Souvenirs du comte d'Haussonville
SOUVENIRS
I
es premiers souvenirs dont quelques-uns, si humbles qu’ils soient, pourront peut-être servir un jour à l’histoire, remontent loin, car ils sont antérieurs à la Révolution de 1848 ; mais ils sont très précis dans ma mémoire.
Il y eut, au commencement de février de cette année, une fête d’enfants aux Tuileries pour les jours gras. J’y assistai. Le soir d’un de ces jours, j’étais debout sur une petite chaise ; on me revêtait d’une jolie robe (je n’avais pas cinq ans), et je crois, Dieu me pardonne, qu’on me frisait. J’aurais, à ce qu’on m’a rapporté depuis, dit à ceux qui m’habillaient : « Comme ce serait drôle si ce soir le Roi tombait de son trône ! » Ai-je vraiment prononcé ces paroles prophétiques ? Je ne m’en souviens pas, mais cela est bien possible, car, pour mon imagination enfantine, un trône était un siège en or très élevé auquel on accédait par plusieurs marches. Ce dont je me souviens en revanche très bien, c’est de la soirée elle-même. On jouait le Malade imaginaire et j’eus une vive émotion au moment où la petite Angélique est menacée des verges qu’on lui montre. Ce n’est pas que j’eusse jamais connu ce genre de châtiments qui n’entrait pas dans les procédés d’éducation de mes parents, mais l’idée qu’une petite fille allait peut-être être fouettée devant moi m’impressionnait beaucoup.
Je me souviens également que, pendant un entr’acte, la reine Amélie passa dans nos rangs et tendit la main à chacun de nous. Quand elle arriva à moi, intimidé, j’hésitai, car je ne savais pas très bien comment on donne la main à une reine. « Tapez-moi dans la main, » me dit-elle, et je crois voir encore la main amaigrie qu’elle tendit vers moi. Je tapai. Je n'aurais peut-être pas conservé un souvenir aussi net de la reine Amélie, de sa grande taille et de sa main maigre si, quelques années après, je ne l’avais pas revue dans des circonstances que je rapporterai plus tard.
De la Révolution de 48 elle-même je n’ai retenu que ceci : c’est que le 23 ou le 24 février, je ne sais pas exactement, comme, dans le trouble du jour, on ne s’occupait guère de me faire travailler, et, comme je regardais par la fenêtre d’un hôtel que mes parents possédaient rue Saint-Dominique, en face du ministère de la Guerre, je vis passer dans la rue une bande d’émeutiers qui chantaient et en tête de laquelle marchait un conducteur d’omnibus, le chef couvert de la grande calotte retombante qu’ils portaient alors. — Je vis également entrer au ministère un M. Raulin qui avait été autrefois, de loin, un modeste soupirant de la belle duchesse de Dino et qui était devenu un ami intime de ma famille. Raulin, que je voyais souvent, Ledru-Rollin dont j’entendais souvent parler, ces deux noms s’embrouillaient dans ma cervelle enfantine et je vins annoncer au salon que Ledru-Rollin venait d’entrer au ministère de la Guerre. Grand émoi ! On commençait à raisonner sur l’envahissement du ministère de la Guerre par Ledru-Rollin, lorsque quelqu’un me demanda : « Comment connais-tu donc Ledru-Rollin ? » — « Mais je le vois souvent ici, » répondis-je naïvement. On se moqua de la confusion que je faisais entre notre paisible ami et le célèbre agitateur : je fus très humilié.
Du 2 décembre, mes souvenirs sont déjà plus précis, car j’avais dépassé huit ans. J’étais en ce moment à Gurcy, terre située en Seine-et-Marne, qui appartenait à mon père, avec ma grand mère d’Haussonville et lui. Ma mère était à Paris. Le soir de ce jour mémorable arriva un messager envoyé par elle, porteur d’une lettre où elle disait brièvement que le Président de la République avait fait un coup d’État et que mon grand père le duc de Broglie était en prison. Je crois voir encore mon père se promenant à grands pas dans le salon et répétant : « Il a fait son coup d’État ! Il a fait son coup d’État ! » — Je ne savais pas trop ce que c’était qu’un coup d’État, mais l'idée que mon grand père, dans le respect duquel j’étais élevé, avait été mis en prison faisait sur moi une vive impression. A la vérité, la prison ne fut pas très dure, — c’était la caserne du Quai d’Orsay, — et la détention ne fut pas de longue durée, mon grand père ayant eu un accès de goutte et ayant été remis au bout de très peu de jours en liberté. Mais une prison, c’était pour moi un lieu où l’on enfermait les assassins et les voleurs, et l’idée que mon grand père était enfermé avec eux m’indignait.
C’est peut-être la vivacité de cette impression première qui m’empêche de trouver juste l’expression « d’opération de police un peu rude » dont mon brillant confrère et ami, Eugène-Melchior de Vogué, encore pleuré par les lettres françaises, s’est servi, dans un discours académique, pour qualifier l’acte du 2 décembre, ainsi que le rapprochement qu’on a souvent établi entre cet acte et le 18 Brumaire. Je voudrais en dire mes raisons, fût-ce aux dépens de la chronologie de ce très simple récit.
Le 18 Brumaire fut un acte de salubrité publique. Il était dirigé contre une assemblée avilie et un gouvernement à la fois violent et débile. Il ne coûta pas une goutte de sang et ne souleva aucune protestation, même chez ceux qui devaient, comme Mme de Staël, souffrir plus tard de ses conséquences. Les trois millions de voix et plus qui, quelques mois après, ratifièrent la Constitution de l’an VIII, ne firent que traduire le consentement et, ce n'est pas assez dire, la joie publique. Voici comme le duc de Broglie, lorsqu’en 1855 il remplaça le comte de Sainte-Aulaire à l’Académie française, parla du 18 Brumaire, le jour de sa réception : « Quelque jugement qu’on porte sur la nature et le caractère politique de cet événement, il fut heureux pour la France. On peut tout exagérer, mais non pas le grand service qu’il lui a rendu. On peut tout exagérer, mais non pas l’état où cet événement a trouvé la France, après huit ans de bouleversement. La France était aux abois, épuisée de son meilleur sang par l’échafaud et la guerre, décimée par les coups d’État, par la déportation sur un rivage empesté. Ses ennemis entamaient sa frontière et se disputaient déjà ses dépouilles. Plus de sécurité sur son territoire, pour rien ni pour personne : l’emprunt forcé, la loi des otages, plus de culte, les temples fermés ou profanés. Des nuées d’oiseaux de proie s’engraissaient, sous des noms divers, du peu qui lui restait de substance. Ses lois s’acharnaient à détruire le peu qui lui restait de mœurs et d’esprit de famille. Ces grandes, ces saintes idées de raison, de liberté, de progrès, de justice civile et sociale, dont elle avait fait des idoles, étaient devenues, comme le sont toutes les idoles, cruelles, impures, stupides. Le sage regrettait presque les erreurs du passé, et l’homme de bien ses abus. Tout périssait. »
Ce jugement sur le 18 Brumaire paraîtrait tout simple aujourd’hui que tant de gens, sans oser le dire, font tout bas des vœux pour une dictature militaire ou civile. Mais trois ans après le 2 décembre, dans la bouche de mon grand père, qui passait avec raison pour appartenir à l’opinion libérale, il étonna et, dans un temps où les journaux, sévèrement surveillés, publiaient peu de documents intéressants, il eut beaucoup de retentissement. Ce retentissement arriva jusqu’aux Tuileries où l’on s’occupait peu en général des séances académiques. C’était, c’est encore l’usage que le dernier académicien reçu soit conduit chez le chef de l’État par le directeur et le secrétaire perpétuel[1]. La perspective de cette audience imposée était toujours pour le bureau académique un sujet de préoccupation. Les choix de l’Académie étaient presque toujours des choix d’opposition. L’Empereur, sachant à l’avance qui il aurait à recevoir, avait la partie belle et, toujours courtoisement, car ses manières restaient affables et il était incapable des brutalités de son oncle, il prenait parfois sa revanche. C’est ainsi que M. Villemain, ayant, comme secrétaire perpétuel, accompagné je ne sais quel nouvel élu, s’entendit dire par lui : « J’ai été charmé, il y a quelques jours, de signer la nomination de votre gendre comme procureur impérial, » phrase gracieuse en elle-même, mais un peu épigrammatique à laquelle M. Villemain répondit : « Sire, j’en ai été aussi charmé que surpris, » ce qui était une manière de faire entendre qu’il n’avait pas sollicité cet avancement pour son gendre.
