Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/Devant la douleur/Chapitre VII

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Nouvelle Librairie Nationale (I à IVp. 288-313).

CHAPITRE VII


Lamalou-les-bains. — L’enfer des nerveux.
Les grandes alertes. — Le Dr Privat et Duchenne de Boulogne.
Causeries dans la chaleur. — Auguste Brochet, Brochard, Hecq,
Lemoine, Onfroy de Bréville, Schnerb, Noirot, Bigot.
La vie plus forte que la mort. — Une crise de l’esprit.



Il est peu d’endroits aussi beaux, aussi sombres, aussi âpres, aussi pathétiques que les eaux de Lamalou, dans l’Hérault, tout près de la petite ville de Bédarieux, arrondissement de Béziers. Mon père est mort avant d’avoir consacré à cette station thermale, où l’on soigne les grandes maladies nerveuses, notamment le tabès, le livre qu’il projetait sous ce titre : La Doulou. Lui seul pouvait l’écrire, avec cette double vision poétique et sincère, qui lui appartenait en propre. À défaut de ce qui eût été un poignant chef-d’œuvre, on trouvera ici quelques notes et une vue d’ensemble, dont l’unique mérite sera l’exactitude.

Imaginez un grand ravin, brûlant en été malgré de beaux arbres. Le long de ce ravin sont échelonnés trois postes ou mieux trois prises de l’eau singulière, connue dès l’antiquité, où ceux qui marchent mal et que parcourent de soudaines douleurs viennent chercher un soulagement. On distingue ainsi Lamalou le haut, dont la source est plus chaude, Lamalou le centre et Lamalou le bas, la plus fréquentée. Il y a vingt-cinq ans, un casino et quelques hôtels — nous descendions à l’hôtel Mas — constituaient les seules distractions ; mais elles ne manquaient certes pas de saveur.

J’ai vu là le vieux Dr Privat, qui avait connu et hébergé Duchenne de Boulogne, le maître méconnu de la pathologie nerveuse avant Charcot. C’est à Duchenne de Boulogne qu’on doit, outre l’analyse à peu près complète du rôle des muscles dans les attitudes, les gestes et l’expression faciale, la description ne varietur du tabès ou ataxie locomotrice, de l’atrophie musculaire progressive et de la paralysie labio-glossolaryngée. Cet homme de génie avait l’amour de l’indépendance, l’horreur des fonctions et charges officielles. Chaque matin, muni du rudimentaire arsenal électrique dont on disposait de 1850 à 1869, il parcourait les hôpitaux, sollicitant de la bienveillance des chefs de service la possibilité de réaliser ses expériences. Il disait « mes petites expériences ». Quelques-uns l’accueillaient gentiment. D’autres, devinant sa valeur et le jalousant, blaguaient ses « marottes » devant leurs élèves. Mais Duchenne supportait ces tracas sans se plaindre, tout absorbé par son rêve intérieur. Le Dr Privat, passant par Paris, lui dit un jour : « Tu devrais venir me voir à Lamalou. On rencontre là de bizarres rhumatisants, qui t’intéresseraient sans doute vivement ».

C’était le temps où Duchenne de Boulogne étudiait, sur quelques rares sujets, l’ataxie locomotrice progressive, dont la localisation anatomique et l’origine étaient profondément inconnues. Il accepta l’invitation de son confrère. Le papa Privat, merveilleux observateur lui-même, le représentait débarquant à Lamalou avec son baluchon de pauvre homme et sa petite machine électrique. C’était le soir. On mangea un morceau, on se coucha. Le lendemain Duchenne, levé dès l’aube, voyait passer sous sa fenêtre plusieurs malades se rendant au bain. Il bondissait dans la chambre de son hôte, réveillé en sursaut.

— Hein, quoi ? qu’est-ce qui te prend, tu as cassé ta machine ?

— Il s’agit bien de cela… C’en est… écoute-moi. Privat… Ils en sont… Oui, les gens qui défilent là, dans la rue, et qui lancent leurs jambes en marchant comme cela, — Duchenne faisait le geste de stepper, — je les ai reconnus. Ce sont des ataxiques. Ils m’appartiennent. Je vais les interroger tous, tous, tous.

Aussitôt, avec une fièvre de recherche et de joie qui lui faisait trembler les mains, le savant à instinct de chien de chasse commençait son enquête. Il ne dormait plus, ne mangeait plus. forçait le père Privat à écrire cinq heures par jour sous sa dictée. En deux semaines, il avait établi le syndrome du tabès, troubles oculaires et vésicaux, douleurs fulgurantes, notamment dans la sphère du cubital, incoordination de la marche, tel que nous le connaissons aujourd’hui : « Rien n’était merveilleux, disait le Dr Privat, comme d’assister à ce portrait en pied, et destiné à défier les âges, auquel le maître ajoutait chaque jour un trait ou une couleur ». C’est ainsi que, venu pour une huitaine, Duchenne de Boulogne demeura trois mois à Lamalou. Il devrait y avoir sa statue, un peu en avant même de celle de Charcot.

C’est néanmoins Charcot qui a fait la fortune de ces eaux, où il envoyait sa nombreuse clientèle, des gens de tous les pays. La science ainsi avait eu la sagesse de se conformer à l’usage. Les résultats thérapeutiques étaient variables. J’ai vu des malades sinon guéris, — on guérit de tout, même de l’ataxie — tout au moins grandement améliorés dès les premiers bains de Lamalou. J’en ai vu d’autres seulement distraits ou consolés par le voisinage de camarades plus atteints. Car la pitié est bannie à l’ordinaire de ces stations thermales où tout le monde souffre, ainsi que des sanatoria pour névropathes. Ils se réjouissaient de n’en être pas au point de celui-ci, qui était complètement paralysé, ou de celui-là, qui était aveugle, ou de cet autre dont les os se brisaient comme verre, sans réfléchir que c’était là ce qui les attendait, eux aussi, pour le lendemain, le surlendemain, ou le lundi au plus tard.

Le tabès atteint toutes les clés de la vie. Il est fertile en surprises atroces, dont la dernière est la mort subite par choc bulbaire ou ictus. Mais quelquefois il joue avec sa victime, lui ménage des améliorations passagères ou prolongées. Quelquefois aussi il rétrocède, s’efface, disparaît comme un mauvais rêve. Ceci laisse espérer qu’un jour ou l’autre la médecine qui soigne aura raison de lui. Malheureusement, à l’époque dont je vous parle, la médecine qui regarde, la médecine spectatrice tenait le haut du pavé. L’ambiance matérialiste, antireligieuse, de fatalité résignée ou stoïque, y était pour beaucoup. Les affections des centres nerveux sont le plus directement en contact avec l’état de l’âme du patient. Elles agissent sur cet état, mais elles sont aussi agies par lui. Je crois même cette deuxième réaction, du moral sur le physique, beaucoup plus importante et décisive que la première. Or, l’atmosphère de foi, de miracle, de prières est une atmosphère de guérison, au lieu que l’atmosphère de scepticisme, d’incrédulité, d’athéisme est une atmosphère de catastrophe. Ceci est non une improvisation en l’air, mais le résultat de très nombreuses observations, poursuivies par mon père et par moi, précisément à Lamalou. Le grand palliatif de la douleur, c’est l’opium. La morphine faisait fureur à Lamalou et les piqûres du poison euphorique y étaient aussi nombreuses que celles des moustiques. Quand on avait fini de raconter ses souffrances, leur siège, leur qualité, leurs alternatives, on passait aux doses de toxique ; l’émulation s’y mettait, comme pour l’étalage de la douleur.

