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Souvenirs des Côtes de Californie/04

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Souvenirs des Côtes de Californie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 15 (p. 648-680).
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LES


GAMBUSINOS.





SCÈNES DE LA VIE DES BOIS DANS L’AMÉRIQUE DU SUD.




Quand on quitte les côtes de l’Océan Pacifique pour s’avancer vers le nord du Mexique, dans la direction des vastes solitudes qui séparent cette république des États-Unis, on ne tarde pas à s’apercevoir qu’on entre dans un monde nouveau, non moins original que celui dont j’ai déjà cherché à décrire quelques aspects. Le désert a son influence Comme l’océan, et les types que cette influence développe ne le cèdent ni en énergie ni en grandeur sauvage à ceux que la mer forme à son âpre école. Les forêts épaisses, les immenses savanes, les montagnes du sommet desquelles les eaux charrient l’or jusqu’au fond des vallées, servent d’asile à une population nomade au milieu de laquelle se détachent trois groupes bien distincts. Les chasseurs, les éleveurs de bétail (vaqueros), les chercheurs d’or (gambusinos), représentent trois industries importantes au Mexique, le commerce des pelleteries, celui des cuirs et du bétail, et la production des métaux précieux.

Les gambusinos surtout méritent une place à part dans cette famille d’aventuriers. On comprend sous cette dénomination, dans l’état de Sonora, une classe de mineurs vagabonds, métallurgistes pratiques, qui semblent doués d’un instinct merveilleux pour découvrir les mines d’or, plus nombreuses en Sonora qu’en aucune autre province du Mexique. Dénués des fonds nécessaires pour entreprendre les travaux souterrains qu’exigent les mines, ils sont forcés de se contenter d’exploiter à ciel ouvert les affleuremens de celles que le hasard ou leur tact sans égal leur fait rencontrer. Quelques indices généraux les guident, il est vrai, dans leurs recherches, La gangue ou matrice du minerai est presque toujours composée de roches de quartz. Les roches de cette espèce forment quelquefois, sur un espace d’une lieue et plus, des crêtes ou saillies qu’on appelle crestones. Ces crestones, brûlés par le soleil et entièrement dépourvus de végétation, sont aisément reconnaissables. Le gambusino ne voyage jamais sans être armé de sa barreta, espèce de pique en fer dont la pointe est trempée, et, quand il a découvert un creston, il soumet à l’action d’un feu violent les pierres qu’il en a détachées à l’aide de son instrument ; puis, selon la richesse du minerai qu’il a reconnu, il l’exploite ou l’abandonne. Parfois aussi un coup de pique détache un morceau où étincellent aux rayons du soleil des paillettes ou des veines d’or. Seul, loin de toute habitation, sans prendre le temps de faire les dénonciations légales, le gambusino exploite alors les éclats qui volent sous sa pique, jusqu’au moment où, le filon s’enfonçant dans les entrailles de la terre, le travail à ciel ouvert devient impossible. Alors il vend sa mine à celui qui peut l’acheter, et s’éloigne philosophiquement à la recherche de quelque autre gîte métallifère.

La poudre d’or, comme les mines, est pour les gambusinos l’objet de recherches souvent périlleuses. C’est encore le même instinct qui les guide le long des rivières ou des torrens qui du haut des montagnes roulent leurs flots chargés d’or dans le fond des vallées. Souvent l’intrépide chercheur arrive ainsi jusqu’au désert, où les Indiens exercent en maîtres la même industrie, et presque toujours il paie de sa vie l’audace qui l’a porté à se mesurer avec ces formidables concurrens ; ou bien, après avoir eu à combattre la faim, la soif, les bêtes fauves, après avoir, en bravant mille dangers, exploité à la hâte un creston ou un placer, il revient avec un butin considérable, avec le regret de n’avoir pu faire un plus long séjour dans quelque Eldorado lointain, et le souvenir de mille aventures terribles ; ses récits, où la description de trésors fabuleux tient une grande place, ne manquent jamais d’allumer la cupidité. Des familles entières partent à leur tour avec un âne chargé de pioches, de bateas (grandes sébiles de bois) et de quelques menues provisions, pour aller braver les mêmes dangers dans ces déserts où souvent elles ne trouvent qu’un tombeau. D’après des calculs rigoureux, sur dix millions d’or que le Mexique jette annuellement dans la circulation européenne, un quart au moins de cette somme est le produit des recherches du gambusino.

On sait maintenant en quoi consiste l’industrie du chercheur d’or. Quant au théâtre sur lequel cette industrie s’exerce, c’est tantôt le flanc d’une montagne creusée par un torrent, tantôt la vallée où ce torrent se précipite. Les masses d’eau qui sillonnent les montagnes dans toutes les directions, et souvent cachent entièrement les crestones, entraînent avec elles des fragmens de roches métalliques, les broient, les triturent, et en arrachent les morceaux d’or qu’ils contiennent. Anguleuses au sortir de la pierre qui les renfermait, ces pepitas, comme les galets de la mer, s’usent, s’arrondissent par le frottement, et, transportées quelquefois à de grandes distances par les eaux qui les charrient, finissent par ne présenter plus qu’une surface polie et dépourvue d’arêtes. Cependant, surchargées de sable et de détritus argileux, elles ne diffèrent guère au sortir de l’eau des cailloux ordinaires : il faut qu’un lavage leur rende leur brillant et leur poli. L’or natif ne se trouve pas seulement dans les eaux des torrens, mais dans leur lit desséché, et sur le penchant des montagnes qui ont gardé trace de leur passage. Quelle doit être la richesse de certains filons si l’on en juge par le volume de quelques-uns de ces précieux fragmens qu’un hasard aveugle a fait trouver à des gens qui ne les cherchaient pas ! Des fortunes considérables datent ainsi de ces merveilleuses trouvailles qui rappellent les contes des fées. D’insoucians aventuriers, en fouillant dans les cendres du feu éteint d’un bivouac, ont découvert des morceaux d’or d’une prodigieuse grosseur dont la chaleur avait enlevé l’enveloppe terreuse. D’autres ont vu des cailloux informes jeter tout à coup sous leurs pieds une lueur éblouissante, tandis que certains gambusinos, par une recherche active de tous les jours, trouvent à peine dans leur travail de quoi subvenir aux besoins de la vie.

Presque toute la distance qui sépare, du sud au nord, Hermosillo du dernier préside, ou préside de limite, appelé presidio de Tubac, — c’est-à-dire un rayon de quatre-vingt-dix lieues, — est formée de ces terrains d’alluvion où l’or se trouve en abondance. D’après les curieuses descriptions de placeres d’or que j’entendais journellement faire à Hermosillo, je ne crus pouvoir mieux employer des loisirs forcés qu’en explorant moi-même tout ce rayon. Avant de commencer mon excursion, je tenais cependant à avoir quelque idée du pays que je comptais parcourir ; je dus consulter à cet égard un Espagnol depuis long-temps fixé dans la province, et dont j’avais fait la connaissance à Hermosillo. L’Espagnol me donna des renseignemens topographiques très complets, que je me bornerai ici à résumer rapidement.

Une chaîne de montagnes assez élevées commence à quelques lieues d’Hermosillo, et court du sud au nord. Au pied des premières hauteurs de la chaîne, à l’est de la ville, le rio San-Miguel se divise en deux branches : la première conserve le nom du fleuve ; la seconde s’appelle le rio de los Uris. Les deux branches baignent chacune les vallées creusées au bas de la chaîne qui s’élève entre elles : le rio San-Miguel coule à gauche, le rio de los Uris à droite, c’est-à-dire le premier à l’ouest, le second à l’est. Au-delà d’Arispe, dernière ville mexicaine qu’on rencontre de ce côté, l’Uris, grossi par les cours d’eau qui coulent des pitons magnétiques de la sierra, se divise encore en deux branches parallèles, entre lesquelles s’étend une dernière ramification de la chaîne qui va expirer, à vingt-cinq lieues de là, aux deux villages de Nacome et de Bacuache. Ces villages, ainsi appelés du nom des deux branches de l’Uris, et séparés par les montagnes qui terminent la chaîne, se trouvent à cinq lieues l’un de l’autre. Du sommet de ces montagnes, les torrens qui coulent le long de chaque versant apportent de l’or aux laveurs de Nacome, comme à ceux de Bacuache. Sauf quelques pauvres cabanes groupées à une distance égale d’Arispe et de Bacuache, et formant un village qu’on appelle Fronteras, une solitude profonde règne dans tout ce parcours. Au-delà des deux villages se trouve le préside de Tubac, et, à partir de Tubac, d’immenses déserte se prolongent jusqu’à l’Orégon, en bordant les limites occidentales de la Haute-Californie.

— D’ici à Arispe, me dit l’Espagnol après m’avoir tracé mon itinéraire, la route est sûre, ni l’eau ni le feu ne vous manqueront ; cependant d’Arispe à Bacuache, qui est à mon avis le placer aujourd’hui le plus productif, voyagez bien armé. Il y a quelques mois, j’ai fait ce chemin, et j’ai remarqué pour la première fois une croix de triste augure qui rappelle certainement un assassinat. Le lieu, comme vous le verrez, est très bien disposé pour égorger ou détrousser son prochain le plus commodément du monde. A tout hasard, si je n’entendais plus parler de vous, je vous ferais élever une croix à côté de la première.

Je remerciai l’Espagnol de sa bonne volonté, et j’allai faire mes préparatifs de départ en réfléchissant au contraste qu’offrent ces excursions périlleuses avec nos voyages d’Europe, où des paysages déjà décrits et connus, des moyens de transport uniformes, restreignent chaque jour la part de l’imprévu. Au Mexique, j’aurais eu peut-être à me plaindre de l’excès contraire. Que de ruses à employer, dans les provinces où les auberges existent, pour se faire bien venir des hôteliers, pour obtenir un maigre repas, souvent partagé avec des muletiers et des voleurs ! Et quelle diplomatie n’est pas nécessaire pour s’assurer un gîte dans les états où la posada, le meson ou la venta sont inconnus ! Plus loin encore, c’est le despoblado (désert) qui s’étend devant vous sans offrir le moindre vestige d’habitation, pas même, comme dans nos landes, la hutte roulante du berger. Cependant, malgré ces privations, de tels voyages offrent un attrait irrésistible. Les magnifiques paysages qu’on traverse, les haltes dans la forêt autour de l’arbre séculaire converti avec une prodigalité royale en brasier gigantesque, les hommes qu’on rencontre, représentans d’une société presque inconnue, héros sauvages comme la nature qui les entoure, tous ces incidens si étranges et si variés sont pour le voyageur autant de compensations qui lui font oublier ses fatigues. C’est aussi ce charme de l’imprévu qui peut obtenir grâce pour les développemens donnés au récit d’une excursion dans ces mystérieuses solitudes. Ici, plus qu’ailleurs, les détails ont leur prix, et les plus légères circonstances méritent d’être notées comme autant de révélations piquantes sur un monde tout différent du nôtre.

Je devais faire route jusqu’à Arispe avec le sénateur don Urbano. que des affaires d’urgence appelaient dans cette ville. Sa belle-sœur et sa femme étaient de la partie, et nous ne devions voyager qu’à petites journées. Au jour fixé, je montai à cheval pour me rendre à la maison du sénateur. Il était à peine trois heures quand je traversai les rues silencieuses d’Hermosillo. La nuit avait été étouffante, et, selon l’usage de ces pays primitifs, tous les habitans des maisons privées de cours avaient transporté leurs lits dans les rues. Certes, si l’obscurité eût été moins profonde, c’eût été un singulier spectacle que celui de ces dormeurs de tout âge et de tout sexe, les uns réunis, les autres isolés, mais tous dans un costume de nuit approprié à la chaleur du climat. Ce ne fut qu’avec des précautions infinies que j’arrivai chez le sénateur sans avoir écrasé personne. Une trentaine de chevaux, groupés autour d’une jument qui portait une clochette attachée au poitrail, piaffaient en hennissant devant la porte. Cinq ou six domestiques achevaient, en jurant, de charger autant de mules ; un autre tenait en bride trois beaux chevaux, dont deux harnachés de selles de femmes. Enfin, au moment où j’arrivais, la porte cochère s’ouvrit, et deux autres serviteurs sortirent à cheval, tenant chacun à la main un morceau de bois de sapin enflammé en guise de torche. A la lueur que projetaient ces flambeaux improvisés, je vis don Urbano s’avancer vers moi.

