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Souvenirs de prison/Chapitre 8

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VIII

Un beau dimanche.

La messe, obligatoire pour tous les prisonniers, se disait à neuf heures.

J’arrivai dans la chapelle, avec mes deux compagnons du 17, un peu en retard ; tous les autres détenus s’y trouvaient depuis plusieurs minutes déjà. Notre entrée causa quelque émotion : « mouvements divers et prolongés ». Je ne fus pas peu flatté d’apprendre que mon humble personnalité provoquait à elle seule cet intérêt. Non pas que ces messieurs fussent bien touchés de mon sort : seulement, pour eux, j’étais le nouveau. Sujet toujours digne de curiosité.

Le prêtre qui officiait n’en était évidemment pas à sa première messe, et j’entendis vanter par un voisin sa célérité. Nous fûmes bientôt au prône. C’était ce jour-là la solennité de la Fête-Dieu. Bref sermon sur le sujet, accompagné de conseils sur la façon de se conduire dans l’état difficile de prisonnier… Puis la fin de la cérémonie, l’Ite missa est, et le départ précipité des prisonniers pour leurs quartiers respectifs.

Tout à côté de l’autel se trouve une petite pièce, meublée d’une table et d’une chaise unique, où l’aumônier de la prison reçoit chaque dimanche, après la messe, les détenus qui ont à lui parler. Cette fois-là il y en avait bien cinq ou six. J’étais du nombre. Restés seuls dans la chapelle, sous la surveillance d’un garde, nous attendions le moment de pénétrer, chacun à notre tour, dans cette retraite.

Je goûtais, quant à moi, un grand bonheur à l’idée de pouvoir passer là quelques instants, en conversation avec mon aumônier. D’avance, je me figurais l’un de ces prêtres, débordants de charité ardente et d’humaine tendresse, comme j’en avais tant vus ailleurs, et tels qu’on se représente tout naturellement un aumônier de prison. Quelle désillusion m’attendait ! Monsignor T… est sans nul doute un fort excellent homme, et le Ciel me préserve de vouloir faire entendre le contraire ! Il me parut d’ailleurs instruit, intelligent, et rempli des meilleures intentions. Seulement, le contraire même de ce que j’attendais ! Le tempérament le plus flegmatique, la nature la plus fermée, la physionomie la plus impassible. Enfin, le type même de la froideur : un vrai glaçon !

Quand mon tour fut venu de lui parler, je m’avançai.

— Quel est votre nom ? me demanda-t-il.

Je le lui avouai en rougissant.

— Ah oui… reprit-il, vous êtes arrivé hier… Trois mois, n’est-ce pas ?… Ah pauvre malheureux, vous êtes bien à plaindre !

— Vous trouvez ? eus-je envie de lui répondre.

Il se tut un instant, comme s’il ne trouvait plus rien à dire. Puis il reprit :

— Et… que puis-je faire pour vous ?

— Vous pourriez peut-être, dis-je, me prêter des livres ?

Mais il n’en avait pas un seul sous la main. Il finit par me remettre une liasse presque énorme de brochures et de publications pieuses : Bienfaits de la Pénitence, Méditations sur le Purgatoire, Traité de la Bonne Mort, etc. — Au moins, me dis-je en moi-même, voilà qui n’est pas folichon !

Ce paquet sous le bras, je sortis dans la cour, où l’on me permettait pour l’instant une courte excursion. J’y retrouvai l’Italien, en train de se vautrer dans l’herbe haute, et mon autre compagnon, qui pour lors se promenait au long des murs, les deux mains dans ses poches et pensivement.

Comme j’arrivais près d’eux, je m’entendis interpeller brusquement :

— C’est vous, monsieur Fournier ?

Hein !… une voix féminine qui m’appelle ?… À cette heure, en ce lieu ?… Je levai la tête vers le deuxième étage — et j’éclatai de rire. Je venais d’apercevoir madame de Saint-A…, que j’avais eu l’honneur de recevoir un samedi soir au Nationaliste, quelque six semaines auparavant. Il faut vous dire qu’en ce temps-là cette honorable dame avait maille à partir avec la Justice, tant québecquoise que montréalaise. Incidemment, le Nationaliste avait été amené à dire son avis sur madame de Saint-A… et le favoritisme dont elle bénéficiait.

Aussi ne fus-je pas trop étonné quand elle reprit :

— Ah vous avez voulu rire de moi, dans le Nationaliste : eh bien vous y êtes, en prison, vous aussi. Je suis bien contente !