— Madame, je suis à un gramme par jour.

— Oh ! cela n’est guère. Je suis, moi, à un gramme cinquante.

Celle qui s’exprimait de la sorte était une femme mince, à l’air triste, et qui avait dû être belle. Mais l’abus de la morphine, par-dessus les douleurs fulgurantes, avait fait d’elle un ivoire cruellement sculpté, au fond duquel brillaient deux trop grands yeux magnifiques.

« Moi, je me demande à chaque injection si je ne vais pas m’administrer de quoi… oui, là-haut… filer et très vite. »

Celui qui s’interrogeait ainsi, d’une voix douce et chantante, était un Russe puissamment riche, ingénieur en chef d’une compagnie de chemins de fer. Chargé de conduire devant le train impérial, de Saint-Pétersbourg à Moscou, un train témoin destiné à sauter au cas où la voie eût été minée par les anarchistes, il était descendu aveugle et trébuchant de la plate-forme de la locomotive. L’appréhension et la tension cérébrale lui avaient en quelques heures fait franchir le trajet de la santé apparente à l’ataxie avancée. Or, il avait deux cécités, qui se succédaient le long de ses journées monotones : la blanche, à peu près tolérable, et la noire, tellement insupportable qu’elle lui infligeait l’envie du suicide et qu’il ordonnait alors à son domestique de ne plus le quitter d’une semelle.

Il arriva à ce malheureux, au cours de son traitement à Lamalou, une bizarre aventure. Frappé de congestion cérébrale, il perdit, pendant une semaine environ, l’usage de la parole. Quand celle-ci lui revint, il bredouilla un langage que personne autour de lui ne comprenait. Mais voici que le garçon d’hôtel, natif de Palma de Majorque, admis auprès du malade pour son service, reconnut tout à coup, dans ces syllabes mystérieuses, le patois des îles Baléares. On sut plus tard que le Russe avait eu une nourrice catalane. Les mots de sa petite enfance lui étaient remontés aux lèvres, dès que, par le retrait de l’hémorrhagie cérébrale, il avait pu remuer celles-ci.

Pendant de longues années, ce Russe envoya à mon père et au professeur Charcot, aux environs de la Noël, un pain de caviar exquis, non pas fluent, mais compact, analogue à la savoureuse poutargue des Martigues. Quand ce cadeau cessa, on supposa que le pauvre homme avait lui-même cessé de souffrir.

Il n’est pas d’usage de guérir la morphinomanie des ataxiques. Le retour des douleurs térébrantes qu’ils endurent rendrait la suppression trop aléatoire, trop éphémère. Quand un de ces malades vient le trouver, Sollier lui-même, le grand vainqueur des intoxications chroniques, hoche la tête, fait la moue et trouve une bonne raison pour « remettre ce petit traitement-là ». Mais il arrive que le poison, pris en trop grande quantité, ne soulage plus et alors les patients supportent le double poids de la drogue et du tabès. Certains, que la contrainte diabolique de la piqûre à heure fixe désespère, essaient de diminuer eux-mêmes leurs doses. On les voyait assis farouches, tournant sans politesse le dos à leurs compagnons de géhenne, ne répondant aux questions que par de sourds grognements, consultant leurs montres toutes les cinq minutes, afin de constater s’ils avaient gagné un délai. Bientôt, n’y tenant plus, ils disparaissaient, le temps de la chère, de l’indispensable piqûre et revenaient le sourire aux lèvres, la pupille brillante, affables, empressés, avides de sympathie. Il fallait faire semblant de ne s’être aperçu de rien.

Des êtres beaux, jeunes, riches, frappés par l’inexorable mal, alors que la vie leur souriait, promenaient dans la longue rue de Lamalou leur affreuse amertume, se regardaient lancer la jambe en avant avec une grimace de colère, juraient sourdement, revenaient à l’espérance tel matin où le docteur avait constaté une amélioration, puis retombaient à leur marasme quand leur réflexe rotulien — baromètre de l’état médullaire — s’exaspérait à nouveau. J’ai vu là un garçon de trente ans qui se brisa, pour un choc léger, trois os en trois jours, alors qu’il se croyait guéri. C’est miracle qu’il ne se soit pas brûlé la cervelle. Mais il criait et pleurait comme un enfant, sur un fauteuil, en pleine lumière devant l’hôtel, essayant de remuer sa jambe inerte.

Un autre, qui avait une jeune femme souple, charmante et voluptueuse, dont il était terriblement jaloux, — vu sa propre défaillance, tenant à l’état de sa moelle, — souffrait mort et passion dès qu’un homme s’approchait de sa coquette. Il avait imaginé de prendre le flirteur comme confident et de lui exposer par le menu la terrible syphilis dont il était atteint. Ainsi réussissait-il à faire le vide autour de celle que chaque nuit il désirait passionnément et vainement. Non loin de lui, son contraire, qu’exténuait l’arc d’Éros implacable, promenait une mine rouge et furibonde et faisait peur aux servantes de l’hôtel, jeunes et saines Méridionales que l’anormal n’enchantait pas du tout. Me croirez-vous si je vous confie que le contraste de ces deux individus diversement frappés était, parmi les pensionnaires de l’hôtel Mas, un sujet de plaisanteries faciles et continuelles. En ces cercles de l’Enfer, la nature prend sa revanche par le rire ; et la pathologie elle-même et les manies des médecins, non moins falotes que celles des malades, deviennent autant d’éléments comiques, d’objets d’amusement, de distractions pour les victimes. Il n’y a là nulle méchanceté. Quelques-uns, particulièrement solides quant au moral, en arrivent à blaguer leur mal, à le tourner en dérision. Ils semblent lui dire : « Tu ne m’auras pas… » Ce n’est pas une très mauvaise tactique de résistance.

Le plus accablant, c’est l’insomnie chronique. Il y avait là des énervés paroxystiques qui ne dormaient — et encore à l’aide du chloral — que deux heures par nuit. Ils essayaient de tout, du silence, de l’immobilité, de la numération intérieure, puis se levaient, arpentaient les corridors, marchaient dans la cour, remontaient, se recouchaient. Leur journée, mêlée à une semblable nuit, faisaient d’eux d’étranges somnambules, d’une susceptibilité, d’une acuité intellectuelle fantastiques. Tous nous racontaient qu’une image — visage de femme, souvenir heureux, parfum, air de musique, chant d’oiseau — leur était indispensable, les accompagnait, les hantait pendant leurs déambulations ; et, quand ils la perdaient, c’était le désespoir. J’ai toujours pensé que l’obsession n’était qu’un chapitre de l’insomnie ; car tel dort souvent, par toute une partie de son cerveau, qui se croit bien et dûment éveillé.

Un de ces damnés avait sa femme légitime à l’hôtel Mas et sa maîtresse à Lamalou le haut. Pendant la nuit, il faisait la navette de l’une à l’autre. J’entendais, à travers la cloison, les pleurs de sa femme pendant son absence, car elle ne voulait pas, étant très bête, se mettre dans la tête qu’il était un grand malade. Elle murmurait : « Ce sont des lubies… » Quelquefois, au retour, il la battait ou bien lui demandait pardon, et sitôt le pardon obtenu, essayait de dormir, n’y parvenait pas, se relevait et repartait. Pendant de longues années, il a été à la tête d’une très importante administration comportant de lourdes responsabilités. Je me suis souvent demandé comment il s’en tirait.

