Souvenirs diplomatiques de Russie et d’Allemagne (1870-1872)/03

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Souvenirs diplomatiques de Russie et d’Allemagne (1870-1872)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 133 (p. 573-600).
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SOUVENIRS DIPLOMATIQUES
DE RUSSIE ET D'ALLEMAGNE
(1870-1872)

III.[1]
ENTRETIENS AVEC LE PRINCE DE BISMARCK. — M. POUYER-QUERTIER A BERLIN. — NOMINATION DE M. DE GONTAUT COMME AMBASSADEUR.


VIII. PREMIER ENTRETIEN AVEC LE PRINCE DE BISMARCK

Avant mon départ de Versailles pour Berlin, nous avions eu déjà plusieurs difficultés avec l’Allemagne, par suite des interprétations diverses que pouvait autoriser l’exécution du traité de paix. La revue que M. Thiers avait passée le 28 juin, à l’occasion de la rentrée de nos troupes à Paris, motiva une demande d’explications de la part du comte de Waldersee, qui se plaignait, au nom de son gouvernement, en termes très vifs, que nous eussions manqué à nos engagemens, en dépassant notoirement l’effectif militaire que nous étions autorisés à entretenir jusqu’à l’entière exécution du traité de paix. Si la réclamation du gouvernement allemand pouvait être fondée, le ton de la note était assez péremptoire pour que nous eussions le droit de nous en formaliser, et en arrivant à Berlin, je trouvai sur mon bureau, à l’Ambassade, le jour même où j’en prenais possession, l’instruction de me plaindre du procédé à la chancellerie fédérale. Ce n’était pas un très agréable début ; mais M. de Thile, vis-à-vis duquel j’exprimai mes regrets de devoir inaugurer mes fonctions par une réclamation de ce genre, voulut bien me donner des explications satisfaisantes et qui mirent fin à l’incident. Il était clair, néanmoins, que l’Allemagne était décidée à réclamer sans merci tout ce que le traité de paix lui donnait le droit d’exiger du vaincu.

Nous en eûmes bientôt une nouvelle preuve dans un autre incident plus sérieux qui motiva ma première entrevue avec le prince de Bismarck. Le général de Manteuffel qui, n’ayant pas de responsabilité politique, cherchait à adoucir le plus possible toutes les difficultés qui pouvaient survenir, et dont on se louait personnellement à Versailles, avait laissé voir sa disposition à hâter, en ce qui dépendait de lui, l’évacuation des départemens occupés par les troupes allemandes. Il s’était montré, par suite, favorable à l’idée de signer une convention, qui aurait amené la remise des forts de Paris encore occupés par l’armée prussienne et l’évacuation, au 31 août, des départemens de la Seine, Seine-et-Oise, Seine-et-Marne et Oise, moyennant le paiement immédiat de 250 millions.

L’affranchissement de notre capitale et des départemens qui l’avoisinaient immédiatement, était le premier pas sérieux dans la voie de notre libération, et M. Thiers y attachait une légitime importance. Malheureusement, au lieu de traiter avec M. de Bismarck, soit par l’intermédiaire de l’ambassade à Berlin, soit par celui du chargé d’affaires d’Allemagne à Paris, le gouvernement français avait cherché à profiter des dispositions bienveillantes du général de Manteuffel, qui était alors à Compiègne, pour négocier avec lui. Un projet de convention avait été rédigé et envoyé directement par lui à la ratification de l’empereur, qui se trouvait alors à Coblentz. Le comte de Waldersee fut seulement prévenu par notre ministre des affaires étrangères de l’existence de cette négociation, et il avait répondu, — c’est du moins ce que M. de Rémusat m’écrivit après coup de Paris, — que bien qu’il regrettât que l’affaire n’eût pas passé par ses mains, il inclinait à croire que son souverain ratifierait la convention.

Je n’avais pas été mis au courant du projet, dont je ne fus informé qu’ultérieurement. Si l’on m’avait-consulté, j’aurais conseillé la marche régulière qui devait nous donner deux mois après un résultat satisfaisant par la signature de la convention du 12 octobre ; mais il faut reconnaître néanmoins, à notre décharge, que du moment où le commandant en chef de l’armée allemande, demeuré en France, prenait sur lui de négocier une convention qui était toute à notre avantage, comme me l’écrivait M. de Rémusat, il nous était bien difficile de ne pas profiter de son bon vouloir et de supposer qu’il pût traiter, sans y être autorisé par le chancelier. Ce ne fut pas le sentiment du prince de Bismarck, et l’on va juger du degré de mécontentement qu’il en éprouva, au moment où il en eut connaissance.

A mon arrivée A Berlin, j’avais remis à M. de Thile la lettre qui m’accréditait comme chargé d’affaires auprès du ministère des affaires étrangères d’Allemagne, on sait, en effet, que les envoyés du rang d’ambassadeur ou de ministre, sont seuls accrédités auprès du souverain lui-même. Le prince de Bismarck était parti pour Varzin peu de jours avant mon arrivée, et il avait été convenu que je le verrais à son passage par Berlin, qu’il devait traverser pour se rendre aux eaux de Gastein. Je supposais que l’entrevue serait courte et de simple étiquette, mais il en fut tout autrement.

Le 12 août, je reçus de M. de Thile l’avis que le chancelier, qui venait d’arriver de Varzin, me recevrait le soir même à 9 heures. Je fus exact au rendez-vous, et je n’attendis pas une minute. A l’heure dite, j’entrai dans le cabinet du prince de Bismarck, que je trouvai en petit uniforme, suivant son usage, derrière un grand bureau. Il me reçut avec beaucoup de politesse, me pria de m’asseoir en face de lui, m’offrit un cigare, en prit un lui-même, et alors commença un entretien qui dura deux heures et dont à certains momens, au début surtout, la chaleur fut en rapport avec celle de la température extérieure. Le thermomètre marquait ce jour-là 31 degrés centigrades. J’en envoyai le lendemain le compte rendu à M. de Rémusat. Voici quelques-uns des principaux passages de cette dépêche qu’il me paraît possible de publier aujourd’hui sans inconvéniens. Ils montrent combien la sagesse de la France et des divers gouvernemens qui se sont succédé chez nous depuis cette époque, a justifié notre pays des accusations qui lui furent adressées ce jour-là, et auxquelles vingt-cinq années de paix et de relations mutuellement correctes ont complètement répondu :

« Berlin, le 13 août 1871.

« Monsieur le Ministre,

« Ainsi que j’en ai informé Votre Excellence par le télégraphe, j’ai eu hier soir avec le prince de Bismarck un entretien de près de deux heures, dont, en raison de son importance, je vous dois un compte détaillé. Le chancelier fédéral avait été péniblement impressionné par la nouvelle de la convention soumise à la ratification du roi par le général de Manteuffel et négociée en dehors de lui par cet officier général et notre Ministre des finances[2]. Aussi, tout en me disant qu’il avait désiré entrer en rapports personnels avec moi, il était aisé de comprendre qu’il tenait à me communiquer ses impressions, car ne passant que vingt-quatre heures à Berlin, il aurait pu, comme il l’a fait pour d’autres membres du corps diplomatique, se dispenser de me recevoir.

« Aussi, après quelques phrases de politesse, et quand j’eus exprimé ma confiance dans l’amélioration des rapports entre nos deux pays, motivée par le désir et le besoin qu’avaient les deux nations de la paix, le chancelier fédéral me dit qu’il était heureux de m’entendre tenir ce langage, mais que quant à lui, il était d’un avis tout différent. Il ne croyait pas qu’en France on voulût sincèrement le maintien de relations amicales entre les deux pays. L’état de l’opinion, l’attitude de notre presse, dont il fit venir un certain nombre d’articles qu’il me plaça sous les yeux, le langage peu affirmatif du gouvernement lui-même, semblaient indiquer que nous voulions prendre bientôt notre revanche.

