Souvenirs du Baron Hüe/Chapitre VI

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Texte établi par André de MaricourtCalmann-Lévy (p. 154-163).


Chapitre VI


(13 octobre 1793-février 1794.)


François Hüe est arrêté le 13 octobre 1793 et conduit au comité révolutionnaire de la section des Tuileries. — Il est interrogé et envoyé au Comité de sûreté générale de la Convention. — Le lendemain, il est incarcéré à la Force, d’où on le transfère au Faubourg Saint-Antoine, puis à Port-Royal. — M. de Malesherbes.

Cependant, ma visite à la Reine devait être bientôt suivie de mon propre internement. Tandis que je vivais à Paris, évitant, le plus possible, le contact du public, la Terreur sévissait dans toute sa force. La Convention décrétait que les prêtres insermentés, les nobles et les magistrats et toutes personnes réputées riches et suspectes seraient incarcérés. C’était ma condamnation. J’y étais résigné. Dans ces jours de calamité, l’échafaud suivait de près la prison. Je regardais la perte de ma vie comme un sacrifice inévitable. J’étais préparé[1]. Mes serments, moins encore que les affections de mon cœur m’enchaînaient à Paris. Jamais je ne me serais consolé d’avoir, par mon éloignement volontaire, perdu quelque occasion de servir la famille royale. Mère auguste ! Pouvais-je oublier la promesse que vous aviez exigé de moi, lorsque, avant la journée du 10 août 1792, prévoyant déjà que ce fils si cher serait arraché de vos bras, vous me fîtes promettre de lui rendre les soins qu’en d’autres temps ma place m’eût commandés.

Les risques auxquels m’exposait la prolongation de mon séjour à Paris ne tardèrent pas, en effet, à se réaliser. Dans la matinée du 13 octobre 1793, revenant de la place Louis-le-Grand, je traversais le jardin des Tuileries où je n’entrais plus que rarement pour ne pas accroître mes peines par l’amertume des souvenirs qu’il me rappelait. Un homme m’arrêta.

C’était un aide de camp de Ronsin, chef de l’armée révolutionnaire. Il marchait, dans cet instant, à la suite d’Henriot, commandant de la garde nationale parisienne. M’ayant reconnu pour avoir été dans le temps au service de la famille royale, il me conduisit à Henriot et lui dénonça mes précédentes fonctions. Sans autre information, ce commandant ordonna à deux fusiliers de me conduire au Comité révolutionnaire de la section des Tuileries. En vain je réclamai mon renvoi devant ma propre section : on n’écouta point mes remontrances ; je fus entraîné.

Déposé dans un corps de garde voisin, j’attendis jusqu’au soir que les membres du comité eussent le loisir de m’entendre. Objet de la curiosité du public, je voyais aller et venir, dans la pièce où j’étais gardé, des gens de toute espèce. Les uns, avec l’air de la simple curiosité, d’autres avec l’expression d’une joie cruelle, s’approchaient pour me considérer : « Tu es donc, me disaient-ils avec ironie, l’homme du ci-devant ? Eh bien, ton tour est venu ! »

Enfin, à dix heures du soir, on me conduisit au comité révolutionnaire. L’homme qui m’avait arrêté, ayant couru à ce comité pour prévenir mes juges, je ne doutai pas qu’il ne fût allé fournir des moyens de m’embarrasser. Ils cherchèrent, en effet, à me surprendre par des questions insidieuses. « Aimais-tu le roi, me demanda-t-on, excite-t-il tes regrets ? »

Cette question cachait un piège d’autant plus dangereux que la peine de mort était priononcée contre quiconque émettait un vœu en faveur de la royauté et de la maison régnante :

— Distinguez, repris-je froidement, l’homme d’avec le roi, le sujet d’avec le serviteur.

— Pourquoi cette question ? dit au président l’un des membres du comité. N’a-t-il pas été libre d’aimer la personne qu’il servait ?

— Mais aimais-tu la Constitution de 1791 ?

— J’en avais juré le maintien, répondis-je, car je l’avais acceptée comme le Roi et tout le monde, en une époque où ce serment était exigé dans les moindres formalités de la vie coutumière.