La maladie nerveuse met à la puissance deux, au carré — comme disent les algébristes — les qualités et les défauts de ceux qu’elle touche. Elle les taille ainsi que des crayons, selon l’expression de mon père. L’avare devient un hyperavare et rend des points à Harpagon. Le jaloux dépasse Othello. L’amoureux tourne au frénétique. Sur un rythme de danse macabre, chacun court, de plus en plus vite, à l’assouvissement de son tempérament. Mais, par contre, les âmes nobles, généreuses, désintéressées acquièrent, dans la douleur incessante, de nouvelles forces d’altruisme, un épanouissement céleste de la bonté. C’était le cas d’Alphonse Daudet.

L’arrivée du grand écrivain était impatiemment attendue par les habitués de Lamalou. Dès le premier soir, nous avions autour de nous un cercle d’une soixantaine de personnes, visages connus et amicaux qui nous souriaient malgré leurs tortures. C’est le plus extraordinaire spectacle d’attraction morale auquel il m’ait été donné d’assister : « Ah ! voilà Daudet… voilà Alphonse avec Léon ! » Léon, comme vous l’imaginez, était là en hors-d’œuvre, en cure-dents. — « Nous vous attendions pour la promenade au Vidourle… Nous vous attendions pour la partie de Montpellier… Ah ! voilà Alphonse Daudet… Mme Mas, voilà Daudet, votre maison va changer d’aspect. »

Effectivement tout se transformait. La présence d’Alphonse Daudet, son exemple, sa persistante gaîté, son infatigable charité, ses paroles d’encouragement agissaient dans le sens des eaux, apaisaient l’énervement général, les querelles sottes, dissipaient la méfiance et la haine. Quelle que soit leur condition, les malades nerveux, étant les plus impressionnables, sont ceux qui réagissent le plus vite aux courants de sympathie ou d’antipathie. Le procédé de mon père était très simple. Il disait que la maladie chronique est un mauvais hôte, qu’il faut s’occuper d’elle le moins possible, ne pas se laisser surmonter par elle, poursuivre tant qu’on le peut ses occupations ordinaires, ne pas secouer ses responsabilités familiales, bref» faire son ménage» comme en temps normal.

— C’est là une affaire d’entraînement, je vous assure, — poursuivait l’auteur de Sapho. — Je ne crois pas que je puisse guérir, Charcot ne le croit pas non plus ; et cependant je m’arrange toujours comme si mes sacrées douleurs allaient me quitter demain matin.

— Allez, monsieur Daudet, interrompait l’ingénieur russe, vous avez de bons yeux. Mais si vous les perdiez… comme j’ai perdu les miens…

— Cher monsieur, vous n’ignorez pas — et tous les médecins ici vous le répéteront avec moi — que les troubles oculaires du tabès ne sont pas définitifs. Il se peut très bien que vous retrouviez la vue aussi rapidement qu’elle vous a quitté.

— C’est exact, interrompait notre cher ami d’Agen, Edouard Belloc, une des natures les plus fines et les plus aimantes que j’aie rencontrées ici-bas. — L’an dernier j’ai été aveugle pendant une semaine. Je me désolais, quand un beau matin les objets me sont redevenus sensibles, d’abord à la périphérie d’un grand cercle noir, qui est allé se rétrécissant. J’ai retrouvé le monde extérieur avec plaisir, je vous en réponds. Ma pendule, le papier de ma chambre, tout me semblait nouveau et magnifique. — La cécité n’est pas la plus rude épreuve, — ajouta celui qui ne pouvait dormir plus de deux heures. — Le pire est d’avoir dans l’esprit une rumeur de foule qui se sauve à travers la nuit. Imaginez le bruit d’une eau dont toutes les gouttes seraient vivantes.

— Non, non, le pire c’est de ne rien sentir du tout, de ne plus éprouver la joie, ni la peine, de ne pas connaître le goût de ce qu’on mange, de ce que l’on boit. Et c’est mon cas. Je les ai tous consultés, tous, en Allemagne, en Angleterre, Charcot en France. Ils n’ont rien su que me donner des consolations banales. Avant cela j’étais marié, messieurs, et j’adorais ma femme. Elle est tombée malade, elle est morte. Cela ne m’a pas plus remué qu’une pierre. On répétait autour de moi que l’excès de mon chagrin m’empêchait de manifester. Quelle blague ! Je ne pleurais pas, parce que je n’avais pas envie de pleurer.

Celui-là, propriétaire campagnard, possesseur de terres importantes, avait une mine molle et comme bouillie. Quand on lui adressait la parole, il répondait par un faible sourire, stéréotypé sur sa face poupine. On lui posait les questions les plus baroques, quant aux divers supplices que son anesthésie totale lui eût permis d’endurer avec la même impassibilité. La taquinerie glissait sur son indifférence. Néanmoins il était musicien et remarquable improvisateur. Mon père, afin de détourner ses plaintes, le forçait à s’asseoir au piano. Wagner, Chopin, Gluck, Beethoven, il savait tout par cœur, il jouait tout ce qu’on lui demandait. Ensuite, il continuait pour son propre compte, et nous admirions le contraste de ses mains courant sur le clavier avec emportement et lyrisme et de ce visage immobile, rond et froid.

— Saperlipopette ! Vous n’êtes pas content de posséder ce talent-là ?

— Je m’en fiche profondément, et s’il n’y avait pas les dames, j’emploierais même un autre mot.

En dehors du cercle de conversation, de plus en plus animé et joyeux, — tant l’espérance est vigilante auprès des pires afflictions, — se tenaient deux ou trois solitaires, des solitaires complets. Ceux-là ne s’expliquaient pas sur leur cas, sur la raison qui les amenait à Lamalou. Maussades et muets, les yeux cernés d’un orbe violet, ils manifestaient néanmoins une certaine curiosité vague, s’approchaient, écoutaient quelques phrases, puis s’éloignaient sur un regard gelé qui me permet, encore aujourd’hui, de poser ce diagnostic difficile, avec une probabilité très approchée. À l’observateur averti, l’homme se livre par sa démarche, sa bouche, sa voix et son regard, ces quatre clés étant dans l’ordre d’importance. La femme, ayant dressé son regard et sa voix au mensonge, — c’est une nécessité de sa condition vis-à-vis du mâle, — ne se livre guère que dans son allure et dans son rire. Puis il y a le peuple immense des distraites et des distraits, qui sont malaisément lisibles.

L’ataxie est fréquente chez les Espagnols et les Américains du Sud appartenant aux classes aisées. Ceux-ci abondaient à Lamalou. Ils étaient extrêmement sociables, toujours proches du rire et de l’apitoiement. Nous contractions là, avec eux, de ces amitiés intenses et éphémères, qui ont le charme des illusions acceptées comme telles des deux parts. Que de visites promises à Rio de Janeiro et à Buenos-Ayres, que de belles parties projetées !

« Surtout, vous ne nous ferez visiter ni vos haciendas, ni vos hôpitaux perfectionnés. Il n’y a rien de plus intolérable qu’un hôpital perfectionné. »

Tenez ce propos à un Américain du Nord, il vous regardera avec stupeur et dégoût. Ceux du Sud ont joliment plus d’esprit. Avec eux on s’entend tout de suite à demi-mot. Ils n’insistent pas. Au lieu que l’enfant de New-York, Boston ou Chicago, surtout s’il est savant, ingénieur ou businessman, demande sur tout des explications à n’en plus finir et prétend vous développer en un quart d’heure la puissance industrielle de sa nation. C’est terrible.