— Nous allons donc voyager en caravane ? lui demandai-je en lui montrant l’escadron de chevaux qui obstruaient la rue.

— Nullement, me dit-il ; ce sont les relais que j’envoie en avant, car nous avons vingt-cinq lieues à faire par jour.

— C’est ce que vous appelez voyager à petites journées ?

— Oui, certes, et, qui plus est, je n’en agis ainsi que pour ces dames, qui ne sont pas accoutumées aux longues traites.

Presque en même temps don Urbano donna l’ordre du départ. Alors chevaux, mules et domestiques, tous partirent au galop en faisant retentir les rues du bruit de leur course, à la grande confusion des dormeurs. Puis, quand le tumulte eut cessé, nous partîmes nous-mêmes précédés par les porteurs de torches, qui s’élancèrent devant nous en secouant la flamme du sapin et en semant l’obscurité de mille étincelles.

A six lieues de là, nous rejoignîmes la caponera (c’est ainsi qu’on appelle un certain nombre de chevaux de choix réservés pour l’usage exclusif des propriétaires: ou prit à peine le temps de détacher les selles ruisselantes de sueur pour les placer sur des chevaux frais, et nous repartîmes. Il convient de dire ici que ces chevaux, constamment laissés en liberté, sont infatigables, et qu’ils sont frais encore quand ils n’ont fait que quinze ou vingt lieues sans être montés. Ce ne fut qu’à six lieues plus loin que, la chaleur devenant insupportable, nous nous arrêtâmes pour nous reposer et faire la sieste ; puis, après deux heures de sommeil à l’ombre des arbres, nous reprîmes notre course, et une troisième traite nous mena, vers cinq heures du soir, à un endroit appelé la Puerta del Cajon. Nous avions fait les vingt-cinq lieues convenues depuis le matin, et c’était là que nous devions passer la nuit.

La Puerta del Cajon (porte du caisson) est ainsi nommée, parce que c’est à cet endroit que la branche du rio San-Miguel appelée Uris commence à s’encaisser entre la sierra et un amphithéâtre de rochers. Le lit sablonneux de la rivière devient, pendant la saison sèche, un chemin agréable et commode. Appauvrie par une sécheresse de huit mois, la rivière, au lieu de remplir son vaste lit comme dans la saison des pluies, serpente en mille détours sur un fond de graviers et de galets. Dans ses innombrables méandres, elle caresse mollement le pied des saules et des trembles qui se penchent sur ses bords. Le bruit de leurs feuilles, sans cesse agitées, égale à peine en douceur le frémissement des eaux limpides et transparentes. De temps à autre, une chute d’eau qui se précipite dans quelque ravin éloigné vient mêler son harmonie lointaine aux murmures de l’Uris. Les dentelures azurées de la chaîne qui l’enserre d’un côté s’élèvent à pic au milieu des cimes pressées des arbres étages en gradins gigantesques. Sur les rochers du bord opposé s’étendent, comme un rideau mobile, des plantes verdoyantes et des lianes fleuries qui baignent leurs rameaux dans les eaux capricieusement promenées d’une rive à l’autre ; mais dans la saison des pluies, au lieu de ce riant tableau, l’IUris n’offre plus que des aspects funèbres. Le lit entier de la rivière est envahi tout à coup par des eaux fangeuses, qui écument, bouillonnent et courbent la cime des arbres dont naguère elles caressaient humblement le pied. Des arbres déracinés, des cadavres d’animaux surpris par la crue subite, roulent en tournoyant dans les flots jaunis. Les échos répètent avec le bruit du tonnerre les mugissemens de l’Uris, les roches se renvoient les cris plaintifs de cohortes d’oiseaux qui volent en rond au-dessus des vagues, ou qui, acharnés sur un cadavre flottant, se laissent entraîner avec lui. Du sommet, des flancs de la sierra, voilés alors de brouillards impénétrables, des bruits effrayans montent jusqu’au ciel ; des rochers détachés de leurs bases roulent d’abîme en abîme, les arbres craquent sous leur choc, on dirait que ces brumes épaisses cachent sous leur manteau la lutte du génie des eaux contre le génie des montagnes. Avec le retour des premières chaleurs, les eaux limoneuses s’épurent de nouveau en diminuant, les pics de la sierra dégagent leur azur du sein des vapeurs ; les cimes des arbres secouent les souillures argileuses de leurs feuillages et les détritus végétaux suspendus en flocons à leurs branches ; les paysages de l’Uris ont repris leur charme idyllique, mais les sables cachent une nouvelle récolte d’or que les eaux ont fait descendre de hauteurs inaccessibles, et la nature a jeté dans ses convulsions une nouvelle pâture à la cupidité de l’homme.

Les domestiques du sénateur avaient profité de nos deux heures de sieste pour préparer notre campement. Le choix de l’emplacement faisait honneur à leur goût. Les premières croupes des montagnes s’élevaient, à cet endroit, couvertes d’arbres penchés qui formaient une arche de verdure au-dessus de la rivière. Sur la berge opposée, une pente douce conduisait à une esplanade de rochers dont une épaisse végétation tapissait les déchirures. C’était au sommet de cet amphithéâtre naturel que tout était disposé pour passer la nuit. Auprès d’un vaste brasier allumé à quelque distance, la moitié d’un mouton rôtissait sur deux fourches de bois de fer. Sur l’herbe étaient disposées les provisions contenues dans les cantines. Dans une source qui sortait du pied des rochers et venait mêler à la rivière ses eaux glacées, sous l’ombre que versait la cime épaisse des arbres inclinés, des outres gonflées rafraîchissaient le vin contenu dans leurs flancs, inappréciable précaution après une course de douze heures dans une atmosphère dont un thermomètre, que j’avais rencontré par hasard au premier relais, portait la chaleur, à l’ombre, à 95 degrés Fahrenheit. Après le repas, la nuit tomba presque glaciale sous l’influence de la rivière. Des matelas furent disposés, pour le sénateur et sa famille, près d’un nouveau foyer allumé au centre de la clairière, après toutefois que les domestiques eurent battu soigneusement les buissons environnans de leurs cravaches plombées, pour en écarter les serpens. Quant à moi, j’étais depuis trop long-temps privé de lit pour ne pas regarder un matelas comme une superfluité puérile, et je m’étendis avec déliées sur le gazon le plus épais que je pus choisir. Puis, au murmure monotone de l’Uris dans son lit de roches et du vent dans le feuillage, aux glapissemens plaintifs des chacals qui hurlaient de près et de loin, au retentissement affaibli de la clochette de la jument capitane, à ces mille bruits mystérieux de la nature sauvage, je ne tardai pas à fermer mes yeux appesantis par le sommeil, qu’on ne sollicite jamais long-temps dans les bois.

Les cabrillas (les pléiades), horloge du voyageur dans le désert, marquaient à peine trois heures quand je fus réveillé par les apprêts du départ. Les taillis craquaient de tous côtés sous les écarts des chevaux arrachés non sans regret à leur pâturage rafraîchi par la rosée de la nuit. Les domestiques s’appelaient et se répondaient ; le foyer ravivé projetait de vives lueurs jusque dans les échappées les plus profondes de la forêt, et teignait d’un reflet rouge les eaux noires de l’Uris. Bientôt j’entendis la voix du sénateur qui m’invitait à venir prendre le chocolat avant de partir. Je quittai ma couche de gazon ; les voyageuses n’étaient pas encore levées, et, sur leur invitation expresse faite avec tout l’abandon gracieux des pays chauds, nous nous assîmes sur leur lit pour prendre ce léger repas. C’était un tableau nouveau pour moi que celui de ces jeunes femmes au milieu des bois, appuyées mollement sur la dentelle de leurs oreillers, sous cette alcôve de feuillage auquel le firmament étoilé formait un dais resplendissant. J’aurais voulu pouvoir prolonger ces instans ; mais le repas achevé, tout étant prêt pour le départ, il fallut remonter à cheval.

Nous continuâmes à suivre le lit de la rivière, relayant comme la veille, et nous arrivâmes au petit village de Banamiché. Les habitans peu nombreux de ce village, groupés devant leurs portes, nous regardaient avec curiosité ; parmi eux, un homme vêtu d’un froc de franciscain, retroussé jusqu’à la ceinture, et chaussé de bottes de cheval[1] garnies d’énormes éperons, semblait nous observer avec un intérêt tout particulier. La beauté de doña J..., la femme du sénateur, assez remarquable pour fixer partout l’attention, détermina le moine à nous parler et à nous offrir l’hospitalité sous son toit. L’offre fut acceptée, et nous mîmes pied à terre. Une ménagère de mine assez avenante vint nous recevoir, escortée d’une demi-douzaine d’enfans.

Aquien Dios no dió hijos le dió ahijados[2], nous dit le padre Nieto ; ainsi se nommait notre hôte. C’était, je pense, en reconnaissance des soins paternels qu’il prenait de ses filleuls, que les petits drôles l’honoraient d’un nom plus tendre que celui de parrain.

Après avoir remercié ce digne homme de son hospitalité bienveillante, nous continuâmes notre route jusqu’à Arispe, où nous arrivâmes le soir. De la Puerta del Cajon jusqu’à cette ville, nous avions toujours suivi le lit de l’Uris, dont nous avions traversé cent huit fois les sinueux détours. Je ne dirai que peu de chose d’ Arispe. C’est la dernière ville que je devais rencontrer avant les déserts que je m’étais promis d’explorer, et je n’y séjournai que le temps strictement nécessaire pour me reposer. Avant la translation du pouvoir législatif de l’état à Arispe, cette ville n’était qu’une bourgade sans importance. Aujourd’hui encore elle est moins peuplée qu’Hermosillo, et n’égale cette dernière ville en étendue que grâce aux vastes jardins ou huertas dont chaque maison est entourée. Dans ces huertas, des massifs de grenadiers, de poiriers et de pêchers offrent en tout temps de frais ombrages, et, à l’époque de la floraison, le plus agréable pêle-mêle de fleurs pourpres, roses et blanches. Les grenades, les coings et les pêches d’Arispe sont renommés dans tout l’état de Sonora. Comme toutes les villes de la république, et généralement les villes hispano-américaines, Arispe a des rues alignées au cordeau et percées à angles droits. Les maisons en pisé, uniformément recouvertes d’une couche de plâtre, ne se composent que d’un rez-de-chaussée. Des fenêtres de plain-pied avec la rue, bien que défendues par des barreaux de bois assez rapprochés, n’en laissent pas moins pénétrer la vue dans l’intérieur des maisons, et le soir l’éclat des lumières dans l’obscurité des rues. De cette façon, la ville paraît animée pendant le jour malgré le petit nombre de passans, et il y règne la nuit une clarté suffisante nonobstant l’absence de tout éclairage public. Du reste, à l’exception de la prison, bâtie en pierres de taille, et dont les cachots voûtés sont toujours vides, nul monument public n’attire dans Arispe l’attention du voyageur. Cette cité (siège du congrès de l’état, elle a droit à ce nom) n’est remarquable que comme une dernière halte de la civilisation sur les confins des vastes déserts du nord. A partir d’Arispe, la civilisation du midi cesse de marcher vers le nord ; elle restera stationnaire jusqu’au moment où elle se rencontrera avec l’invasion anglo-américaine, qui apporte la civilisation du nord vers le midi.

