Souvenirs du second mameluck de l’Empereur/03

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Saint-Denis dit Ali
Souvenirs du second mameluck de l’Empereur
Revue des Deux Mondes7e période, tome 64 (p. 583-608).
SOUVENIRS
DE
SAINT-DENIS dit ALI
SECOND MAMELUCK DE L’EMPEREUR

III [1]


VII. — WATERLOO

[Après le retour de l’île d’Elbe, l’Empereur se rendit des Tuileries à l’Elysée. Il y travailla à tout réorganiser, surtout à refaire son armée, et déploya une activité dont Saint-Denis fut le témoin émerveillé.]


L’Empereur, ayant fait toutes ses dispositions pour entrer en campagne et la garde étant partie depuis quelques jours, il quitta l’Elysée le 12 juin, sur les deux ou trois heures du matin, pour se rendre à l’armée. Le Grand-Maréchal était avec lui. Ce fut moi qui montai sur le siège de sa voiture. Il déjeuna à Soissons, coucha à Laon ; le lendemain, 13, à Avesnes ; le 14, à Beaumont et le 15, à Charleroi. Partout il fut reçu avec enthousiasme. Le 16, eut lieu la bataille de Ligny.

Pendant tout l’après-midi, l’Empereur resta près d’un moulin situé sur un monticule d’où l’on apercevait toute la droite de l’ennemi. Constamment les lunettes furent braquées de ce côté ; on croyait à tout moment voir arriver le corps du comte d’Erlon qu’on attendait avec impatience. On apprit plus tard qu’il s’était égaré.

Avant que l’Empereur fût venu se placer au moulin, il y avait à peu de distance de lui un groupe de jeunes officiers de l’Etat-major, parmi lesquels étaient des officiers d’ordonnance. Dans ce groupe, on riait aux éclats, on plaisantait bruyamment sur différentes scènes qui se passaient à quelque distance en avant entre quelques Prussiens et des Français. L’Empereur, qui entendait le bruit que faisaient ces officiers, jetait de temps à autre de leur côté des coups d’œil qui annonçaient l’ennui et le mécontentement. Enfin, impatienté, importuné de tant de gaîté, il dit, en regardant avec sévérité celui qui riait et bavardait le plus : « Monsieur ! on ne doit ni rire ni plaisanter quand tant de braves gens s’égorgent sous nos yeux. »

A la tombée du jour, l’Empereur se rapprocha du village de Ligny. Les pièces de la garde venaient de tirer et tiraient encore à toute volée sur le revers opposé du ravin qu’occupait l’armée prussienne, lorsque parut la tête de colonne des cuirassiers. Au même moment cette brave troupe se précipite dans la ruelle qui partage le village, traverse le ravin et va fondre sur l’ennemi. C’était au galop qu’avait lieu le défilé, devant l’Empereur. Ces valeureux soldats, dont les escadrons se succédaient avec rapidité, étaient si pleins d’enthousiasme qu’ils criaient de toute la force de leurs poumons des : « Vive l’Empereur ! » qui retentissaient au loin. « Ménagez vos chevaux, ménagez vos chevaux, ne cessait de leur dire l’Empereur ; plus tard vous en aurez besoin. » Mais les cuirassiers, ne tenant aucun compte des paroles qu’ils entendaient, quoiqu’elles fussent répétées par le maréchal Soult, n’en suivaient pas moins ceux qui les précédaient. L’aspect de ce défilé qui avait lieu à la lueur et au bruit des canons, était un spectacle magnifique. Braves cuirassiers ! il me semble vous voir encore l’arme haute et courant au combat ! Comme vous étiez beaux !

Pendant toute la journée, l’ennemi a opposé une vive résistance ; mais, le soir, il fut obligé de battre en retraite, laissant beaucoup de son monde sur le champ de bataille. Toute glorieuse que venait d’être cette journée pour les armées françaises, généralement on n’en fut pas content ; elle ne donnait pas les résultats qu’on en avait espérés ; elle n’eut rien de décisif. On eut à regretter particulièrement la perte du général Gérard.

La soirée était déjà fort avancée quand l’ennemi fut en pleine retraite. Le quartier général s’installa dans une espèce de château ou maison de campagne peu éloignée du champ de bataille.

Le lendemain matin, l’armée se dirigea sur les Anglais. L’Empereur parcourut le champ de bataille de la veille. Parvenu à l’endroit où deux routes se croisent, il fut vivement contrarié de ne pas y voir le maréchal Ney et son corps d’armée. Son impatience se manifestait au plus haut degré. Il attendait déjà depuis longtemps lorsqu’enfin on aperçut une tête de colonne : c’étaient des hussards ou des chasseurs. Il dit au général qui était en tête : « Qu’avez-vous donc fait toute la matinée ? Il y a longtemps que le corps d’armée du maréchal devrait être ici. Que de temps vous me faites perdre ! » Il exprimait par des exclamations réitérées toute la contrariété qu’il éprouvait de ce retard, qui arrêtait et suspendait ses opérations. Son cheval, excité par le bruit des trompettes, tournait, à droite, à gauche, et ne voulait pas rester tranquille : il semblait partager le mécontentement de son cavalier. L’Empereur ne concevait rien à cette lenteur du maréchal. C’était assez qu’il désirât qu’on mit de l’activité, de la rapidité dans les marches, dans les mouvements, pour que ses lieutenants missent de la négligence dans l’exécution de ses ordres ; il semblait que les uns et les autres se fussent donné le mot. On pourrait dire que, dans cette courte campagne, tout concourt à être contrairement à ce que voulait l’Empereur. Deux jours avant, le général Vandamme, au lieu d’arriver à midi à Charleroi, n’y avait été rendu qu’à trois heures. Tous ces retards ont eu pour conséquence la terrible catastrophe du 18 juin. Dès que l’Empereur eut fini de parler, la colonne se mit en marche et les soldats, en défilant devant lui, l’accueillirent par des cris mille fois répétés de « Vive l’Empereur ! »

Le temps, qui avait été passable dans la matinée, se mit à la pluie ; et l’eau tomba en si grande abondance que la plaine en devint impraticable. Nous étions mouillés jusqu’aux os. A une station, l’Empereur demanda son manteau.