Pour les promenades aux environs, on s’entassait dans deux ou trois breaks, que la bonne Mme Mas bourrait de succulentes provisions. On partait après le bain du matin, et il était convenu en général que le bain de l’après-midi serait reporté à six heures ou même sacrifié. Ceux qui connaissent les manies inflexibles des baigneurs jugeront à ce simple trait du prestige et de l’influence d’Alphonse Daudet. Le plus fort, c’est que ces pique-niques étaient extrêmement gais, pleins de chants, de farces, de bonhomie, comme une bambochade de bons bourgeois, de gens bien portants aux environs de Paris. L’atrophique musculaire cessait pour un moment de palper ses mains amaigries, l’ataxique de tâter ses réflexes, de gémir ou de s’emporter, le demi-aphasique d’essayer son vocabulaire réduit, l’impuissant de ronger son frein. Cette troupe de tragédiens involontaires se laissait aller à la comédie, envoyait au diable les ordonnances, les vains régimes, les prescriptions. Deux ou trois docteurs — car les études médicales ne préservent pas de l’ataxie — se trouvaient toujours avec nous, prêts à intervenir en cas d’alerte. Mais il n’y eut jamais d’alerte, je veux dire de mort subite, au cours de ces innocentes distractions.

L’accident — cela s’appelle, en termes polis, un accident — s’est produit une demi-douzaine de fois à Lamalou pendant nos multiples séjours.

— Monsieur, cette jambe est-elle à vous ou à moi ?… demandait un paralytique à son voisin de piscine.

— Je crois, monsieur, qu’elle est à vous.

Comme il achevait ces mots, le pauvre diable perdit le souffle avec la vie. L’autre appela le garçon, le brave Téron, qui ne put que constater le décès. Que voulez-vous ? D’une façon ou d’une autre, quand l’heure sonne, il faut bien s’en aller. Un danseur ataxique venait régulièrement à Lamalou. Ce n’était pas un artiste célèbre. Il n’était même pas Russe. Néanmoins il dansait fort bien et la maladie, qui gênait sa marche, lui avait, en bonne fille, laissé ses entrechats. Comme il sortait du bain, un camarade lui conseilla par manière de plaisanterie de rentrer à l’hôtel en dansant. L’autre accepte le défi, exécute une pirouette et tombe mort sur la route, aux côtés de son compagnon épouvanté.

N’allez pas croire que ces événements jetassent la consternation parmi les baigneurs. Ces choses fâcheuses arrivent aussi bien aux individus d’apparence saine et robuste qu’aux autres. Il vient à Lamalou des malades modestes ou pauvres et des malades très riches. Quand le malade laissait une femme et des enfants dans l’indigence, on faisait aussitôt une discrète collecte, dont le chiffre était en général fort élevé. Les Espagnols, les Russes, les Américains du Sud se montraient particulièrement généreux. C’était mon père qui se chargeait de faire accepter par les survivants la somme ainsi recueillie. Je vous assure qu’il s’en acquittait bien.

Notre ingénieur aveugle et millionnaire se faisait lire, chaque jour, trois ou quatre journaux français. À la vieille marchande qui venait les lui porter à l’hôtel, mon père fit un jour cette confidence en provençal : « Cet homme-là ne vous paiera pas… vous pagara pas. » À partir de ce moment, la vieille devint inquiète. Elle ne remettait qu’un journal sur quatre et elle demandait au domestique de son client, puis à son client lui-même, quand aurait lieu le règlement de comptes. Si bien qu’à la fin le Russe s’informa, apprit le motif de ces interrogations et, très amusé, remit à la méfiante un billet de cent francs. Pour le coup, elle supposa que le billet était faux et elle l’apporta à mon père, lequel après l’avoir examiné gravement, prit une mine de doute sévère, en hochant la tête. La vieille ne crut à la réalité du don que quand elle tint, dans le creux de sa main ridée, cinq pièces d’or, soumises aussitôt à l’épreuve du tintement sur la pierre. On en rit dans tout Lamalou pendant deux jours.

C’était grande fête quand Alphonse Daudet après le dîner, ajustant son monocle, lisait de tout près et commentait un chapitre de Montaigne ou de Rabelais, deux auteurs qui ne le quittaient jamais. Nous avons conservé pieusement ces exemplaires, imprimés en caractères lisibles, mais assez fins, sur lesquels les eaux de Lamalou et de Néris ont laissé leurs marques gondolées, car mon père les emportait au bain, ce qui émerveillait le fidèle Téron.

« Eh ! bon Dieu, monsieur Daudet, mais vous devez les savoir par cœur, vos petits livres. Ce ne sont pourtant pas des bréviaires ! »

Les chapitres où Montaigne parle de ses maux, de sa merveilleuse colique, donnaient lieu à toutes sortes de réflexions sur l’aptitude à supporter qui varie selon les individus. Il y avait là des prêtres ataxiques, lesquels, bien entendu, n’avaient jamais usé de morphine et acceptaient chrétiennement des douleurs surhumaines, alors que les médecins, en général, dès les premières atteintes du mal, recourent aux poisons calmants. Les uns et les autres racontaient ce qu’ils éprouvaient, comment ils luttaient contre la tentation de la piqûre, comment ils s’y abandonnaient. On n’imagine pas les variétés chinoises, les exquisita supplicia du bourreau tabes, « le plus grand des anatomistes — disait mon père — et qui dessine un trajet nerveux avec une habileté de dentellière ». Mais il ne faut pas croire que les atrophiques musculaires, chez qui tout se passe à la muette, soient mieux partagés, car ils ont l’angoisse affreuse d’assister à la disparition de leurs muscles et des mouvements correspondants : « Docteur, docteur, je ne puis plus lever le bras que jusqu’ici… Docteur, le champ de mon effort est encore rétréci depuis hier. Je ne puis plus soulever la chaise que je soulevais avant-hier. »

Les remarques que suscitait Montaigne étaient nombreuses et variées. Les névropathes sont grands lecteurs. Ils connaissent leur affaire, les phases par lesquelles ils doivent passer, les complications qui les menacent, les traitements que l’on peut essayer. Ils ergotent, et l’auteur des Essais est le roi des ergoteurs, puisqu’il mêle à ses bavardages délicieux jusqu’aux auteurs de l’antiquité. Ces caquets d’un coliquard sublime avaient donc le plus grand succès. La lecture ne durait jamais longtemps, une demi-heure tout au plus. Mon père avait à un très haut point le sentiment de la fatigue d’autrui, de la capacité d’attention qu’il convient de ne pas dépasser. Il ne laissait pas non plus les commentateurs se perdre dans des discours oiseux. Mais, le livre une fois fermé, les gens venaient le consulter sur les répercussions morales de leur maladie, lui exposer leurs doutes, leurs scrupules, leurs remords, leurs difficultés familiales. C’est, je pense, de ces innombrables confessions qu’est né chez lui le projet du « marchand de bonheur ».