Quoique l’hospitalité du sénateur me rendît fort agréable le court séjour que je fis à Arispe, j’étais de la classe trop nombreuse de ces voyageurs ingrats, à qui l’instinct vagabond fait oublier l’accueil le plus gracieux, et qui ne savent le reconnaître qu’en allant le regretter loin du lieu où ils l’ont reçu. Je pris donc congé de la famille de don Urbano pour me diriger vers le placer de Bacuache. — A Dieu ne plaise, me dit le sénateur, que je cherche à vous effrayer au sujet du voyage que vous entreprenez ! mais je ne veux pas non plus vous laisser dans une sécurité trompeuse. Depuis quelque temps, il est question d’incursions d’Indiens aux environs d’Arispe, de malfaiteurs ou de vagabonds qui parcourent les routes que vous avez à suivre ; ainsi marchez, connue dit le proverbe, la barbe sur l’épaule, et soyez prudent. Je mets à votre disposition un de mes domestiques, homme de résolution et de bon conseil, et qui pourra vous servir au besoin. Maintenant, adieu et bonne chance !

Le sénateur me donna une accolade cordiale, et je montai à cheval après l’avoir affectueusement remercié de sa bienveillante sollicitude. Il était trois heures de l’après-midi quand je quittai Arispe. Selon l’itinéraire qui m’avait été tracé, je devais aller coucher dans les bois à six lieues de là, finir ma journée du lendemain à Fronteras, et gagner Bacuache le jour suivant. J’avoue que je me mis fort mélancoliquement en route. Le rapide et agréable trajet que j’avais fait d’Hermosillo à Arispe, le train fastueux que j’avais partagé, ne servaient qu’à rendre plus pénible mon isolement. Et pourtant, combien de centaines de lieues n’avais-je pas faites ainsi, seul, ou avec mon guide pour unique compagnon ! mais quelques heures de prospérité m’avaient complètement amolli. Heureusement Je n’avais à lutter que contre une impression passagère, et, au bout d’une heure de route, ce parfum enivrant d’indépendance qu’apporte avec elle la brise du désert m’avait délivré de mes tristes réflexions. En sortant d’Arispe, nous suivîmes encore le lit de l’Uris ; des chutes d’eau se précipitaient de tous côtés avec un pétillement pareil au bruit des feuilles, tandis que les grands arbres penchés sur l’eau, les lianes fleuries qui se balançaient au vent, secouaient leurs branches avec une harmonie semblable au murmure des cascades ; les berges sonores de la rivière se renvoyaient en échos cadencés l’interminable enchaînement d’estribillos que mon guide chantait depuis notre départ. Il marchait en avant avec cette insouciance de l’homme pour qui les déserts n’ont plus rien de mystérieux. Je le perdais de vue et le retrouvais alternativement dans les sinuosités du chemin, n’interrompant sa chanson que pour couper d’un coup de cravache, entre deux refrains, la tête pendante de quelque liane. Cependant, une heure avant le coucher du soleil, il se tut au moment où de grands rochers qui s’avançaient sur la route venaient encore une fois de le dérober à ma vue. Bientôt je l’aperçus de nouveau, occupé à attacher son cheval à un arbre voisin ; j’en conclus que nous devions nous arrêter là. Des saules dispersés en bouquets serrés cachaient le bord de l’eau ; le long de ces saules, un tapis de gazon s’étendait, jonché de flocons blancs que le vent arrachait aux gousses épanouies des cotonniers qui croissaient derrière les saules, et des arbres de haute futaie abritaient cette verte pelouse du côté opposé à la rivière.

— Que peut-on désirer de mieux ? me dit mon guide en prenant la bride de mon cheval. De l’eau peur nous, du gazon pour nos bêtes, du bois en abondance, et par-dessus tout, ajouta-t-il en me montrant des touffes de grosses lianes à fleurs bleues qui envahissaient les troncs des arbres, ce huaco, remède souverain contre la morsure des serpens ? N’admirez-vous pas, continua-t-il en dessellant nos chevaux, comment Dieu a toujours mis le remède à côté du mal ? Partout où ces lianes se rencontrent, c’est un signe que les serpens à sonnettes se trouvent en abondance. Voyez-vous là-haut cet oiseau[3] qui ressemble à un faisan et qui vole en rond au-dessus de nous, et cet autre de la grosseur d’un pigeon, au plumage noir[4], avec le dessous de la queue jaune ? Ce sont les deux plus redoutables ennemis de ces reptiles, et Dieu les a doués l’un et l’autre d’un instinct admirable pour les combattre. Leur présence ici confirme encore ce que je vous dis, que ces lieux sont infestés de serpens.

— Mais, lui dis-je, pourquoi nous arrêter ici ?

— Parce que, reprit Anastasio (c’était le nom de mon guide), nous trouverions sûrement partout ailleurs les mêmes inconvéniens, sans y rencontrer peut-être les mêmes avantages.

À ces mots, jetant par terre les deux lourdes selles de nos chevaux, il étendit complaisamment sur le gazon les zaleas (peaux de mouton) et les armes d’eau. Une des selles, destinée à servir d’oreiller, compléta ce lit peu comfortable.

— Étendez-vous là, me dit-il, pendant que je vais faire boire nos chevaux et les attacher dans quelque endroit où le gazon soit bien touffu, pour qu’ils puissent en prendre à leur aise ; ensuite nous nous occuperons de notre souper.

Je suivis son conseil, et le murmure de l’eau voisine ne tarda pas à me plonger dans une espèce d’assoupissement lucide, pendant lequel je percevais avec ravissement tous les bruits indistincts du désert qui s’endormait à son tour. Une voix me réveilla au bout d’une heure environ : j’ouvris les yeux ; la nuit était venue, et la clarté d’un feu allumé près de moi me montra Anastasio debout à mes côtés. Il tenait d’une main une petite valise ou sachet allongé, de l’autre une moitié de calebasse remplie d’eau.

— Aimez-vous, me demanda-t-il, le pinole clair ou épais ?

— Épais, lui répondis-je, car j’ai grand’ faim.

Anastasio fit couler la farine épicée du sac dans la calebasse, et battit, avec un morceau de bois, le mélange nommé pinole de manière à en faire une espèce de mastic. Alors il me tendit la calebasse avec autant de respect que si c’eût été le vase d’or destiné à parer la table de quelque millionnaire, et resta immobile près de moi, la tête découverte. Tout en faisant avec résignation ce frugal repas, j’adressai quelques questions à Anastasio. — Je n’ai pas besoin de vous demander, lui dis-je, si vous êtes allé déjà jusqu’à Bacuache ?

— Qui n’est pas allé à Bacuache au moins une fois en sa vie ? me répondit Anastasio en paraissant sourire d’une demande aussi naïve.

— Et vous n’avez pas été tenté de vous livrer à la recherche de l’or ?

— Non, me répondit-il tristement ; c’est parfois un horrible métier, et l’apprentissage que j’en ai fait m’en a dégoûté pour toujours.

Je n’étais pas fâché d’entendre quelque récit d’une de ces courses ; aventureuses dont on m’avait parlé pour m’aider à achever mon souper, et je priai Anastasio de me raconter les circonstances auxquelles il faisait allusion.

— J’avais à peine quinze ans, me dit-il, et j’en ai trente-cinq aujourd’hui, quand mon père, qui était un gambusino assez entreprenant, sur l’avis que lui donna un de ses amis de la découverte d’un riche placer, m’emmena, avec mes deux frères, à la recherche du gîte en question. À cette époque, le village de Bacuache n’existait pas encore, et les récits que nous faisait l’ami de mon père enflammaient tellement notre imagination, que nous nous serions bien gardés de perdre notre temps en route. Au bout de six journées, nous arrivâmes au préside de limite, et, après nous être cotisés pour faire dire une messe par le chapelain du préside, nous entrâmes dans le désert, c’est-à-dire au milieu de l’Apacheria (pays des Indiens apaches). Le placer que nous cherchions était près du lit d’une petite rivière qui n’a pas encore de nom ; mais, pour y arriver, nous avions à traverser des plaines sans eau. Or, un soir que nous campions dans un arenal (désert de sable), nous mourions littéralement de soif, et il ne nous restait entre cinq qu’une gourde remplie d’eau. Cette soif maudite nous tourmentait tellement, que nous nous battîmes à qui aurait la gourde. Dans la vivacité de la lutte, il y eut un coup de couteau de donné ; ce fut notre père qui le reçut de son ami. A la vue du sang qui coulait en abondance de sa blessure, mon frère aîné, pour le venger, se jeta sur l’assassin et le poignarda à son tour. Nous nous empressâmes autour de notre père, qui, dans l’angoisse de sa blessure, demandait ardemment de l’eau. Je me précipitai sur la gourde, qui était restée en notre pouvoir ; mais, hélas ! arrachée de main en main, elle avait abreuvé les sables de la dernière goutte d’eau qu’elle contenait. La nuit nous surprit ainsi ; tant qu’elle dura, les plaintes de notre père qui demandait de l’eau d’une voix de plus en plus affaiblie, troublèrent le profond silence du désert. Nous errions, comme des fous à l’aventure, ne sachant que faire pour le soulager, car, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, nous ne découvrions que des sables arides. Enfin les plaintes cessèrent ; mon père était mort ! Toute la nuit, je pleurai à ses côtés. Le jour naissant éclaira deux cadavres baignés dans leur sang. À côté de celui de notre père, des grains d’or brillaient au soleil, au milieu d’une mare rouge. Je n’ai pas besoin devons dire, seigneur cavalier, que sur cet or, lavé par le sang paternel, nul de nous n’osa mettre la main. Nous tînmes conseil, mais désormais notre course était sans but ; nous avions tué l’homme qui seul pouvait nous diriger dans nos recherches, et nous revînmes sur nos pas, laissant blanchir sur le sable le cadavre de l’assassin. Voilà pourquoi, seigneur cavalier, je me suis dégoûté à jamais du métier de chercheur d’or.

— Et vos frères ? demandai-je à Anastasio quand il eut terminé cette triste histoire.

— L’aîné a renoncé, comme moi, au gambuseo ; mais Pedro, le second, a continué son premier métier, et j’ai ouï dire qu’il était à Bacuache, où nous le trouverons sans doute.

Le lendemain matin, une brume épaisse flottait sur la cime des arbres et se résolvait en une abondante rosée ; la lune argentait encore les détours sinueux de l’Uris, quand nous nous remîmes en route. Après quelques heures de marche, nous quittâmes le lit de l’Uris pour entrer dans celui de la rivière de Bacuache. Nous avions traversé tant de fois l’eau qui serpentait dans ces ravins, que la corne amollie de nos chevaux, qui, selon l’usage du pays, n’étaient pas ferrés, s’était usée sur les graviers. Aussi n’avancions-nous plus que lentement, et, quand la nuit vint nous surprendre, bien que nous n’eussions fait qu’une halte d’une heure, vers le milieu de la journée nous étions encore à une assez grande distance du petit village de Fronteras. Le paysage commençait à prendre une teinte lugubre. La chaîne de montagnes que nous avions côtoyée à partir d’Hermosillo, au lieu d’un pittoresque amphithéâtre de forêts, ne présentait plus que des pics escarpés et arides. Sur ces pics, des vapeurs épaisses se balançaient au vent connue des draperies flottantes ; la végétation était aussi plus maigre sur les bords sablonneux de la rivière. De grandes trombes de sable fin tourbillonnaient tristement de distance en distance, et s’abattaient dans l’eau avec un pétillement semblable à celui de la pluie. Bientôt nous arrivâmes à un endroit où la route se resserrait entre deux talus rapides, formés, d’un côté, par les montagnes, et, de l’autre, par un mur de roches couronnées d’herbes sèches, de cactus épineux et d’aloès. Quelques chênes verts, des sapins, s’élevaient, parmi les buissons, de distance en distance, et, aux aisselles de leurs branches ou dans les crevasses de leur écorce, des peaux de serpens, dépouilles de ces reptiles pendant la mue, se tordaient hideusement sous la brise. L’eau ne murmurait plus, elle commençait à gronder ; en un mot, jamais plus mélancolique paysage ne s’était offert à mes yeux.