A l’entrée d’un village sur la grande route, des chasseurs à cheval étaient à la poursuite d’un corps de cavalerie anglaise ; ils étaient tous si couverts de boue, qu’ils n’avaient plus figure humaine. Dans cette circonstance on fit prisonniers quelques officiers anglais. L’Empereur était alors à droite et tout près de la route ; l’endroit était élevé de sept à huit pieds au-dessus de la chaussée. Un des officiers prisonniers qui avait le costume de hussard (gris-bleu ciel) passa devant l’Empereur d’un air grave. et dédaigneux et qui semblait dire : « Aujourd’hui, je suis ton prisonnier, mais demain, toi et ton armée vous serez anéantis. » Il était à pied, libre, et se rendait sur les derrières de l’armée française. Quelques moments après et dans un autre lieu également voisin de la route, l’Empereur, apercevant un autre officier du même régiment que le précédent, le fit appeler. Celui-ci était blessé au bras. L’Empereur l’interrogea par l’intermédiaire du général Flahaut, qui savait l’anglais et servait d’interprète. Quand l’officier eut répondu aux questions qu’on lui avait faites, l’Empereur ordonna à son chirurgien de le panser. Ce pansement fut fait à quelques pas en arrière de Sa Majesté près du piquet de service. C’est ce même officier qui a fait parvenir à l’Empereur, à Sainte-Hélène, par l’entremise de son frère, lequel était à Canton, différents objets d’un assez grand prix, comme témoignage de sa reconnaissance. Cet officier était un nommé M. Elphinston. Les objets envoyés consistaient en un jeu d’échecs en ivoire, deux globes également en ivoire travaillé à jour, et une boîte contenant des jetons et des fiches en nacre. Chaque pièce avait un écusson sur lequel était un N couronné. Ils ont été envoyés à l’Impératrice Marie-Louise.

Tout le milieu de la journée, le temps fut très mauvais ; ce ne fut que vers les trois ou quatre heures que la pluie cessa ; mais le temps resta brumeux.

L’Empereur, arrivé par une route qui joint la grande route de Bruxelles, fit encore un quart ou une demi-lieue en avant et bientôt nous nous trouvâmes sur un terrain élevé qui domine le vaste bassin borné au Nord par le rideau de la forêt de Soignes. L’horizon, qui était gris, ne permettait pas à l’œil nu de voir distinctement ; nous apercevions seulement, sur notre gauche, une arrière-garde anglaise, suivie par quelques troupes françaises, où on tirait de temps à autre quelques coups de canon dont nous voyions la fumée. Nous étions sur la fin du jour. Peu après que l’Empereur eut fini d’examiner, avec sa lunette, toute la plaine, une immense ligne de feu vint briller à nos yeux, et presque immédiatement le bruit des canons. C’était l’artillerie anglaise, qui montrait le vaste front de son armée rangée en bataille. Il n’y eut qu’une seule bordée ; ensuite en n’entendit plus que quelques (coups) tirés sur la gauche, tant par notre avant-garde que par l’arrière-garde ennemie qui se retirait.

Il était nuit ou à peu près, lorsque l’Empereur atteignit la ferme du Caillou ; il y installa son quartier général. Son logement n’étant pas prêt, on fit un feu de bivouac près des bâtiments « ceux-ci étaient à droite de la route) et là, couché sur une botte de paille, il attendit que sa chambre fût mise en état de le recevoir. Quand il eut pris possession du petit taudis où il devait passer la nuit, il fît tirer ses bottes qu’on eut de la peine à lui arracher, ayant été mouillées toute la journée, et, déshabillé, il se mit au lit où il dîna. La nuit, il dormit peu, étant dérangé à tout moment par les allants et venants : l’un venait lui rendre compte d’une mission, l’autre recevoir des ordres, etc.

Le lendemain, 18, l’Empereur se leva d’assez bonne heure. Il déjeuna en compagnie du Grand-Maréchal, du duc de Dalmatie et de quelques autres personnes, et ensuite monta à cheval, suivi du major général, le duc de Dalmatie, du Grand-Maréchal, du général Fouler et de toute sa suite. Il se porta aux avant-postes pour reconnaître et examiner les positions occupées par l’armée ennemie et dicta l’ordre de bataille.

Quand tous les corps eurent opéré leurs mouvements, il parcourut l’es rangs où il fut accueilli avec enthousiasme ; après quoi il vint s’établir sur une hauteur en arrière de Rossomme. L’action commença au parc d’Hougoumont. Cet endroit étant peu éloigné et assez élevé, on put voir assez facilement l’attaque et la défense. Ce fut avec beaucoup de peine que l’on parvint à en déloger l’ennemi. Les autres parties de la ligne de bataille étant éloignées ou cachées par les inégalités du sol, on ne pouvait bien voir à l’œil nu les divers mouvements qui s’opéraient. Une bonne partie de la journée s’était écoulée et ce n’était que fort lentement que l’on avait gagné quelque terrain. Dans l’après-midi, le corps prussien du général Bülow, qu’on avait pris d’abord pour celui du maréchal Grouchy, commença à faire quelques progrès et à donner des chances de succès à l’ennemi. Il était, je crois, trois à quatre heures. Au moment où les premiers boulets prussiens arrivaient sur notre droite, je fus envoyé à la ferme du Caillou, pour dire à Pierron, maître d’hôtel, d’apporter une petite cantine, l’Empereur et quelques personnes de sa suite ayant besoin de prendre quelque nourriture. En allant, quelques boulets seulement traversaient la chaussée, mais, en revenant, il en arrivait une assez grande quantité.

Peu loin et en arrière de l’endroit où était l’Empereur, il y avait un chemin creux dans lequel étaient un grand nombre d’hommes tués de la garde anglaise (horse-guard) : on les reconnaissait à leur haute stature et à leur grand casque orné d’une chenille noire.

Bulow repoussé, l’Empereur fit avancer les bataillons de la vieille garde sur les Anglais. La cavalerie avait déjà été lancée. Dès que la garde eut joint l’ennemi, elle y sema la mort, et de toutes parts le fit reculer. Nos blessés qui étaient en grand nombre nous firent connaître l’opiniâtreté que mettaient les Anglais dans la résistance. Parmi les blessés, je vis le général Friand qui était encore à cheval ; quelques moments après, le colonel Mallet, qui était porté par ses soldats. Ce dernier, me reconnaissant, me fit signe de lui donner une goutte d’eau de vie. Je le satisfis immédiatement : je portais le flacon de l’Empereur. L’Empereur qui, une demi-heure avant et peut-être plus, avait laissé la plus grande partie de son état-major et de son piquet d’escorte, pour diriger l’attaque de l’infanterie de la garde, vint nous rejoindre une demi-heure après. La nuit commençait à couvrir le champ de bataille de ses ombres lorsque le maréchal Blücher entra en ligne sur notre droite et porta le désordre dans quelques régiments français, et ce désordre, se communiquant de proche en proche, devint général en peu de temps. Il fallut que la garde fit un changement de front et ensuite qu’elle se formât en carrés, dans l’un desquels se réfugia l’Empereur avec sa suite pour échapper à la cavalerie prussienne qui inondait le champ de bataille. La bourrasque passée, l’Empereur donna l’ordre de la retraite. Le corps de Bulow, qui avait repris l’offensive et qui coupait déjà la chaussée, menaçait de nous envelopper entièrement.