Il était donc à prévoir que Napoléon III tirerait quelque avantage de la réception de mon grand père. Il n’y manqua pas, sans en abuser. Il se borna à lui dire : « Monsieur le duc, j’espère que votre petit fils parlera du 2 Décembre comme vous avez parlé du 18 Brumaire. » Et mon grand père répondit : « Sire, l’histoire en décidera. »
Le petit fils ayant l’occasion d’en parler aujourd’hui, voici ce qu’il lui en semble.
L’opinion publique moyenne ne juge plus aujourd’hui le 2 Décembre comme l’a jugé pendant de longues années l’opinion libérale. Elle ne qualifie pas ce coup d’État de crime, comme le Victor Hugo des Châtiments, et bien peu de jeunes gens aujourd’hui connaissent son apostrophe, éloquente et indignée, à la mer, qui était familière à nos mémoires de vingt ans :
D’ailleurs, mer sombre, je te hais.
O mer, n’est-ce pas toi, servante,
Qui traînes sur ton eau mouvante
Vers Cayenne, aux fosses profondes,
Les noirs pontons qui sur tes ondes
Passent comme de grands cercueils ?
....................
....................
Et s’ils pleurent, si les tortures
Font fléchir ces hautes natures,
N’est-ce pas toi, gouffre exécré,
Qui te mêles à leur supplice
Et toi qui, de ta voix complice,
Couvres leurs cris désespérés ?
Lorsque j’étais jeune, ces strophes et d’autres encore des Châtiments, dont la vente était proscrite, étaient récitées par les étudiants, au quartier Latin, au café Procope ou ailleurs. Les Châtiments trouvent bien peu de lecteurs aujourd’hui. Mais cette indifférence au Crime n’empêche pas que l’intervention de la force militaire dans la vie légale d’un pays ne soit chose fâcheuse en elle-même, car, si elle peut, comme au 18 Brumaire, avoir des effets bienfaisants, elle peut aussi, dans des circonstances différentes, avoir des conséquences périlleuses. Peu s’en est fallu, il y a quelques années, qu’une opération de même nature ne fût exécutée par un général dont le cheval noir avait surexcité l’engouement populaire, et Dieu sait ce qui aurait pu en résulter !
Ce qui achève d’ailleurs de différencier le 2 Décembre du 18 Brumaire, c’est d’abord le sang qu’il a coûté. La population de Paris sembla d’abord y être insensible. « Plus souvent, qu’on se fera tuer pour vos vingt-cinq francs ! » dit un ouvrier au représentant Baudin ; et l’on connaît la belle réponse de Baudin : « Mon ami, vous allez voir comment on meurt pour vingt-cinq francs. » Mais elle se souleva le lendemain et la légalité était du côté de l’émeute sur laquelle la troupe tirait, sur les boulevards ou ailleurs. C’est ensuite que l’Assemblée législative, divisée, impuissante, et par conséquent peu populaire, était, en majorité, composée d’hommes honorables et considérables. Envoyer en prison, ou en exil, des hommes, comme le duc de Broglie, Thiers, Changarnier, La Moricière, Cavaignac, était un début fâcheux pour un régime qui prétendait restaurer l’ordre public en France. Le régime se ressentit toujours de n’avoir pu s’établir et s’appuyer, du moins à ses débuts, que sur des hommes dont plusieurs n’avaient pas encore la situation politique considérable à laquelle ils sont parvenus plus tard, et dont quelques-uns, élégants endettés, étaient « nu-pieds, dans des bottes vernies, » comme le devait dire une publication d’opposition ardente, dont je reparlerai tout à l’heure. Mais l’immense majorité de l’opinion publique n’en était pas moins du côté du Président, comme en témoignèrent les 5 434 226 voix du plébiscite qui suivit, et le régime de compression et de silence qui triompha pendant plusieurs années répondait aux vœux du plus grand nombre des Français, fatigués des excès de la presse révolutionnaire et des débats parlementaires stériles. Quelques natures fières ne prirent cependant pas leur parti de ce silence. De ce nombre fut mon père.
II
Mon père appartenait à une génération qui avait le culte de la liberté pour elle-même. Pour la nôtre, la liberté est un moyen, un instrument et surtout une habitude dont nous ne pourrions plus nous passer. Je ne crois pas qu’aucun régime puisse jamais être assez fort pour réduire la France à ne plus tout dire, tout entendre, et presque tout faire. Mais la liberté, ainsi comprise, n'est plus un idéal. Il n’en était pas de même pour les générations précédentes. Elles avaient le culte de la liberté pour elle-même, et l’écrivaient avec une majuscule.
Sous l'Empire devait, quelques années plus tard, paraître un recueil qui voyait le jour à intervalles irréguliers, et en volume, pour échapper aux lois sévères qui régissaient la presse périodique, mais qui était une revue véritable, car elle était composée d’articles variés. Aussi l’appelait-on Varia. Varia était édité à Paris chez Michel Lévy, l’oncle des éditeurs actuels, un des rares libraires d’alors qui eussent le courage de prêter leurs vitrines aux publications des écrivains de l’opposition. Varia paraissait à Paris, mais était l’œuvre d’écrivains, tous Lorrains. Mon père, qui, bien que demeurant à Paris, était toujours resté Lorrain de cœur, y collaborait.
Dans la préface du premier volume de ce recueil, qui ne compta que sept ou huit numéros, je relève ces lignes : « La France est un pays où il suffit d’avoir vécu dix ans pour avoir entendu dire sur le compte de la liberté et plus de bien qu’il n’est raisonnable et plus de mal qu’il n’est juste. Entre ces deux conditions, être tout et n’être rien, il y a un milieu qui consiste à être quelque chose. Or, dans les circonstances les plus diverses, nous avons toujours pensé que la liberté est quelque chose de très grand, qui mérite nos regrets, possède notre attachement. La liberté, qui, pour tant d’autres, n’a jamais été qu’un moyen, nous semble vraiment digne d’être un but, et, sans en faire un bien suprême, l’unique ou principale destinée de l’homme ici-bas, nous croyons que chacun de nous doit faire plus que se servir d’elle. Nous estimons qu’elle vaut la peine qu’on la serve avec amour et fidélité. »
Ces lignes répondent si bien aux sentiments de mon père que j’oserais presque assurer qu’elles sont de lui. On comprendra donc qu’il n’ait pu prendre son parti du silence imposé à la France et qu’au lendemain du 2 Décembre, il se soit volontairement exilé.
Le coup d’État ne l’avait cependant pas frappé directement, car, après avoir été député de Provins, il ne s’était présenté ni à la Constituante ni à l’Assemblée législative dissoute par le Prince-Président ; mais il en sentit l’injure comme parlementaire et comme libéral. Son premier ouvrage avait paru en 1849 sous ce titre : Histoire de la Politique extérieure du Gouvernement de Juillet et était destiné à montrer qu’une politique extérieure, sage et fière, n’était pas incompatible avec le régime parlementaire. Comme libéral, il avait souffert du silence imposé à la France par un régime nouveau qui, menaçant tous les journaux d'avertissements préliminaires et de suspension facultative, mettait un bâillon sur la bouche des plus hardis. Au premier moment, il ne voulut pas prendre son parti de ce silence ; il partit pour la Belgique, terre de liberté, où il fonda le Bulletin Français.
Le Bulletin Français, dont les exemplaires sont fort rares (je doute qu’il en existe un même à la Bibliothèque Nationale), était une publication d’un caractère un peu pamphlétaire, je dois l’avouer. La collection se compose de huit numéros, dont les sept premiers parurent à Bruxelles et le dernier à Londres. Elle était rédigée exclusivement ou à peu près par mon père et par un de ses amis politiques, M. Alexandre Thomas, auteur d’un ouvrage historique estimé : Une Province sous Louis XIV. Elle était destinée à être introduite en France clandestinement et combattait avec une extrême vivacité, au nom de la doctrine constitutionnelle et libérale, le régime nouvellement établi. Chaque numéro prenait vigoureusement à partie celui qui n’était encore que le Prince-Président. Mais elle s’inspirait des sentiments les plus patriotiques et, bien que paraissant à l’étranger, ne mettait son espoir que dans un réveil de l’opinion française. Comparant le premier des Napoléon au second et le 18 Brumaire au 2 Décembre, la préface disait. « Vous vous êtes passé de Marengo pour nous enlever nos libertés. Nous saurons bien les ravoir sans les payer du sang et des larmes que coûta Waterloo. »
Pour rédiger cette publication, mon père et M. Thomas s’étaient d’abord dissimulés à Bruxelles sous de faux noms : MM. Remy et Thoen. Mais le difficile était de la faire pénétrer en France. Je crois me rappeler que des mécaniciens de la Compagnie du Nord, demeurés républicains, acceptaient d’en mettre dans les grands sacs en toile grise qui servent en général à emmagasiner le charbon et qu’on charge sur les locomotives. Parfois aussi on en cachait un certain nombre d’exemplaires dans la malle d’amis dont mon père recevait la visite. Ma mère, qui était demeurée à Paris, était venue passer quelques jours avec lui, m’amenant avec elle. A son retour, naturellement, on en mit dans sa malle un certain nombre, assez maladroitement dissimulés. A la frontière, les douaniers s’en aperçurent, car ils visitaient les malles à fond, à cause de la contrebande dentellière. La femme de chambre de ma mère, qui s’occupait de la visite des bagages à la douane, avait intrépidement déclaré que la malle était à elle, mais ma mère, qui s’inquiétait de ne pas la voir reparaître, survint tout à coup. Le stratagème était découvert, et ma mère fut consignée dans une chambre d’hôtel à la disposition de la police. Je me souviens très bien de la soirée agitée qu’elle passa, se demandant si elle n’allait pas être poursuivie. Mais, traduire en police correctionnelle la fille du duc de Broglie, sous la prévention d’introduction clandestine de brochures séditieuses, c’était beaucoup, même pour le régime d’alors. On la laissa repartir le lendemain.