J’entendais depuis quelque temps sur le sommet du talus, à ma droite, un bruit de branches froissées que j’attribuais à quelque animal sauvage, quand, dans un endroit où la crête du rocher était nue, j’aperçus à peu de distance derrière moi un homme qui marchait sur le talus et semblait régler son pas d’après l’allure de mon cheval. Un large chapeau noir, dont les ailes commençaient à se déchiqueter, ombrageait sa figure hâve et décharnée. Une gourde, comme celle que la tradition suspend au bourdon des pèlerins, était passée à son cou par une ficelle. Une frazada (espèce de couverture grossière), dont la pluie et le soleil avaient effacé toutes les couleurs, était jetée sur son épaule. Bref, à l’aspect de cet homme, on pouvait hésiter entre la défiance et la pitié. Je ne fis d’abord à cette rencontre qu’une médiocre attention, mais il me sembla bientôt évident que le voyageur réglait strictement son pas sur le mien. Pour m’en assurer, je pressai celui de mon cheval, et il me parut presser le sien aussi. Je le ralentis, et le voyageur ralentit sa marche pour la reprendre plus rapide, quand je lui en eus donné l’exemple. Cette persistance avait de quoi m’étonner. Enfin, dans un endroit où le talus s’abaissait vers une plaine à laquelle j’arrivais, j’arrêtai mon cheval, décidé à demander un éclaircissement sur cette espèce d’espionnage. L’inconnu sembla d’abord hésiter, puis il se détermina à me rejoindre. Anastasio marchait toujours en avant.

— Holà ! l’ami, lui dis-je, si vos intentions sont telles que je les suppose, vous n’aurez rien à gagner avec moi, je vous en préviens.

L’inconnu se trouvait en ce moment tout près de moi, et j’en profitai pour l’examiner à mon aise. Il pouvait avoir une quarantaine d’années, mais la fatigue ou le chagrin paraissait l’avoir vieilli avant l’âge. Quelques cheveux gris commençaient à se mêler aux cheveux noirs qui tombaient sur ses épaules. Au geste que je fis en indiquant mes pistolets, un sourire d’une tristesse navrante se dessina sur ses traits flétris ; sans me répondre, il porta une main à son chapeau, et, tirant l’autre des plis de la couverture qui lui servait de manteau, il me montra silencieusement des doigts horriblement mutilés. A la vue de cette main informe, mon ardeur belliqueuse fit place à la pitié, et je me disposais à donner quelque aumône à ce malheureux. L’inconnu devina sans doute mon intention, car une faible rougeur colora sa figure.

— Je n’ai besoin de rien, seigneur cavalier, me dit-il ; la seule grâce que je vous demande, c’est que vous me permettiez de vous suivre à quelque distance pour traverser ce ravin. J’avais espéré le faire sans être vu, mais j’aime mieux vous prier de ralentir un peu le pas de votre cheval, car la fatigue et la terreur m’accablent.

En disant ces mots, le pauvre diable essuyait avec sa couverture son front ruisselant de sueur ; je vis ses pieds nus laisser sur le sable une empreinte rougeâtre. — Mais je m’arrêterai, lui dis-je ému de compassion ; vos pieds saignent, et vous ne pouvez marcher ainsi.

— Pour l’amour de Dieu et de la sainte Vierge, n’en faites rien, seigneur cavalier, j’ai hâte de traverser ce ravin.

— Vous ne connaissez donc pas ce chemin ? lui dis-je.

L’inconnu fit un geste d’effroi.

— Je ne le connais que trop, seigneur cavalier ; de l’endroit où nous Sommes jusqu’à un quart de lieue d’ici, il est peu de cailloux qui n’aient été rougis de mon sang, et d’un sang plus précieux encore, ajouta-t-il d’une voix altérée et en poussant un profond soupir.

— Eh bien donc ! lui dis-je, en route ! Aussi bien la nuit va venir, et nous sommes encore loin du gîte.

À ces mots, je me remis en marche ; mais, quoique j’avançasse lentement, mon nouveau compagnon de voyage ne semblait me suivre qu’avec beaucoup de peine. La rivière s’encaissait de nouveau entre deux berges rocheuses d’un aspect sinistre. La cime des pins qui s’élevaient à droite et à gauche était encore éclairée par le soleil, mais déjà l’ombre épaisse qu’ils projetaient s’étendait sur les eaux comme un voile sombre ; la nuit nous menaçait d’une obscurité complète dans ces bas-fonds, et j’avais hâte d’en sortir. Je pris donc le parti d’appeler Anastasio et de proposer à l’inconnu de le prendre en croupe ; car, si la défiance me retenait encore, l’humanité me faisait un devoir de ne pas abandonner un voyageur dans la détresse, et il était évident que les forces allaient manquer à celui-là. Il accepta mon offre avec une extrême gratitude, et, au moment où il achevait de se hisser péniblement sur la croupe de mon cheval, Anastasio nous rejoignait. Nous continuâmes silencieusement notre route pendant quelques minutes. A l’aspect des grands arbres qui dessinaient sur le ciel des images fantastiques, au bruit sourd des feuilles qui gémissaient sous la brise du soir, mon compagnon semblait en proie à une vive terreur, et ce n’était qu’à voix basse qu’il me disait de temps en temps, en me montrant ces masses sombres ou en écoutant cette harmonie plaintive : Jésus Maria ! ne voyez-vous rien remuer là-bas ? N’avez-vous rien entendu ?

Je prêtais l’oreille malgré moi ; involontairement aussi mes yeux cherchaient à percer les ombres qui envahissaient déjà l’horizon, mais je n’entendais que le cri de la chouette qui s’éloignait d’arbre en arbre et le murmure monotone des eaux ; je n’apercevais que les noires silhouettes projetées par les buissons qui bordaient la route.

— Sommes-nous encore bien loin de la croix dont on m’a parlé ? demandai-je à Anastasio.

À cette question, mon compagnon tressaillit. — La voilà, me dit-il d’une voix étouffée. Et je l’entendis murmurer une prière à voix basse.

A quelque distance de là j’aperçus effectivement, sur le sommet du talus, la croix de sinistre mémoire ; nous ne tardâmes pas à y arriver.

— Seigneur cavalier, me dit l’inconnu, vous mettriez le comble à vos bontés, si vous vouliez vous arrêter un instant au pied de cette croix.

— Pourquoi ? lui demandai-je, plus contrarié que je ne voulais le paraître de m’arrêter dans un endroit aussi suspect.

— Un instant, un seul instant, reprit le mutilé d’une voix suppliante, le temps de dire à celui dont elle recouvre la tombe que sa mort est vengée.

Sans attendre ma réponse, il se laissa glisser à terre, et, avec une agilité dont je ne l’aurais pas cru capable, il gravit en s’aidant des racines qui pendaient çà et là les flancs escarpés du ravin.

— Connaissez-vous donc, lui dis-je étonné, celui qui est enterré là ?

Il s’agenouilla, et me répondit d’une voix sourde en étouffant un sanglot douloureux:

— C’est mon fils assassiné qui dort sous cette tombe, seigneur cavalier.

Je me découvris devant cette croix, qui jetait comme un reflet funèbre sur le ravin déjà si désolé, et j’attendis. Quand le mutilé eut fait sa prière, il serra précieusement dans son sein quelques fleurs qu’il cueillit au pied de la croix, et remonta en croupe.

— Le pauvre enfant, me dit-il, a été plus faible que moi ; il est mort au dixième coup de couteau, car je les ai comptés, je ne comptais que les siens ! Ces mains mutilées, en le défendant, semblaient m’interdire tout espoir de vengeance, n’est-ce pas, seigneur cavalier ? et cependant elles m’ont suffi pour le venger.

— Vous êtes donc le gambusino Rivas ? lui dit Anastasio.

— Oui, répondit-il avec un certain orgueil, je suis le gambusino Rivas, qui le premier a découvert le placer de Bacuache. L’or que j’en rapportais il y a un an a été la cause de la mort de mon enfant ! Je revenais avec lui, ici même, un soir comme celui-ci, lorsque trois assassins, la figure couverte de cravates noires, nous ont assaillis lâchement. J’eus beau leur crier : Grâce pour mon fils ! les mains que j’étendais pour le protéger ont été hachées. Les assassins au moins n’auraient pas dû parler, car c’est leur voix qui, plus tard, me les a fait reconnaître: c’est par leur voix que Dieu les a livrés à ma vengeance.

Anastasio fit un signe dubitatif. — Étiez-vous sûr que ce fussent eux ? demanda-t-il.

— Écoutez, seigneur cavalier. Quand il y a trois mois je me suis trouvé avec ceux dont je reconnaissais la voix, dans les souterrains de Subiate, bourrant le boyau qui devait faire éclater le rocher[5] dans lequel se cachait un riche filon, je me suis dit : Une étincelle arrachée par la pointe de la pique qui entasse cette poudre peut nous faire sauter tous ; si ce sont les assassins de mon fils, je le reconnaîtrai à ce signe qu’eux seuls mourront et que j’en réchapperai ; si ce ne sont pas eux, je périrai avec eux, et qu’alors Dieu me pardonne comme à eux ! Je n’ai pas hésité. Vous m’avez vu tout à l’heure près de succomber à la terreur que m’inspire ce lieu terrible, où j’ai vu assassiner mon enfant ; sans vous, d’affreux souvenirs m’auraient peut-être tué avant que je pusse venir dire à mon fils qu’il était vengé, et cependant ma main n’a pas tremblé en frappant le roc, l’étincelle a jailli, et la preuve que Dieu me livrait les assassins de mon fils, c’est que, pendant que leurs débris sanglans retombaient sur moi, je suis resté debout, sain et sauf ! N’était-ce pas là le jugement de Dieu ? reprit-il après un court silence. Aurait-il permis ce miracle, si ces hommes eussent été innocens ?

Anastasio hocha de nouveau la tête d’un air d’incrédulité, mais il se tut, et nous continuâmes notre marche. Une heure après, nous entendîmes les aboiemens des chiens errans qui annoncent la proximité des villages au Mexique.

— Dans quelques minutes, dit le domestique, nous allons voir les feux de Fronteras. Là, seigneur cavalier, vous pourrez faire un meilleur repas, ou tout au moins dormir sous un toit.

Cependant les aboiemens des chiens devenaient de plus en plus distincts, mais aucune lumière ne brillait encore à travers les arbres. Nous sortîmes du lit de la rivière pour suivre un sentier qui conduisait à une petite plaine au milieu de laquelle un groupe de maisons apparaissait à quelque distance ; ces maisons semblaient abandonnées ; nul bruit, nulle lumière ne révélait la présence des habitans.

— Allons, dit Anastasio en descendant de cheval, je vais réveiller ces dormeurs, car nos chevaux ne seront pas fâchés de se refaire avec un quartillo de maïs, et j’espère, de mon côté, trouver quelques poulets pour notre souper.

Anastasio frappa rudement du pommeau de son sabre à la porte de la première cabane qu’il rencontra ; mais l’écho seul lui répondit.