La voiture de l’Empereur et les équipages de la Maison étaient restés à la ferme du Caillou. La voiture de l’Empereur fut prise dans la soirée. Le postillon Horn, qui la conduisait, ne voyant pas jour à la tirer des charrettes et autres voitures qui obstruaient la route, voyant la cavalerie prussienne sur le point de venir le couper, et voyant en outre les balles et les boulets tomber autour de lui, détela ses chevaux, pendant que le premier valet de pied, Archambault, sortait de la voiture le portefeuille et le nécessaire. La voiture resta là et fut presque immédiatement au pouvoir des Prussiens qui la pillèrent, ainsi que celle de Marchand qui contenait les effets de l’Empereur.

Dans la voiture de l’Empereur, il y avait une épée qui y fut oubliée par Archambault ; elle était en tout semblable à celle que Sa Majesté avait à son côté, excepté que sur cette dernière est écrit, sur la face la plus large de la lame, ces mots en or incrusté : Épée que portait l’Empereur à la bataille d’Austerlitz. Je n’ai pas entendu parler de cette épée prise dans la voiture. Qu’est-elle devenue ? Il me semble avoir lu quelque part qu’elle était tombée entre les mains du duc de Wellington. Il est plus probable que quelque soldat prussien s’en sera emparé, aura brisé la lame et n’aura conservé que la poignée, comme étant pour lui d’une valeur réelle. Cette poignée était d’or ainsi que les garnitures du fourreau.

Pour en revenir à Horn, ce malheureux, dans la bagarre, eut un bras emporté par un boulet. Le lendemain, Blücher, parcourant le champ de bataille avec quelques-uns de ses officiers, s’arrêta devant Horn qui était assis sur une pierre et lui demanda qui il était. Le postillon lui répondit en allemand qu’il était de la Maison de l’Empereur, et que c’était lui qui conduisait la voiture de Sa Majesté. Blücher, qui était un homme très violent, très emporté, et le cœur plein de haine et de vengeance contre celui à qui il avait eu à faire dans la journée du 16, accabla le malheureux d’injures, et eut la méchanceté, la barbarie, on peut dire, sur quelques mots que lui répondit Horn, de lui donner un soufflet. Si le maréchal avait été un tout autre homme, ne devait-il pas faire panser la blessure du pauvre diable de serviteur et lui donner quelque argent, plutôt que de le maltraiter aussi indignement qu’il venait de le faire ? Plus tard, la voiture ayant été achetée par un Anglais, Horn devint le descripteur de cette voiture qui fut montrée aux curieux.

Dans la longue colonne de soldats de toutes les armes, de tous les corps, de tous les régiments qui battaient en retraite, marchant pêle-mêle, chacun allant pour son compte, le très petit groupe dont l’Empereur était le noyau, marchait avec tout le monde, se dirigeant sur Philippeville. La nuit était une nuit d’été sans lune ; on voyait, mais on ne pouvait distinguer ; sur la route, çà et là, étaient des feux de bivouac où se reposaient des hommes fatigués et mourant de faim. Tranquillement et silencieusement, on cheminait au pas des chevaux.

Dans le milieu de la journée du 19, nous arrivâmes à Philippeville. L’Empereur, extrêmement fatigué, non seulement de la longue route qu’il venait de faire à cheval, mais de la journée du 18 et du peu de sommeil de la nuit qui l’avait précédée, descendit dans une mauvaise auberge et se fit donner une chambre. Je le déshabillai à moitié et il se mit au lit pour chercher à prendre quelque repos. Il était fort triste et surtout très préoccupé. C’est dans cette ville de Philippeville que vint le rejoindre le duc de Bassano.

L’Empereur prit quelque peu de nourriture.

Sur le soir, on amena devant la porte de l’auberge deux espèces de calèches. Je mis dans le coffre de celle qui était destinée à l’Empereur, une quinzaine ou vingtaine de tablettes d’or, contenant chacune une dizaine de rouleaux de mille francs que m’avait fait remettre le duc de Bassano un moment avant. Les deux jumelles de l’Empereur furent mises dans la voiture de suite que devait accompagner le nommé Daussin courrier.

L’heure du départ étant arrivée, des chevaux de poste furent attelés. La calèche ne pouvait contenir que deux personnes, et sur le devant il n’y avait pas de siège. Voulant suivre l’Empereur à quelque prix que ce fût, je me trouvai fort embarrassé. Comment aller ? La tablette derrière la voiture étant garnie de pointes de fer, je ne pouvais m’y asseoir. Je ne vis d’autre moyen que celui de me percher derrière, à la manière des valets de pied, en me tenant debout à l’aide des deux courroies qui étaient à la capote, et il n’y avait tout juste que la place de mes deux pieds sur la tablette. Comme nous étions dans les grands jours, j’espérais trouver aussitôt qu’il ferait clair quelqu’autre moyen plus agréable de voyager. L’Empereur et le Grand-Maréchal montèrent en voiture ; moi, je m’arrangeai comme je pus, et nous partîmes. L’autre voiture resta loin en arrière pour que nous eussions l’air de voyager isolément et afin de ne pas attirer les yeux des curieux qui se trouveraient sur notre passage ou aux relais. J’eus beaucoup à souffrir pendant tout ce voyage. A tout moment, je craignais que les courroies ne vinssent à se détacher ou à casser, et que je ne tombasse à la renverse, les pieds accrochés aux pointes de fer. La route qui était peu unie me fatigua horriblement. C’était beaucoup de temps à passer dans une position des plus gênantes. Je m’armai de courage, ayant toujours l’espérance de soulager ma misère à la première occasion. Enfin l’Empereur s’arrêta à Laon, où il arriva dans la journée du 20, vers les deux ou trois heures. J’étais harassé. Comme on le pense bien, il ne m’avait pas été possible de fermer les yeux, dans la position où j’avais dû rester pendant si longtemps.

Je ne me rappelle pas où l’Empereur descendit de voiture ; mais je sais que nous nous trouvâmes dans une cour d’auberge assez spacieuse où l’Empereur resta quelques heures à se promener et à causer avec les principaux de la ville, tels que le préfet, le maire, des officiers de la garde-nationale et quelques autres personnes, tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre. Je me rappelle parfaitement que des officiers de la garde-nationale et lui montrèrent un grand dévouement par la chaleur qu’ils mettaient dans leur conversation, et par les expressions dont ils se servaient. Dans la cour, il y avait bon nombre de bourgeois, de paysans, qui, de temps en temps, laissaient échapper des cris de « Vive l’Empereur ! » Chacun était sensible à la grande infortune de celui qui était, il y a peu de jours, à la tête d’une belle armée pleine d’enthousiasme, et qui aujourd’hui a tout perdu, hors l’honneur. Ces cris de « Vive l’Empereur ! » avaient quelque chose qui attristait l’âme.