« Comme je me récriais hautement contre de semblables paroles, qui ne causeraient pas moins d’étonnement en France qu’elles ne m’en faisaient éprouver au moment où je les entendais moi-même, le prince de Bismarck m’a répondu : « A vous dire franchement ma pensée, je ne crois pas que vous feuilliez maintenant rompre la trêve qui existe. Vous nous paierez deux milliards, mais quand nous serons en 1874[3] et qu’il vous faudra acquitter les trois autres, vous nous ferez la guerre. Eh bien ! vous comprenez que, si vous devez reprendre les hostilités, il vaut mieux pour nous, sinon pour vous, que ce soit plus tôt que plus tard. Attendez dix ans et recommencez alors, si le cœur vous en dit. Jusque-là ce serait pour vous un suicide, mais ceci c’est votre affaire. Je ne me fais pas d’illusion. Il ne serait pas logique de vous avoir pris Metz qui est français, si des nécessités impérieuses ne nous obligeaient pas de le garder. Je n’aurais pas voulu, en principe, conserver cette ville pour l’Allemagne. Quand la question a été examinée devant l’empereur, l’état-major m’a demandé si je pouvais garantir que la France ne prendrait pas sa revanche un jour ou l’autre. J’ai répondu que j’en étais au contraire très convaincu, et que cette guerre ne serait probablement pas la dernière de celles qui éclateraient entre les deux pays. Dans cette situation, m’a-t-on dit, Metz est un glacis derrière lequel on peut mettre cent mille hommes. Nous avons donc dû le garder. J’en dirai autant de l’Alsace et de la Lorraine. C’est une faute que nous aurions commise en vous les prenant, si la paix devait être durable, car pour nous ces provinces seront une difficulté. — Une Vénétie, ai-je répondu, avec la France derrière ? — Oui, m’a dit le chancelier ; une Vénétie, avec la France derrière. »

« Les paroles de Votre Excellence, — ai-je cru pouvoir répondre au prince de Bismarck, en le priant d’excuser ma franchise, — me semblent prouver une chose ; c’est que nous sommes plus logiques qu’elle. Vous avez signé la paix et votre langage est celui de la guerre. Nous avons signé la paix et, malgré les accusations que je viens d’entendre, nous en pratiquons la politique. Nous tenons nos engagemens, nous devançons même le terme de nos échéances. Nous ne vous demandons qu’une chose, c’est de hâter, autant que possible, l’évacuation de notre territoire. Vous venez de voir bien des blessés, vous savez que ce qui irrite la plaie, c’est la présence du corps étranger dans la blessure. Vous êtes pour la France sanglante et meurtrie ce corps étranger. Nous n’avons rien contre vous, en tant qu’Allemands : les deux nations ne sont pas prédestinées à s’entre-tuer. Ce sont deux fortes races, d’aptitudes diverses, mais qui devraient vivre côte à côte en bonne intelligence, unies par les liens d’une civilisation commune, si la fatalité ne les avait pas jetées l’une sur l’autre. C’est le devoir des gouvernemens de les calmer, et c’est ce que nous faisons. Rationnellement, vous ne pouvez nous demander davantage. Vous nous avez imposé des conditions de paix d’une dureté exceptionnelle et jugées telles par toute l’Europe. Nous ne pouvons en témoigner notre satisfaction aux yeux du monde entier. Ce que vous pouvez vouloir de nous, c’est d’être ce que nous sommes, patiens, résignés, ponctuels à nous acquitter de nos obligations.

« — Mais, a répondu le prince de Bismarck un peu radouci, le langage de M. Thiers à la tribune n’est jamais affirmatif pour le maintien de la paix » ; et comme je protestais hautement, en ajoutant qu’il n’y avait qu’à relire son dernier discours pour être convaincu du contraire. « D’ailleurs, a repris le chancelier, son pouvoir est contesté chaque jour. Pouvez-vous me dire avec certitude qui gouvernera demain la France ? Au surplus, comme je l’ai déjà dit, l’opinion est plus forte que lui, et dans ce moment même, il s’organise une ligue à Paris intitulée Ligue de la délivrance de l’Alsace-Lorraine, au sujet de laquelle j’ai prié notre chargé d’affaires de porter plainte auprès du comte de Rémusat.

« Comment voulez-vous, d’ailleurs, que nous fassions de bonnes affaires ensemble, lorsque votre ministre des finances traite avec un général qui n’est qu’un chef de corps d’armée et n’a pas de pouvoirs politiques ? Le comte Arnim était le plénipotentiaire désigné par nous pour les conférences de Francfort. A ses ouvertures, vos plénipotentiaires ont toujours déclaré depuis six semaines qu’ils étaient sans instructions. Nous ne pouvons continuer à marcher de la sorte. Aussi vais-je prier l’empereur d’envoyer le comte Arnim à Paris en mission extraordinaire, pour régler directement avec votre gouvernement toutes les questions pendantes. »

« J’ai répondu au prince de Bismarck que, sur ce dernier point, j’étais persuadé que M. Thiers et Votre Excellence seraient charmés d’entretenir des rapports avec un personnage investi de toute la confiance du chancelier. Le gouvernement ne s’était adressé au général de Manteuffel que parce qu’à Francfort et à Berlin, personne n’était en mesure de répondre aux questions urgentes qui étaient à régler entre les deux gouvernemens. J’avais reçu le matin même de Francfort une lettre de M. de Clercq, dans laquelle il m’exprimait le regret de ne pouvoir obtenir aucune réponse des plénipotentiaires allemands et me priait de faire hâter l’envoi de leurs instructions. Je demandai au chancelier la permission de lui en donner lecture, l’ayant par hasard sur moi, et c’est ce que je fis, avec son assentiment.

« Quant au reproche adressé à M. Thiers, il ne me paraissait pas davantage fondé. C’est surtout comme représentant d’une politique pacifique et pour la faire prévaloir au sein de l’Assemblée nationale que vingt-huit départemens l’avaient nommé. Quant à son pouvoir, il était sans doute combattu, comme tous les pouvoirs électifs, mais il ne l’était pas plus que ne l’avait été pendant quatre ans celui du prince de Bismarck lui-même, qui avait gouverné la Prusse avec une Chambre qui lui refusait systématiquement le budget. Nous n’en étions certes pas là, car l’Assemblée nationale ne cessait par ses votes de lui témoigner sa confiance. Il n’en avait pas toujours été de même à Berlin. Je pouvais même ajouter sans indiscrétion, car le fait était public, que la guerre de 1866 avec l’Autriche avait, dans sa pensée politique, été l’œuvre à peu près personnelle du prince de Bismarck. Ces souvenirs pouvaient être invoqués sans crainte, car ils appartenaient désormais à l’histoire. « Le prince de Bismarck ne m’a pas paru mécontent de cette réponse et de mes allusions à son rôle personnel, car la franchise et même une certaine carrure de langage sont loin de lui déplaire. Il n’a plus rien ajouté sur ce chapitre, et j’ai profité de ce moment de bon vouloir pour lui demander d’obtenir du roi la concession d’une amnistie à ceux de nos prisonniers, retenus encore en Allemagne dans les forteresses, pour avoir commis des délits pendant leur captivité.

« A cet égard, M. de Bismarck me répondit que pour les soldats coupables de simples délits, on pourrait voir plus tard ce qui serait possible, mais que, quant à ceux qui avaient frappé des soldats allemands, il ne jugeait pas le moment venu de recommander au roi une mesure de clémence en leur faveur, au moment même où à Poligny, dans le Jura, ses compatriotes avaient été l’objet de mesures odieuses de la part des Français et sans empêchement ni protestation des autorités.

« Je suis revenu alors sur l’évacuation, dont cet exemple même, en supposant que la nouvelle fût confirmée, démontrait la nécessité ; mais le prince de Bismarck y a vu, au contraire, un motif de la maintenir. Que craignez-vous ? lui ai-je dit alors, en supposant même, ce que je me refuse absolument à admettre, que nous veuillons la revanche dont vous parlez et qui n’est jugée possible par personne en France, d’ici a bien longtemps ; avec notre frontière ouverte et votre mobilisation immédiate, vous aurez toujours l’avance du temps sur nous. Votre armée, je le sais depuis que je suis en Allemagne, est impatiente de rentrer dans ses foyers. Croyez-moi, l’évacuation est dans votre intérêt comme dans le nôtre. »

Le chancelier me parut un peu ébranlé dans ses idées, et il m’a dit avec une légère hésitation : « Il y a peut-être du vrai dans ce que vous dites, mais il faudrait que nous eussions confiance dans vos intentions et, ne pouvant l’avoir, nous préférons garder aussi longtemps que possible le gage que nous avons entre les mains. »

………………………

J’ai cru utile de citer les principaux passages de cet important entretien, parce qu’il montre combien la France fut bien inspirée en ne justifiant pas par son attitude ultérieure les prévisions du chancelier fédéral. À ce moment, du reste, il faut en convenir, le prince de Bismarck parlait un peu sous l’impression du mécontentement que lui avait fait éprouver une négociation irrégulièrement conduite ; mais il exprimait, néanmoins, d’une manière précise sa façon de voir, sans en adoucir, par aucune atténuation de langage, la catégorique dureté. Les déclarations sur Metz et sur l’Alsace-Lorraine ont une valeur historique d’autant plus grande qu’il les a en partie renouvelées depuis devant le Reichstag, ou ailleurs, et il est bon, en tout cas, qu’elles ne demeurent pas inconnues. Enfin, pour ceux qui tiennent à étudier de près le caractère du grand antagoniste que le hasard des événemens, plus que ses intentions premières, avait placé en face de nous, le récit de cet entretien est peut-être de nature à éclairer davantage sa physionomie et à faire connaître le point de vue exact auquel il se plaçait au lendemain de la guerre franco-allemande.

En recevant cette dépêche, M. de Rémusat m’écrivit une lettre particulière dans laquelle il approuvait de tous points mon langage vis-à-vis du chancelier fédéral et dont j’extrais le passage suivant :

« Versailles, 20 août 1871.

« … Vous avez eu raison de le dire bien haut, nous voulons la paix, et c’est parce que nous la voulons franchement que nous souhaitons l’évacuation du territoire français par les troupes allemandes. Tant que cette évacuation n’aura pas lieu, la paix conservera les apparences d’une trêve, et des conflits inévitables empêcheront le retour à des sentimens pacifiques entre les deux nations.