— Du diable si j’y comprends rien ! murmura le domestique tout en redoublant son tapage. Notre étonnement s’accrut, quand nous nous aperçûmes que les autres cabanes, dont quelques-unes restaient ouvertes, étaient toutes également vides. Nous en comptâmes ainsi une vingtaine.

— Écoutez, me dit Anastasio, qui semblait réfléchir ; il doit y avoir quelque diablerie dans tout ceci, et il est nécessaire que je l’éclaircisse. Il faut, en tous cas, de la prudence. Retournez avec le gambusino dans le lit de la rivière ; grâce aux rochers qui l’encaissent, le feu que nous serons forcés d’y allumer pour passer la nuit ne se verra pas de loin ; quant à moi, je vais à la découverte, et je reviendrai vous dire ce que je pense de tout ceci. Si vous faites du feu, évitez toutefois d’y jeter les branches du palo hediondo[6] ; le seigneur Rivas vous aidera à le connaître.

Ces conseils me firent comprendre que la position pouvait être grave. Anastasio venait d’allumer une cigarette de paille de maïs ; à la lueur qu’elle répandait à chaque aspiration, je le vis se baisser, éclairant ainsi le sol à ses pieds, et je le perdis bientôt de vue dans l’obscurité. Je restai seul avec le gambusino, qui m’aida à ramasser du bois mort, et nous eûmes bientôt allumé un feu que la fraîcheur de la nuit rendait indispensable. Près d’une heure s’écoula, pendant laquelle le mutilé garda le silence le plus profond, silence que la singularité de ma rencontre avec lui et mes propres réflexions m’engageaient à ne pas troubler. Anastasio revint. À la clarté du foyer, je remarquai que sa figure était soucieuse. Il jeta par terre deux poulets qu’il avait trouvés endormis, et auxquels il avait tordu le cou.

— Eh bien ? lui demandai-je.

— Eh bien ! reprit-il en se grattant la tête, ne vous alarmez pas de ce que je vais vous dire ; mais je crains d’avoir fait un serment téméraire.

— Comment cela ? Expliquez-vous, lui dis-je.

— J’ai répondu de vous à mon maître, le seigneur sénateur, n’est-il pas vrai ?

— Oui.

— Mais, ma foi ! j’ai peur d’avoir promis plus que je ne pourrai tenir. J’ai vu la trace des Indiens à quelque distance du village, et, sans doute, c’est la peur qui en a fait déménager tous les habitans. Les Apaches sont-ils partis pour ne plus revenir, c’est ce que j’ignore. En tout cas, nous ne pouvons guère songer à fuir ; nos chevaux sont horriblement despeados et ne peuvent plus faire un pas : le mieux est donc, à mon avis, de rester ici, car il y aurait peut-être plus de danger à gagner Bacuache ce soir, si toutefois cela se pouvait. Ce que je puis vous dire, c’est que, comme j’ai répondu de vous, je partagerai votre sort. C’est tout ce qu’on peut exiger de moi. Qu’en pensez-vous, seigneur Rivas ?

Le gambusino, plongé dans une sombre apathie, ne répondit rien.

— À la grâce de Dieu ! continua Anastasio ; en tout cas, nous nous défendrons de notre mieux. — Et avec le sang-froid dont il m’avait déjà donné des preuves, il se mit à plumer ses deux poulets ; une baguette de bois de fer, qui croissait en abondance autour de nous, servit de broche. J’étais, comme il est facile de le penser, peu disposé à faire honneur à sa cuisine ; cependant, si la peur est contagieuse, le courage l’est aussi, et l’attitude calme de ce domestique finit par me rendre mon assurance. Néanmoins je prêtais l’oreille avec anxiété à tous les bruits qui remplissent les bois vers le soir. Le murmure de l’eau qui frémissait contre les rochers éboulés, le craquement des buissons froissés par les longes de nos chevaux, le bourdonnement des nombreux maringoins que la nuit semblait amener avec ses premières vapeurs, le retentissement bruyant des arbres morts qui se tordaient sous la brise, mille voix qui m’auraient fait rêver dans toute autre circonstance, résonnaient alors comme des voix menaçantes. Au moment où notre rôti, auquel Anastasio semblait donner tous ses soins, exhalait déjà une odeur fort appétissante, ces bruits changèrent de nature ; nous prêtâmes l’oreille. Anastasio se pencha même pour écouter ; mais il reprit bientôt avec son indifférence habituelle : — Les blancs seuls marchent ainsi, quoique l’allure de ceux-ci ressemble un peu à celle des Indiens ; maintenant il n’y a plus à s’y tromper.

En effet, des voix ne tardèrent pas à se faire entendre, le bruit des pas se rapprocha, puis, à la lueur du feu qui éclairait le dessous des feuilles sur le bord du talus, deux individus se montrèrent. C’était la nuit aux aventures imprévues, et les deux nouveaux venus figuraient à merveille dans l’espèce de drame improvisé dont cette journée de voyage semblait former le prologue. Le premier était un homme de haute taille, la figure couverte d’une épaisse barbe blonde tirant sur le roux. Un bonnet en cône tronqué fait évidemment de la peau de quelque animal, mais qui ne conservait que quelques poils disséminés, couvrait une rude chevelure de la couleur de la barbe. Une veste en gros drap gris, à basques carrées et à larges poches, horriblement rapetassée, des espèces de braies en peau de daim tannée, maintenues autour des jambes par des courroies de cuir, composaient le reste de son vêtement. Des lanières de peau, passées à droite et à gauche sur sa poitrine, soutenaient une vaste gibecière en cuir, qui pendait sur l’estomac, et une corne à poudre. Un long rifle à canon de cuivre était jeté sur son épaule. Le costume de l’autre individu consistait en une veste de cuir d’un rouge de brique (gamuza), qu’on passe par le cou comme une chemise, ornée dans tous les sens de boutons de métal blanc, et en un pantalon de cuir aussi, jadis rehaussé d’agrémens d’argent. Il était également armé d’une carabine, mais la sienne était à canon bleu de fabrique liégeoise. En outre, il portait sur le dos, au lieu.de sac de voyage, une lourde selle mexicaine.

Arrivés au bord du talus qui dominait l’endroit où nous étions assis, les deux inconnus restèrent un instant immobiles. — Voilà qui nous prouve, dit l’homme à la veste de cuir, en se tournant vers son camarade, que nous sommes plus loin que vous ne pensiez de ceux que nous cherchons, car ces cavaliers ne seraient pas si tranquilles ici.

— C’est ce que nous verrons quand il fera jour, dit l’autre avec un accent étranger, mais je soutiens toujours que nous ne devons pas être loin d’eux.

— De qui parlez-vous ? leur demandai-je.

— D’un parti de maraudeurs indiens que nous poursuivons depuis plusieurs jours, reprit l’individu à veste de cuir, et dont nous avons perdu la trace ce soir dans l’obscurité. Nous avons aperçu votre bivouac on la cherchant, et, si vous voulez bien le permettre, nous nous reposerons quelques heures en votre compagnie, seigneur cavalier.

En achevant ces mots, il déposa par terre, avec un soupir de soulagement, la selle qui chargeait ses épaules.

— Volontiers, lui répondis-je enchanté de ce renfort inespéré, et voici quelqu’un qui vous donnera des renseignemens à l’égard des Indiens, ajoutai-je en montrant Anastasio.

Les deux individus s’assirent sans façon à la mode du désert.

— Ah ! les chiens ! m’ont-ils fait boucaner[7] !

Cette phrase que prononça en français, avec l’accent traînard particulier aux Normands, l’homme à la barbe blonde, me causa lui vif plaisir, car je fus certain d’avoir enfin devant les yeux un véritable chasseur canadien, un rejeton de l’ancienne souche normande, un de ces coureurs de bois, dont j’avais entendu raconter tant de prouesses merveilleuses.

— Soyez le bienvenu, l’ami, lui dis-je à mon tour en français.

— Quoi ! s’écria le Canadien, vous êtes Français ! Touchez là, me dit-il en me tendant sa large main avec une visible satisfaction ; il y a bien long-temps que je n’ai entendu parler ma langue. Du diable si je m’attendais à trouver ici un compatriote avec qui je ne serai pas forcé de jargonner espagnol !

Pendant que nous échangions quelques phrases, Anastasio faisait part de sa découverte au chasseur mexicain.

— Avais-je raison ? s’écria le Canadien d’un air de triomphe.

— Je ne demande pas mieux que de m’être trompé, répliqua le Mexicain. Puis, s’adressant à Anastasio :

— N’avez-vous pas remarqué, parmi les traces que vous avez trouvées près de ce village, celle d’un cheval qui, par une singularité remarquable, a le sabot droit de devant un peu plus large que le gauche ? — Ma foi non, dit le domestique ; mais ce dont je suis sûr, c’est que le parti qui a laissé ces empreintes est en marche depuis long-temps.

— Depuis quatorze jours, ni plus ni moins, reprit le Mexicain, depuis que, profitant d’une négligence de notre part, ils nous ont dépouillés, ce cavalier canadien et moi, du produit d’une année de campagne, et, par-dessus tout, d’un cheval que j’aimais comme un enfant.

À ce mot, le gambusino tressaillit douloureusement et cacha sa figure dans l’ombre.

— Je ne regrette, moi, qu’une magnifique collection de peaux de loutres, dont la moindre valait trente piastres (150 francs), ajouta le chasseur canadien ; mais patience, rira bien qui rira le dernier !

— C’est ma faute aussi, reprit le Mexicain, car, depuis le jour où j’ai manqué à mon serment envers les âmes du purgatoire, tout a été pour moi de travers.

Ces paroles avaient été dites avec un accent de componction dont je ne pus m’empêcher de sourire.

— Ainsi, lui dis-je, vous ne croyez pas les âmes du purgatoire étrangères à votre mésaventure ? Je serais curieux de savoir en quoi vous avez pu les offenser si gravement. Racontez-nous cela en prenant votre part de notre souper.

— Volontiers, dit le Mexicain en jetant un regard de convoitise sur les deux volailles qu’Anastasio achevait de débrocher. A l’exception du gambusino Rivas, nous étions, autant qu’il m’en souvient, tous plus ou moins affamés, et un moment de silence solennel précéda le souper. La flamme du foyer éclairait alors un des groupes les plus bizarres que mes souvenirs me rappellent ; elle faisait ressortir les formes musculeuses du coureur des bois canadien, jetait des reflets cuivrés sur la figure déjà bronzée du chasseur mexicain, et donnait un aspect plus lugubre encore au visage ravagé du gambusino.

— Vous autres 'Américains[8], dit le chasseur mexicain après s’être signé dévotement, vous ne croyez à rien ; mais, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, je n’en suis pas moins convaincu que les âmes du purgatoire sont la cause de ma mésaventure. Avant d’être associé avec ce seigneur canadien, la chasse était déjà mon principal métier. J’ai passé bien des nuits à l’affût des cerfs, dont je vendais la peau assez avantageusement, ou guettant aux abreuvoirs de la forêt les tigres et les lions, pour lesquels les hacenderos (propriétaires) me payaient une prime de dix piastres par tête, en m’en laissant encore la peau pardessus le marché. Une légère partie de ces profits me servait à faire dire des messes pour les âmes du purgatoire, et je puis dire que mes affaires prospéraient. Puis, je m’associai avec ce seigneur canadien, et je laissai de côté les bêtes que j’avais chassées jusqu’alors pour entreprendre avec lui l’exploitation des loutres et des castors. Or, un jour que j’étais seul à l’affût de ces innocens animaux, j’aperçus les ramures d’une magnifique paire de cerfs qui venaient se désaltérer à un ruisseau sous un fourré assez épais. Mes premières chasses me revinrent en mémoire, et j’éprouvai un vif désir de tuer ces deux cerfs. Comme vous pensez, ce n’était pas aisé, mais j’espérai qu’en priant Dieu j’en viendrais peut-être à bout. Je fis donc vœu mentalement que, si je les abattais d’un coup, la peau de l’un serait pour moi, l’autre pour la rédemption de quelques âmes du purgatoire ; je glissai en même temps deux balles de plus dans ma carabine, et je fis feu.