L’intention de l’Empereur avait été d’abord de rester à Laon pour attendre les débris de son armée, les organiser et les joindre au corps du maréchal Grouchy ; mais, sentant que sa présence serait peut-être utile à Paris, il se détermina à se rendre dans la capitale.

Le préfet, qui avait vu notre piteux équipage, proposa sa voiture à l’Empereur qui l’accepta ; on alla la chercher. Elle était plus propre, plus commode que celle qui l’avait amené à Laon. Elle fut attelée et l’Empereur y monta avec le Grand-Maréchal et moi sur le siège. Au départ, des cris répétés de « Vive l’Empereur, » vinrent encore retentira nos oreilles ; mais ceux qui les prononçaient comme ceux qui les entendaient avaient la tristesse dans le cœur et les larmes dans les yeux.

De bonne heure, le 21, nous arrivâmes à la barrière de Paris, où aboutit la route que nous venions de parcourir ; mais l’Empereur, ne voulant pas entrer par cette barrière, fit prendre à droite pour longer le mur d’enceinte jusqu’à la barrière du Roule. C’est par là que nous entrâmes dans Paris. Nous descendîmes la rue du Faubourg. Les boutiques pour la plupart étant encore fermées, nous pûmes arriver jusqu’à l’Elysée et y entrer, sans qu’on se doutât au dehors du retour de l’Empereur.

Une seule personne était dans la cour où elle se promenait : c’était le duc de Vicence. Il courut au perron pour recevoir l’Empereur, et l’un et l’autre, suivis du Grand-Maréchal, passèrent dans les appartements. Le silence de ces lieux à l’arrivée du maître me serra le cœur.

Dès que l’on connut dans Paris l’arrivée de l’Empereur à l’Elysée, quelques personnes, soit grandes, soit petites, vinrent reprendre leur service ; mais il n’y eut plus comme précédemment, cette multitude d’allants et de venants ; l’Empereur, pour le plus grand nombre, ne fut plus qu’un homme ruiné et que l’on devait par conséquent abandonner. O Napoléon ! que tu as fait d’ingrats ! Mais le peuple, mais tes braves et valeureux soldats, mais de vrais amis te sont restés fidèles et dévoués.

Le 22 juin, l’Empereur abdiqua le pouvoir.


VIII. — DE LA MALMAISON A ROCHEFORT

[L’Empereur se retira à la Malmaison. Saint-Denis l’y rejoignit le lendemain. Il assista et aida aux préparatifs du départ.]


L’Empereur s’étant décidé à partir (29 juin) me fit appeler. Il était environ trois heures et demie. J’avais été désigné pour monter sur le siège. Il me demanda si sa voiture était pourvue de tout ce qui pouvait lui être nécessaire. Sur ma réponse affirmative, il m’ordonna de la faire avancer à une petite porte qu’il me désigna. Cette porte était à la partie de l’aile droite du château faisant face à l’allée qui conduisait à la grande route de Saint-Germain. J’exécutai immédiatement ce qu’il venait de me dire et, quelques moments après, il se rendit à la porte indiquée, accompagné du duc de Rovigo, du Grand-Maréchal et du général Becker. Ce dernier était agent du gouvernement provisoire et, muni des instructions nécessaires pour pourvoir à la sûreté de l’Empereur et, probablement aussi, pour le surveiller dans ses démarches s’il y avait lieu.

La reine Hortense et les autres personnes que j’avais vues dans le salon et qui venaient d’accompagner l’Empereur jusqu’au bas de l’escalier restèrent en dedans sans passer le seuil de la porte jusqu’à ce que la voiture se fût éloignée.

L’Empereur, pour donner le change à tous ceux qui étaient présents au départ, avait ordonné de faire avancer au perron principal du château la diligence dans laquelle il était censé devoir monter ; mais cette précaution fut inutile ; il ne pouvait échapper entièrement aux yeux des spectateurs, qui tous le connaissaient trop bien et étaient trop avides de le voir une dernière fois, pour s’en laisser imposer par les apparences.

Avant de mettre le pied dans la voiture, l’Empereur jeta rapidement un dernier regard autour de lui, comme pour faire ses adieux à un lieu qui avait été pour ainsi dire le berceau de sa puissance et où chacun de ses pas a laissé un souvenir.

L’Empereur et ses compagnons étaient en habits bourgeois et chapeaux ronds sur la tête. Dès qu’ils furent installés dans la voiture, celle-ci, attelée de quatre chevaux de poste conduits par deux postillons, sortit de la Malmaison, tourna à gauche et alla prendre la route de communication qui passe derrière le parc et aboutit à Versailles.

En même temps que la voiture de l’Empereur partait, le général Gourgaud, MM. de Las Cases père et fils, M. et Mme de Montholon etc., montaient dans celles qui étaient rangées dans la cour d’honneur. A ce moment, le poste qui était composé de chasseurs de la vieille garde prenait les armes et battait aux champs. De leur côté, les personnes de service montaient aussi dans les voitures qui leur avaient été désignées. Plusieurs de ces voitures avaient reçu l’ordre de suivre l’Empereur, mais de rester assez en arrière pour ne pas faire convoi avec la sienne. Quant à toutes les autres, y compris celle du général Gourgaud, de MM. Las Cases, etc., elles devaient quitter la route que devait tenir Sa Majesté et se diriger sur Orléans et Tours.

En sortant de la Malmaison et ayant gagné la route de communication, on eut à monter une côte assez rapide et assez longue. On allait au pas. Amaudru, qui faisait le service de courrier, était près de la voiture. L’Empereur, remarquant qu’il avait un couteau de chasse à tête d’aigle, et pensant que ce signe pouvait le faire reconnaître, me chargea de lui dire de le déposer dans la voiture. Amaudru, mécontent de ma demande, montra de l’humeur en me donnant le couteau. Dès que nous eûmes atteint le haut de la côte, il nous laissa et prit les devants comme pour faire préparer les relais.