Cette réponse ne suffit pas au tribunal qui me tint à grief d’être nommé dans, le testament de Capet.

— Malgré le ton ironique dont on parle ici de ce testament, répliquai-je, je vous déclare — et j’en demande acte — que loin de croire que ce dernier témoignage des bontés de mon maître puisse m’inculper, je ne m’en crois que plus sûr de la bienveillance et de la sauvegarde de tous les Français.

Tandis qu’en rédigeait le procès-verbal de mon interrogatoire, un pourvoyeur de l’échafaud, homme d’aspect féroce appartenant à cette catégorie de gens envoyés dans les campagnes voisines pour amener aux prisons de Paris les personnes prétendues suspectes, entra dans la salle et prononça quelques mots qui me firent frémir.

— Citoyen, dit-il, au président, je loue ton zèle, mais à n’aller que le pas, tu ne feras que glaner. Va au grand galop, et la récolte sera complète.

Incertains du parti qu’ils devaient prendre les membres du comité arrêtèrent de me renvoyer au Comité de sûreté générale de la Convention.

Deux commissaires furent chargés de m’y conduire et d’y remettre copie de mon interrogatoire. Ce nouveau tribunal n’ayant pas loisir de m’entendre je fus consigné dans un corps de garde et exposé toute la nuit aux outrages d’une soldatesque effrénée.

Le lendemain, à onze heures du soir, seulement, le Comité de sûreté générale, qui ne chômait guère dans ses condamnations, fut libre d’entendre mes déclarations. Mais à peine étais-je entré dans la salle qu’une grande clameur s’éleva de tous côtés :

— À la Force ! À la Force !

À l’instant même, deux gendarmes s’emparèrent de moi, me lièrent les mains et m’entraînèrent, au milieu de la nuit, dans cette prison. Peu préoccupé de mon sort je ne songeai alors qu’à la situation alarmante de la Reine qui absorbait toutes mes pensées… Quelques jours après, le bruit des tambours se fit entendre dans les rues qui avoisinaient ma prison… La Reine n’était plus ! Majestueuse et gracieuse sur le trône, elle mourait après s’être montrée sublime dans l’adversité !

De la Force, où je demeurai quelque temps, je fus transporté dans un lieu de réclusion situé dans le faubourg Saint-Antoine d’où je cherchai vainement à m’évader. De là je fus transféré à Port-Royal[2], qu’on appelait alors Port-Libre, où je fus rejoint par M. de Malesherbes[3] avec lequel j’avais entretenu déjà d’anciennes relations[4].

Dès le mois de septembre 1793, Malesherbes ayant reçu du Comité de sûreté générale l’avis secret de quitter Paris afin de ne pas courir le risque d’être enveloppé dans le procès de la Reine, m’avait prévenu de son départ et m’avait également exhorté à quitter Paris. Mon attachement à la famille royale me retenait à Paris. J’exprimai mes motifs à M. de Malesherbes qui les comprit et m’écrivit dans ces termes :

« Si je m’absente moi-même, c’est pour conserver avec ma liberté le moyen d’offrir à la Reine les mêmes services que j’ai pu rendre au Roi. Vous qui ne quittez pas la capitale, dépêchez-moi un courrier à l’instant où vous croirez que mon ministère, et même le sacrifice de ma vie peuvent être utiles à Sa Majesté. À tout événement, suppliez la Reine et Madame Élisabeth de ne point faire appeler auprès d’elles M. de Firmont, ce serait l’exposer infailliblement à perdre la vie ! »

Au mois de mars précédent, j’avais envoyé à M. de Malesherbes des cheveux du feu Roi, et l’ancien ministre m’avait remercié par cette lettre :

Malesherbes, le 4 avril (1793).

« J’ai reçu, monsieur, avec la plus vive reconnaissance le plus précieux de tous les présents. Il acquiert encore un nouveau prix pour moi, me venant de la main du plus fidèle serviteur de notre malheureux maître.