« Quant à la Ligue alsacienne de Paris, c’est un projet qui n’a pris jusqu’ici aucune consistance, mais qui n’en est pas moins contraire au droit des gens et en contravention avec un article du Code pénal. La suppression de la Société a été ordonnée. Vous pouvez en donner l’assurance.

« Si nos négociations ont éprouvé quelque incertitude, cela tient à la diversité des lieux où elles ont été entamées et où nous avons affaire à des agens qui ne paraissent pas assurés de la nature et de l’étendue de leur pouvoir. »

Quant à l’incident même qui avait motivé surtout les plaintes du chancelier, c’est-à-dire la convention signée par le ministre des finances et le général de Manteuffel en dehors de lui, M. de Rémusat m’envoyait, dans une dépêche officielle, les explications que j’ai fait connaître plus haut et qui étaient de nature à lui restituer sa véritable portée. Ce fut un malentendu regrettable, mais momentané, et qui ne devait pas laisser de trace durable dans l’ensemble de nos relations. Voici, au surplus, le texte de cette dépêche officielle qui mit fin à l’incident.

« Versailles, 22 août 1871.

« Monsieur le marquis, les termes dans lesquels le prince de Bismarck s’est exprimé avec vous au sujet des pourparlers que nous avons été amenés à engager à Compiègne et où nous puisions l’espérance d’obtenir une plus prompte évacuation de notre territoire par les troupes allemandes, dénotent que le chancelier de l’Empire ne s’est pas rendu un compte exact des mobiles qui nous ont fait agir.

« Nous avons une trop haute idée de l’autorité qui lui appartient, auprès de son souverain, pour supposer que quoi que ce soit d’important puisse se négocier et se conclure en dehors de lui, et nous ne nous sommes engagés dans des pourparlers avec le général de Manteuffel sur l’évacuation de notre territoire que dans la pensée que le prince de Bismarck devait en avoir connaissance et ne les désapprouvait pas. Je tiens au surplus à vous mettre au courant des circonstances qui ont précédé et motivé le projet de convention préparé de concert entre M. Pouyer-Quertier et le général de Manteuffel, et je ne crois pouvoir mieux faire, dans cette vue, que de vous communiquer la dépêche ci-jointe que j’ai écrite à M. de Clercq, avec le texte même de l’arrangement. Il nous importe, au plus haut point, qu’un malentendu, reposant sur des questions de forme, ne vienne pas compliquer et entraver une négociation, dont l’objet est pour nous d’un si grand intérêt. Nous ne savons pas encore d’une manière positive si le comte d’Arnim, sur qui le prince de Bismarck a arrêté son choix pour traiter avec nous, recevra l’ordre de se rendre à Paris, ou si la délibération se suivra à Francfort entre lui et nos plénipotentiaires ã la Conférence. Dans tous les cas, nous serons heureux de nous trouver en présence d’un homme en possession de l’entière confiance du chancelier de l’Empire.

« Nous désirons en toute loyauté un prompt et complet retour aux relations pacifiques avec le cabinet de Berlin, et il ne dépendra pas de nous que l’ensemble des questions encore à régler ne reçoive la solution la plus propre à développer les rapports de bonne intelligence entre les deux pays.

« DE REMUSAT. »

A Berlin, l’impression de l’entretien que j’avais eu avec le prince de Bismarck ne fut pas moindre qu’à Paris. Les journaux à la dévotion du chancelier, et c’était à peu près toute la presse, confirmèrent, en partie, les déclarations qu’il m’avait faites. Le corps diplomatique, qui n’avait que bien rarement l’occasion de voir le puissant ministre, s’empressa de venir aux nouvelles. Je tins à paraître rassuré vis-à-vis de mes collègues, mais, au fond, je ne l’étais pas beaucoup plus qu’eux. La vue du prince de Bismarck, dans l’âme duquel j’avais senti vibrer toutes les passions de la dernière guerre, m’avait laissé, je l’avoue, une impression profonde. Je l’avais surtout trouvé supérieur comme homme de lutte. Le dédain complet de toute réticence, son habitude d’aller de prime abord au fond des questions qu’il traite, la franchise hautaine de ses déclarations, sa parole, un peu lente au début, mais « vigoureuse et bondissante » à la première émotion ressentie, me transportaient dans un tout autre monde que celui où j’avais eu négocier jusqu’à présent. Nous étions loin du langage toujours correct, même dans ses impatiences séniles, que le prince Gortchacow me faisait entendre à Saint-Pétersbourg, ou même de celui des fonctionnaires allemands avec lesquels je me trouvait journellement en rapport à Berlin. En M. de Bismarck, on sentait que chacune de ses pensées ou de ses paroles pouvait se traduire en un acte de gouvernement. C’était un maître, plutôt qu’un ministre, que j’avais devant moi. Il me semblait voir Arminius recevant, au lendemain du désastre des légions romaines, les avoyés du peuple vaincu.

Ces pensées, on l’avouera, étaient peu consolantes en elles-mêmes. Elles l’étaient moins encore pour celui qui avait a en rendre compte à un gouvernement nouveau, dont la raison d’elle principale était le maintien de la paix. On a lu une partie de ma dépêche et les deux réponses de Versailles. Le compte rendu de cette audience était d’une exactitude rigoureuse. Chacune des paroles importantes du chancelier demeurait, en quelque sorte, sténographiée dans ma mémoire ; j’en avais même atténué plutôt certaines expressions pour ne pas trop effrayer M. Thiers. Mais il fallait, à tout prix, empêcher le retour d’incidens analogues qui auraient pu finir plus mal. Une seconde entrevue du même genre eût été impossible. Il me sembla donc nécessaire de résumer et de compléter l’impression personnelle que m’avait fait éprouver cet entretien en fixant le point précis, et en quelque sorte photographique, où m’était apparu pour la première fois M. de Bismarck, dans la soirée du 12 août 1871. Profitant du retour de notre courrier de Saint-Pétersbourg, j’écrivis, le 23 août, la lettre particulière suivante à M. de Rémusat :

« Je vous ai rendu compte de tous les points importans de mon entretien du 12 août avec le prince de Bismarck. Les conclusions que j’en ai tirées dans ma dépêche me paraissent devoir être maintenues après quelques jours de réflexions. Il n’est pas douteux que la question personnelle n’ait été le principal motif du mécontentement du chancelier fédéral. « Je suis venu, m’a-t-il dit, du fond de la Poméranie pour rétablir ma position vis-à-vis de mes collègues. » Ce mécontentement s’est traduit par le désaveu de la convention de M. Pouyer-Quertier, par l’explication que nous avons eue ensemble et par le langage assez violent de la presse contre la France pendant deux ou trois jours. Depuis lors le chancelier a pu se convaincre, en y réfléchissant, que mes explications étaient fondées, et j’ai su par M. de Thile qu’il s’était plutôt loué de notre entretien. J’incline donc à croire, d’après l’attitude des journaux et le langage de MM. de Thile et Delbrück, que, pour le moment, l’incident est terminé et que vous pourrez mener à bonne fin, avec le comte Arnim, la négociation dont il va être chargé. Toutefois, quant à l’avenir, je ne vous dissimulerai pas que cet entretien m’a laissé des appréhensions que je voudrais examiner un moment, sans les exagérer, mais aussi sans les amoindrir.

« L’Allemagne n’a plus rien à attendre d’une guerre nouvelle. Celle qui s’achève et qui ne sera réellement terminée, comme vous le dites fort justement, qu’après l’évacuation de notre territoire, lui a donné les trois choses qui lui manquaient : l’unité nationale, la suprématie militaire, l’argent de nos milliards. Elle désire donc avec raison très sincèrement la conservation de la paix, et ses défiances mêmes à notre égard sont l’indice de la passion avec laquelle elle en souhaite le maintien. Elle est, en outre, épuisée par tous les sacrifices qu’elle a dû faire. Il n’est donc pas douteux qu’aujourd’hui M. de Bismarck lui-même, voulût-il nous faire la guerre, ne le pourrait pas, si nous ne lui fournissons pas de prétexte. Mais si nous lui en donnions un qui fût tant soit peu légitime, il le saisirait sans trop de regret et il n’est pas douteux qu’il ne fût assez fort aujourd’hui pour entraîner la nation.

« Je viens de relire toute la correspondance de notre ambassade en 1866 et j’ai bien vu sa manière de procéder. Il est positif qu’il a fait la guerre à l’Autriche à peu près à lui tout seul, et contrairement au désir secret du roi, qui, jusqu’au dernier moment, a désiré le maintien de la paix. Aujourd’hui il a par devers lui, à son actif, la défaite de l’Autriche et la nôtre : c’est une bien grande force ajoutée à celle qui lui vient de lui-même.