Souvent, en remontant dans nos chambres, il s’avouait excédé de tant de confidences et me priait de lui lire à mon tour une page de Pascal ou de Bossuet, nos deux auteurs de secours, si l’on peut dire. De lit à lit, car nos chambres communiquaient, nous échangions nos impressions en évitant les noms propres ; les murs des hôtels ont des oreilles. Nous récoltions chaque jour la substance de dix romans, tous plus impossibles à écrire les uns que les autres. Ainsi me vint de loin l’idée de la Lutte, — où il est question à la fois de la tuberculose et du morphinisme, — et de la Mésentente, qui traite de la frigidité conjugale. Mais le grand sujet sur lequel nous revenions sans cesse et que nous nous étions promis d’attaquer un jour — hélas ! — en collaboration, c’était celui des rapports du physique et du moral, ou mieux de la domination du physique par le moral. L’avenir de la médecine nerveuse est là. Nous possédons, avec la volonté, une force de pétrissage, de réfection, de refonte organique dont nous ne soupçonnons pas encore l’importance. J’appelle application de la volonté non le fait de répéter : Je veux, en serrant les dents et les poings, mais l’exercice quotidien appuyé, précis, portant au même endroit, de la faculté qui meut toute notre machine. L’assiduité et l’attention sont deux rebouteuses de premier ordre. Chacun de nous, s’il se guette avec clairvoyance et s’il a le courage de se prendre en mains, a en soi le docteur idéal, le docteur passionné pour son client, le docteur toujours prêt, dont rêvent les pauvres neurasthéniques et les vieilles dames couvertes de petites lésions. L’homme ignore les trois quarts de ses ressources et il meurt sans les avoir employées, comme il meurt sans avoir joué de la centième partie des combinaisons intellectuelles que lui permettrait la souplesse infinie de son cerveau. Nous sommes comparables à des laboureurs qui vivraient sur un hectare de culture, abandonnant cinq cents hectares à la friche.

Le climat de Lamalou, accablant en été, est cependant propice à l’activité de l’esprit. Arrangez cela. En outre, parmi ses compagnons d’infortune, Alphonse Daudet rencontrait, en ce coin perdu de son Languedoc, des partenaires dignes de lui. En première ligne : le philosophe Brochard et l’historien Auguste Brachet. Nous nous arrangions chaque année, eux et nous, pour nous retrouver ensemble à Lamalou. Ces causeries à quatre dans la cour de l’hôtel, le jardin du casino et sur la route chaude, sont parmi mes plus chers souvenirs.

La maladie de Brochard donnait l’impression de l’accident ; sauf cela, il était solide et robuste, au physique et au moral. Il la traitait en circonstance accessoire, avec une intrépidité parfaite. Chaque année sa diplopie augmentait et ce lui devait être une souffrance, car il aimait à contempler la beauté des femmes et des paysages et il lui fallait constater le rétrécissement progressif de son champ visuel. Sa voix demeurait forte, persuasive, détachant les périodes d’un argument comme les mots. Il venait de publier son magistral ouvrage sur les Sceptiques grecs. Nous en parlions. Les idées gagnent à sortir toutes chaudes d’un cerveau en ébullition, tel que celui de cet enseigneur incomparable. Il en est d’elles ainsi que des gaufres, qu’il faut savourer séance tenante.

Mon père lui disait : « Brochard, je vous tiens. Je suis faible en philosophie. Je n’ai jamais pu y mordre. Mais on dit que tout est dans Aristote. Expliquez-moi ce qu’est Aristote, Léon profitera de la leçon.

— Ah ! ah ! — Brochard souriait malicieusement. — C’est un peu comme si vous me demandiez de vous expliquer en gros l’univers. Car Aristote est une de ces cervelles où tout s’est condensé et reflété. Néanmoins je vais essayer. »

Sa manière d’exposer était si belle et si intéressante, si serrée et pleine d’horizons, que nous demeurions à l’écouter pendant deux, trois heures, sans lassitude. Quelquefois nous l’interrompions pour demander une glose complémentaire. Cela l’enchantait : « Quels bons élèves ! » Il levait les bras au ciel. Puis : « Vous savez qu’on nous regarde. Les gens se demandent : quel est ce pet-de-loup qui fait la classe à Alphonse Daudet ? »

Il possédait ce don qui ne s’acquiert pas : l’autorité. On le sentait tellement ferré sur les penseurs soumis à son examen qu’il était inutile de discuter son interprétation, puisqu’elle était certainement la bonne. Cependant il avouait avoir plusieurs fois changé de point de vue quant au criticisme allemand. Il en parlait de haut, avec une toute autre liberté que Burdeau, littéralement dominé et possédé par Kant. Comme je lui manifestais mon étonnement, il me répliqua : « Ce qui intéresse Burdeau, ce ne sont pas les idées. C’est le parti qu’il en peut tirer. » Impossible de dire plus courtoisement d’un collègue qu’il est avant tout un politicien.

Je crois que Brochard, s’il avait vécu, aurait aisément damé le pion au rhéteur Bergson et à cette recrudescence du vieux topo connu, depuis la thèse fameuse de Boutroux, sous le nom de « bateau de la qualité ». Il peut se résumer ainsi : l’intelligence, qui perçoit selon le temps et l’espace, ne perçoit que des quantités. La sensibilité, ou si vous préférez l’intuition, perçoit seule les qualités. Donc, toute philosophie de la qualité doit s’appuyer sur l’intuition. Donc, haro sur l’intelligence ! Les tenants de ce sophisme démodé — bien que les bergsonettes et quelques nigauds le croient à la mode — aboutissent à cette hérésie intellectuelle qui consiste à faire fi du seul outil de la connaissance : la raison. Ils dégringolent fatalement, logiquement, dans ce trou du subsconscient ou de l’inconscient, que je considère pour ma part comme la pourriture de l’esprit. Une fois là dedans, on peut dire tout ce qu’on veut, et même, s’il vous plaît, avec éloquence, attendu qu’on se meut dans l’invérifiable, dans la fumée, dans les nuées où Polonius n’a jamais été le seul à diagnostiquer des chameaux et des belettes. Ce penchant de l’instinct de paresse et de sensualité, cet opium métaphysique, qu’on appelle intuitivisme ou autrement, était précisément odieux à Brochard, ainsi que la niaiserie dite « faillite de la science » à laquelle Brunetière faisait un sort en ce moment-là. Bien qu’il aimât le monde et fréquentât la société polie, Brochard n’avait rien de commun avec ces philosophes et professeurs « bien pensants » qui flattent les préjugés des classes riches sur l’inutilité de l’application et de l’étude. D’un crétin pommadé il disait carrément : « C’est un crétin », et d’un paradoxe : « C’est un paradoxe. » En avons-nous ri ensemble, de la faillite de la science de ce brave Brunetière, le long du chemin qui va de l’hôtel Mas à Lamalou le haut et inversement !

Brochard expliquait aussi que les stoïciens étaient des gens qui aimaient à voir les choses comme elles sont. L’humanité, en général, préfère les voir comme elles ne sont pas. La foule pense et agit d’après ces absurdes principes, qu’il y a des effets sans cause, des résultats sans efforts, des efforts sans résultats, que si l’on ferme les yeux, les choses cessent d’exister, les maux d’empirer, que le cyanure de potassium n’empoisonne pas toujours, que la pesanteur ne précipite pas toujours les corps avec une vitesse accélérée, que l’oxygène n’est pas absolument indispensable à la vie. La faillite de la science est ainsi toute réalisée pour les masses, sans que les masses soient allées à la science. Dans ces développements, Brochard était impayable et mon père lui donnait la réplique en vrai chrétien qui savait, lui aussi, regarder son mal en face. Ces duos, en cet endroit, de deux grands malades environnés de menaces, l’un tout concret, l’autre tout abstrait, mais se rejoignant par leurs cimes, avaient quelque chose d’héroïque.