Pour gagner Saint-Cyr, nous entrâmes dans le grand parc de Versailles par la porte Saint-Antoine, et nous primes la route pavée qui longe le grand Trianon et passe en dehors de la grille royale. Arrivés à Coignières et arrêtés devant la poste, nous fûmes surpris de ne pas trouver les chevaux prêts. « Où est Amaudru ? me demanda l’Empereur. — Sire, je ne sais, lui répondis-je ; je ne le vois pas. » Aussitôt je descendis du siège et j’allai trouver le maître de poste pour savoir si un courrier ne nous avait pas précédés. Sa réponse fut négative. Immédiatement les postillons se mirent en devoir de garnir les quatre chevaux qui nous étaient nécessaires. Après avoir attendu un quart d’heure environ, nous continuâmes notre chemin. On pensa qu’au lieu d’aller à Coignières, Amaudru était allé à Versailles où probablement il se trouvait avoir besoin d’aller, mais qu’au relais suivant on le reverrait.

L’Empereur, pour ne pas laisser soupçonner qui il était, avait cru ne devoir payer les postillons que comme fait un bon particulier ; mais ceux qui venaient de le conduire le connaissaient trop bien pour s’en laisser imposer, et il est présumable qu’à chaque relais, les premiers surtout, les postillons n’ont pas manqué de faire connaître à ceux qui leur succédaient la personne principale qui était dans la voiture.

Arrivé à la grille du parc de Rambouillet, l’Empereur la fit ouvrir et nous allâmes au château. Le soleil était disparu de l’horizon. Le portier ou un garçon du château ouvrit la grille de la cour et ensuite s’empressa d’aller ouvrir les portes des appartements. L’Empereur, qui paraissait indisposé, se dirigea vers sa chambre à coucher et me dit de lui faire son lit. Ne connaissant pas les êtres de la chambre, n’y étant jamais entré, j’allais me trouver fort embarrassé, lorsque Hébert, concierge, qui avait été valet de chambre d’intérieur, vint fort heureusement à mon aide et me donna tout ce dont j’avais besoin. Nous fîmes le lit et l’Empereur se coucha immédiatement. Je crois que la femme de Hébert lui fit une tasse de thé. Toute la nuit, il fut agité. Les diverses positions dans lesquelles il s’était trouvé depuis la soirée du 18 juin, celle où il se trouvait, et celles, enveloppées de ténèbres, qu’il allait encore avoir à subir, devaient être l’objet de toutes ses pensées, de toutes ses réflexions. Il paraissait profondément accablé. Avec le jour, le calme revint. Se trouvant mieux, il se fit habiller et prit un potage qu’on lui avait préparé.

La veille, en déshabillant l’Empereur, je me suis aperçu qu’à une boucle de ses bretelles était attaché un petit sachet soigneusement arrangé ; mais, en réfléchissant un peu, je me suis douté de ce qu’il pouvait contenir, par la précaution qu’il prenait de faire mettre ses bretelles sous sa main, pour ne pas être obligé de les chercher. Je me suis aperçu aussi qu’il avait autour des reins un cordon de soie dans lequel étaient bon nombre de corps durs, ayant au toucher la forme et la grosseur de noyaux d’abricots un peu allongés, que j’ai pensé avec raison être des diamants.

Quand, le matin, la calèche fut avancée au perron, je cherchai de tous mes yeux Amaudru ; mais, ne le voyant pas paraître, il n’y eut plus à douter qu’il n’eût abandonné l’Empereur. Je n’ai jamais pu me rendre compte de ce qui avait pu le déterminer à en user ainsi, lui qui avait constamment bien servi Sa Majesté et qui s’était montré plein de dévouement. Cette conduite d’Amaudru aurait pu avoir des conséquences très fâcheuses à Coignières, endroit si près de Versailles, et compromettre la sûreté de l’Empereur et même sa vie, puisqu’il avait fallu attendre un bon quart d’heure que les chevaux fussent attelés. Il m’a semblé qu’en nous quittant il avait la tète un tant soit peu échauffée par quelques verres de vin ou de liqueur. Santini fit le service de courrier ; mais j’avoue que je ne l’ai vu ni à cheval ni à pied à aucune poste depuis Rambouillet jusqu’à Rochefort.

L’Empereur, étant remis, partit vers les six heures du matin (30 juin). Beaucoup des habitants qui étaient en dehors des grilles firent entendre au départ de la voiture des cris de : « Vive l’Empereur ! » Nous primes la route du parc.

Dans le milieu de la journée, nous passâmes dans une petite ville où il y avait plusieurs marchandes de fruits. L’Empereur fit arrêter et me dit de lui acheter quelques livres de cerises. Pendant que j’allais à une des marchandes, la voiture se trouva entourée de passants qui regardaient d’assez près les voyageurs ; mais l’Empereur, pour se soustraire à leur curiosité et ne pas être reconnu, avait la main sur la joue visible et était dans son coin comme un homme endormi. Dès que nous fûmes sortis de la ville, lui et ses compagnons prirent grand plaisir à se rafraîchir la bouche, et je le vis par les noyaux qu’ils jetaient dehors. Ce fut une petite distraction à l’ennui du voyage.

L’Empereur fit arrêter à Saint-Amand ou à Château-Renault, bourg ou petite ville à huit ou dix lieues avant d’arriver à Tours. Au vrai, je ne sais si ce fut dans l’une de ces deux villes ou dans une autre, mais c’était un relais. Je me rappelle que l’auberge où descendit Sa Majesté était située à droite dans une rue assez étroite, qui était la principale de l’endroit. Il pouvait être neuf heures ; il faisait déjà nuit. La maîtresse de la maison conduisit les voyageurs dans une petite chambre haute où ils s’installèrent. Ils attendaient qu’on leur servit à diner, lorsque des agents de police vinrent demander à voir les passeports. Un des généraux, le duc de Rovigo, je crois, sortit de la chambre et les exhiba ; mais les passeports n’étant pas faits dans une forme très régulière, il y eut une assez longue discussion, qui cependant se termina après quelques explications. Les agents satisfaits s’étant retirés, le duc rentra, on servit les mets et les voyageurs se mirent à manger. Quand l’Empereur eut dîné et se fut un peu reposé, il descendit de la chambre avec ses compagnons pour remonter en voiture. La cuisine de l’auberge où il fallait qu’il passât était pleine de monde ; à son aspect chacun se rangea et fit place pour lui faire passage, et à peine fut-il en voiture que des cris de : « Vive l’Empereur ! » partirent et des gens qui étaient dans l’intérieur de l’auberge et des groupes qui s’étaient formés dans la rue. Qui est-ce qui avait fait connaître la présence de l’Empereur ? Peut-être les agents de police eux-mêmes, peut-être quelques anciens militaires. J’aperçus des lampions à quelques fenêtres.