Le séjour de mon père et de M. Thomas en Belgique ne devait pas durer. Le Gouvernement français porta plainte et la petite Belgique, qui tremblait pour son indépendance, n’était pas de force à résister. Mon père fut traduit devant le jury pour outrages au chef d’un Gouvernement étranger. MM. Berryer et Odilon Barrot s’étaient proposés pour venir le défendre. Mais mon père, ayant lieu de craindre que la rentrée en France ne leur fut purement et simplement interdite, déclina leur concours et se défendit lui-même, assisté par un avocat belge, M. Bartels. Il le fit avec beaucoup de dignité et de mesure, car la situation était délicate. C’eut été une faute, en effet, de blesser le Gouvernement en se plaignant d’une mesure prise par lui. Mais l’opinion belge, toujours jalouse de l’indépendance du pays, était avec lui. Il fut acquitté par le jury et sa sortie de l’audience fut saluée par des applaudissements.
Mon père n’en fut pas moins obligé de quitter la Belgique. Il se rendit en Angleterre, où il espérait pouvoir continuer la publication du Bulletin Français. Un ou deux numéros parurent, chez un libraire nommé Jeffs, mais la difficulté d’introduire cette publication en France et le sentiment du peu d’effet qu’elle produisait finirent par le décourager, et la publication cessa. Mon père n’en demeura pas moins en Angleterre, où il avait loué, aux environs de Twickenham, qui était la résidence du Duc d’Aumale, et que celui-ci se plaisait déjà à embellir, une modeste habitation appelée : Brougham Hall. Twickenham est à peu de distance de Claremont, grand et triste château, appartenant au roi Léopold, que celui-ci avait mis à la disposition de sa belle-mère, la reine Amélie, et d’une autre habitation beaucoup plus petite, que la Duchesse d’Orléans avait louée dans le village d’Esher. C’est de ce séjour à Brougham Hall et de ce voisinage que datent les premières relations que j’ai eu l’honneur d’avoir avec les princes de la maison d’Orléans.
La reine Marie-Amélie était une très noble figure : « Elle est, disait Talleyrand, la plus grande dame de l’Europe. » Née sur les marches du trône de Naples, elle avait l'instinct de la légitimité. Aussi ne fut-ce pas sans scrupules, je le crois, et cela apparaît dans sa Vie par M. Trognon, qu’elle occupa sur le trône, à côté du Roi son époux, la place qui, suivant l’ordre de la légitimité, revenait à une autre. Au lendemain même de la Révolution de Juillet, elle fit parvenir à la Duchesse de Berry les affaires personnelles que cette princesse avait laissées aux Tuileries. « Ils nous rendent nos nippes, mais ils gardent notre trône, » aurait fièrement répondu la Duchesse, et pour être méprisante, la réplique n’en était pas moins juste. Mais la reine Marie-Amélie honora ce trône usurpé à ses yeux par ses vertus et sa charité actives. Elle a été une des parures de la Monarchie de Juillet et elle est demeurée, après son installation en Angleterre, l’objet du respect universel. Les Français qui étaient attachés à la Maison d’Orléans ne manquaient pas d’aller, le dimanche, à la messe à Claremont. A l’issue de la messe, la reine Amélie traversait la grande antichambre sur laquelle s’ouvrait la très petite chapelle ; souvent elle s’arrêtait pour dire un mot à l’un ou à l’autre. Un jour, elle me parla en m’appelant « Othonin, » et, étymologiquement, elle avait raison, car mon prénom, assez bizarre, qui est un diminutif d’Othon, devrait ainsi s’écrire. C’est à sa sortie de la messe de Claremont que se bornent mes souvenirs d’elle. Ils sont, comme on voit, assez vagues.
J’ai connu davantage la Duchesse d’Orléans. Elle avait beaucoup moins de dignité d’apparence, mais beaucoup plus de charme que la reine Amélie. Dans un temps où tout le monde écrivait bien, même les pamphlétaires, l’auteur d’un libelle dirigé contre cette charmante Madame illustrée par Bossuet ne pouvait s’empêcher de dire : « Comme elle est tout aimable, elle semblait toujours demander le cœur, quelque chose indifférente qu’elle put dire du reste. » La Duchesse d’Orléans semblait toujours, elle aussi, demander le cœur et il était facile de le lui donner. J’ai conservé le souvenir très présent de sa bonne grâce pour moi dans mon enfance. M. le Comte de Paris le savait et je crois bien que cette fidélité du souvenir, qu’il connaissait chez moi, n’a pas été étrangère à la bienveillance qu’il m’a toujours montrée. Je possède encore une Imitation qu’elle m’a envoyée pour ma première communion. Elle trouvait toujours le mot aimable à dire, la qualification louangeuse à employer, et elle aimait à se servir de cette qualification, au lieu du nom, dans ses lettres. C’est ainsi qu’elle appelait toujours mon père : « le noble exilé volontaire. » La marquise d’Harcourt a écrit une petite Vie d’elle qui parut deux ans après sa mort et qui eut un juste succès dans notre monde restreint.
La Duchesse d’Orléans demeurait au petit village d’Esher non loin de Claremont, mais l’esprit qui régnait à Claremont, n’était pas le même que celui qui régnait à Esher. L’esprit de Claremont, c’était la résignation. L’esprit d’Esher, c’était l’activité et l’ambition, au sens le plus noble du terme. Au risque de me servir de mots que la génération nouvelle ne comprendra pas, je dirai qu’à Claremont on était pour la Fusion, c’est-à-dire pour la réconciliation des deux branches de la Maison de Bourbon. A Esher, on était partisan d’une politique qui fût de nature à plaire aux libéraux plus qu’aux légitimistes. On était plus enclin à l’alliance avec les républicains modérés, qu’on espérait convertir à l’orléanisme, qu’à une réconciliation avec les partisans de la branche aînée, aux chances de laquelle on ne croyait pas.
Il y avait assurément plus d’activité politique chez les orléanistes que chez les légitimistes. Quelques orléanistes trouvaient cependant qu’il n’y en avait pas assez. Ainsi mon père ayant donné à la Duchesse d’Orléans, qui aimait à conduire des petits chevaux, un fouet dont le manche était muni d’un parasol, il y avait ajouté ce distique :
Cet instrument à double fin
Pourra servir à Votre Altesse :
Le fouet de ses amis châtiera la paresse :
Le parasol est pour son teint.
La fidélité orléaniste était entretenue par des pèlerinages en Angleterre, tout comme la fidélité légitimiste par des pèlerinages en Autriche. C’est ainsi qu’un assez grand nombre de personnes se rendirent à Londres pour la première communion du Duc de Chartres et la confirmation du Comte de Paris. De ce nombre fut mon oncle, le duc, encore à cette date prince de Broglie. Il redoutait beaucoup la traversée de la Manche et, après un très mauvais passage, je me souviens de lui avoir entendu dire en plaisantant : « Les princes d’Orléans ne sauront pas combien nous leur sommes dévoués, tant qu’ils ne nous auront pas vus sur mer par un gros temps. » J’assistai moi-même à cette cérémonie, mais je n’accompagnai pas mon père dans ses nombreux voyages en Angleterre, car j’étais alors en éducation et j’en reviens, après cette longue digression, aux souvenirs personnels que j’ai conservés de l’opposition libérale sous l’Empire.