— Vous n’êtes pas la seule, répondis-je.

Et là-dessus je m’éloignai, cependant que ma charmante ennemie entonnait une romance d’amour, de sa voix la plus empoignante. Elle vous avait, de temps en temps, des accents à attendrir les tigres, qui donnaient à mon Italien des yeux de langueur et faisaient quasiment se pâmer les gardes…


La musique, ainsi qu’on l’a prétendu, adoucirait-elle les mœurs ? Notre geôlier, comme ses inférieurs, aurait-il entendu chanter la belle captive ? Voilà ce que je me demandais, quelques heures plus tard, en voyant s’avancer vers moi M. Morin, le sourire aux lèvres et tout épanoui. Telle est la troublante question que je me posais.

Eh bien, dois-je le dire ? j’y ai souvent repensé depuis, et j’en suis venu à une autre conclusion. Non, en vérité, M. Morin ne s’était point laissé amollir par madame de Saint-A…

Seulement, il avait, ce midi-là, comme je devais l’apprendre par la suite, mangé à son dîner tout un quartier d’agneau, arrosé de quelques pintes de lager. Et sa digestion se faisait le plus heureusement du monde. Son attendrissement n’avait pas d’autre source.

Au moment qu’il entrait dans le ward, nous étions bien sortis de table depuis une heure. À ce repas du midi, nous avions fait notre beau dimanche d’une certaine soupe aux légumes, dans laquelle avaient trempé de vagues morceaux de bœuf. Ce bœuf aussi nous était destiné. Mais, comme il ne faut jamais abuser des bonnes choses, on le réservait pour le dîner du lendemain. Ainsi, pas d’excès à craindre, et ma digestion, à moi aussi, se faisait le plus heureusement du monde.

Cependant, M. Morin daigna s’informer si je me trouvais bien du régime de la prison. J’en profitai pour lui mendier des livres.

« Des livres ! » Si vous aviez vu, à ces mots, quel œil sévère il me jeta !

Je crus d’abord qu’il allait se fâcher. Mais non :

— Attends un peu… me dit-il. Tu vas voir que je ne suis point aussi mauvais diable qu’on le dit.

« Attends un peu… Tu vas voir… » Hein ! il me tutoyait ?… Parfaitement. Comment cela se faisait-il ?

Je devais l’apprendre plus tard. M. Morin, depuis qu’il occupait ce poste important de gouverneur, avait désappris absolument de dire vous, du moins à la prison. Le vin des grandeurs lui avait tellement monté à la tête, qu’il lui fallait tutoyer tout le monde.

— Toi, disait-il un jour à Asselin, on ne t’en veut point…

— Qu’est-ce que nous avons donc gardé ensemble, encore, monsieur Morin ?

— Comment dites-vous ? s’exclamait brusquement le gouverneur, piqué au vif.

Et le lendemain matin, il recommençait… La force de l’habitude, vois-tu !

Un autre trait de sa mentalité, c’était l’usage immodéré qu’il faisait du mot point. Jamais vous ne l’eussiez entendu prononcer cet adverbe en trois lettres : pas. Ce mot lui paraissait mesquin, peu distingué et, pour tout dire, misérable. — « N’est-ce point ? » était une de ses expressions favorites…

Mais, sans me donner le temps de scruter tous ces problèmes, il reprit aussitôt :

— Je m’en vais t’en chercher, un livre. Un beau, tu sauras me le dire !

Sur ces mots, il disparut.

Je restai dix longues minutes à guetter son retour, également partagé entre la crainte et l’espérance.

— J’ai bien le droit d’espérer, pensais-je. Car enfin, s’il me tutoie, c’est qu’il ne me veut pas de mal.

Et cette douce pensée me faisait sourire.

— Cependant, me disais-je l’instant d’après, il a dit : « un beau livre ». Or, qu’est-ce que cela peut bien être, pour un homme ordinaire, un livre auquel M. Morin trouve des beautés ?

Et là-dessus je me sentais passer dans la nuque un petit frisson de terreur.

Enfin le gouverneur revint.

— Tiens, dit-il en me posant dans les mains un gros volume à couverture sale… Tiens, qu’est-ce que je te disais ?

Non sans trembler, je jetai les yeux sur le titre.

C’était « le Centurion, roman des temps messianiques, par M. A.-B. Routhier ».