Entre cet endroit et Tours, il y a des bois qui bordent la route ; nous roulions sans aucun autre bruit que celui de la voiture sur le pavé, lorsque, à mi-chemin, j’entendis un galop lointain de chevaux qui s’approchait de plus en plus. J’en prévins l’Empereur. Peu après, je vis deux gendarmes qui s’approchèrent de la portière, et demandèrent, fort poliment, si nous avions vu ou entendu quelque chose ; ils nous firent connaître que dans ces parages il y avait des bandits qui arrêtaient et détroussaient les voyageurs. Sur la réponse qu’il ne nous était rien arrivé et que nous n’avions rien vu, ils se retirèrent en nous saluant et nous souhaitant bon voyage.

Nous arrivâmes à Tours, dans le milieu de la nuit, à la poste. Celle-ci est à gauche sur la route de Blois ; l’Empereur envoya le duc de Rovigo chez le Préfet. Les chevaux attelés, nous passâmes le pont. À un bureau, qui était à la première maison de droite en entrant dans la ville, on nous demanda les passeports, lesquels furent visés immédiatement, et ensuite nous atteignîmes l’extrémité opposée de la ville. Au dehors de la grille de sortie, l’Empereur fit arrêter la voiture et descendit. Là, nous attendîmes à peu près un quart d’heure et le duc de Rovigo accompagné du préfet vint nous rejoindre. L’un et l’autre avec l’Empereur s’éloignèrent d’une dizaine de toises de la voiture et la conversation s’engagea. Pendant ce temps, le Grand-Maréchal et le général Becker restèrent près de la calèche, parlant de choses indifférentes. L’entretien que l’Empereur eut avec le préfet dura près d’une heure. Lorsque Sa Majesté revint de notre côté pour remonter en voiture, le préfet lui fit ses adieux et lui baisa la main.

Nous continuâmes notre voyage. Dans la matinée (1er juillet) à un petit quart de lieue de Poitiers, l’Empereur fit arrêter la voiture et alla avec ces messieurs à une petite maison de villageois située à droite, à une dizaine de toises de la route. Il me demanda un verre d’eau fraîche, que je lui servis après avoir prié la femme du logis de me donner un verre. Il revint ensuite à sa voiture qui était restée sur la route en garde aux postillons, y monta et nous atteignîmes la ville où l’Empereur prit logement dans une auberge, au-dessus et près de la maison de poste. Il se fit servir à déjeuner. Nous restâmes dans cette auberge pendant toute la grande chaleur du jour. Vers les deux ou trois heures, nous nous remîmes en route. À la sortie de la ville, un factionnaire demanda les passeports qui nous furent rendus presque tout de suite. Nous nous dirigeâmes sur Niort,

Dans le trajet, non loin de Niort, il y avait une côte assez longue à monter. Le soleil venait de se coucher. L’Empereur et ces messieurs avaient mis pied à terre et suivaient la voiture à quelques toises. Un homme, qui me parut être un bon fermier, marchait sur le côté droit de la route. De temps en temps, chemin faisant, il jetait les yeux sur l’Empereur et le regardait avec beaucoup d’attention. En obliquant un peu de mon côté, il se trouva près de moi qui étais près de la voiture. Et m’adressant la parole, il me dit : « Quels sont ces messieurs ? — Ce sont des officiers supérieurs, qui vont à Niort, répondis-je. — Je ne sais, reprit-il aussitôt, mais il y en a un que je crois reconnaître ; bien certainement je l’ai vu quelque part. — Monsieur, cela est très possible. » À chaque pas que nous faisions, le fermier tournait la tête du côté de celui qui piquait tant sa curiosité et l’examinait encore plus attentivement. Je ne doute pas qu’il n’eût reconnu l’Empereur. La côte montée, les voyageurs se remirent en voiture et nous reprîmes notre train.

Il était nuit lorsque nous entrâmes dans Niort. L’Empereur fit arrêter devant la porte d’une auberge située à droite et descendit de sa voiture. Cette auberge était de mince apparence. Le maître ou la maîtresse de maison fit monter les voyageurs dans une chambre haute que l’Empereur retint. C’était une pièce assez grande à un lit. Sur le même palier, se trouvaient d’autres chambres, dont ces messieurs prirent possession, et dans l’une desquelles on mit le couvert pour le souper, lequel ne tarda pas à être servi. L’Empereur resta assez longtemps à table. Il était tard quand il revint dans sa chambre. Il se fit déshabiller et se coucha. Il ne put reposer tranquillement, étant importuné par le caquet des gens de l’auberge, qui étaient réunis dans la cuisine, dont la chambre de l’Empereur n’était séparée que par un plancher de simples planches supportées par des solives. Ce ne fut qu’à une heure assez avancée que je n’entendis plus rien. Tout était dans le silence le plus complet, quand un incident vint troubler notre repos. J’étais couché dans la chambre, sur un matelas que j’avais mis en travers de la porte. J’étais là paisiblement les yeux fermés, mais les oreilles ouvertes, lorsque j’entendis un bruit d’hommes ayant des bottes qui montaient l’escalier. Ces individus, arrivés au palier, vinrent frapper à la porte derrière laquelle j’étais et cherchèrent même à ouvrir en mettant la main sur le loquet. Je me levai aussitôt et, entr’ouvrant la porte, je leur demandai ce qu’ils voulaient. C’étaient deux officiers de gendarmerie, qui demandaient le duc de Rovigo. Après leur avoir montré où était la chambre du duc et avoir refermé la porte, l’Empereur, qui s’éveilla dans ce moment, me demanda ce qu’il y avait. Je lui rendis compte de ce qui venait de se passer.

Le matin (2 juillet), d’assez bonne heure, l’Empereur se fit habiller. Le préfet, qui avait appris qu’il était dans une auberge de la ville, lui envoya sa voiture. Il y monta et se rendit à la préfecture. Je ne pus l’y suivre immédiatement ; mais dès que j’eus réuni les différents effets et après les avoir mis dans la calèche à laquelle je fis atteler des chevaux, je me rendis à l’hôtel. Je trouvai l’Empereur couché dans la chambre du préfet et Marchand auprès de lui. Les voitures de service étaient arrivées pendant la nuit.

Toute la journée s’est très bien passée. Après le diner, l’Empereur fit salon. Dans la soirée, la ville retentit de « Vive l’Empereur ! Vive Napoléon ! » C’était presque la soirée d’un jour de fête.

Le lendemain, 3 juillet, vers les quatre heures et demie du matin, l’Empereur, reposé par une bonne nuit, se mit de nouveau en route avec ses mêmes compagnons, se dirigeant sur Rochefort. Un piquet de vingt-cinq chasseurs, commandé par un officier, l’escorta jusqu’à une assez grande distance. Arrivés à l’endroit où devait se terminer leur course, l’Empereur fit arrêter la voiture, remercia l’officier et fit donner quelques napoléons aux soldats. En les saluant, il me fit signe de dire au postillon de marcher. Nous arrivâmes d’assez bonne heure à Rochefort. L’Empereur descendit à l’hôtel du préfet maritime et s’y installa. Tout ce qui me reste de Rochefort dans la mémoire, c’est que l’hôtel du préfet maritime est précédé d’une longue cour plantée d’arbres dans laquelle circulaient les forçats traînant le boulet, employés au service de l’hôtel. Et je me rappelle que toutes les nuits nous entendions les factionnaires crier : Sentinelles, prenez garde à vous !