L’opposition, sous l’Empire, se divisait, — je ne parle en ce moment-ci que théoriquement, et au point de vue des principes, — en trois groupes : le groupe légitimiste et catholique, le groupe qu’on appelait tantôt orléaniste, tantôt libéral, et le groupe républicain.
Le groupe légitimiste se composait de ceux, assez nombreux dans l’aristocratie française, moins nombreux dans la bourgeoisie, rares dans le peuple, sauf dans certaines circonscriptions du Midi, qui étaient demeurés fidèles à la branche aînée des Bourbons. Cette fidélité était de doctrine plutôt que de fait, un assez grand nombre de légitimistes ayant profité de la permission que, sinon officiellement, du moins officieusement, leur avait accordée M. le Comte de Chambord pour se présenter quelques-uns, — mais en très petit nombre, — aux assemblées législatives, les autres aux Conseils généraux dont leur situation de grands propriétaires territoriaux facilitait à beaucoup l’accès. Pour être membre d’un Conseil général, il fallait avoir prêté serment. Avec raison, et faisant preuve en cela de plus d’esprit politique qu’il n’en devait témoigner plus tard, M. le Comte de Chambord le leur permit, et puisque l’occasion s’en trouve naturellement sous ma plume, je voudrais dire un mot de cette question du serment que j’ai beaucoup entendu discuter dans ma jeunesse.
« Un serment est aussi bête à demander qu’à refuser, » disait sur le tard de sa vie le chancelier Pasquier et il ajoutait : « J’en ai prêté treize, en suis-je moins considéré ? » Le chancelier Pasquier, ancien conseiller au Parlement de Paris, ancien préfet de police sous l’Empire, ancien ministre sous la Restauration, ancien président de la Chambre des Pairs sous le Gouvernement de Juillet, ne se montra pas très conséquent avec cette déclaration de non-principe, lorsqu’il refusa de faire partie du Sénat sous l’Empire, mais sa théorie était la suivante : « Depuis la Révolution, il n’y a pas eu de gouvernement légitime en France. Tous ont été des expédients. On a eu raison de les servir, tant que leur politique a été conforme aux intérêts généraux du pays, et de les abandonner, quand elle est devenue contraire à ces intérêts. » Ce qui n’empêche pas qu’une juste considération s’attache à ceux qui sont demeurés fidèles à un premier et unique serment, surtout lorsqu’à cette fidélité ils ont fait quelque sacrifice. Mais d’autres, très considérés également, tenaient que la formule du serment imposée à tout candidat à un mandat électif, — obéissance à la Constitution, fidélité à l’Empereur, — n’impliquait pas autre chose que la renonciation aux moyens de l’opposition révolutionnaire et n’engageait à rien vis-à-vis du chef de l’État. Cette question du serment fut, je crois m’en souvenir, bien que je fusse très jeune, discutée dans une réunion qui se tint chez le duc de Broglie, et résolue sans vote précis (pour autant que je sache), en ce sens que le serment pouvait être honorablement prêté par les fidèles des régimes antérieurs. Mais le refus rendu public du serment devint une des formes de l’opposition jusqu’au jour où, en réponse à ces manifestations, une loi intervint qui imposa le serment comme obligation préalable à toute candidature.
Pour être tout à fait impartial, il faut reconnaître que, durant les premières années de l’Empire, l’opposition, latente, mais obstinée, chez beaucoup de fidèles des régimes précédents, ne savait guère où se prendre. Le pays était visiblement satisfait. L’alliance anglaise, l’heureux succès de la guerre de Crimée, la victoire de l’Alma, la prise de Sébastopol avaient donné satisfaction aux instincts militaires du pays ; le Congrès de Paris, la réunion dans la capitale de la France des souverains alliés ou de leurs représentants avaient flatté son amour-propre, et cette réunion effaçait le souvenir de ces premières années de la Restauration où des souverains européens ou leurs représentants étaient également venus à Paris, mais pour y dicter des lois. Le mariage de l’Empereur, à qui on savait gré de ne pas s’être exposé aux rebuffades des souverains légitimes de l’Europe, la beauté de l’impératrice, la naissance sitôt survenue du Prince Impérial, tout semblait indiquer que l’Empire avait le vent dans les voiles. Je me souviens d’avoir, encore presque enfant, vu passer du balcon de M. Lebrun[2], qui n’était pas encore sénateur et qui demeurait sur le quai Voltaire, le cortège qui menait l’enfant nouveau-né à Notre-Dame pour son baptême. Paris, ce jour-là, ne trahissait pas son opposition. Il la manifesta plus tard, car l’opposition est une des formes de l’esprit parisien, par la nomination de ceux qu’on appela longtemps les cinq, dont trois, Jules Favre, Ernest Picard, Émile Ollivier étaient députés de Paris[3]. Mais ce ne fut qu’à partir des élections de 1863 que l’opposition prit une forme collective et sérieuse. Ce qui rendit aux opposants la hardiesse plus facile, ce ne fut pas seulement une administration qui se relâchait de sa sévérité, et la législation plus libérale qu’avaient inaugurée les décrets du 24 novembre 1860, ce furent les conséquences qui découlèrent de la guerre d’Italie.
III
L’empereur Napoléon III a été sur certains points si injustement attaqué et calomnié, que je ne voudrais pas paraître me ranger parmi ses détracteurs systématiques ; mais il est difficile cependant de ne pas reconnaître que, le 1er janvier 1859, jour où, s’adressant, en pleine paix, à l’ambassadeur baron de Hubner, il lui dit qu’il regrettait que les relations de la France avec l’Autriche ne fussent plus aussi bonnes que par le passé, il obéit assurément à des suggestions personnelles.
Durant sa jeunesse où il tenait un peu de l’aventurier, Napoléon III avait été en relations avec les révolutionnaires qu’on appelait alors les carbonari italiens. Son frère aîné, mort peu de temps après, et lui-même avaient été compromis dans une échauffourée provoquée par eux. Qu’il y ait eu, pendant cette période de sa vie, des engagements pris par lui avec ce parti, pour moi cela n’est pas douteux, et les attentats successifs de Pianori et d’Orsini ne furent que des rappels à ces engagements.
De l’attentat de Pianori qui tira sur l’Empereur en plein Champs-Élysées, je ne sais rien, mais j’ai des raisons personelles pour me rappeler la soirée de l’attentat d’Orsini. C’était en janvier, un samedi. Ma mère avait ce jour-là une loge aux Italiens. Comme j’aimais beaucoup la musique, elle m’y menait quelquefois, bien que je ne fusse pas encore tout à fait arrivé au terme de mon éducation, et c’est grâce à elle que j’ai encore entendu Mario, l’incomparable ténor, dont le vrai nom était, si je ne me trompe, le marquis del Candia, la Grisi, soprano célèbre, et l’Alboni, contralto non moins célèbre qui était très forte et dont on disait que c’était un rossignol chantant dans un éléphant. J’étais donc aux Italiens ce soir-là. M. Thiers y avait une loge également. Au cours de la représentation, on vint le prévenir qu’un attentat avait été dirigé contre l’Empereur sur le péristyle de l’Opéra. Il en avertit mon père, qu’il pria d’aller aux informations ; mon père m’emmena avec lui. On nous laissa franchir la consigne qui barrait l’entrée de la rue Le Peletier où l’Opéra était alors situé, et je me souviens d’avoir remarqué les larges taches de sang qui se détachaient sur la boue du pavé. Je me souviens également d’un homme d’un certain âge qui avait trouvé comme nous le moyen de franchir le cordon de police et qui courait comme un fou, répétant à haute voix : « Mon enfant ! Où est mon enfant ? » Mais la police ne nous laissa pas pénétrer dans le bâtiment de l’Opéra, où du reste nous n’aurions rien appris, et nous revînmes trouver M. Thiers sans avoir de nouvelles à lui apporter.
A Dieu ne plaise que je veuille plaider les circonstances atténuantes en faveur d’Orsini ! Mais les détails de son procès montrèrent qu’il n’était pas un assassin vulgaire. Entre autres, je me souviens de celui-ci. Venant d’Angleterre, la patrie, sous tous les régimes, de tous les conspirateurs, il avait mis tout simplement dans sa malle la poudre explosive dont il comptait remplir ses bombes, sans autre précaution que de la mouiller. Arrivé à l’auberge, il la déballa, la mit devant une cheminée, et, tranquillement, il s’assit à côté, un thermomètre à la main, attendant que la chaleur du feu l’eût fait sécher. Une étincelle, et tout sautait, lui compris.