Nous prenions nos repas dans la salle commune, à une petite table à part, avec Brochard et Auguste Brachet. Ce dernier avait sur tout des vues de génie. Il n’était pas ataxique mais, attribuant à ses nerfs le mauvais état de ses vaisseaux, il venait de lui-même à Lamalou, après avoir étudié dans Vulpian la question des vasa vasorum et des vasa nervorum. Il était grand, barbu, presque chauve, avec des yeux directs et sévères. Nous l’admirions et nous l’aimions sans réserves, mon père et moi. Son accent, ses propos, son rire ironique, le reniflement particulier qui accompagnait ses aphorismes, cet ensemble si vivant, si captivant n’a jamais cessé de hanter ma mémoire. À vingt et un ans, Auguste Brachet publiait sa Grammaire historique et son Dictionnaire étymologique. Quinze ans plus tard, il publiait L’Italie qu’on voit et l’Italie qu’on ne voit pas. Quand je l’ai connu, il préparait une Psychologie des peuples européens dont une bonne partie a dû être achevée avant sa mort. Ses essais sur la psychologie et la pathologie des rois de France renferment, au milieu d’erreurs de position, des pages infiniment curieuses. Mais cette œuvre, si diverse et fournie, demeure peu de chose à côté de l’immense usine toujours en mouvement, toujours flamboyante qu’était l’imagination observatrice de notre ami. Ancien Fléchois, il avait eu comme camarade à la Flèche le général Boulanger. Lié avec le protestant Rossel, qui sombra si malheureusement dans la Commune et fut fusillé, puis lecteur de l’impératrice Eugénie et observateur attentif des menées du diplomate italien Nigra, chartiste, linguiste, physiologiste, véritable encyclopédie ambulante, Auguste Brachet avait au plus haut point le sens des intérêts français, des combinaisons diplomatiques et politiques qui doivent les servir ou les ébranler.

Il répétait : « Mon seul mérite consiste dans l’objectivité. En matière de relations extérieures, je ne hais ni je n’aime. Je regarde où est l’avantage de mon pays, voilà tout. »

Ses trois livres de chevet — sans métaphore, car il lisait une grande partie de la nuit — étaient Machiavel d’abord, — « au-dessus de tous les autres, comme un roi », disait-il, — Commines et Guichardin. Il affirmait qu’ils se complétaient. Il savait par cœur la vie de Castruccio Castracani et il en tirait des applications sauvagement comiques à « l’amitié confiante des Italiens pour les Français ». Il avait démonté le « misogallo signor Crispi » pièce à pièce et « à la façon d’une pendule » pour son amusement personnel. Il voyait dans le Génois Léon Gambetta le meilleur et le plus docile agent de la politique allemande après 70 et l’énoncé de cette vérité me faisait ouvrir de grands yeux. Le peuple italien, en dépit, ou plutôt en raison même de ses gesticulations, était, à ses yeux, le plus froid d’Europe, le plus calculateur, le moins susceptible d’emballement et aussi le plus subtil en politique.

La date de ces propos : de 1885 à 1892. Brachet était réaliste, comme ceux qui construisent l’avenir d’après les expériences du passé. Il citait le mot de Chamfort : « On ne joue pas aux échecs avec un bon cœur. »

— Le mot de Bismarck à l’ambassadeur d’Italie après la guerre de 1870-71 : « Pourquoi voulez-vous acquérir un territoire, puisque vous n’avez pas perdu de bataille ? »

— Le mot de Bismarck sur Freycinet : « Je le vois très bien tenant les rênes d’un grand désastre. »

— Cet autre mot sur le Bavarois : « Il est quelque chose d’intermédiaire entre l’Autrichien et l’homme. »

— Cet autre sur l’ambassadeur de France : « Vous le reconnaîtrez à ce signe qu’il ne sait pas un mot de la langue du pays auprès duquel il est accrédité. »

— Cet autre sur d’Arnim : « Un gentilhomme qui avait le tort de parler quand il avait bu. »

— Cet autre sur un diplomate : « Il ne faut pas l’écouter. Il faut le regarder dans les yeux. »

— Cet autre sur de Beust, qui se vantait de ce que Bismarck n’avait jamais pu soutenir son regard ; « Il se trompe, c’est l’odeur de sa bouche que je ne peux pas supporter. »

Et combien d’autres, que j’oublie, mais qui dilataient Brachet d’une allégresse silencieuse, au cours de laquelle il montrait ses dents étincelantes : « Maintenant, Léon, nous allons prendre un bock. J’ai besoin d’abaisser ma température. » Cette excuse pour la soif nous enchantait, mon père et moi. La locution avait fait fortune : « Je vais abaisser ma température à l’aide d’un joli verre de vin blanc. » Nous l’avions surnommé Commines, en raison de son auteur préféré, et beaucoup de baigneurs, à notre suite, l’appelaient innocemment « Monsieur Commines », ce dont il se déclarait très flatté.

On venait de traverser le boulangisme. Brachet, qui avait fait une étude spéciale du problème de la popularité, affirmait qu’il y entre de l’étonnement et que quelques pintes de sang étranger, provoquant cet étonnement, font bien dans le paysage. Il disait : « Boulanger n’est pas intelligent, mais il a une puissance de séduction personnelle, qui tient à ses origines maternelles écossaises. Il a naturellement les réactions, les réflexes qui plaisent à la masse de nos compatriotes. Il ne serait perdu que le jour où il écouterait les avis du dehors, au lieu de suivre ses propres impulsions. » Il ajoutait : « Ce qui a fait l’immense popularité du général Bonaparte, c’est ce qu’il avait en lui d’italien. Imaginez un chat se présentant comme chien au suffrage d’une assemblée de chiens. Les chiens songeront : « Ce chien est épatant. Il grimpe aux arbres, il aboie d’une façon que nous ne pouvons pas imiter. Prenons-le comme chef, il nous amusera et il nous conduira à la victoire. » De même pour Gambetta, « Génois avant tout et qui au fond méprisait sincèrement les Français ». En d’autres termes, l’homme populaire, selon Brachet, était un composé mi-parti de qualités ou de défauts autochtones et d’un apport venu de l’extérieur. Il concluait : « Nous sommes toujours le pays du pavois, de l’acclamation. »

Un de ses aphorismes préférés était celui-ci : « Le Français est logicien… comme le diable. Son précipice, c’est le cartésianisme et l’amour de la symétrie. »

Un autre était que le principal don du chef véritable est de savoir appliquer la force au moment opportun, afin de s’épargner une casse ultérieure plus grande. Louis XI, selon lui, possédait ce discernement au plus haut point : « C’est certainement cela qui avait séduit Commines. » Il chérissait la mémoire de Philippe le Bel. Le seul politique intéressant de la Révolution était, à son avis, Maximilien Robespierre, avec cette restriction qu’il appliquait la force à contretemps, que l’esprit de géométrie ruinait en lui l’esprit de finesse. Il méprisait avec violence les prétendus hommes d’État de la République, notamment Jules Ferry, dont il déclarait l’œuvre abjecte et antinationale. Son ardent patriotisme ne distinguait dans la foule des parlementaires, de droite comme de gauche, — car il y avait encore une droite à ce moment-là, — que des profiteurs et des bavards. Il pensait de la puissance juive exactement ce qu’en pensait Drumont, auquel il accordait le don suprême : l’objectivité. Il pensait des conservateurs d’assemblée que c’étaient les plus niais des hommes et totalement inéducables, « attendu qu’ils puisent leurs principes dans des livres et des illusions transmises » non dans les faits. C’est lui qui, le premier, m’a enseigné le dégoût et le mépris du libéralisme, « une invention que les peuples autoritaires inculquent aux voisins dont ils veulent se débarrasser ; la plus grande cause de déchéance, car elle est au rebours des réalités ».