IV. — L’EMPEREUR SE REND AUX ANGLAIS

Toutes les personnes de la suite de l’Empereur qui étaient parties de la Malmaison se trouvèrent réunies à Rochefort. Souvent le prince Joseph venait chez l’Empereur. Je vis le général Lallemant, que je ne connaissais pas et que je ne savais pas faire partie de la suite de Sa Majesté. Chaque matin, pendant noire séjour, le préfet maritime venait rendre compte à l’Empereur de l’état de la mer et de ce que l’on y avait aperçu.

Le 8 juillet, dans l’après-midi, l’Empereur quitta Rochefort et alla coucher à bord de la frégate la Saale. Ce jour-là, Noverraz était de service. Quand l’Empereur fut parti, on me donna un canot à voile et j’allai le rejoindre.

L’Empereur était très mal à bord de la frégate. L’opinion des officiers ne paraissait pas favorable à sa cause ; le capitaine était loin d’être satisfait de voir à son bord la grande infortune qui était venue s’y réfugier. Connaissant les événements qui venaient de se passer et prévoyant toutes les suites qui pourraient en découler, il trouvait bon de se ménager. Aussi, je crois bien que lorsque l’Empereur prit le parti d’aller s’installer à l’ile d’Aix, le capitaine Philibert dut s’écrier : « Ah ! maintenant, je puis respirer à mon aise ! » Du reste, le bâtiment était des plus mal tenus ; il se ressentait de la négligence de son chef.

La dunette était partagée en deux parties, séparées par une toile ; la plus grande servait de chambre à coucher à l’Empereur, et la plus petite était un réduit où se retirait le général Becker. Je me suis aperçu, là seulement, qu’on ne disait pas toute sa pensée, le général ayant des oreilles pour entendre et une langue pour parler. Il était l’agent du gouvernement provisoire et en particulier de Fouché.

Le 12 juillet, l’Empereur quitta la Saale et alla s’installer à l’ile d’Aix.

Dans la journée du 13 ou du 14, l’Empereur semblait décidé à s’embarquer à bord d’un chasse-marée commandé par le capitaine Besson. Il m’avait donné l’ordre de mettre toutes ses armes en état ; elles consistaient en plusieurs paires de pistolets, et quatre fusils de chasse, dont un double à crosse tournante. Ce fut dans la soirée que les matelots du navire vinrent les chercher, ainsi que les munitions qui y étaient propres ; ils emportèrent également des objets à l’usage de l’Empereur et des effets en linge, habits, etc., pour les besoins du voyage. Ces matelots, qui étaient au nombre de trois, étaient Anglais ; ils étaient accompagnés de M. Besson.

Les personnes qui devaient s’embarquer avec Sa Majesté, pour passer en Amérique, étaient le duc de Rovigo, le grand-maréchal et le général Lallemand. J’avais été choisi pour suivre l’Empereur, comme étant celui qui se soutenait le mieux contre le mal de mer et la fatigue. Tout était préparé ; j’attendais, tout équipé, l’ordre pour le départ, lorsque, vers minuit, j’appris que, dans un conseil de famille et après mûre délibération, il avait été décidé que l’Empereur se rendrait aux Anglais.

Le 15 juillet, de bonne heure, le brick l’Épervier appareilla ; et, vers cinq ou six heures, peut-être un peu plus tard, de l’île d’Aix, l’Empereur se rendit à son bord avec ses principaux officiers, et on fit voile pour aller du côté où était mouillé le vaisseau anglais. Il y avait déjà quelque temps que nous voguions, lorsqu’on aperçut un canot qui venait à notre rencontre. C’était un canot du Bellérophon. Le premier lieutenant de ce vaisseau était à bord. En quelques instants, il se trouva près de nous et s’amarra au brick. L’officier anglais monta sur notre pont et salua les personnes qui y étaient. Après un échange de paroles qui dura moins d’un quart d’heure, l’Empereur et ses généraux descendirent dans l’embarcation anglaise, qui s’éloigna aussitôt du brick avec une grande rapidité.

La mer était belle ; le soleil qui brillait de tout son éclat permettait aux yeux de suivre de loin le canot, qui bientôt n’allait plus être qu’un point noir se confondant avec l’horizon. Notre brick continua lentement sa marche : le vent était faible, et ce fut avec peine qu’il parvint à la hauteur du vaisseau anglais, près duquel on jeta l’ancre.

Dès que le capitaine de l’Epervier avait vu le canot anglais prendre le large, il était descendu dans sa chambre, où j’étais resté pour garder les effets de l’Empereur, et s’était jeté sur une chaise. Il paraissait extrêmement ému : la main sur le front, les larmes dans les yeux, il poussait de profonds soupirs. Après quelques moments d’un morne silence, la douleur éclate ; d’abondantes larmes inondent son visage ; il dit, avec l’accent du désespoir : « Ahl pourquoi l’Empereur ne s’est-il pas rendu à mon bord, plutôt qu’à celui de la Saale ? Je l’eusse transporté partout où il aurait voulu ; nous en eussions répondu sur nos tètes... En quelles mains vient-il de se remettre ! S’il avait connu la perfidie des Anglais comme moi et mon équipage, il n’aurait pas pris une si funeste résolution... Quels sont ceux qui ont pu lui donner un aussi pernicieux conseil ?... O Napoléon ! reprend l’officier en continuant de sangloter, tu es perdu, perdu pour toujours ; un affreux pressentiment me le dit. » Et, se tournant vers moi : « Que vous êtes heureux !... Que j’envie votre place, votre sorti... Mais maintenant, tout ce que je dis est inutile : on l’a fait tomber dans le piège ; ses ennemis implacables le tiennent... Je souhaite qu’il soit heureux, c’est tout ce que mon cœur désire... O Napoléon ! Napoléon ! quel sort t’est réservé ! Tu comptes sur la générosité des Anglais : je prie Dieu que ta confiance ne soit pas trompée !... Pour moi, je ne puis y croire... » Avec lui je pleurais. Avant et après le départ de l’Empereur, j’avais entendu les diverses conversations des matelots. La plupart, qui avaient été prisonniers des Anglais, pensaient entièrement comme leur capitaine ; ni les uns ni les autres ne pouvaient concevoir comment l’Empereur avait eu une aussi mauvaise inspiration.