« M. de Bismarck, comme le sait Votre Excellence, ne reconnaît au fond qu’une souveraineté réelle, celle du but à atteindre. Il ne se préoccupe pas du reste. Avant Sadowa, il était plus français qu’un autre Allemand, parce qu’il avait besoin de nous pour son grand objectif, qui était alors de rejeter l’Autriche de l’Allemagne et d’y obtenir la prépondérance pour la Prusse[4]. Aujourd’hui il est notre ennemi parce qu’il nous a fait trop de mal pour ne pas vouloir nous en faire davantage, Chi offende non perdona, celui qui vous offense ne vous pardonne pas, disait Machiavel. Il a voulu, sans doute, nous faire peur en me laissant entrevoir l’autre jour des éventualités de guerre ; mais, au fond, après la paix qu’il nous a imposée, il n’est que logique en en voulant la conclusion, c’est-ã-dire l’écrasement de la France pour la durée au moins d’une génération. Cette œuvre néfaste, dans sa pensée, qui n’est pas, j’aime à le reconnaître, celle de l’empereur ni de la plus grande partie de l’Allemagne, devrait être un jour complétée ou anéantie, et M. de Bismarck, qui a posé les prémisses de ce terrible dilemme, ne peut pas en rejeter la conclusion, sans une certaine inconséquence.

« J’ajouterai que l’homme d’État auquel nous avons affaire est, comme le sait Votre Excellence, peu scrupuleux sur les moyens de parvenir à son but. Il m’a paru, à la fois, très franc à certains momens, dissimulé à d’autres, facilement emporté, mais pouvant être très calme quand la nécessité l’exige ; paraissant ne se préoccuper que de l’ensemble, mais ne perdant de vue aucun détail ; enfin inaccessible aux considérations sentimentales ou philosophiques. Il ne faut et il ne fallait surtout l’avoir ni pour auxiliaire secret, comme en 1866, ni pour ennemi comme en 1870, car il brise ses ennemis, et il compromet ses auxiliaires. Nous portons aujourd’hui le lourd fardeau de cette double faute.

« Pour traiter avec un pareil homme, que les circonstances, autant que sa valeur intrinsèque, ont rendu aujourd’hui à peu près l’arbitre de l’Europe, j’estime qu’un langage honnête et droit et une fermeté courageuse sont les seules garanties qui puissent lui imposer des égards. On n’obtiendra peut-être rien de lui sur le moment, mais, la réflexion venue, il pourra se souvenir de la valeur des argumens qui lui auront été donnés. Telle est, du moins, ma première appréciation.

« Nous ne devons donc pas le perdre un moment de vue, éviter de le blesser, en traitant en dehors de lui, et en lui fournissant un prétexte de persuader à l’Allemagne que nous voulons recommencer la guerre, car il a de terribles moyens d’agir sur l’opinion. Il dispose, au fond, de presque tous les journaux, qui reçoivent son mot d’ordre par l’intermédiaire du presse-bureau de Berlin. Non seulement les principales feuilles de cette ville, mais un grand nombre de journaux de province, une partie de ceux de Vienne et de Munich, subissent son inspiration. Il s’ensuit qu’à un moment donné il peut, si je puis me servir de cette expression, mobiliser l’opinion par la presse, comme M. de Moltke peu mobiliser l’armée par un décret du roi. Et si le grief était à peu près plausible, l’Allemagne, tout en rechignant, mais nous sentant faibles, se remettrait en guerre pour achever notre destruction.

« Voilà ce qu’il importe que l’on sache bien en France et voilà pourquoi j’ai appelé à plusieurs reprises l’attention de M. Jules Favre et celle de M. Lambrecht[5] sur la nécessité de recommander à la presse la plus grande prudence. Les indiscrétions des journaux ont fait échouer la négociation de Compiègne qui, en toute hypothèse du reste, n’aurait pas abouti, car elle était faite en dehors de M. de Bismarck. Vous me pardonnerez d’être entré dans tous ces détails qui étaient nécessaires pour compléter ma dernière dépêche.

« Vous aurez eu par MM. de Clercq et de Goulard des détails sur le comte Harry d’Arnim qui va sans doute vous arriver bientôt. Je l’ai beaucoup connu à Munich, il y a six ans. Il y était déjà en possession de toute la confiance du prince de Bismarck, qui le tenait au courant de ses moindres projets.

« Je ne sais si le comte Arnim restera désigné pour Paris, après y avoir réglé les ail’ aires actuelles, qu’il va traiter uniquement comme commissaire prussien, survivant à la dissolution de la commission de Francfort. C’est assez probable, d’après quelques mots que m’a dits le prince de Bismarck, mais, pour le moment, sa mission n’a encore qu’un caractère temporaire.


IX. — ARRIVEE DE M. POUER-QUERTIER A BERLIN. — SIGNATURE DE LA CONVENTION DU 12 OCTOBRE.. — INCIDENS DIVERS. — NOMINATION DE M. DE GONTAUT A L’AMBASSADE.

A la suite de l’entretien dont je viens de rendre compte et du désaveu de la convention de Compiègne, M. de Bismarck partit pour Gastein, et le comte Arnim, conservant son titre de ministre à Rome, fut envoyé à Paris en mission extraordinaire. Pendant quelques jours, les feuilles à la dévotion du bureau de la presse développèrent le point de vue auquel le chancelier s’était placé et le firent en termes assez amers ; mais, peu à peu, l’animation se calma dans la presse des deux pays, et nous entrâmes dans une sphère d’apaisement relatif. Les intérêts, d’ailleurs, en cette circonstance, pouvaient nous rapprocher. M. Thiers, d’une part, souhaitait vivement de reprendre la négociation qui venait d’échouer. De l’autre, le désir qu’avait, au fond du cœur, le prince de Bismarck d’être agréable aux nouvelles provinces annexées, le rendait favorable à l’idée d’entrer en arrangement avec nous pour obtenir, par le moyen d’un compromis en faveur de l’Alsace-Lorraine, un régime douanier favorable à leurs intérêts.

Ces provinces se trouvaient, en effet, au point de vue industriel et commercial, dans une situation fort pénible. Le gouvernement allemand. ayant jugé à propos de conserver jusqu’au 1er janvier 1872, la barrière existant entre l’ancien Zollverein et les provinces nouvellement annexées, elles se trouvaient, par le fait, placées entre deux lignes de douanes. Leur maintien avait pour but d’empêcher l’importation, trop rapide en Allemagne d’un certain nombre d’articles d’origine française. accumulés en grande abondance dans l’Alsace-Lorraine. durant la période transitoire où ils avaient été admis en franchise de droit et qui n’attendaient que l’incorporation de cette province au Zollverein pour entrer dans la consommation de l’Allemagne. Par la loi du 17 juillet, l’empereur avait été laissé libre de fixer la date à partir de laquelle la ligne de douane serait établie à la nouvelle frontière, pourvu que ce fût avant le 1er janvier 1872. En laissant cette latitude au pouvoir exécutif, le Conseil fédéral avait voulu lui donner toute facilité quant aux arrangemens à prendre avec la France ; M. de Bismarck pouvait, de la sorte. nous accorder, pour un temps. la réciprocité d’importation en franchise de nos produits dans l’Alsace-Lorraine.

Il y avait donc là un terrain de négociations sur lequel et à l’occasion duquel nous pouvions donner satisfaction dans une certaine mesure, aux désirs des provinces annexées et obtenir, par suite. en échange de ce bon office, une évacuation plus prompte de notre territoire. Le comte d’Arnim négocia sur cette base. A Versailles, une convention qui fut signée, mais dont un des principaux articles, l’article 3, ne fut pas admis par l’Assemblée nationale. Nous voulions que le même délai d’entrée en franchise fut réciproquement accordé aux produits alsaciens en France et aux produits français en Alsace-Lorraine. et nous n’admettions pas inégalité de traitement que stipulait l’article 3. M. Delbrück, président de la chancellerie fédérale, que je vis à ce moment, me dit au contraire que l’Allemagne ne pouvait consentir à modifier cet article. Si elle le faisait, ce serait permettre aux produits français d’envahir indirectement le marché allemand. Plutôt que de concéder la réciprocité, on préférerait, me dit-il, voir abréger les délais accordés à l’importation alsacienne en France. C’est sur ce point que pourrait s’établir un accommodement, dont il reconnaissait la convenance à tous points de vue.

Je m’empressai de télégraphier à M. de Rémusat cet entretien qui arrivait fort à propos pour détendre la situation, très embrouillée, on le voit. Il me répondit immédiatement de reprendre l’entretien avec M. Delbrück et de tâcher de savoir par lui si M. de Bismarck verrait avec plaisir la venue de notre ministre des finances pour terminer cette délicate question. M. Delbrück écrivit aussitôt à Varzin dans le sens de notre précédent entretien. et je reçus de lui un billet dans lequel il me dit que le chancelier serait heureux de rencontrer M. Pouyer-Quertier à Berlin, où il se trouverait. A partir du 7 octobre, pour l’ouverture du Reichstag.