— Et vous les manquâtes tous les deux ? lui dis-je.

— Oh ! que non ! Seulement, quand le nuage de fumée se fut dissipé, j’eus la douleur de voir que mon cerf seul était resté sur le terrain, mais que celui des âmes du purgatoire courait comme un démon.

— Pour un dévot aux ames du purgatoire, c’était cependant un cas de conscience facile à résoudre, lui dis-je en m’efforçant de garder mon sérieux.

— Si j’avais eu moins de dévotion pour ces saintes âmes, je n’aurais pas éprouvé une douleur si vive de voir leur messe s’enfuir à toutes jambes ; ce n’est que depuis le vol de mon cheval que j’ai pensé qu’en bonne conscience j’aurais dû partager avec elles la moitié de la peau de mon cerf ; mais, ajouta le chasseur (et son regard devint menaçant), j’ai fait un autre vœu, et celui-là, je le tiendrai. Depuis quatorze jours et quatorze nuits nous sommes sur la trace de ces démons d’Apaches. Eh bien ! ce vœu, je le renouvelle ici !

Le chasseur se dressa sur ses pieds, étendit la main vers le ciel, et, les yeux étincelans, les narines gonflées, il s’écria d’une voix que les échos répétèrent après lui comme pour prendre acte de ses sermens :

— Je fais vœu d’attaquer, accompagné ou seul, ces chiens partout où je les rencontrerai, de les poursuivre, s’il le faut, jusqu’à leur village. Je fais vœu de porter sur mes épaules cette selle, qui était celle du pauvre animal qu’ils m’ont volé, et de ne la déposer que quand je l’aurai mise sur le dos d’un de ces démons ! Je fais vœu de vendre comme esclaves leurs enfans maudits, et de consacrer cette fois le produit de cette vente aux âmes du purgatoire. Puissent-elles me venir en aide !

— Et vous, demandai-je au Canadien, avez-vous fait un semblable vœu ?

— Moi, répondit-il simplement, j’ai promis à mon associé de le suivre partout où il irait et de faire ce qu’il ferait. Puis il fit un signe au Mexicain ; alors celui-ci se leva de nouveau, prit sa selle, la chargea sur ses épaules et me dit :

— Nous nous sommes assez reposés ; recevez mes remerciemens pour votre hospitalité ; il est temps que nous allions reprendre la trace perdue, car, avec un vœu comme le mien, on ne dort et on ne s’arrête que le moins possible. Si le hasard vous conduit à l’hacienda de la Noria et que je sois encore de ce monde, j’espère que vous me trouverez quitte cette fois avec les âmes du purgatoire. Adieu, seigneur cavalier.

Le Canadien me donna une vigoureuse poignée de main, jeta sa carabine sur son épaule et le suivit. Moi, je contemplais d’un œil étonné ces deux intrépides aventuriers qui osaient se mettre seuls à la poursuite d’une tribu en ne comptant que sur leur courage pour mettre à fin une si périlleuse aventure. Les deux chevaliers errans se perdirent bientôt dans l’obscurité de la nuit, et je n’entendis plus le bruit des herbes qu’ils froissaient dans leur marche.

— Ce sont deux hommes perdus ! dis-je à Anastasio.

— Qui sait ? me répondit flegmatiquement le domestique en s’allongeant près du feu.

Le sommeil, plus fort qu’un reste d’appréhension, ne tarda pas à me fermer les yeux, pendant que je réfléchissais encore à la singularité de cette rencontre. Le lendemain, la lune allait disparaître derrière les montagnes, quand nous reprîmes notre course vers Bacuache. Comme la journée précédente, nous n’avançâmes que très péniblement vers notre but ; nos chevaux pouvaient à peine marcher, tant ils avaient la corne usée. Rivas nous suivait sans effort à pied, grâce à cette lenteur forcée, et nous formions ainsi un assez lamentable trio de voyageurs. Cependant, quand le jour vint, comme notre compagnon faisait de temps à autre certaines haltes, nous ne tardâmes pas à le laisser en arrière jusqu’à ce qu’enfin, au détour de la route, nous le perdîmes complètement de vue. Je l’appelai à plusieurs reprises, mais ma voix se perdit au milieu du silence, personne ne répondit à mon appel.

— Ne vous en occupez pas davantage, seigneur cavalier, me dit Anastasio, il est probablement en quête de quelque creston, car il est bon que vous sachiez que nous marchons déjà sur une terre fertile en or, et, tout seul et tout isolé qu’il se trouve, son instinct aura repris le dessus. Il est comme mon frère, il est né gambusino, rien ne l’en détournera, et il mourra comme il est né. Je ne crois pas, du reste, ajouta Anastasio, qu’il ait la tête bien saine. Depuis la mort de son fils, dont j’avais déjà entendu parler, une manie sombre s’est emparée de lui. Il croit reconnaître partout la voix des assassins de son enfant. Selon toute apparence, la terrible vengeance qu’il vient d’exercer n’a frappé que des innocens, et malheureusement il ne s’en tiendra pas là.

Je donnai un regret au pauvre mutilé ; mais bientôt les objets nouveaux qu’on rencontre à chaque pas en voyage chassèrent de mon esprit le souvenir du gambusino. Enfin, après huit heures de cette marche pénible, nous arrivâmes à un endroit où quelques groupes disséminés de laveurs d’or en guenilles, qui nous lancèrent un regard oblique, exerçaient déjà leur industrie. Quelques pas plus loin, à un détour où la route se démasque derrière un épais rideau d’arbres, j’aperçus dans une gorge aussi longue qu’étroite des cabanes de ramée ou de bambous verts, qui de loin semblaient se confondre avec les sapins groupés sur les pentes des montagnes : c’était Bacuache. Avant de traverser pour la dernière fois le lit de la rivière d’où j’étais sorti quelques minutes auparavant, je m’arrêtai sur l’esplanade que forme la berge occidentale pour embrasser d’un coup d’œil l’ensemble du placer. Devant moi s’ouvrait l’étroite vallée bornée de trois côtés par des hauteurs à pentes rapides couvertes de sapins épais. Des rochers gris pointaient dans les déchirures du terrain et tranchaient sur la verdure sombre des bois environnans. Du haut de la montagne qui formait le fond de la vallée, un ruisseau se perdait parmi les arbres et jaillissait çà et là en cascades bruyantes. Une des dentelures de la chaîne qui sépare Nacome de Bacuache donne naissance à ce torrent. Les sommités de ce peñon étaient couvertes d’une brume épaisse. Ce ruisseau serpentait au fond du ravin, ainsi que quelques autres qui descendaient des deux versans de droite et de gauche, sur lesquels des pins morts, couchés en travers de sapins encore verts, témoignaient de l’impétuosité des eaux dans la saison des pluies. Enfin, sur les bords de ces cours d’eau, au milieu même de leur lit, dans les sables du vallon, des hommes, courbés comme le laboureur sur la moisson, fouillaient la terre à coups de barretas ou draguaient le fond des torrens. De temps à autre, une explosion qui faisait voler des éclats de roc retentissait en échos sourds ou vibrans qui allaient mourir au loin. Puis des voix confuses, des jurons, des cris de joie, se mêlaient à ces bruits entrecoupés de courts silences pendant lesquels on n’entendait plus que le murmure des cascades.

Si l’on songe que nulle autorité ne règle les droits d’exploitation de chaque pertenencia, et que la terre appartient là non au premier occupant, mais au plus fort, on conçoit que tout nouvel arrivant doit exciter les soupçons des explorateurs primitifs de ces placeres. Aussi, ce fut avec un certain battement de cœur qu’après avoir jeté un coup d’œil sur ces lieux sauvages je poussai mon cheval pour descendre la berge et traverser la rivière. Anastasio me suivait de près ; nous nous approchâmes d’un groupe d’individus qui remplissaient de sable les bateas qu’ils tenaient à la main. Anastasio s’adressa à l’un d’eux pour lui demander si, par hasard, ils connaissaient le seigneur don Pedro Salazar, que nous venions chercher.

À cette question, faite par Anastasio avec sa placidité habituelle, un des laveurs interrompit son travail, et, tout en mettant entre ses yeux et le soleil une poignée de sable que sa main retirait de la batea, il répondit :

— Je ne saurais vous dire si celui que vous cherchez est encore de ce monde. Dans ce cas, il doit être au bord du torrent que vous voyez descendre de ce peñon.

Et il montrait le ruisseau dont j’ai parlé, et qui tombait à l’extrémité opposée de la vallée. Nous suivîmes la direction indiquée par le laveur. Dans le lit de cet arroyo assez profondément creusé, nous trouvâmes un homme de haute taille. Un cheval sellé et bridé était attaché au tronc d’un arbre. Une épée nue pendait à l’arçon de la selle. Quant à l’homme, il était dans l’eau jusqu’à la ceinture, occupé à entasser des pierres les unes sur les autres.

— C’est lui, me dit Anastasio.

Une reconnaissance cordiale, je dirai même solennelle, eut lieu entre les deux frères, qui ne s’étaient pas vus depuis longues années.

— Tu me vois occupé à détourner le cours de ce torrent, dit Pedro, quand la série de demandes et de réponses d’usage en pareil cas fut complètement épuisée.

— C’est bon signe, répondit son frère ; mais le passé n’est donc rien pour toi, ajouta-t-il, que tu continues toujours ton périlleux métier ?

— Que veux-tu ! reprit Pedro ; chacun suit sa vocation : la mienne est d’être sans cesse aux prises avec le danger d’une profession que je préfère à toute autre, peut-être à cause des dangers qu’elle offre. Ici même nous sommes en pays ennemi, et, tu le vois, ma barreta est à côté de mon épée.

Et il montrait le cheval attaché tout près de lui.

— Comment cela ? dit Anastasio ; la tranquillité la plus profonde me semble régner ici.

— Oui, en apparence, reprit Pedro ; mais en réalité tous m’envient la possession de ce cours d’eau. J’ai mis plus d’une fois déjà le couteau à la main pour défendre mes droits contre mes camarades, et même contre les laveurs de Nacome, qui prétendent que ce ruisseau prend sa source à un endroit de la sierra compris dans la limite de leur exploitation. J’ai imposé silence aux envieux de Bacuache ; mais nous avons eu un engagement avec ceux de Nacome, dans lequel mon associé a été blessé, et nous nous attendons encore à être attaques d’un moment à l’autre : voilà pourquoi nous sommes sur nos gardes.

Malgré cette circonstance fâcheuse, il fallait nous résoudre à séjourner quelques jours à Bacuache, pour donner aux chevaux le temps de refaire la corne de leurs sabots, et Anastasio demanda à son frère s’il pouvait nous recevoir.

— Ma cabane est là-bas, répondit Pedro, et je l’offre de bon cœur à ce cavalier ; mais il est possible que les gémissemens du pauvre diable qui s’y trouve maintenant l’empêchent de dormir, s’il n’est pas un peu accoutumé à cette musique.

Anastasio me consulta du regard, et, sur un signe d’assentiment, il accepta l’offre de son frère. Je mis donc pied à terre, et, pendant qu’il emmenait nos chevaux, je m’assis auprès du gambusino, qui avait repris son travail.

— Il me semble, dis-je pour lier conversation, que vous vous donnez là une peine bien inutile, car, si ce ruisseau est assez riche en parcelles d’or pour mettre en éveil tant d’ambitions, il doit vous suffire d’en exploiter le lit ?