Son expression favorite, quand on lui parlait d’un de ces pontifes d’erreurs, tel un Emile Ollivier, ou un Jules Favre, ou un Jules Simon — ses trois bêtes noires — était celle-ci : « Je l’aurais fait fusiller comme un singe vert. » Je n’ai jamais songé sans émotion aux colères dans lesquelles le mettaient les atténuations apportées par les journaux « bien pensants » aux monstruosités et gaffes diplomatiques de la République. Car il lisait douze à quinze feuilles par jour, sans compter un nombre infini de revues françaises, anglaises et allemandes. En vue de sa « psychologie des peuples européens », il collait, sur des registres ad hoc, les faits et jugements qui lui semblaient les plus caractéristiques, les plus représentatifs. Collection prodigieusement instructive qu’il m’autorisait à feuilleter. À Lamalou, dès huit heures du matin, j’allais l’attendre à la sortie de son bain et je ne le quittais qu’à onze heures du soir. Car son enseignement unique associait, dans un mélange qui n’appartint qu’à lui, la psychologie, ou mieux la physiologie, la politique extérieure et l’histoire. Quelle misère que la démocratie, où de pareilles forces sont perdues pour un pays ! Quels services n’eût pas rendus à son Prince et à la France un pilote lucide tel qu’Auguste Brachet !

Le hasard voulut qu’un juif autrichien, dont j’ai oublié le nom, mais qui a joué un certain rôle dans la finance internationale, se trouvât à Lamalou en même temps que Brachet. Sans méfiance, ce « délicieux Hébreu » — comme disait notre ami — se lança, à l’heure du café, dans une déclaration de sympathie pour la France qui faisait loucher par son excès même. Brachet s’amusa d’abord à le pousser tant qu’il put dans cette direction fatale, puis, quand l’autre fut bien emballé, il lui demanda comment il se faisait que la presse autrichienne menait campagne dans tel sens contre nous, que le gouvernement autrichien avait pris telle mesure qui nous était hostile, que les livres scolaires autrichiens renfermaient tels et tels passages manifestement gallophobes. À ce moment, le délicieux Hébreu, comprenant, mais trop tard, à quel redoutable adversaire il avait affaire, se mit à bredouiller et bafouiller lamentablement. Brachet, poursuivant ses avantages, le poussa, l’adjura, le secoua, le frictionna, tant et si bien que le pauvre diable finit par avouer que ni ses compatriotes, ni lui-même n’aimaient la France tant que cela : « On a… verstehen sie… la courtoisie… — Ya, ya, et à l’occasion un bon petit couteau entre les omoplates, n’est-il pas vrai ? » L’ami intermittent des Gaules riait d’un air gêné, mais sa rage intérieure était visible et délectait notre bon Commines. Ce fut une séance inoubliable, après laquelle Brachet me dit : « Il faut bien que nous ayons, nous aussi, nos petites expériences de laboratoire. D’autant mieux que ce manieur d’argent a tout à fait des yeux de cobaye. C’est égal, désormais il y regardera à deux fois avant d’ouvrir son cœur en public. »

Il faisait de Crispi un portrait inoubliable, de Polichinelle conspirateur, menteur, débauché, ignorant et fainéant comme un lazzarone, mais passionné pour la grandeur de son pays, haïssant la France et pendu, comme un amoureux, aux basques rudes du prince de Bismarck. Un type d’aventurier patriote.

Il avait un tic, qui consistait à ne pas supporter qu’on marchât, la nuit, du même pas que lui derrière lui. En ce cas, il se retournait et, d’un accent rogue : « Passez devant, monsieur, je vous prie. » Les clichés sur la fraternité humaine le mettaient hors de ses gonds et il affirmait que la capacité de haine est en raison de la proximité géographique. Le caractère anglais lui apparaissait comme à égale distance de tous les caractères continentaux et quand on lui demandait : « Vous sont-ils sympathiques ? », il répondait : « Je ne sais pas ce que cela veut dire. Le tout est de savoir si nous avons les uns et les autres, à tel moment, profit à nous rapprocher. »

Tel était, dans ses grandes lignes, cet esprit puissant et original, qui a fortement impressionné tous ceux admis à le fréquenter. Il était, je crois, lui-même, d’origine grenobloise, car il disait en parlant de Stendhal : « Mon Chinois de compatriote. » Grand admirateur de la valeur militaire, il donnait le pas à ceux « qui mettent leur peau comme enjeu sur le tapis ». Le tempérament juriste l’agaçait : « Qu’est-ce qu’un code, qu’une loi écrite, qu’un décret ? Une émanation d’une volonté humaine, qu’une autre volonté peut défaire et refaire. La superstition du texte imprimé est bouffonne. Avec quatre hommes et un caporal, je me charge de faire dire en cinq minutes à un jurisconsulte tout le contraire de ce qu’il a dit. Il n’y a pas de décret qui vaille un roulement de tambour. »

Outre Brochard et Brachet, nous rencontrions à Lamalou Georges Hecq, qui fut plusieurs fois chef du cabinet du ministre de l’Instruction publique et qui faisait la pluie et le beau temps au Secrétariat des Beaux-Arts. Jeune encore, charmant, spirituel, ce fonctionnaire émancipé qui fut le modèle des Larroumet et des Roujon, auxquels il était de beaucoup supérieur, supportait mal les terribles souffrances d’une rapide sclérose de la moelle. Contraint de s’appuyer sur une canne, il lui arrivait de lancer celle-ci au plafond en pestant, puis il avait une crise de larmes, qu’il allait cacher dans sa chambre. Mon père s’était attaché à lui. Il le consolait de son mieux. Après bien des exhortations, Hecq avait l’air de se résigner, prenait pendant quelques jours son mal en patience, soudain se rebiffait à nouveau et tout était à recommencer. Entre ces accès de désespoir, il racontait en déblayant d’excellentes histoires administratives, car il avait horreur des longueurs et des raseurs. Nous avions imaginé, quand un de ces derniers, fréquents dans toutes les stations thermales, prenait la parole, de tirer nos montres hors de nos goussets et de déclarer : « Vous avez cinq minutes pour traiter votre sujet, monsieur.… », ainsi que cela se pratique dans les examens. Cette innocente petite blague nous a évité bien des ennuis.

Il y avait des récalcitrants, par exemple l’excellent Lemoine, mathématicien et organisateur des soirées musicales qui portent son nom. C’était un petit vieillard sautillant et instruit, rempli de calembours et de coq-à-l’âne. Ayant apprivoisé une chouette, il répétait volontiers : « Rien n’est chouette comme l’idem. » Cela n’était rien, mais ne s’était-il pas mis dans la tête de nous faire connaître son « point de Lemoine » qui se trouve, paraît-il, dans le triangle ? À peine avait-il commencé, pour la dixième fois, sa démonstration, que Hecq s’écriait : « Allons bon, il y a un fou grimpé sur le toit de l’hôtel. » Tous les yeux se dirigeaient de ce côté et le théorème était interrompu. Ou bien : « Avez-vous senti cette odeur de brûlé ? faisait Hecq, la mine inquiète. Il y a certainement le feu quelque part. » Tout le monde cherchait aussitôt l’origine de ce problématique incendie. Jamais le bon Lemoine ne put parvenir à nous expliquer son point.