On sait que la mission de notre ministre des finances eut un plein sucres. Il est incontestable que ses qualités personnelles, son entrain et sa bonne humeur, contribuèrent à faciliter la signature de la convention du 12 octobre. Bien que M. Pouyer-Quertier eût seul les pleins pouvoirs du gouvernement, il me pria néanmoins d’être présent à la signature de la convention, à laquelle assistèrent seulement le prince de Bismarck et le comte Arnim. Le soir, nous dînâmes tous chez le chancelier. Dans ces deux entrevues. je fus témoin de la constante harmonie qui régna entre eux et à laquelle il est certain que le caractère sympathique de notre ministre des finances ne fut pas étranger. Les deux convives se tirent mutuellement honneur, et je dus reconnaître que, dans cette nouvelle passe d’armes renouvelée des héros d’Homère, où chacun d’eux cherchait à dominer son adversaire, le prince de Bismarck et lui conservèrent merveilleusement leurs positions. La lutte se continua entre eux le lendemain chez M. Bleichröder avec un égal succès et aucun des deux antagonistes ne dut s’avouer vaincu. J’en eus la preuve le soir même à l’Opéra, où M. Pouyer-Quertier entra d’un pas très ferme dans la loge où nous l’avions prié de venir entendre le ténor Niemann qui jouait dans le Prophète.

Mais, laissant de côté ces souvenirs anecdotiques que je demande pardon au lecteur d’avoir introduits au milieu d’autres si douloureux pour nous, il est incontestable que le voyage de M. Pouyer-Quertier et la signature de la convention du 12 octobre amenèrent dans les rapports des deux pays une détente heureuse qui se continua sans interruption pendant quelques semaines. Le langage de la presse devint meilleur des deux côtés. L’empereur, dans son discours d’ouverture au Reichstag, s’exprima dans un sens tout à fait pacifique. La Correspondance provinciale, organe hebdomadaire officieux du gouvernement prussien, refléta ces dispositions favorables, et je trouvai désormais à la chancellerie fédérale, comme au ministère des affaires étrangères, je ne dirai pas un bon vouloir que j’avais déjà rencontré, mais un sincère désir de hâter, autant que possible, le règlement des questions délicates qui étaient depuis trop longtemps en suspens. Je dois ajouter que, du côté de l’ambassade, aucun effort ne fut négligé pour faire comprendre l’importance que nous attachions à maintenir de bons rapports, et que, plus d’une fois, nous fûmes à même de constater la justice que l’on rendait aux efforts de la France et de ses représentans.

Il parut dès lors possible d’arriver au rétablissement des deux ambassadeurs qui donneraient par leur présence à Paris et à Berlin la consécration la plus formelle de cet accord entre les deux gouvernemens. On venait de voir. par ce qui s’était passé pour la convention signée par M. de Manteuffel, en dehors de l’initiative du chancelier, l’inconvénient de disséminer les négociations sur plusieurs terrains à la fois. Le prince de Bismarck devait désirer, par suite, que la présence d’envoyés investis du plus haut caractère diplomatique permit de centraliser le terrain des négociations dans nos deux capitales, et le prince Gortchacow, que je vis à son passage par Berlin, au retour de son congé annuel, m’assura que les dispositions du chancelier allemand étaient bien conformes à cette manière de voir.

Le comte Arnim était déjà à Paris en mission extraordinaire : successivement ministre à Cassel, à Munich et à Rome, il était d’avance l’ambassadeur désigné, et il faisait ses efforts pour déterminer M. Thiers à s’occuper du choix d’un ambassadeur dont la désignation amenât la sienne par réciprocité. Pour nous, le choix était plus difficile. L’idée de M. Thiers, à mon avis, très fondée, était d’envoyer à Berlin un membre de l’Assemblée nationale qui représentât la fraction de cette assemblée alors en possession de la majorité. Il aurait eu plus d’autorité qu’un envoyé pris dans les cadres ordinaires de la diplomatie pour parler au nom de la France au lendemain de ses désastres, puisqu’il aurait voté lui-même, d’accord avec ses amis politiques et en vertu du mandat de ses électeurs, la ratification du traité de paix. C’était un de ces cas rares, à mon avis, où il convient de déroger aux règles habituelles et qui ne devrait se représenter que dans des circonstances exceptionnelles, comme celles où nous nous trouvions. Mais le poste était pénible à occuper. Cette incertitude me paraissant contraire aux intérêts du pays et pouvant durer assez longtemps, sans profit pour personne, je demandai à voir le prince de Bismarck. Ce fut dans cette entrevue particulière qu’il voulut bien m’exprimer un désir qui, dans la position où nous nous trouvions alors, étant transmis par moi à Versailles, devait couper court à toute indécision ultérieure.

Cette audience, qui eut lieu le 21 novembre, à 9 heures du soir, fut différente de la précédente. Elle dura un peu plus d’une heure. Le chancelier me reçut avec une bienveillance personnelle assez marquée, car il avait pu apprécier mes sincères intentions de contribuer, en ce qui me concernait, à la pacification effective de la France et de l’Allemagne. Je ne le trouvai très dur que sur un point, la question de l’amnistie que nous voulions faire insérer dans la convention additionnelle que MM. de Goulard et de Clercq négociaient à Francfort. A cet égard, il me répéta à peu près les mêmes choses qu’il m’avait dites lors de notre première entrevue. « Ainsi, écrivais-je à M. de Rémusat, le prince de Bismarck est décidé à demeurer inflexible vis-à-vis de tous ceux qui ont pris part à la guerre comme francs-tireurs et, en vue d’un avenir qu’il se croit autorisé à prévoir, il tient à ce que le souvenir de la répression survive à la lutte. Sur ce point secondaire, c’est tout le principe de la dernière guerre qui se trouve en jeu dans son esprit et lui en fait poursuivre les résultats avec son inflexibilité habituelle. » Cependant, à force d’insistance, le chancelier finit par admettre la possibilité d’accorder l’amnistie a certaines catégories de prisonniers encore détenus, mais il me déclara qu’il ne croyait pas pouvoir autoriser ses plénipotentiaires à en prendre l’engagement et que, dans sa pensée, cet acte de clémence devait être réservé à l’initiative de l’empereur. Pour tout le reste, je le trouvai assez conciliant, et je vis que les incidens récens, les déclarations pacifiques de M. Thiers au comte Arnim, ses discours à l’Assemblée nationale, le payement des 1500 premiers millions qui venait d’être effectué, lui faisaient entrevoir la possibilité de rétablir avec la France, par le solde de la contribution de guerre, des relations normales dont il avait douté jusqu’alors.

Comme il me parlait encore du mauvais langage de la presse française, je lui répondis par celui de la presse allemande, qui, bien qu’amélioré, était encore bien amer et engageait plus que la notre la responsabilité de son gouvernement, puisqu’elle recevait un mot d’ordre et une direction dont nos journaux étaient complètement affranchis. « D’ailleurs, ai-je cru pouvoir ajouter, Votre Excellence me permettra de lui rappeler le mot du cardinal Mazarin, répondant à ceux qui lui demandaient des mesures de rigueur contre les chansonniers, qui étaient un peu les journalistes du temps de la Fronde : « Qu’ils chantent, pourvu qu’ils payent », et le cardinal laissait chanter. Nous payons, nous avons payé, et nous continuerons à le faire. Tout le pays se saigne aux quatre veines pour acquitter sa dette. Permettez-nous d’écrire de temps à autre quelques irrévérences, d’en commettre même (si vous les jugez telles), sans trop les relever. »

Le chancelier ne se formalisa nullement de la liberté de mon langage, et l’entrevue se termina dans les termes les plus convenables. Je me retirai en espérant que je ne rencontrerais plus d’autre difficulté pendant les quelques semaines que j’aurais à passer encore vraisemblablement en Allemagne, mais il n’en devait pas être ainsi. Ma dépêche, partie de Berlin le 22 novembre, n’était pas arrivée à Versailles, au ministère des affaires étrangères lorsqu’un incident inattendu vint montrer combien étaient encore précaires les rapports, je ne dirai pas entre les deux gouvernemens, mais entre les deux pays.

Deux de nos cours d’assises venaient d’acquitter successivement des individus coupables d’avoir assassiné des soldats allemands, bien que leur culpabilité fût évidente et avouée. J’ignorais ce verdict, en me rendant à la chancellerie fédérale pour entretenir M. Delbrück des bonnes dispositions que j’avais trouvées l’avant-veille chez le chancelier, excepté sur la question d’amnistie, et le prier d’y donner la suite pratique qu’elles me paraissaient comporter. Je vis immédiatement, à son accueil, qu’un fait grave s’était passé, et je lui en demandai l’explication qu’il me donna. Il me fut facile de comprendre tout de suite l’impression que ces verdicts produiraient en Allemagne et celle en particulier qu’en ressentirait le prince de Bismarck, bien que je m’empressasse de les présenter comme des faits isolés, dont le pays ne pouvait être rendu responsable. Mais à Berlin, le sentiment devait être tout autre, et c’est encore là une des conséquences les plus douloureuses des guerres de race, car leur propre est d’engendrer des haines qui survivent à la lutte et qui autorisent, un jour donné, de déplorables erreurs.