» Mon premier mouvement a été d’aller à Fontainebleau vous en marquer toute ma reconnaissance et de vous prier d’en venir recevoir les tendres assurances dans ma retraite. On m’a fait faire attention que, dans les moments de crise. où nous sommes, les meurtriers du Roi ayant, partout, des émissaires qui veillent à toutes mes actions et, vraisemblablement, aussi, aux vôtres ne manqueraient pas de dire que les partisans de la maison royale se réunissaient pour tramer des complots contre leurs assassins. Il y a des gens de bien qui ont été persécutés sur des indices qui n’étaient pas plus forts que celui-là.

» Cette considération m’a empêché depuis longtemps d’aller à Paris, où j’ai des affaires ; mais je ferai ce voyage dès que l’orage du moment sera un peu calmé. Je m’empresserai, en passant à Fontainebleau, de vous y voir, et si vous n’y étiez pas, ce sera à Paris que j’irai vous embrasser, et mêler mes larmes aux vôtres.

» Je vous prie d’être très persuadé, monsieur, de mon sincère attachement.

» malesherbes[5]. »

C’est donc au fond d’une prison que je devais me rencontrer de nouveau avec le ministre de mon Roi ! Si quelque chose put y suspendre ma douleur de la mort du Roi, ce fut le plaisir de converser avec ce respectable vieillard et de m’entretenir avec lui de l’objet commun de nos regrets. Je ne pouvais aller que la nuit et sans lumière dans le réduit où couchait M. de Malesherbes. Quel tendre accueil je recevais de ce nouveau Socrate ! Avec quel respect je recueillais ses paroles dont je veux me faire ici l’interprète.

  1. Ne semble-t-il pas que cette phase de François Hüe retrace en quelque mots le général état d’âme des royalistes du temps ? Le dévouement absolu n’était point chose si rare qu’on y attachât la pensée d’un mérite extrême. Il paraissait naturel de mourir pour la cause de ceux qu’on aimait, et la pensée d’un trépas imminent était si vraisemblablement établie dans l’esprit de chacun qu’on arrivait à la concevoir avec une résignation… nous dirions presque une insouciance, en vérité toute française.
  2. Nous avons retrouvé le registre d’écrou de François Hüe ainsi conçu. « Le 25 vendémiaire, a été incarcéré en dite maison par ordre signé Vadier et Parris, membres du Comité de sûreté générale de la Convention nationale, Français Hüe, âgé de trente-cinq ans, natif de Fontainebleau, demeurant quai de l’Égalité, arrêté pour mesure de sûreté générale. « Signé Richelot, c. g. de la Force. » En marge est un cachet sur lequel est écrit Prison de la Force.
  3. M. de Boccielli, « peintre de l’ancien roi de Pologne », peignit à Varsovie en 1805 un portrait de François Hüe « apprenant la mort de la Reine dans la prison de la Force ». L’original en est au château de Saint-Sauveur. Il a été reproduit dans le Journal de M. Th., duchesse d’Angoulême (Paris, Firmin Didot,1892), ouvrage publié par les soins de la famille Hüe.
  4. Hüe y connut également Monseigneur de Bausset avec lequel il demeura, par la suite, dans les meilleurs termes.
  5. Malesherbes était voisin de campagne de M. Gillet de la Renommière, ami de François Hüe et très lié avec lui ainsi qu’avec sa femme, née Élisabeth Marinier de Banassat. Or il vint un jour visiter madame de la Renommière, qui attendait son quatorzième enfant. Et comme il lui exprimait sa sympathie plus que ses compliments au sujet de cette prochaine naissance, son interlocutrice s’écria : « Oh ! c’est pour moi, monsieur de Malesherbes, la chose la plus insignifiante du monde. Je suis fort habituée à ce genre d’incidents, mais ce qui me consterne en la circonstance, c’est le choix d’un parrain. Je crains vraiment de lasser la patience de ma famille et je me verrai, pour cette fois, obligée de choisir le premier pauvre du village… — Je vous demande la charité, » lui répondit, en s’inclinant, M. de Malesherbes. Et c’est ainsi qu’il fut, en 1785, parrain de mademoiselle Henriette Gillet de la Renommière, qui épousa plus tard M. de Mazenod et fut mère de la baronne André Hüe.