux-mêmes, qui le remarquaient, ne purent s’empêcher d’en parler au gouverneur.

Mais en vain…


En vain aussi mon médecin écrivait-il, de Montréal, qu’un tel régime pourrait rapidement m’être fatal.

En vain le shérif lui-même était-il instruit de mon état : « Vous savez », disait-il un jour à deux de mes amis qui lui demandaient la permission de me venir voir, « vous savez, il paraît qu’il est malade, à la prison, votre ami Fournier, assez sérieusement malade, même… »

Or, deux jours plus tard, je n’avais pas encore quitté le 17.


Tâche que tes amis jasent moins fort, m’avait dit le gouverneur. — De son côté, le shérif déclarait à mes visiteurs (affidavit de MM. Philippe Landry, sénateur, et Hector Authier, journaliste, aujourd’hui correspondant de la Presse à Québec) :

Les amis de Fournier ont bien tort de faire tant de bruit autour de son nom, à propos de son emprisonnement. S’ils voulaient seulement se tenir tranquilles, ne faire aucune agitation quelconque dans les journaux, je suis convaincu qu’au bout d’un mois au plus Fournier serait libre. Il sortirait de prison libéré par le ministre de la Justice, auquel il faudrait, présenter une requête demandant sa grâce. Cette requête serait référée au juge qui a prononcé la sentence. Je n’ai aucun doute que celui-ci serait favorable (sic). Précisément, hier, François me disait qu’il n’aurait aucune objection à recommander la mise en liberté de Fournier. Qu’est-ce que ça peut lui faire, à François, que Fournier soit en prison un mois au lieu de trois comme il l’a condamné (sic) ? Tout ce que voulait François, c’était que son jugement fût une leçon pour le public ; mais dès que le ministre de la Justice lui remettra la requête en grâce, il est prêt à faire un rapport favorable… (Textuel).

En d’autres mots, ces messieurs, non contents de fouler aux pieds les règlements pour me rendre la vie dure, spéculaient encore sur mon état de santé dans l’espoir de m’arracher un consentement que je ne voulais pas donner.

On avait commencé par m’affamer et par me tuer à demi par un régime tel qu’on n’en impose pas de pire aux incendiaires ou aux faussaires, puis après cela M. le shérif Langelier me donnait à choisir… :

— Décidez vos amis à ne pas critiquer le jugement de mon frère ; arrêtez toute agitation autour de cette affaire, et dans trois semaines vous serez libre. Mais si vos amis font du potin, c’est vous qui paierez pour… »

En d’autres mots encore, on me faisait dire, à la fois par le shérif et par le gouverneur :

— Que vos amis se taisent, ou bien… gare à l’Italien !

Le cou sur le billot — je veux dire en face de la cellule mortelle — je refusai ce marché honteux…