Pendant la lugubre toilette qui précède pour les condamnés le voyage de l’échafaud, son complice Pieri, condamné en même temps que lui, s’agitait et proférait des déclamations révolutionnaires. « Tais-toi donc, et tiens-toi tranquille, » lui dit Orsini, et il mourut avec courage sans rien dire. Son testament, publié après sa mort, n’était pas sans noblesse patriotique, et, contrairement à ce qui arrive en général, son crime ne fut pas inutile à la cause pour laquelle il se sacrifiait, car sans Orsini, nous n’aurions peut-être pas eu la guerre d’Italie.
Au point de vue de sa politique intérieure, la guerre d’Italie fut une faute de Napoléon III. Cette guerre, qui ne devait pas le réconcilier avec l’opposition libérale, donna naissance à une opposition nouvelle, l’opposition catholique. En grande majorité les catholiques s’étaient ralliés à l’Empire. Quelques-uns demeurèrent fièrement à part ; ainsi Falloux, qui avait été cependant ministre du Prince-Président ; ainsi Lacordaire qui, dans son Testament, comme on appelle assez improprement le dernier écrit laissé par lui, s’attriste d’un ralliement qui lui parait une apostasie. Ainsi Montalembert qui, après une adhésion de quelques jours dont il s’est souvent excusé depuis, reprit une attitude d’opposition virulente. Mais on put assez justement reprocher à d’autres d’avoir, suivant une apostrophe éloquente, « salué le nouveau César d’acclamations qui auraient excité le mépris de Tibère. » Les évêques, sauf quelques exceptions, lui apportèrent une adhésion qui ne se signala pas toujours par la mesure et la dignité. C’est ainsi que Mgr de Salinis, alors évêque d’Amiens, qui avait fait autrefois partie avec Lacordaire et Lamennais de la rédaction de l'Avenir, professait que, « quand l’Église rencontre César, elle doit aller à lui et lui tendre la main. » Mais lorsque le branle donné à l’opinion libérale eut, par une conséquence qu’il était facile de prévoir, soulevé la question du pouvoir temporel, cette alliance devint difficile à maintenir. Il y avait en effet quelque chose de contradictoire à vouloir l’Italie « libre jusqu’à l’Adriatique, » c’est-à-dire rattachée à la monarchie constitutionnelle du Piémont, et à maintenir en même temps sous l’autorité temporelle du Souverain Pontife des sujets récalcitrants, alors qu’à Rome même le pape Pie IX, en 1850, n’était rentré qu’à la suite de l’armée française et du général Oudinot. Lorsqu’il y a quelque contradiction au fond des choses, elle finit toujours par éclater à la surface, et c’était assurément une contradiction d’appeler à l’indépendance les populations de la Lombardie et de la Vénétie, et en même temps de maintenir sous la tyrannie douce, mais méticuleuse et tracassière, de l’autorité pontificale, celles de l'Ombrie, des Romagnes, et Rome elle-même. Les événements se sont chargés de résoudre en apparence cette contradiction ; en fait, le pouvoir temporel a disparu ; la cité pontificale est devenue la capitale de l’Italie unifiée, sans que l’indépendance spirituelle du Pape paraisse en avoir souffert, sans même que la liberté de son langage s’en soit jusqu’à présent ressentie. Mais, en théorie, la question demeure entière et n’est pas d’une solution facile. La garantie de cette indépendance par une loi italienne n'en est pas une, car un revirement politique peut abroger cette loi, et lors même qu’elle deviendrait une sorte de loi internationale garantie par les puissances catholiques ou ayant des sujets catholiques, on ne voit pas trop comment cette garantie en fait pourrait s’exercer. En cas de violation, on ne s’imagine pas une guerre s’ouvrant pour garantir la garantie. Il faut donc reconnaître qu’une souveraineté territoriale, si exiguë soit-elle, ne dût-elle comprendre que le Transtévère et la cité Vaticane, mais donnant le droit au Souverain Pontife d’être représenté à la Société des Nations, est peut-être nécessaire à son indépendance et que la question du pouvoir temporel, de sa nécessité, de son maintien ou de son rétablissement n’est peut-être pas aussi définitivement résolue qu’elle parait l’être. L’avenir en décidera.
Ces questions redoutables[4] et leurs conséquences n’assaillaient probablement pas encore l’esprit de Napoléon III lorsque, quittant les Tuileries par la rue de Rivoli pour gagner la gare de Lyon, il recueillit, pour la première fois, sur son passage des marques de la sympathie populaire. La guerre contre l’Autriche, peu aimée, plaisait, en effet, au peuple de Paris et, d’une façon plus générale, à la France, bien qu’on commençât de trouver que, pour un régime qui avait pris comme devise de sa politique extérieure : « l’Empire, c’est la paix, » deux guerres en six ans, c’était beaucoup. Mais l’armée n’était pas ce qu’elle est devenue depuis le service obligatoire. Son entrée en campagne ne troublait pas le pays dans ses profondeurs. Elle était une minorité dans la nation, et comme la France est toujours éprise de gloire, les brillantes victoires de Magenta et de Solférino, bien qu’une courte campagne eut déjà révélé quelques défectuosités de notre organisation militaire, causèrent à ce que j’appellerai le gros public une légitime satisfaction. Le traité de paix de Villafranca si brusquement conclu, qui laissait la Vénétie à l’Autriche, détermina bien une certaine déception, mais cette déception fut effacée par l’acquisition de Nice et de la Savoie cédées à la France, et, soit dit en passant, je trouve que quand on fait le bilan de l’Empire et qu’on lui reproche avec raison de nous avoir fait perdre l’Alsace et une partie de la Lorraine, on ne fait pas assez entrer en balance cette acquisition.
La guerre d’Italie, qui devait par la suite engendrer dans la politique impériale tant de complications, tournait donc momentanément au profit de l’Empire. Les évêques, sauf quelques exceptions comme Mgr Dupanloup, s’étaient ralliés à lui. Le moment n’était pas encore arrivé où un des plus ardents, Mgr Pie, l’évêque do Poitiers, devait dire, en reprochant à Napoléon III de n’avoir pas suffisamment défendu le Pape : « Lave tes mains, ô Ponce Pilate ! On n’en dira pas moins dans les siècles des siècles : Sub Pontio Pilalo passus et sepullus est. » En immense majorité les catholiques lui demeuraient fidèles. Le Correspondant, organe des catholiques libéraux, était peu répandu. Ce n’était qu’une revue ; un journal qu’ils avaient fondé n’avait eu qu’une courte durée. Le Correspondant comptait bien un nombre d’abonnés considérable pour une revue. Mais ces abonnés, suivant le mot spirituel de quelqu’un qui y écrivait, « ne causaient point entre eux de ce qu’ils lisaient. » Les articles qui y paraissaient avaient donc peu de retentissement,sauf parfois un article de Falloux ou de Montalembert. Un article de Montalembert valut à ce dernier une condamnation à l’emprisonnement, dont, avant l’expiration des délais d’appel, l’Empereur lui fit grâce, « à l’occasion du 2 Décembre, » disait le décret, épigramme d’assez mauvais goût, car elle faisait allusion à l’adhésion momentanée de Montalembert au coup d’État, à laquelle Montalembert répondit fièrement qu’il était de ceux « qui n’acceptent point de grâce » et ne demandent que la justice. Le duc, qui n’était encore à cette époque que le prince de Broglie, y écrivait également. Mais, d’une façon générale, les articles du Correspondant portaient peu, ce recueil ne paraissant, comme la Revue des Deux Mondes, que deux fois par mois. Dans la presse quotidienne, les catholiques n’avaient qu’un organe, l’Univers, dirigé par Louis Veuillot.