Ce verdict était une faute grave, il faut savoir l’avouer. La paix une fois signée, le meurtre commis par des Français sur des Allemands, dans notre pays, était un crime et devait être puni. Il n’y a pas deux consciences et deux morales. En présence de l’armée allemande encore établie sur notre territoire, nos jurés, à défaut des inspirations de leur conscience, auraient dû se rappeler qu’ils n’étaient pas libres de se livrer à leurs ressentimens personnels. Le mécontentement fut donc légitime à Berlin ; mais d’autre part il était souverainement injuste de vouloir englober tout un pays dans l’erreur de quelques individus, qui n’avaient aucun mandat pour parler en son nom et qui auraient été fort effrayés de leur responsabilité s’ils avaient pu s’en rendre compte. Cependant, on va voir par la suite de ce récit combien fut vif le ressentiment que ce verdict causa en Allemagne et quelles en furent les conséquences déplorables.

Le 29 novembre. la Correspondance provinciale, organe semi-officiel, consacrait un long article à la reproduction des faits qui venaient de se passer, et y ajoutait une phrase très blessante pour la France que je ne crois pas devoir reproduire, même aujourd’hui. Le 6 décembre, un nouvel article plus court, mais rédigé dans une forme presque aussi dure que le précédent, parut dans le même recueil. Il disait, en résumé, que le gouvernement français ne paraissant pas en mesure de contenir les passions de vengeance des populations, le gouvernement allemand s’était vu contraint de consacrer ses forces militaires à la protection de la vie et de la sécurité de ses nationaux sur tous les points des départemens restés soumis à son action. L’état de siège avait été proclamé sur toute l’étendue du territoire occupé par les troupes allemandes, et, en conséquence, les crimes commis contre des soldats allemands seraient jugés désormais par les tribunaux militaires allemands.

Le lendemain, 30 novembre, M. Delbrück vint au nom du chancelier demander au Reichstag le vote jusqu’en 1874 des crédits militaires que l’opposition voulait limiter à deux années. Il motiva sa demande par des considérations politiques tirées surtout de la situation intérieure de la France. M. Delbrück eut soin de déclarer que si, dans son opinion, un fort parti poussait chez nous aux idées d’une revanche immédiate, il reconnaissait que le gouvernement était complètement étranger à ces tendances. Mais il fallait prévoir l’avenir ! A la suite de ces déclarations, le crédit fut voté, et il ne l’eût peut-être pas été sans cet incident.

En même temps que ce vote avait lieu au Reichstag et que ces articles paraissaient dans la Correspondance provinciale, le prince de Bismarck envoyait une dépêche au comte Arnim, datée du 29 novembre, dans laquelle il développait avec une grande vivacité le même point de vue que celui de la feuille officieuse. Cette dépêche, écrite en allemand et destinée au comte Arnim, fut communiquée à M. de Rémusat. Jusqu’ici le procédé n’avait rien d’insolite, mais ce qui le fut davantage, c’est qu’à quelques jours d’intervalle, ce document fut traduit et inséré dans tous les journaux. L’impression en fut péniblement ressentie en France, et le gouvernement eut raison d’en être d’autant plus affecté que la dépêche mettait le plus grand soin à traiter le cabinet français avec une bienveillance marquée et à le séparer de la nation, pour accabler celle-ci d’accusations très pénibles.

Nous ne pouvons accepter cette distinction, m’écrivit aussitôt M. de Rémusat ; elle est blessante pour nous, comme pour la nation elle-même. Si elle était fondée, elle nous compromettrait aux yeux du pays ; nous paraîtrions avoir capté la faveur de l’étranger. Et d’ailleurs, la distinction est fausse. Dans une assemblée élue par le suffrage universel, il y a solidarité, de fait comme de droit, entre le gouvernement et la nation, et si le premier est sage, il faut bien que la seconde le soit aussi. »

À ces considérations fort justes, M. de Rémusat en ajoutait d’autres qui ne l’étaient pas moins.

« Ces déclarations blessantes pour notre patriotisme, ajoutait notre ministre des affaires étrangères, sont généralement motivées par la violence de la presse ; mais la presse ne représente guère qu’elle-même. Elle n’est ni gouvernable, ni gouvernée. Celle d’Allemagne, comme vous l’avez dit justement, est plus menaçante, plus outrageante que la nôtre, elle est moins libre que la nôtre, et cependant nous n’avons jamais songé à nous faire de ses excès un argument d’accusation contre le peuple allemand. »

Répondant ensuite à l’argument contenu dans la dépêche et qui consistait à voir dans ce fait une raison de prolonger l’occupation allemande, M. de Rémusat disait : « Rien n’est plus contraire aux leçons de l’histoire, à la connaissance du cœur humain que de voir dans les violences que provoque l’occupation étrangère une raison de la prolonger. La durée d’une telle situation ne fait que la rendre plus irritante et moins supportable. Je me souviens positivement que, dans le courant de l’année 1818, les préfets des départemens frontières écrivaient que l’état des choses ne pouvait durer, et qu’il fallait absolument mettre un terme à l’occupation du territoire. »

Quelques jours auparavant, à propos de la même question, M. de Rémusat m’écrivait une autre lettre particulière dont j’extrais le passage suivant, qui assurément mérite de fixer l’attention :

« Il n’est pas d’une sage politique, me disait-il, surtout de la part de ceux qui ont été heureux dans la guerre, d’entretenir, d’exciter ainsi l’irritation naturelle et trop excusable de ceux qui ont succombé. L’occupation étrangère est une cause permanente de ressentimens et de représailles. Si le gouvernement, loin de l’abréger, l’aggrave ; s’il ajoute aux griefs populaires des avanies pour notre administration ; il peut provoquer en France des sentimens d’irritation, qui peuvent dégénérer en sentimens belliqueux. Son intérêt véritable est de se conduire de façon que la France aime mieux lui payer trois milliards que de recommencer une guerre que l’intérêt des deux pays commande également d’éviter. » Ces considérations étaient assez sérieuses et exprimées dans un trop noble langage pour qu’il n’y eût pas intérêt à les soumettre directement au chancelier fédéral. Malheureusement, le prince de Bismarck était fort souffrant de la maladie nerveuse à laquelle il était sujet ; il ne recevait absolument personne, pas même son médecin, auquel il aurait fait dire, quand il se présenta chez lui (c’était du moins le bruit de Berlin), qu’il était trop malade pour le voir. Je préférai donc m’adresser à M. Delbrück, dont l’opinion avait toujours un grand poids à ce moment sur l’esprit du chancelier, et je lui tins le langage suivant, que je trouve consigné dans ma dépêche du 9 décembre à M. de Rémusat.

Je dis à M. Delbrück que je n’étais chargé de lui faire aucune communication sur des événemens récens et douloureux pour les deux pays, mais je connaissais trop la justesse et l’élévation de son esprit pour ne pas espérer qu’un entretien avec lui pût être utile en fixant son attention sur des points qui avaient pu lui échapper. Dans son récent discours au Parlement fédéral, il avait reconnu que la situation intérieure des pays étrangers échappait souvent aux nations qui pouvaient cependant le mieux connaître l’état de leurs voisins. Il avait désigné la France, et j’acceptais pleinement cette appréciation. Or, je ne trouvais pas que pendant les incidens de ces derniers jours l’Allemagne eût compris la situation de la France, et je lui demandais la permission de lui indiquer les points sur lesquels elle ne s’en était pas rendu compte..

L’Allemagne était victorieuse, son régime intérieur n’était contesté par personne. Elle pouvait donc être calme. En était-il de même pour nous ? Le nouvel empire germanique avait-il vu ses départemens envahis, son territoire démembré ? devait-il acquitter une contribution de guerre écrasante ? Puisqu’il n’en était pas ainsi, l’Allemagne devait être modérée et ne pas donner tant de retentissement à quelques acquittement scandaleux. Était-il juste de faire retomber sur la France la faute de quelques jurés, qui seraient, j’en suis convaincu, fort malheureux eux-mêmes, s’ils avaient pu prévoir la conséquence de leur verdict. L’histoire montrait d’une façon irrécusable qu’il ne fallait pas pousser un peuple au désespoir. L’Allemagne désirait la paix, je ne pouvais en douter ; c’était son intérêt, comme le nôtre, de la conserver. Elle croyait en assurer le maintien par un régime de dureté. Elle se trompait complètement. M. Delbrück avait parlé dans son dernier discours du légitime orgueil de la France ; c’était la vérité et un juste hommage rendu. Il ne fallait donc pas infliger à ce légitime orgueil d’incurables blessures. Nous ferions tout pour libérer notre territoire et par conséquent pour nous acquitter de nos obligations, mais on ne devait pas rendre au gouvernement et au parti modéré la tâche impossible. Autrement, nous serions débordés par l’excitation du sentiment national, et l’Allemagne serait obligée d’aller chercher elle-même la rançon qu’elle nous aurait mis dans l’impossibilité de solder intégralement.