— C’est ce que j’ai fait aussi, me répondit Pedro. Depuis la cascade que vous voyez là-bas, il n’y a point un caillou ni un grain de sable qui n’ait passé par mes mains ; le résultat s’est trouvé au-dessus de mon espérance, et c’est ce résultait inattendu qui m’a forcé à entreprendre le travail que je suis en train d’achever.

— Je ne comprends pas bien, lui dis-je, cette nécessité.

Pedro sourit.

— Écoutez, seigneur étranger, répliqua le gambusino en tirant d’un petit sachet de cuir caché sous sa chemise un grain d’or de la grosseur d’une noisette et à vives arêtes, que concluriez-vous du placer que vous exploiteriez si vous trouviez une pepita de cette nature ?

— Que le gîte de l’or est proche, puisque la pepita n’aurait pas eu le temps de s’user par le frottement.

— Et si, au-dessus d’un certain point, votre travail, fructueux partout ailleurs, se trouvait constamment inutile ?

— J’y renoncerais.

— Et vous auriez tort, car le filon d’or qui a donné naissance à ces morceaux ne pourrait être qu’en-deçà du point où ces recherches deviendraient inutiles. En un mot, continua-t-il à voix basse, les pentes de ce torrent dont je cherche à détourner les eaux doivent être la source d’une partie de l’or qui se trouve dans cette vallée.

— Et vous ne craignez pas, lui dis-je, que vos confrères, soupçonnant votre bonne fortune, ne vous fassent un mauvais parti ?

— Je m’y attends, mais je ne les crains pas. Depuis mon enfance, je suis accoutumé aux dangers de ma profession. J’ai appris la prudence en même temps que l’audace, et j’ai déjà mis à couvert une forte partie de mon butin. En cas de malheur, je révélerais ma cachette à mon frère Anastasio. Puis, attachant des regards attentifs sur la berge, qui peu à peu s’élevait au-dessus des eaux, il reprit :

— Ne croyez pas du moins que ce soit la cupidité qui m’aiguillonne ! non ! Mais voyez la contradiction ! Dans des déserts brûlans où tout autre aurait donné l’or du monde entier pour un verre d’eau, j’ai souvent sacrifié à des expériences inutiles la dernière goutte d’eau qui me restait, et pourtant que de fois il m’est arrivé de vendre de riches filons pour un cigare ! En exposant ma vie dans ces recherches aventureuses, j’obéis à un instinct invincible. Je suis comme le torrent à qui Dieu ordonne de disséminer l’or dans la plaine. N’est-ce pas Dieu aussi qui révèle à l’homme par des signes visibles la présence de l’or caché dans les entrailles de la terre ?

Tout en parlant ainsi, le gambusino continuait à élever sa digue de pierres, dont il bouchait les interstices avec des herbes qu’il avait amassées en assez grande quantité. Peu à peu l’eau, détournée de son cours, laissait à découvert la pente de terrain qui l’encaissait des deux côtés, et se répandait dans une autre direction. Je prenais un si vif intérêt à ce travail, que j’oubliais ma fatigue. — Si je ne me suis pas trompé dans mon calcul, me dit le gambusino, c’est à une vingtaine de pas d’ici, en suivant le cours de ce ruisseau, que doit se trouver le gîte de l’or dont j’ai recueilli les pepitas, et alors mes recherches depuis le pied de cette digue jusqu’à l’endroit dont je parle seront à peu près infructueuses.

Pour joindre l’expérience au précepte, le gambusino prit la batea qu’il avait déposée près de lui et plongea ses deux mains, recourbées en écope, dans les quelques pouces d’eau qui couvraient à peine alors le lit du ruisseau. Il amena deux poignées de terre et de sable qu’il déposa dans la sébile et qu’il lava soigneusement ; aucune parcelle d’or ne parut à la lumière. La même expérience, pratiquée plusieurs fois de suite, produisit toujours le même résultat. A la dernière épreuve cependant, quelques petits grains d’or presque imperceptibles vinrent briller parmi le sable qu’il vannait pour ainsi dire entre ses doigts ; ces légères parcelles, arrondies et polies, sortaient évidemment d’un gîte beaucoup plus éloigné que celui dont la présence venait d’être révélée au gambusino. Suffisamment éclairé sur la direction qu’il devait donner à ses recherches, Pedro tira de sa poche un petit roseau creux de quatre pouces environ de long et deux fois gros comme une plume d’oie. Au bout d’un quart d’heure à peu près, il parvint à en remplir la moitié, puis en boucha les deux extrémités avec de la cire. Alors il abandonna le point qu’il venait d’exploiter, et m’engagea à descendre avec lui le cours de l’eau jusqu’à une vingtaine de pas de l’endroit où nous étions. Là il remplit de nouveau son plat de bois, et, de l’air satisfait d’un professeur qui voit une expérience couronnée de succès, il me montra, parmi le résidu vaseux, de petits grains d’or aplatis, pointus et anguleux. — Ceux-là viennent de plus près, n’est-ce pas ? me dit-il ; donc le gîte que je cherche se trouve entre la source du ruisseau et son extrémité, là ou ici, ajouta-t-il en frappant la berge de la pointe du pied.

— C’est incontestable, répondis-je émerveillé de la justesse de ce raisonnement. Le ruisseau en se retirant laissait voir le talus de droite où l’eau avait creusé une demi-voûte couronnée de racines entrelacées. Le gambusino sonda avec soin la profondeur de ce renfoncement, mis à jour pour la première fois ; sa figure impassible ne laissa rien lire des pensées qui l’agitaient. Il interrompit son examen pour sortir du lit du ruisseau et prendre sa pique qu’il avait laissée sur le bord. Les premiers coups qu’il dirigea contre le flanc de la berge ne rencontrèrent qu’un terrain argileux dans lequel la barreta pénétrait sans résistance. A quelques pieds de là, le fer, en s’enfonçant de nouveau, heurta contre la roche : en un clin d’œil, le gambusino la mit à nu en la débarrassant de la terre qui la couvrait. C’était une roche anguleuse, si compacte et si dure, que ce ne fut qu’au troisième coup, appliqué d’un bras vigoureux, qu’un éclat s’en détacha. Le mineur examina de nouveau avec attention le bloc mis à découvert, pendant que je suivais tous ses mouvemens avec une curiosité que l’on comprendra. Alors il mit un doigt sur sa bouche, comme pour me recommander le silence, et joua le désappointement en acteur consommé, tandis qu’il serrait dans les poches de sa veste le morceau de quartz qu’il avait séparé du bloc ; il éparpilla ensuite des pieds et des mains les pierres qu’il avait entassées, et, la digue une fois abattue, l’eau ne tarda pas à reprendre en murmurant son cours habituel.

— Allons, dit le gambusino en élevant la voix, je me suis trompé dans mes conjectures ; mais, en tout cas, en voilà assez pour aujourd’hui, et je me sens fatigué ; si vous le trouvez bon, nous rentrerons chez moi.

Je me levai pour l’accompagner. Pendant le trajet, rien dans sa démarche ne trahit la moindre émotion. Lorsque nous fûmes entrés dans sa cabane, il ferma soigneusement la porte, et s’écria en jetant à Anastasio le morceau de quartz qu’il tira de sa poche :

— Comme tu me le disais tout à l’heure, le passé n’est rien pour moi ; mais que doit être l’avenir pour le possesseur d’un filon semblable à celui-ci ! Encore de l’or qui va voir le jour, qui va circuler de main en main ! s’écria-t-il avec enthousiasme.

Pendant qu’Anastasio examinait avec admiration le morceau de quartz d’un blond fauve constellé à certains endroits de paillettes serrées et veiné, en d’autres, de légers réseaux d’or, un homme couché dans un angle de la hutte, le blessé dont le gambusino avait parlé, fit entendre un sourd gémissement. Il essaya de se retourner sur sa couche de roseaux, mais il ne put qu’étendre la main et dire d’une voix faible :

— Donne, que je voie à mon tour, quoique ma vue soit bien troublée.

Anastasio lui tendit le précieux caillou.

— C’est dans le ruisseau que tu as trouvé ce filon, n’est-ce pas ? continua-t-il.

— Oui, dit Pedro, réjouis-toi d’avoir versé ton sang pour le défendre !

Le blessé ne répondit rien, mais un sentiment de joie vint éclairer un moment sa figure pâle, puis il ferma les yeux comme s’il n’eût pas voulu distraire sa pensée de ce spectacle fascinateur. Pedro s’approcha de lui.

— Nous exploiterons cette mine ensemble quand tu seras guéri, lui dit-il ; je n’attends que toi pour cela ; aussi ai-je eu la force de ne rien laisser lire sur ma figure de la joie que je ressentais. Sois tranquille, l’eau recouvre entièrement le filon, et personne ne se doute de ma découverte.

La respiration haletante du blessé se fit entendre plus distinctement dans la cabane ; il essaya de parler encore, mais il ne put prononcer que ces mots : — Jésus ! que j’ai soif ! — si bas, que nous les entendîmes à peine. On s’empressa de satisfaire son désir, après quoi les deux frères, obéissant à un préjugé généralement répandu en Sonora qui fait considérer tout étranger comme médecin ou horloger, me prièrent d’examiner la blessure que le gambusino avait pansée selon la mode du pays. J’avais déjà été trop souvent consulté en pareille matière pour perdre mon temps à protester de mon ignorance, et je consentis à faire ce qu’ils me demandaient. Le mineur leva donc l’appareil et m’expliqua le mode de pansement, que je dus naturellement trouver parfait[9]. J’ordonnai même, pour l’acquit de ma conscience, de le renouveler souvent. Les deux frères furent complètement de mon avis, et s’applaudirent naïvement de m’avoir consulté.

Cette journée laborieuse était enfin achevée, la nuit était venue, et les laveurs avaient suspendu leurs occupations. Tout était silencieux dans la cabane comme au dehors ; mais, ainsi que l’avait prévu Salazar, les gémissemens du blessé m’empêchèrent de dormir. Couché en travers de la porte, restée ouverte, je prêtais l’oreille au bruit des pins agités, harmonie funèbre qui se mariait bien à la plainte du blessé, et je contemplais l’horizon noir et borné de cette vallée si fertile en or, théâtre de tant de luttes sanglantes. Le sommet de la sierra, qui donnait naissance au ruisseau dont j’entendais le murmure, était couvert d’un dais de vapeur que la lune irisait çà et là. Au milieu de cette nature silencieuse, ce brouillard lumineux paraissait un voile mystérieux jeté par Dieu sur la source de ces trésors, dont sa volonté confie la distribution au caprice des eaux. Un pin se profilait en noir sur le ciel transparent, et s’élevait comme le sombre protecteur de ces hauts lieux. Au-dessous de lui, la cascade formée par le torrent semblait une cataracte d’argent tombant sur cette terre d’or. Peu à peu les objets devinrent moins distincts à mes yeux, que la fatigue appesantissait, et déjà mon esprit flottait entre l’assoupissement et la veille, quand je crus entendre au loin des cris étouffés et voir des lueurs indécises scintiller comme des feux follets sur la hauteur. Le sommeil finit cependant par prendre le dessus, et je ne sais combien de temps je dormis jusqu’au moment où une clarté subtile me fit ouvrir de nouveau les yeux. Un spectacle étrange me frappa : la vallée tout entière était vivement illuminée, des flammes ondoyantes s’élançaient depuis l’extrémité inférieure du tronc jusqu’aux plus hautes branches du pin qui dominait le ruisseau. Des nuages de fumée montaient en tourbillonnant jusqu’au ciel, qui en était obscurci. Les cimes des arbres voisins étaient colorées de reflets incandescens. Des branches détachées du tronc enflammé tombaient en traçant des raies de feu. A la lueur de ce brasier gigantesque, des hommes allaient et venaient ; des clameurs confuses éclataient de tous côtés. Des épées nues, des piques, des couteaux, brillaient au milieu de ces groupes divers.