Louis Veuillot a été très diversement jugé. « Avez-vous lu ce hideux article de Veuillot ? » écrivait un jour Montalembert à Falloux dans une lettre qui m’a passé sous les yeux, et si les catholiques libéraux parlaient ainsi du célèbre polémiste, on peut penser de quel ton s’exprimaient sur lui ceux qu’il prenait à partie dans un camp encore plus opposé au sien. L’esprit cependant fait pardonner beaucoup de choses en France. « Ce diable de Veuillot a tant d’esprit, ai-je entendu dire un jour à M. de Rémusat, que, s’il se présentait à l’Académie française, je serais capable de voter pour lui. » Veuillot ne fit pas cette faute. Il comprit qu’il y a peu de logique à insulter les gens et à venir ensuite solliciter leurs suffrages, leur fournissant ainsi l’occasion d’une revanche qui peut consister aussi bien à voter pour qu’à voter contre eux. Veuillot se souvenait sans doute d’avoir dit, en parlant de Lamartine qui, dans une oraison funèbre, avait, suivant sa trop constante habitude, fait allusion à sa misère : « Ce jour-là, M. de Lamartine a fait la quête dans le chapeau du mort. » L’œuvre de Veuillot abonde en traits semblables et si, par la hardiesse avec laquelle il s’est non seulement déclaré catholique, mais vanté de l’être, il a pu faire au catholicisme (je ne parle qu’au point de vue du recrutement politique du parti) un certain bien, il est certain qu’il a, par ses violences, écarté beaucoup de personnes ; j’en pourrais citer. Une réaction s’est, dans ces derniers temps, opérée en sa faveur et mon regretté confrère et ami, le marquis de Ségur, a pu, sans soulever aucune protestation, lui consacrer une conférence singulièrement bienveillante. Ce qui lui a valu ce retour d’opinion, c’est d’abord que les insultés ont presque tous disparu ; c’est ensuite que les documents publiés depuis sa mort l’ont plutôt grandi. Il y a de belles choses et des choses touchantes dans sa correspondance ; ainsi la lettre où il parle de l’entrée de sa fille au couvent : « Je vous la donne, mon Dieu, écrit-il, mais je serais tenté de dire : pas pour tout à fait, comme disait un enfant qui donnait sa poupée. » Il la donnait cependant, comme fit également Montalembert, à qui l’entrée de sa fille au Sacré-Cœur causa une grande douleur. Cette commune douleur ne réconcilia pas les deux antagonistes. Lorsque Montalembert fut à l’agonie, Veuillot lui fit proposer un rapprochement. Montalembert refusa : le plus chrétien des deux fut assurément Veuillot.
Lorsque la chute de l’Empire permit la résurrection de l'Univers qui avait été supprimé et lorsque Veuillot reprit la plume, il continua de s’en servir de la même façon. Il s'escrima de nouveau contre les libéraux. Lorsque le rétablissement de la monarchie parut un instant possible, il fut de ceux qui approuvèrent M. le Comte de Chambord de n’avoir pas voulu renoncer au drapeau blanc et il continua jusqu’à sa mort de suivre la même ligne inflexible. Dans ses papiers, on trouva d’assez beaux vers où il demandait qu’on mit sur sa tombe une croix avec cette épitaphe, peut-être un peu orgueilleuse, où il disait, parlant du Christ (je ne suis pas certain de citer exactement) :
Je n’ai pas rougi de lui dans le monde.
Il n’a pas rougi de moi devant Dieu.
Veuillot a-t-il fait, au point de vue catholique, plus de mal que de bien ? Je serais embarrassé de le dire, et j’entends, dans ces Souvenirs, me montrer très sobre de jugements ; mais assurément l’homme avait un grand talent et était digne d’estime.
L’opposition libérale n’avait, durant les premières années de l’Empire, qu’un organe, le Journal des Débats, mais tiède, timide, et il était peu lu du gros public[5]. Les Débats étaient sous la direction d’Édouard Bertin, de la grande famille libérale des Bertin, dont le chef a été immortalisé par un portrait d’Ingres. Je raconterai plus tard, dans quelles circonstances je suis entré en relations directes avec lui. Je dirai seulement dès maintenant que les précautions qu’il fallait prendre pour ne pas exposer le journal aux mesures arbitraires qui en auraient pu provoquer la suspension, ne coûtaient pas à son caractère. Ce qui fit la fortune des Débats, dans un temps où la presse était silencieuse et où l’opposition n’avait qu’un autre organe, — et quel pitoyable organe ! — le Siècle dirigé par Havin, ce fut la collaboration de Prévost-Paradol.
J’ai beaucoup connu Prévost-Paradol, et je n’en puis parler qu’avec sympathie, car il a toujours été très bienveillant pour moi. Peu de destinées ont été aussi diverses que la sienne, car, après avoir débuté brillamment, il a fini tragiquement. Il sortait de l’École normale où il avait été le condisciple de Taine et de Gréard et, après quelques années d’enseignement en province, il avait été nommé professeur de littérature à la Faculté d’Aix où il languissait. Il était chargé de famille. Il avait épousé, très jeune, dans des circonstances que je ne connais pas, une Suédoise, qui avait, comme sa compatriote, Jenny Lind, une très belle voix. De ce mariage étaient nés trois enfants, un fils, Yalmar, qui s’est tué, une fille Thérèse, qui est aujourd’hui supérieure d’un couvent en Orient, et une autre fille Lucie, que j’ai connue, qui était charmante (je possède son portrait, par Landelle) et qui, après quelques années d’une jeunesse mélancolique, s’est faite également religieuse et est morte au couvent de Notre-Dame de Sion. Ce fut à Aix-en-Provence que lui parvint la proposition de venir à Paris pour collaborer au Journal des Débats. « Je m’étais dit, a-t-il raconté lui-même, que je ferais trois fois le tour de mon jardin avant de décider ce que je répondrais. Je n’avais pas fini le premier tour que déjà mon parti était pris. » Il accepta et vint s’établir à Paris où il alterna, pendant quelques années, la rédaction mensuelle de ce qu’on appelle le Premier Paris, avec un autre rédacteur nommé Alloury. Alloury lui-même racontait avec bonhomie que les acheteurs au numéro, avant de sortir quatre sous de leur poche, commençaient par s’informer si ce n’était pas le mois d’Alloury.
Le père de Prévost-Paradol était un modeste officier qui vivait à l’écart de sa femme. Sa mère avait été actrice aux Français. Il est question d’elle dans le Souper chez Mlle Rachel d’Alfred de Musset. Elle se distinguait par son plantureux sein, car Rachel dit dans ce Souper qu’il n’est pas nécessaire, pour jouer Phèdre, « d’avoir la poitrine de Mme Paradol. » Mme Paradol, mourant jeune encore, écrivit à ses camarades du Théâtre-Français une lettre pathétique pour leur recommander son fils. Fromental Halévy, le musicien, et Léon Halévy, l’helléniste, surtout Léon, veillèrent sur l’éducation de l’orphelin qui demeura très lié avec Ludovic Halévy. Les Premiers Paris de Prévost-Paradol étaient étincelants de verve et d’ironie surtout, car l’ironie était la seule forme que l’esprit d’opposition pouvait adopter sans péril. L’antique feuille où écrivaient habituellement le sage Saint-Marc Girardin et le catholique Sylvestre de Sacy, qui devait finir sénateur, se rajeunissait sous sa plume ; mais Prévost-Paradol écrivait aussi dans un journal hebdomadaire qui eut une existence courte et brillante : c’était le Courrier du Dimanche.
Le Courrier du Dimanche ne vécut que quelques années, Édouard Hervé, qui devait fonder le Soleil, le premier journal politique à un sou, et J.-J. Weiss y firent leurs débuts, ou à peu près. On connaît la carrière d’Hervé qui, devenu membre de l’Académie française, y fut remplacé par Deschanel, et sa constante fidélité au parti monarchique. Celle de J.-J. Weiss fut plus ondoyante et flexible ; il fut en effet, suivant les circonstances, tantôt monarchiste, tantôt républicain, et même, à un moment, bonapartiste. Quand il changeait de parti, c’est qu’il avait un grief. « La république conservatrice, c’est tout simplement une bêtise, » écrivait-il un jour, ce qui ne l’empêcha pas, deux ou trois années après, de répondre à quelqu’un qui lui demandait combien de temps, suivant lui, durerait la République : « Oh ! pas très longtemps : deux ou trois cents ans, tout au plus. » Cette inconsistance de propos, un certain débraillé dans sa tenue extérieure lui firent du tort. Il se présenta tardivement à l’Académie française, à un moment où il commençait à être un peu oublié, en même temps qu’Eugène-Melchior de Voguë, qui fut nommé. Il mourut peu de temps après.
Le Courrier du Dimanche fut supprimé,— c’était avant le décret du 24 novembre, — à la suite d’une phrase assez maladroite qui échappa à la plume de Prévost-Paradol et où on crut voir une grossièreté à l’adresse de l’Empereur. J’avais eu le temps d’y écrire un article, le second écrit sorti de ma modeste plume, car le premier avait paru dans le Journal de la Meurthe et des Vosges, aujourd’hui disparu et qui était l’organe des libéraux de Lorraine. Je connaissais déjà la démangeaison d’écrire. Après des études classiques poursuivies au lycée Louis-le-Grand, — où j’étais envoyé par le collège Sainte-Barbe, — depuis la cinquième jusqu’à la rhétorique, j’avais commencé mon droit et je faisais, comme étudiant, partie de ce qu’on appelait la jeunesse libérale. Il n’y en avait du reste point d’autre qui manifestât une existence collective, la jeunesse catholique, qui est aujourd’hui une organisation importante, n’existant pas encore comme groupement. La jeunesse libérale manifestait son esprit dès le collège, et, bien que le gouvernement de l'Empire lui fit des avances, elle ne perdait aucune occasion de traduire son opposition. C’est ainsi qu’à une distribution des prix du Concours général qu’on donna à présider au Prince Impérial, le fils du général Cavaignac, qui était un des lauréats proclamés, refusa de venir recevoir son prix des mains du Prince, et ce geste négatif, si je puis ainsi parler, eut dans le monde des écoles un grand succès. Pour tâcher de conquérir ce monde ou d’obtenir de lui des manifestations sympathiques, on avait recours à des tentatives maladroites. C’est ainsi qu’au Concours général on donna comme sujet de dissertation aux élèves un éloge du roi Jérôme qui venait de mourir. Plusieurs refusèrent de composer. L’un d’eux remit au professeur chargé de récolter les copies une pièce de vers latins injurieuse ; un autre composa une pièce de vers français qui commençait par ces deux vers :
Puisqu’ils n’ont pas compris que nos veilles muettes
Ont de chacun de nous fait un républicain...