J’ai gardé un souvenir exquis du digne M. Onfroy de Bréville, magistrat d’autrefois, plein de pénétration et de bonhomie, auquel des journaux stupides cherchèrent une mauvaise querelle, parce qu’il s’était permis, comme président de cour d’assises, de manquer d’égards à l’assassin de trois femmes, Pranzini. Cette ridicule campagne de presse donna lieu à une mémorable causerie sur la fausse pitié. Y prirent part — outre M. de Bréville — Brochard, Brachet, Hecq, un magistrat fort âgé qui s’appelait M. Noirot, — il appartenait, je crois, à la Cour des comptes, — et enfin Bigot, le désagréable critique de la Revue bleue. Sauf Bigot, amoureux de la contradiction et de la grinche comme Brunetière, tous maudissaient le tour d’esprit qui pousse à plaindre le meurtrier, non la victime, et à s’attendrir sur le sort des canailles. Ce fut l’occasion pour Brachet de couper le cou à un nombre imposant de singes verts. À notre groupe vint se mêler l’ancien préfet Schnerb, dont le nom avait été souvent prononcé, peu de mois auparavant, à l’occasion de l’affaire Schnœbelé et qui, lui non plus, ne donnait pas dans le godant humanitaire. J’ai gardé le souvenir de cette discussion parce que le duo de mon père et de Brachet y atteignit à la plus haute éloquence, spontanée, naturelle, frémissante comme une passe d’armes en plein soleil, et aussi parce que le personnel de l’hôtel et jusqu’à des paysans, attirés par le bruit des voix, faisaient le cercle autour de nous. On apercevait ces têtes sérieuses, luisantes, qui approuvaient, riaient, tendaient l’oreille de façon à ne pas perdre une syllabe. C’était un Décaméron languedocien et tel qu’en aucun autre endroit il n’eût, j’imagine, été possible. Un philosophe, un politique psychologue, un romancier, deux fonctionnaires, deux magistrats examinèrent, sous ses divers aspects, pendant tout un après-midi, cette articulation de la pitié et de la société qui a tant fait couler d’encre et de sottises.

On finit par tomber d’accord que le meilleur moyen d’ensanglanter une constitution, c’est encore d’y inscrire la compassion obligatoire. La terreur suit de près, et les plus grands massacres ont tenu, au cours de l’histoire, à l’intervention des hommes sensibles.

Stimulante à l’excès pour l’intelligence, l’atmosphère de Lamalou était déprimante pour l’expansivité d’un étudiant de vingt ans, condamné au spectacle quotidien de la souffrance, de la déchéance et de la mort. Je faisais le brave, j’adorais mon père et je pensais que les eaux lui étaient salutaires, mais je me demandais quelquefois, avant de m’endormir, s’il me serait possible de passer toute ma vie dans ce paysage de désolation qu’est la clinique des maladies nerveuses et autres. Une aspiration naturelle au lyrisme, à la santé et à la bonne humeur, qui fait le fond de mon caractère, était perpétuellement refoulée par les plaintes de Hecq, les lamentations de l’aveugle russe, le progrès de l’atrophie musculaire chez celui-ci ou celui-là, les pronostics navrés du Dr Privat ou du bon Dr Boissier, qui parlaient devant moi comme devant un confrère. Je savais qu’aucun de ceux qui venaient là, si remarquables qu’ils fussent par leurs talents et leur patience, ne ferait de vieux os, que la plupart étaient menacés des pires complications et des plus soudaines, que la mort était derrière la porte. L’extrême cordialité, la confiance, l’amitié qu’apportait mon père, me rendaient plus douloureuses encore, à la longue, ces amères et intimes constatations. Je rêvais de médications héroïques qui eussent résolu les scléroses de la moelle et du cerveau, de fonte miraculeuse des pachyméningites et des tumeurs, de guérisons par la volonté, par un sérum, par une inoculation de venin, par l’aimant, même par les forces inconnues que nous groupons sous le nom de pesanteur. L’inertie de la thérapeutique, en face de lésions qui devraient être curables ou au moins modifiables, me surprenait et m’indignait. Alors à quoi bon l’étude, à quoi bon les concours, à quoi bon le sacrifice des plus belles années de l’existence, si l’on devait aboutir à ce nihil, à cette abstention, à des palliatifs pires que tout, comme la morphine ?

Je m’ouvris de mes doutes et de mon ennui à Brachet. Il me répondit avec une bienveillance toute paternelle, mais aussi avec le tour d’esprit fataliste d’acceptation qui caractérisait ceux de son temps. À l’entendre, les affections du système nerveux profond échapperaient toujours à un traitement soit empirique, soit rationnel, parce que, situées aux sources mêmes de la vie, elles étaient hors de nos atteintes. Un grand nombre d’entre elles étaient héréditaires. On n’agirait jamais sur l’hérédité. Ces arguments ne me convainquaient pas.

— Êtes-vous déterministe, Léon, sapristi ? Ou n’êtes-vous pas déterministe ? Je vous croyais admirateur de Claude Bernard.

— Mais ne pensez-vous pas que les travaux de Claude Bernard sur le curare soient précisément un essai, une amorce d’intervention possible dans les centres médullaires ?

— Peuh ! Plutôt une réaction qui lui permit de dissocier physiologiquement les cellules motrices de la moelle. D’ailleurs, quand ces cellules sont détruites, Méphistophélès lui-même y perdrait son latin.

Brochard, malgré sa formation, toute différente de celle de Brachet, me tenait des discours analogues. Aujourd’hui, où je vois les choses de loin et de haut, je me demande quel vent de découragement avait soufflé sur ces hommes éminents et les portait à croire qu’en médecine comme en morale, comme en politique, l’être humain n’a qu’à observer et à subir. C’est la grande différence qui nous sépare de nos prédécesseurs. On eût dit qu’un mauvais génie leur avait infligé l’ablation de la faculté de résistance, mieux que cela, d’offensive contre le mal. Il est bien vrai que c’est la foi qui sauve, dès ici-bas, et que la foi, dans toutes ses manifestations, leur manquait. Ce grand ressort était, soit brisé, soit amoindri chez les meilleurs d’entre eux.

Or, le changement d’orientation de mes contemporains immédiats, les nombreuses écoles que j’ai faites depuis vingt ans et aussi les transformations des conceptions médicales et politiques m’ont prouvé que presque aucun mal n’est fatal, que presque tout est curable, sujet à révision et à amélioration, et qu’on peut intervenir efficacement jusque dans l’hérédité. Autant l’optimisme béat, c’est-à-dire inactif, est une sottise, autant l’optimisme, compagnon de l’effort, pour sortir des difficultés, des souffrances, des lésions fonctionnelles ou organiques, est légitime. L’école de l’immobilité, l’école de la Salpêtrière a fait son temps. Non seulement par l’application des sérums, mais encore par les greffes animales, par l’étude des minéraux, des colloïdaux, des substances radioactives, de la volonté humaine nous arrivons aujourd’hui à intervenir victorieusement là où naguère on se croisait les bras. Le moment approche où les centres nerveux eux-mêmes, si abrités et cachés qu’ils soient, devront compter avec les messages chimiques, physiques, endoscopiques ou moraux que nous leur adresserons. Ceci soit dit pour rassurer les malades ou les inquiets qu’auraient attristés mes peintures. Il s’agit, non de la faillite de la science, — comme le prétendait ce nigaud tendu de Ferdinand Brunetière, — mais d’une application nouvelle de la science, collaboratrice de notre énergie, et dans le sens de notre bien.

Pour quiconque veut fermement revenir à la santé mentale, matérielle ou politique, le retour à la norme n’est jamais, jamais, jamais impossible. Il faut seulement que chacun apprenne à connaître ses ressources. Celles-ci, Dieu merci, sont infinies.