— Nacome ! Nacome ! criait-on de toutes parts. Je me retournai pour avertir Anastasio et son frère ; je les distinguai à la lueur qui pénétrait jusqu’au fond de notre cabane, levés tous deux et paraissant tenir conseil. Le blessé s’agitait convulsivement sur son lit de douleur.

— Eh bien ! dis-je au gambusino, ceux de Nacome veulent-ils décidément venir nous attaquer ?

Le gambusino secoua la tête. Son visage était soucieux et pâle ; une terreur dont il ne se rendait pas compte semblait le dominer malgré lui.

— Non, non, me répondit-il ; les laveurs de Nacome n’auraient pas allumé ce flambeau infernal pour nous attaquer. Un voyageur ne peut non plus avoir mis le feu à cet arbre, car, si des raisons inconnues l’eussent forcé à bivouaquer là-haut, la prudence lui eût également commandé de ne pas se trahir. Pourvu que ce ne soit point...

il n’acheva pas, mais le signe de croix qu’il fit dévotement compléta sa pensée. Puis il reprit :

— Ne croyez-vous pas, seigneur étranger, que, si Satan règne par la puissance de l’or, une terre qui en produit tant doit être plus qu’une autre soumise au prince des ténèbres ? Le spectacle qui s’offrait à nous était réellement empreint d’un caractère diabolique propre à éveiller des idées superstitieuses, et, l’avouerai-je ? je manquai d’argumens pour rassurer Pedro.

Ave Maria ! s’écria Anastasio ; n’as-tu pas entendu des gémissemens semblables à ceux de notre père expirant dans la nuit fatale où nous l’avons perdu ? Ah ! le gambuseo est un affreux métier ! Écoutons.

Nous fîmes silence, mais nous n’entendîmes que le sifflement de la flamme, le craquement du bois qui éclatait au milieu du feu, la respiration oppressée du blessé.

— Fais comme moi, Pedro, continua Anastasio, renonce à ton métier ; tôt ou tard tu en seras victime.

— Jamais je n’y renoncerai ! s’écria le gambusino, qui parut avoir pris une détermination bien arrêtée, et engagea son frère à sortir avec lui pour éclaircir leurs doutes.

— Allez-vous m’abandonner ainsi ! s’écria le blessé avec angoisse. Pour l’amour de la sainte Vierge, que quelqu’un reste avec moi !

— Ce sera vous, seigneur cavalier, me dit Pedro ; mais écoutez, avant tout, une recommandation solennelle.

— Parlez, lui dis-je, et croyez que, s’il est en mon pouvoir d’exécuter ce que vous me demanderez, je suis prêt à le faire.

— Je ne sais ce qui peut m’ être réservé là-haut, reprit-il ; plaise à Dieu que je n’y rencontre que des ennemis terrestres ! mais, si je n’en reviens pas, promettez-moi de ne pas partir avant six jours d’ici. D’ici là, le pauvre Cirilo (il montrait le blessé) sera mort ou rendu à la santé. L’abandonner maintenant, ce serait le tuer. S’il est mort avant ce temps et que je ne sois pas de retour, ni mon frère non plus, je vais confier à votre loyauté, seigneur cavalier, un secret dont vous ferez votre profit. Quand vous aurez récité sur le corps de Cirilo les prières des morts, après lui avoir fait donner une sépulture chrétienne, si c’est en votre pouvoir, vous fouillerez à l’endroit où il repose maintenant, et, à un pied sous terre, vous trouverez l’or que j’ai recueilli dans ce placer ; il y en a une quantité assez considérable. Je n’ai personne à qui le laisser, autant vaut que vous en profitiez qu’un autre.

M’ayant fait cette confidence, il se disposait à sortir, quand, après un moment de réflexion, il ajouta cette recommandation singulière, où se révélait complètement l’étrange caractère du gambusino :

— Si vous craigniez par hasard de vous charger de l’héritage que je vous laisse à cause des tentatives qu’on pourrait faire pour vous en dépouiller, éparpillez-le plutôt que de le laisser enfoui, car, une fois arraché à la terre, l’or est fait pour profiter à l’homme : c’est Dieu qui le veut ainsi.

Presque aussitôt Pedro et Anastasio sortirent l’épée à la main. Je restai sur le seuil de la cabane, et je les vis se perdre dans les ténèbres de la vallée. Pendant long-temps encore, l’arbre embrasé répandit une lumière éclatante, jusqu’au moment où les flammes cessèrent de tourbillonner. Le cercle éclairé par l’incendie se rétrécit alors peu à peu ; le tison colossal s’affaissa bientôt sur lui-même, s’éteignit dans le torrent avec un sifflement lugubre, et tout rentra dans l’obscurité. Seulement, à de longs intervalles, les flammes, soudain ranimées, lançaient encore un éclair jusqu’à moi. Je persistais à croire que c’étaient les laveurs de Nacome qui venaient surprendre ceux de Bacuache, mais rien, dans le silence de la nuit, ne justifiait cette appréhension. Je faisais donc d’inutiles efforts pour deviner la cause de cette bizarre alerte, quand, à la lueur d’un de ces jets de flamme dont j’ai parlé, je vis un homme s’avancer presque en rampant de mon côté.

— Qui va là ? criai-je à l’inconnu, que je ne distinguai qu’un instant.

— Chut ! c’est moi, moi, Rivas, dit l’homme à voix basse, et en effet je reconnus la voix du mutilé. Je lui adressai précipitamment quelques questions sur la cause de cette alarme imprévue. Il y répondit par un éclat de rire si singulier, qu’un fou seul pouvait rire ainsi, car je n’avais pas oublié ce que m’avait dit Anastasio. Rivas s’accroupit près de moi, et me dit de manière à ce que je pusse seul l’entendre :

— Votre domestique avait raison, je m’étais trompé ! Ce n’étaient pas eux, vous savez, ceux que j’ai fait sauter ! mais cette fois-ci, j’en suis sûr, j’ai reconnu leurs voix ; malheureusement ils n’étaient que deux !.. il m’en manque encore un !... je le trouverai plus tard... C’est pour cela que j’ai allumé ce grand feu, et puis je voyais ainsi ceux que j’ai poussés au fond du précipice agiter leurs membres brisés, et j’étais content ! Ceux de Subiate sont morts trop vite.... N’est-ce pas encore là le jugement de Dieu ? Au revoir, seigneur cavalier, je vais chercher le troisième.

À ces mots, le fou s’éloigna précipitamment, avant que j’eusse pu l’arrêter. J’étais encore tout étourdi de cette révélation, quand j’entendis la voix des deux frères, qui regagnaient leur cabane.

— Eh bien ! leur criai-je, qu’avez-vous découvert ?

— Rien, répondit Anastasio, si ce n’est deux cadavres que nous avons trouvés au bas du ravin ; mais, si c’est le diable qui les y a précipités, il a du moins fait justice des deux plus mauvais drôles de ce pays, où certes ils ne manquent pas ! J’avoue que j’ai un poids énorme de moins sur la poitrine : pourtant je me demande encore qui a pu mettre le feu à cet arbre ?

Je lui racontai ce que m’avait dit Rivas.

— Il pourrait bien n’avoir pas tort aujourd’hui, dit Anastasio ; mais néanmoins je me mettrai demain en quête de lui : c’est un fou d’une trop dangereuse espèce.

Pendant six jours que je passai à Bacuache, toutes les recherches faites pour découvrir le mutilé furent inutiles ; il s’était probablement éloigné dans la direction du grand désert, et depuis ce jour on n’entendit plus parler de lui. Pendant ce laps de temps, Anastasio était parvenu à troquer mon cheval estropié, moyennant retour, contre un autre en meilleur état, et nous convînmes de faire encore route ensemble. Je n’avais pas oublié la phrase d’adieu du chasseur mexicain, et je me promettais bien de pousser un jour ou l’autre jusqu’à l’hacienda de la Noria. Je ne voulais pas perdre une occasion si précieuse d’étudier quelque nouvel aspect de cette vie mexicaine, qui, avec le désert ou l’océan pour cadre, gardait toujours pour moi l’intérêt d’un roman.

J’appris plus tard que la bonanza[10] trouvée par Pedro Salazar était devenue de plus en plus riche, mais qu’il avait vendu son filon, d’abord parce que l’argent lui manquait pour le fouiller profondément, ensuite parce qu’il prétendait n’être pas embarrassé pour en trouver d’autres qui, sans lui, demeureraient peut-être inconnus. Le gambusino était donc resté docile à la voix intérieure qui le poussait vers de nouvelles découvertes ; sa mission, répétait-il avec une naïve emphase, était celle du torrent auquel Dieu ordonne de charrier dans la vallée l’or arraché des montagnes, et il attendait avec résignation, au milieu de fatigues et de périls journaliers, le moment où il irait, comme le torrent, mourir au terme d’une course orageuse dans un désert ignoré.


GABRIEL FERRY.

  1. On appelle ces bottes, formées de deux peaux de chèvre tannées et curieusement estampées ou gauffrées, botas vaqueras.
  2. « Dieu a donné des tilleuls à celui à qui il a refusé des enfans. »
  3. Le choyero. On appelle choyo une espèce de nopal-raquette dont les graines forment une boule ronde hérissée de piquans d’une force à percer le cuir le plus épais. Ces graines se détachent en grande quantité et jonchent le sol ; elles servent d’armes à l’oiseau appelé choyero, du nom de cette plante. Quand cet oiseau aperçoit un serpent endormi et couché en rond, il l’entoure d’une double ou triple ceinture de ces piquans formidables, puis le frappe d’un coup d’aile. Le serpent, qui se déroule précipitamment, s’enfonce ces pointes dans le ventre, et dans cet état le choyero en vient facilement à bout.
  4. Le huaco, ainsi appelé du cri qu’il fait entendre. Quand, dans les combats qu’il livre aux serpens à sonnettes, il se sent piqué, il mange, comme contre-poison, quelques feuilles de la liane à laquelle on a donné son nom. Ces feuilles, mâchées et appliquées sur la piqûre, sont un remède infaillible.
  5. Les mineurs mexicains se servent, pour bourrer la poudre, de leurs instrumens de fer, et il est étonnant que des catastrophes du genre de celle-ci ne soient pas plus fréquentes.
  6. Bois puant. L’odeur de ce bois brûlé est infecte, et dénonce au loin le bivouac dont la flamme serait même invisible.
  7. En français-canadien, boucane veut dire pipe ; boucaner, fumer, dans le sens figuré qu’on attache trivialement à ce mot.
  8. En Sonora, tout étranger est Américain. Dans le sud du Mexique, tout étranger est Anglais.
  9. Ce mode de pansement, emprunté aux Indiens, est des plus étranges et mérite d’être décrit. Le pays abonde en fourmis d’une grosseur peu commune, mais dont la piqûre n’a rien de venimeux. On en recueille une certaine quantité dans un verre profond, puis, quand on a étanché le sang qui coule de la blessure, on en rapproche soigneusement les deux lèvres, qu’on expose à la morsure de ces insectes. Quand les deux antennes, ou tenailles, dont leur tête est garnie se sont enfoncées de côté et d’autre, on sépare avec les deux ongles le corselet à l’endroit où il se joint à la partie postérieure du corps ; la fourmi, en expirant, enfonce plus profondément ses tenailles, qui restent ainsi fixées sur l’une et l’autre lèvre de la plaie. Des herbes aromatiques écrasées, entre autres l’oregano, servent à diminuer l’inflammation.
  10. Riche filon à fleur de terre.