« M. Delbrück m’a écouté avec une extrême attention et sans m’interrompre une seule fois. Il m’a dit que le gouvernement allemand avait dû agir, comme il l’avait fait, en présence de l’excitation (malheureusement très réelle) qu’avaient produite en Allemagne les derniers incidens, mais qu’il reconnaissait la justesse et la convenance de mon langage, dont il se servirait utilement auprès du prince de Bismarck. Le gouvernement allemand désirait sincèrement la paix ; il en voulait le maintien, et c’est pour ce motif qu’il se croyait obligé de prendre certaines précautions, bien qu’il fût d’avis de ne pas se départir à notre égard de la ligne de modération et de justice que j’indiquais. Il n’hésitait pas à désavouer le mot de la Correspondance provinciale que je lui signalais. Il ne s’expliquait pas comment il avait pu être écrit. Il m’a promis de demander que les journaux officieux reçussent un mot d’ordre plus correct. Il a rendu pleinement hommage au langage du Président de la République et à la dernière partie de votre dépêche du 4 décembre dont je lui avais donné lecture. Enfin il m’a dit combien il avait toujours apprécié l’esprit de conciliation et d’entente que j’avais apporté ici dans mes rapports avec le gouvernement allemand. »

Ces explications, coïncidant avec celles que le comte Arnim transmettait directement de Paris et qu’il tenait de la bouche même de M. Thiers, amenèrent peu à peu une détente dans la situation si troublée, où nous nous trouvions engagés depuis trois semaines. Le langage de la presse officieuse devint meilleur et je n’eus plus dans ces derniers temps de ma mission que des rapports parfaitement courtois avec le gouvernement allemand.

Il m’a paru utile de faire connaître avec quelques détails ce pénible incident. Pour n’en rien laisser dans l’ombre, je tiens à donner les extraits ci-joints de deux lettres particulières que j’écrivis à M. de Rémusat le 15 et le 30 décembre, et qui sont la conclusion de ma correspondance officielle avec lui.

« Berlin, le 15 décembre 1871.

« En résumé et au point de vue pratique, notre situation vis-à-vis de l’Allemagne est celle-ci. La France représente, en ce moment, aux yeux du gouvernement allemand, une lettre de change de 3 milliards, à deux années d’échéance, signée par le gouvernement de M. Thiers, auquel il croit la volonté et le pouvoir de l’acquitter. De là son désir de voir ce gouvernement maintenu. Les contradictions de son langage à notre égard tiennent uniquement à ce qu’à certains jours, et en raison d’incidens analogues à ceux qui viennent de se produire, les Allemands se demandent si vous aurez la force de déterminer le pays à s’acquitter de sa dette. Suivant que cette conviction se maintient ou s’affaiblit dans leur esprit, Harpagon prend vis-à-vis de la pauvre Frosine l’air gai ou de méchante humeur. Si donc le gouvernement actuel était renversé, en ce moment, et si l’Allemagne ne recevait pas immédiatement les assurances les plus formelles et les plus satisfaisantes au sujet du solde final, il est certain que nos six départemens récemment évacués seraient occupés de nouveau et je n’ose pas dire que tout se bornerait là. Voilà une vérité sur laquelle il est bon que tout le monde chez nous fasse ses réflexions et qu’il était de mon devoir de vous signaler comme le résumé de mes observations à Berlin. »

Enfin le 30 décembre, je donnais l’opinion de mes collègues qui m’avaient soutenu de leurs sympathies personnelles durant toute cette crise. Elle éclaire et précise tout le débat.

« Bien que je me sois maintenu dans une réserve absolue vis-à-vis du gouvernement depuis ce fâcheux incident, je n’avais pas de motifs pour décliner sur ce sujet les entretiens des membres du corps diplomatique. La plupart d’entre eux pensent que le chancelier fédéral n’a pas agi dans une intention directement hostile à la France. Il aurait tenu, dans l’intérêt de la paix, à produire, non pas sur le gouvernement, dont le message de M. le Président de la République attestait les dispositions conciliantes, mais sur la nation française elle-même, une impression assez forte pour faire réfléchir les esprits et les amener à accepter franchement les faits accomplis. Il aurait voulu, en outre, donner satisfaction à l’opinion publique en Allemagne et à celle de Berlin, en particulier, qui avait été très surexcitée par les verdicts d’acquittement.

« Je me suis permis de faire observer à ceux de mes interlocuteurs qui paraissaient sincères dans l’expression de cette opinion, qu’en ce qui concernait la France, le prince de Bismarck se trompait complètement. Parler un tel langage à une nation comme la nôtre était une bien grande faute, et quant à l’Allemagne, au lieu de la calmer, on ne ferait que l’exciter davantage. La publication de la dépêche, immédiatement après l’acquittement du jury, n’aurait été que demi-mal ; aujourd’hui le fait de cette publication constituait un nouvel incident, cette fois à la charge de l’Allemagne qui avait pris l’initiative de l’attaque.

« Il ne paraît pas, au surplus, qu’on ait été très satisfait parmi les classes élevées de la continuation de cette polémique qu’on aurait trouvée inopportune. Cette impression me revient de quelques côtés et j’espère la voir bientôt s’imposer dans les sphères officielles.

« Je manquerais, toutefois, à mon devoir d’informateur impartial que je tiens à remplir ici jusqu’au bout, si je ne faisais connaître à V. Exc. d’autres appréciations, malheureusement moins satisfaisantes, d’un ou deux chefs de missions diplomatiques, qui donneraient à l’incident actuel une tout autre couleur.

« M. de Bismarck, me disait avant-hier le ministre d’une des rares puissances qui nous ont témoigné pendant la dernière guerre un bon vouloir persévérant, trouve que la France se rétablit trop vite, malgré l’inévitable désarroi qui a suivi ses défaites. Les derniers incidens lui ont révélé clairement que vous vouliez une revanche. Il tient, par suite, à ne pas vous laisser le bénéfice du temps pour vous y préparer, et il a intérêt à entretenir une agitation qui amène, un jour donné, une explosion. Il compte sur les sentimens passionnés de votre pays pour lui fournir de nouveau le prétexte de se dire attaqué par vous, car, par lui-même. il pourrait difficilement entraîner l’Allemagne. Il veut vous placer dans une impasse où vous n’aurez d’issue que la guerre ou la révolution. D’autre part, le parti militaire regrette vivement l’abandon de Belfort, et il ne croira l’Allemagne en parfaite sécurité que lorsque ce côté de la frontière sera assuré comme les autres.

« Ces opinions diverses du corps diplomatique répondent, au fond, aux courans opposés qui se partagent successivement l’esprit de l’homme d’Etat qui gouverne aujourd’hui l’Allemagne. Si j’avais à exprimer mon sentiment, je dirais que ces diverses appréciations sont également vraies, suivant les jours, ou quelquefois les heures où le chancelier fédéral manifeste son action. C’est ainsi que, pendant le mois d’octobre dernier, le prince de Bismarck, à la suite de ses entretiens avec notre ministre des finances, a entrevu d’une manière à peu près distincte la terre promise de nos trois milliards. Les conséquences immédiates en ont été la convention du 12 octobre signée avec M. Pouyer-Quertier, — dont deux mois auparavant il critiquait si vivement l’attitude vis-à-vis de moi-même, et une ère d’apaisement qui a duré jusqu’au verdict de nos jurés. Aujourd’hui l’acquittement de Bertin et de Tonnelet lui donne lieu de croire que le sentiment est trop excité en France pour que le pays veuille se libérer de ses obligations envers l’Allemagne. De là le retour violent à des sentimens hostiles, qui ne s’expliqueraient pas autrement.

« Il importe donc souverainement à la France de ne pas laisser le chancelier de l’empire germanique s’engager d’une manière définitive dans cette voie funeste. Quelle que soit la puissance du prince de Bismarck sur l’opinion allemande, les souvenirs des calamités de la guerre sont encore trop récens pour que, de gaieté de cœur, on puisse entreprendre ici une levée de boucliers contre nous, si nous ne fournissons pas de griefs plausibles à une attaque. En conservant le calme nécessaire, tout ce bruit s’apaisera de lui-même. Mais on ne saurait se dissimuler que si nous fournissions des prétextes quelque peu fondés à l’intervention de l’Allemagne, on les saisirait ici sans regrets. Nous avons affaire à un homme pour lequel la France est, à la fois, un remords et une excitation, une puissance vaincue et démembrée, mais non soumise, et dont la puissante vitalité lui apparaît comme une menace permanente dans l’avenir. Les apôtres de la revanche immédiate sont donc aujourd’hui les plus grands ennemis de leur pays, car, sous prétexte de rétablir la situation de la France en Europe, ils la conduiraient à une perte certaine. »

Pendant cette crise douloureuse, le choix du gouvernement français, pour l’ambassade de Berlin, s’était porté d’abord sur le comte Armand de Maillé, député à l’Assemblée nationale et, par suite de son refus, sur le vicomte de Gontaut-Biron, représentant la même fraction de la majorité. C’était un excellent choix à tous égards. M. de Rémusat, auquel j’avais demandé l’autorisation de m’absenter aussitôt après son arrivée à Berlin, me pria de rester quelques jours avec lui pour le mettre au courant des affaires de l’ambassade. Pendant les cinq semaines que je passai encore à Berlin, entre sa nomination et mon départ, je ne trouvai plus de difficultés d’aucune sorte et nous rencontrâmes partout le meilleur accueil, aussi bien du côté de la cour et du gouvernement que de celui de la société allemande. Il semblait que, par un accord tacite et qui est une bien grande force pour un pays, lorsque cet accord est possible, on voulût dédommager le premier envoyé français, venu à Berlin après la guerre, de la situation nécessairement très pénible que les événemens avaient dû lui imposer à certains momens.