Il ne la remit pas, mais elle circula parmi nous et nous la trouvions très belle. Pour moi, mon héroïsme juvénile ne fut soumis à aucune épreuve. Je fus envoyé au Concours premier ou second dans quatre facultés : discours latin, discours français, version latine, histoire. Je m’y rencontrai avec mon futur confrère Lavisse, qui était l’espoir de Charlemagne, comme j’étais la gloire de Louis-le-Grand. L’espoir fut justifié et l’a été surabondamment depuis ; la gloire fut éclipsée et l’est demeurée. Il eut plusieurs prix et je n’obtins qu’un second accessit en histoire. Ce fut ma première déception ; j’en ai connu d’autres.
A ma sortie du collège, une question se posait pour moi, comme pour tous les jeunes gens. Quelle carrière suivre ? Je ne me sentais pas la vocation militaire et, je le dirai tout bas, on ne faisait pas, dans le milieu où je vivais, le cas qu’il faut de l’armée, qui non plus n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. La diplomatie, le Conseil d’État, dont le choix ouvre l’entrée, n’auraient plu ni à mon père, toujours très ardent dans l’opposition, ni à moi. Restait le barreau, et comme j’ai le goût des questions de droit, comme le barreau est aussi une préparation à la vie publique, objet de mes rêves, je m’y fis inscrire, après trois années d’études de droit coupées par un séjour en Italie et un voyage en Orient.
Le barreau était alors le refuge des hommes politiques qui avaient joué un rôle plus ou moins actif sous les régimes précédents, République ou Monarchie de Juillet, mais que le suffrage universel, si favorable à l’Empire, du moins pendant les premières années, avait relégués dans l’oisiveté politique et condamnés en quelque sorte à l’opposition. D’anciens ministres de la Monarchie, comme Hébert, y coudoyaient d’anciens ministres de la République, comme Dufaure. Ces deux grands avocats plaidaient souvent l’un contre l’autre et n’étaient pas très bien ensemble. Un autre grand avocat d’alors, qui devait plus tard entrer aussi dans la politique, mais qui n’y joua jamais un rôle considérable, était Allou.
Il s’était présenté à la députation, mais sans succès. C’était le moment où Gambetta, en déclarant qu’il n’accepterait d’autre mandat que celui d’une opposition irréconciliable, avait fait la fortune de cette épithète. Allou, à qui l’on demanda dans une réunion publique s’il se rangerait du côté des irréconciliables, crut se tirer d’embarras, car le nombre des modérés était grand dans sa circonscription, en répondant : « Je ne suis pas un irréconciliable, mais je ne me réconcilierai jamais. » Réponse ambiguë, qui ne fut du goût de personne. Ce fut, si je me souviens bien, sous la République qu’il devint sénateur, au temps où le Sénat se recrutait par cooptation, ce qui, soit dit en passant, est un excellent mode de recrutement. Mais au barreau, il occupait une place importante. Sa parole était facile, abondante, élégante, un peu molle. Celle d’Hébert, de qui je reparlerai tout à l’heure, avait beaucoup moins de charme, mais elle était plus vigoureuse. Elle entrait, comme un coin, dans la partie la plus faible de la plaidoirie d’Allou et la démolissait.
Il y avait encore au Palais un avocat de grand talent, oublié aujourd’hui. Il s’appelait Nicolet et plaidait, sinon très vigoureusement, du moins très brillamment. Mais aux yeux du jeune barreau, il avait une tare : il était bonapartiste et avait été, Dieu me pardonne, à Compiègne. Aussi ne put-il jamais parvenir au Conseil de l’ordre. Un autre avocat, bonapartiste également, y parvint cependant : c’était Lachaud. Lachaud était un grand avocat d’assises : il avait débuté en plaidant pour Mme Lafarge, accusée d’avoir empoisonné son mari, et il a pris la parole dans presque toutes les grandes affaires criminelles. Le jeune barreau lui pardonnait ses opinions, parce qu’il défendait toujours vigoureusement, contre les présidents d’assises, les droits des avocats chargés d'affaires criminelles ou correctionnelles et qu’il était passé maître dans la défense des mauvaises causes, comme le sont généralement les causes confiées aux avocats d’office. Aussi était-il toujours renommé membre du Conseil de l’ordre.
Puisque j’ai commencé à parler de l’ancien barreau, je dirai un mot de Berryer. Je n’ai jamais eu de relations personnelles avec lui, mais il y régnait encore au moment où je débutai. Je me souviens qu’un jour où il parlait à la première Chambre du tribunal, dont les portes donnent dans la salle des Pas Perdus, il avait fallu laisser ces portes ouvertes, tant l’affluence était grande et on l’entendait dans la salle. On connaît son mot, alors qu’il avait de la peine à déchiffrer une pièce de procédure : « Je ne sais ni lire ni écrire, » mais il savait parler, et il avait non seulement la voix, mais le geste « qui achève la parole, » disait Lacordaire et dont il savait se servir aux fins les plus diverses. C’est ainsi qu’un jour, à la Chambre des députés, Granier de Cassagnac, le père de Paul de Cassagnac que ma génération a connu, l’ayant grossièrement interrompu, comme toute la Chambre se demandait ce qu’il allait répondre, il se borna à un geste d’épaules qui traduisait son dédain et continua après avoir dit : « Ce n’est rien. » Il était très populaire au Palais, en raison de l’éclat qu’il jetait sur le barreau parisien, et lorsqu’il mourut, des funérailles solennelles, où se pressa le monde judiciaire et politique, lui furent faites à Angerville.
Hébert, dont je viens de parler, avait au Palais une situation considérable due à la considération dont il était environné et à sa science juridique bien plus qu’à son éloquence, car sa parole était sans élégance et rude. Mais il était universellement respecté et ce respect alla un jour jusqu’à une tolérance dont n’aurait bénéficié aucun autre que ce dernier garde des Sceaux de la Monarchie de Juillet. Il avait plaidé dans une affaire où le Constitutionnel, journal bonapartiste et favorisé par M. de Morny, avait des intérêts. Il perdit le procès, mais entendant l’arrêt de la Cour qui lui donnait tort, il dit à voix haute en jetant sa toque à terre : « Je ne plaiderai plus devant des magistrats prévaricateurs. » Seuls les conseillers à la Cour ne l’entendirent point, en apparence du moins. Je fus l’un de ses secrétaires, mais auparavant j’avais passé un an, comme clerc amateur, dans l’étude Denormandie, car on m’avait dit avec raison que ce stage était indispensable à qui voulait pratiquer sérieusement le barreau. Assurément, ce stage en lui-même ne m’a pas été inutile, mais je me souviens cependant de ce que me dit M. Denormandie lui-même, qui avait beaucoup d’esprit, le jour où je vins prendre congé de lui, comme patron. « Croyez-vous, lui demandai-je un peu naïvement, que je pourrai avoir des clients ? — Oui, me répondit-il, mais à une condition. — Laquelle ? — Ce sera que vous les payez. » Deux ou trois ans après, un pauvre diable pour qui j’avais plaidé sans succès, devant les assises, vint me voir. Il paraissait fort misérable. Je lui donnai cent sous. « Voilà, me dis-je en dedans, que je paye mes clients ! »
Le cabinet d’Hébert, lorsque j’y entrai, était fort achalandé. Il distribuait, pour une étude préalable, les affaires dont il était chargé, entre ses secrétaires. Malheureusement pour lui et pour moi, il eut, après mon entrée, une demi-attaque d’apoplexie qui non seulement l’empêcha d’accepter de nouvelles affaires, mais lui fit liquider les anciennes. Parmi ces affaires se trouvait un procès intenté par une jeune et jolie actrice à un prince russe. Le prince l’avait entretenue longtemps et je crois même qu’elle avait eu des enfants de lui ; puis il l’avait abandonnée et elle réclamait une pension. Hébert avait accepté de défendre les intérêts du prince : mais si grande était la confiance qu’inspirait son esprit d’équité que l’avocat de l’actrice proposa lui-même de le prendre comme arbitre. Hébert fit venir la demoiselle ; ayant été chargé de la préparation fe l’affaire, j’assistai au rendez-vous. L’actrice fit valoir ses droits, et peu à peu elle rapprochait sa chaise, en minaudant, de celle où était assis Hébert, derrière son bureau. « Cessez, Mademoiselle, finit par lui dire Hébert, cessez ces petites manières qui sont tout à fait inutiles avec moi. » Mais il n’en avait pas moins été flatté de ce qu’elle avait accepté son arbitrage. « Cette enfant, me dit-il, a mis sa confiance en moi, je ne veux pas lui donner à boire dans un verre vide, » — et il conclut pour elle une transaction dont elle n’eut pas à se plaindre.
Comme secrétaire d’Hébert, je fus encore mêlé à une affaire intéressante. Les enfants de George Sand, de son vrai nom Mme Dudevant, c’est-à-dire Maurice Sand et Mme Clesinger, plaidaient contre leur père, à propos d’une question de propriété qui les divisait. J’eus à cette occasion entre les mains le dossier de la séparation de corps entre Mme Dudevant et son mari. C’était au profit de Mme Dudevant que la séparation avait été prononcée et l’enquête, qu’avait ordonnée avant jugement le tribunal de la Châtre, établissait que les mœurs de M. Dudevant étaient assez vilaines. L’affaire venait en appel. Hébert aurait voulu que l’affaire me fût confiée. Maurice Sand et Mme Clesinger ne voulurent pas entendre parler d’un si jeune avocat et ils confièrent l’affaire à Allou qui la perdit. S’ils avaient consenti à m’en charger, nul doute qu’ils n’eussent été convaincus que c’était la faute de leur trop jeune avocat, et voilà comme il arrive souvent, quand on est jeune, qu’on se trompe dans ses désirs.
Je m’étais naturellement fait inscrire au nombre de ceux qu’on appelle les avocats d’office, c’est-à-dire des jeunes avocats qui acceptent d’être désignés par le bureau d’assistance judiciaire, par le bâtonnier ou par les présidents d’assises pour défendre des clients qui n’ont point d’avocat. C’est ainsi que j’ai plaidé plusieurs fois des affaires criminelles aux assises. Je me souviens encore d’un pauvre diable, enfant naturel, triste fleur du fumier de Paris, qui faisait partie d’une bande accusée à juste titre de nombreux méfaits. A l’instruction, il avait nié ; je le déterminai à avouer, espérant, à raison de cet aveu, obtenir pour lui des circonstances atténuantes. Mais il se refusa, par point d’honneur, à dénoncer ses complices qui continuaient à nier, contre toute évidence, de sorte que son défenseur se trouvait placé sur un très mauvais terrain. Il fut condamné à huit ans de travaux forcés, ce qui impliquait son maintien à la Nouvelle-Calédonie à l’expiration de sa peine. Le lendemain de sa condamnation, j’allai le voir à la Conciergerie où il était détenu. En le quittant, je lui serrai la main. « Ah ! monsieur, me dit-il, vous me serrez la main comme si j’étais un honnête homme, » et il était demeuré si reconnaissant de ce geste qu’il n’y a pas encore très longtemps, j’ai reçu une lettre de lui.
Comme affaire civile, je n’en ai plaidé qu’une importante et intéressante. C’était pour la duchesse de X..., contre son mari député d’un département de l’Est. Ils vivaient séparés, mais étaient mariés sous le régime dotal et le mari engageait dans des affaires imprudentes les revenus de la dot de la femme. En droit, la question était très délicate. Je plaidai, non sans quelque succès, devant la Cour, et des avocats présents à ma plaidoirie me firent compliment ; mais ce procès eut une singulière issue : il rapprocha le mari et la femme qui, sans recommencer la vie commune, se réconcilièrent, et 1 affaire, que j’aurais peut-être gagnée, fut retirée du rôle.
Cependant la vie politique reprenait peu à peu dans le pays qui sortait de son indifférence. Une assez vive reprise d’opposition signala les élections du printemps de 1863. A ces élections je ne pris nulle part, pour cette bonne raison que je n’étais pas encore électeur, n’ayant atteint que le 21 septembre de cette année l’âge de vingt et un ans. Il n’en fut pas de même aux élections de 1869. Je fis partie du comité qui soutenait la candidature de M. Thiers à Paris. Cette candidature était fort combattue, et maladroitement, par le Gouvernement. La situation électorale de M. Thiers était assez singulière. Très courageusement il avait, au Corps législatif, défendu la cause du pouvoir temporel du Pape, car il était un adversaire passionné de l’unité italienne. Cette attitude lui avait valu une certaine popularité dans les salons du faubourg Saint-Germain. Je me souviens d’une soirée où il fut reçu chez le duc Pozzo di Borgo, dans le grand salon de l’hôtel occupé encore à l’heure actuelle par ses descendants. Il était très entouré. « Comptez combien il y a de ducs entre les jambes de M. Thiers, » dit assez drôlement mon ami, le jeune duc de Fezensac. Les griefs légitimistes contre le ministre de la Monarchie de Juillet qui avait soudoyé Deutz pour qu’il trahit la Duchesse de Berry étaient oubliés. Mais cette nouvelle attitude, fort louable, ne lui en était pas moins reprochée dans les milieux démocratiques. Aux élections de 1863, il n’avait pas eu de concurrent. Aux élections de 1869, il en eut deux : le chocolatier Devinck et l’ancien pair de France d’Alton Shée, devenu radical. La lutte fut assez dure ; il ne passa qu’au second tour[6]. Comme il ne fréquentait pas les réunions, nous nous entendîmes, un certain nombre de jeunes gens, pour aller l’y défendre et comme, pour pénétrer dans une réunion publique, il fallait être ou électeur dans la circonscription ou candidat, nous prêtâmes le serment exigé des candidats, formalité qui consistait à déposer à la Préfecture de la Seine une déclaration « d’obéissance à la Constitution et de fidélité à l’Empereur. » C’est ce que nous fîmes. On peut critiquer le procédé, mais quand on est jeune et de l’opposition, on n’y regarde pas de si près. M. Thiers fut renommé brillamment au second tour, ainsi que Jules Favre, Ernest Picard, Jules Simon et d’autres encore. La province nomma également un certain nombre de députés sinon tout à fait hostiles, du moins indépendants, entre autres MM. Chesnelong et Buffet dont j’aurai à reparler, et ainsi se constitua dans le nouveau Corps législatif une sorte de tiers parti avec lequel il fallut compter et qui donnait aux débats du Corps législatif une physionomie toute nouvelle.
Pour faire face à cette opposition et parler au nom du Gouvernement, sur quels hommes l’Empire pouvait-il compter ? Billault était mort. Baroche[7]
avait dit injurieusement Victor Hugo dans les Châtiments, n’était pas à hauteur et ne tarda pas à succomber. Un homme surgit et se fit peu à peu connaître. Cet homme fut Rouher.
(A suivre.)
- ↑ Cet usage cessa à partir du jour où l’Académie française nomma, en même temps, mon père, M. Duvergier de Hauranne et M. Barbier, l’auteur des Iambes et de la célèbre apostrophe : « O Corse aux cheveux plats ! » L’Empereur voyant, non sans raison, dans cette triple nomination une manifestation contre sa personne, fit savoir qu’il ne recevrait aucun des trois. L’usage a été repris depuis la chute de l’Empire.
- ↑ I1 y a eu plusieurs Lebrun diversement célèbres ; celui dont je parle est l'auteur, entre autres œuvres, du Cid d’Andalousie, Alexandre Dumas fils lui a succédé à l’Académie française.
- ↑ Darimon le quatrième était député de Brest ; le cinquième, très peu connu, s'appelait Hénon.
- ↑ Elles viennent d’être récemment soulevées à nouveau dans une thèse pour le doctorat par le comte Le Marois.
- ↑ Le Temps, fondé par Nefftzer et où Scherer a beaucoup écrit, ne parut qu'en 1856.
- ↑ Je possède une lettre de M. Thiers où il m’envoie un volume de ses discours et me remercie de mon dévouement à sa candidature.
- ↑ Je me reprocherais de ne pas dire que le fils de Baroche se fit tuer brillamment au commencement de la guerre de 1870, à la tête d’un bataillon de mobiles.