Je n’avais pas été présenté à l’empereur et à l’impératrice d’Allemagne absens de Berlin pendant tout le cours de l’été, et qui venaient seulement d’y rentrer, depuis peu de jours, à l’occasion des fêtes de Noël. M. de Gontant devant arriver prochainement, j’aurais donc pu quitter Berlin sans les avoir vus. L’empereur tint à ce qu’il n’en fut pas ainsi. Afin de ne pas modifier les règles habituelles de l’étiquette diplomatique, qui accréditent seulement les chargés d’affaires auprès du ministre des affaires étrangères et non auprès du souverain, il pria la princesse Antoine Radziwill, née de Castellane, de donner une soirée tout intime à laquelle nous fûmes invités et où il se rendit ainsi que l’impératrice et le prince royal. C’est sur ce terrain demi-français, et choisi avec à-propos, que nous fûmes présentés à Leurs Majestés, dont l’accueil fut des plus prévenans.

Quelques jours après, nous reçûmes une invitation à la cour et une autre chez la princesse royale, où l’empereur et l’impératrice vinrent également. Je ne manquai pas de remercier, à cette occasion, l’impératrice des soins qu’elle avait eus pour nos blessés, dont elle et ses dames d’honneur avaient bien voulu s’occuper tout spécialement au milieu de cette guerre néfaste. Les liens de la charité étaient les seuls qui pussent subsister, après de pareilles luttes, entre deux nations chrétiennes. Ce devoir fut noblement rempli de part et d’autre.

Afin de compléter ces souvenirs personnels, je dois ajouter que le gouvernement allemand avait eu la pensée de me donner une décoration comme souvenir de ma mission à Berlin. Je ne crus pas pouvoir l’accepter, dans un moment où une partie de notre territoire était encore occupée par les troupes allemandes. M. de Thile fut un peu ému de ma réponse négative et ne la transmit qu’avec peine et hésitation au chancelier. Mais celui-ci la trouva très correcte et lui répondit qu’il aurait fait exactement la même chose à ma place. Je dis alors à M. de Thile que les témoignages honorifiques habituels me seraient moins précieux, dans les circonstances où nous nous trouvions, qu’une mesure de clémence accordée avec à-propos. L’amnistie que j’avais été chargé de solliciter en faveur de nos soldats encore détenus dans les forteresses allemandes, pour délits commis depuis leur captivité, était toujours ajournée. Je la demandai comme une faveur personnelle. J’ignore si cette considération pesa de quelque poids dans la décision du gouvernement allemand, mais peu de temps après, l’amnistie fut, en partie accordée.

A quelques jours de là, c’était un dimanche, une foule nombreuse se rendait au Thiergarten qui donne sur la Pariser Platz, où est située l’ambassade de France, lorsque vers deux heures de l’après-midi, par un beau soleil d’hiver, je vis arriver en voiture ouverte le prince de Bismarck. Il portait l’uniforme des cuirassiers blancs. C’était la première fois qu’il venait, en personne, à l’ambassade depuis la guerre, s’étant borné jusqu’alors à des échanges de cartes et à un dîner auquel il m’avait invité avec M. Pouyer-Quertier. Le chancelier me fit l’honneur de me dire qu’il avait tenu à me témoigner lui-même, à la veille de mon départ de Berlin, le bon souvenir qu’il conservait de nos relations personnelles et des efforts que j’avais faits pour rétablir, en ce qui dépendait de moi, l’entente entre les deux nations et les deux gouvernemens. Il resta environ vingt minutes. Lorsqu’il partit, sa voiture traversa la foule des promeneurs qui s’étaient arrêtés devant l’ambassade, attentifs à ce spectacle qui était l’indice révélateur d’une situation nouvelle.

Avant de terminer le court aperçu de ces négociations laborieuses qui avaient rétabli les relations diplomatiques entre la France et le nouvel empire d’Allemagne, je me permettrai de citer l’extrait suivant de la première dépêche écrite par M. de Gontaut, deux jours après son arrivée à Berlin et dont il voulut bien me faire remettre la copie. Elle contient le passage suivant :

« Berlin, 6 janvier 1812.

« … Puis M. de Bismarck me dit que le gouvernement du roi avait eu extrêmement à se louer de ses rapports avec M. le marquis de Gabriac ; que personne n’aurait pu mettre plus de tact et un plus grand esprit de conciliation, avec toute la dignité que son gouvernement pouvait désirer de lui. C’est un plaisir aussi bien qu’un devoir pour moi, monsieur le Ministre, de vous rapporter ce jugement porté par M. de Bismarck sur notre chargé d’affaires, car il correspond, si je ne me trompe, l’opinion si bien motivée que M. le Président de la République et vous avez bien voulu m’exprimer sur son compte.

« Vicomte DE GONTAUT-BIRON. »


Je ne suppose pas, malgré ces témoignages trop flatteurs, que si j’étais resté à Berlin, j’eusse pu conserver très longtemps avec M. de Bismarck, surtout après la chute de M. Thiers, les rapports de bonne entente que l’état d’antagonisme, où se trouvaient placés nos deux pays, rendait souvent bien difficiles à maintenir ; mais je suis heureux d’être parti, si je puis dire, entre deux orages, et par l’éclaircie d’un ciel favorable.

Je quittai Berlin le 22 janvier 1872 après avoir mis M. de Gontaut au courant des affaires de l’ambassade. Ce fut à lui qu’échut, comme on le sait, le grand honneur d’apposer son nom sur l’acte diplomatique qui libérait notre territoire, et que M. de Bismarck désira signer lui-même à Berlin. M. de Gontaut seconda avec autant d’intelligence que de patriotisme M. Thiers dans l’œuvre de notre libération, et il eut même, dans la conclusion de l’acte final de la convention, une part personnelle d’une importance aujourd’hui bien connue. Elle doit lui mériter toute la reconnaissance du pays.

Qu’on me permette un dernier mot avant de finir. Depuis cette époque, j’ai eu l’honneur de représenter la France comme ministre plénipotentiaire en Hollande, en Grèce, en Belgique, enfin auprès du pape Léon XIII, en qualité d’ambassadeur. Ces diverses missions m’ont laissé les meilleurs et les plus attachans souvenirs. Personne, en retour, ne s’étonnera que je n’en puisse dire autant des dix-huit mois que j’ai passés pendant et après la guerre, entre Pétersbourg et Berlin. Cependant, au milieu même de ces années de douloureuses angoisses, une pensée nous a toujours soutenus, mes collègues et moi, et c’est sur cette pensée que je voudrais insister en terminant. La France a eu alors quelques rares momens d’union intérieure, bien précaire, bien peu durable, mais assez forte cependant pour lui permettre, sinon d’affranchir son territoire par ses armes, du moins de le libérer par des sacrifices et des efforts communs. A l’étranger, par suite, nos représentans, parlant au nom de la France momentanément unie, ont pu quelquefois, on l’a vu par ce récit, se faire écouter de l’Europe et respecter par elle.

Et cependant, cette période de notre histoire est une des plus tristes entre toutes. Nous n’avions plus d’armée, notre frontière était ouverte, notre gouvernement instable et errant à la suite de notre assemblée sur toutes les grandes routes ; mais ce gouvernement parlait au nom du pays tout entier, et on le sentait au dehors. C’est donc vers cet objectif d’union, tiré du sentiment même de l’État, comme l’appelait devant moi le prince de Bismarck Staatsgefühl, que nous devrions toujours tendre, au lieu de diviser la nation en deux camps ennemis par des mesures qui blessent ses intérêts les plus chers, notamment celui de la liberté des consciences. Le jour où nous serons revenus à l’union sous une forme durable, nous verrons, comme à d’autres époques, de quel poids peut peser dans le monde l’influence de cette France, que ses ennemis ont pu entamer, mais qu’ils ne sauraient définitivement réduire, tant que nous n’emploierons pas à la déchirer nous-mêmes les mains qui nous ont été données pour la défendre.


GABRIAC

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 janvier
  2. M. Pouyer-Quertier.
  3. D’après l’article 7 du traité de Francfort, les trois derniers milliards de l’indemnité de guerre devaient être payés le 2 mars 1874.
  4. Voir à ce sujet l’intéressant entretien de M. de Bismarck avec M. de Persigny en 1867, publié dans ses Mémoires qui viennent de paraître.
  5. Ministre du commerce et ensuite ministre de intérieur dans le cabinet de M. Thiers, qui avait pour lui beaucoup d’estime et de sympathie.