Le brick français, mouillé près du Bellérophon, transborda tout ce qu’il avait à son bord appartenant à l’Empereur, et le capitaine alla ensuite saluer Sa Majesté et lui faire ses adieux. Dans la journée, toutes les personnes qui composaient la suite et la Maison de l’Empereur se rendirent à bord du vaisseau, et on transborda tous les bagages qui étaient sur le chasse-marée.

Dans l’après-midi, le vaisseau le Superbe, monté par l’amiral Hottham, commandant la station, vint mouiller à peu de distance de nous, et peu après, l’amiral se rendit sur le pont du Bellérophon. Il fut reçu par l’Empereur et dina avec Sa Majesté.

Le lendemain, dans la matinée, l’Empereur descendit dans un canot, pour aller à bord du Superbe, où il devait déjeuner. Je le suivis. L’amiral le reçut avec distinction : la troupe était sous les armes et les matelots sur les vergues et dans les mâtures. Sa Majesté passa les soldats en revue, et ensuite l’amiral, qui parlait très bien français, le conduisit dans toutes les parties du vaisseau. Le plus grand ordre, la plus grande propreté régnaient de toutes parts ; tout ce qui était au-dessous de la flottaison était sablé : c’était merveille. Quand tout fut visité, on remonta sur le pont et l’amiral conduisit l’Empereur dans la dunette, où un déjeuner était préparé avec soin et recherche, mais avec simplicité. L’amiral, qui avait de fort bonnes manières, fit admirablement les honneurs de la table. Le repas dura assez longtemps. Quand il fut terminé, l’Empereur prit congé de l’amiral et du Superbe et retourna au Bellérophon. Cette réception qu’on venait de lui faire lui plut beaucoup ; elle semblait présager en faveur de l’avenir. Peu après, on leva l’ancre et on fit voile pour l’Angleterre.

Pour caser toute la suite de l’Empereur, le capitaine Maitland fit faire à bord des travaux de menuiserie, pour faire des cabines. Le pont, entre l’artimon et le grand mât, fut décoré de pavillons et couvert d’une tente.

Plus nous approchions d’Angleterre, plus nous voyions de navires sillonnant la mer dans tous les sens.

Le 24 juillet, dans la matinée, on jeta l’ancre dans la rade de Torbay. L’Empereur s’était levé d’assez bonne heure pour voir les côtes d’Angleterre. Nous ne fûmes pas peu surpris de voir venir à bord le général Gourgaud, à qui on n’avait pas permis de débarquer. Dès ce moment, nous crûmes apercevoir dans notre position quelque chose qui n’était pas très clair. Dans la journée, quelques embarcations vinrent circuler autour de notre vaisseau, et le lendemain le nombre en fut plus considérable. A terre, le public avait probablement appris assez promptement que l’Empereur était sur le Bellérophon.

Le 26, de bon matin, notre vaisseau mit sous voiles et se dirigea sur Plymouth. Il était quatre ou cinq heures après-midi, lorsque nous entrâmes dans la rade de cette ville. Dès que nous fûmes mouillés, des canots et autres embarcations arrivèrent de tous côtés, mais des chaloupes armées ne leur permirent pas de nous approcher, et, peu après, deux frégates vinrent se placer à bâbord et à tribord du Bellérophon. « Pourquoi donc de telles dispositions ? nous demandâmes-nous les uns aux autres. Qu’est-ce que cela signifie ? » Il semblait que l’autorité craignit que les curieux, dont le nombre augmentait à chaque instant, ne voulussent enlever l’Empereur. Tout cela était de mauvais augure pour nous ; dès lors, nous ne pûmes nous dissimuler que l’Empereur était considéré comme prisonnier.

Nous avions parmi nous le maître d’hôtel ou valet de chambre du Duc de Rovigo : cet homme, qui était Anglais, nous racontait tout ce qu’il entendait dire, soit par les domestiques du bord, soit par les matelots, surtout de ceux qui avaient été à terre. On parlait de toutes sortes de choses, on parlait de Sainte-Hélène ; mais tout ce qu’on rapportait était très vague.

Le lendemain, 27, rien ne change à notre égard. L’affluence des embarcations augmente de plus en plus. On eût dit que la rade de Plymouth était le rendez-vous de tous les curieux de l’Angleterre. Aucun canot de particulier ne peut nous approcher ; des chaloupes, des canots montés de matelots rôdent constamment autour du Bellérophon, et donnent la chasse à tout ce qui s’aventure à dépasser la ligne circulaire qui avait été tracée.

Chaque jour, vers les cinq heures après-midi, l’Empereur se promenait sur le pont. Alors tous les canots et une infinité de petits bâtiments se réunissaient, se groupaient, s’amoncelaient, pour chercher à le voir. La rade était semblable à une vaste place, où le public curieux se foule, se presse, pour voir quelque chose qu’il n’a jamais vu.

Au moment où l’Empereur paraissait, c’étaient de toutes parts des acclamations ; tout le monde se mettait en mouvement ; chacun se haussait de son mieux pour l’apercevoir. D’abord ce fut de la simple curiosité ; mais ensuite, à cette curiosité succéda de l’intérêt et de l’admiration. Il nous fut facile d’en juger. Le plus grand nombre des visiteurs avaient le chapeau bas et les plus rapprochés saluaient l’Empereur avec respect ; les dames agitaient leur mouchoir. Je vis un canot contenant plusieurs officiers s’approcher assez près et ces officiers ôter leurs chapeaux et faire de profondes salutations. Dans ces moments, si toute cette population eût été maîtresse de la personne de l’Empereur, elle l’eût conduit à Londres en s’attelant à son char comme à celui d’un triomphateur. On peut dire que par sa seule présence, l’Empereur s’était acquis les sympathies du peuple anglais.

Le 28, même spectacle que la veille.

29 et 30. Lord Keith, accompagné d’un sous-secrétaire d’Etat, vint notifier à l’Empereur la décision ministérielle qui le déporte à Sainte-Hélène.

Le 4 août, de bon matin, le Bellérophon appareilla et sortit de la rade de Plymouth et alla croiser dans la Manche, en attendant l’arrivée du Northumberland, vaisseau de 74 désigné pour nous transporter à Sainte-Hélène.

Le 6, vers le milieu du jour, nous mouillâmes dans un endroit nommé Start-Point. Le Northumberland vint mouiller près de nous, ainsi que deux frégates et le vaisseau Le Tonnant, monté par l’amiral Keith. Lord Keith et l’amiral Sir Georges Cockburn vinrent à notre bord ; ils furent reçus par l’Empereur.

Le 7, dans la matinée, l’amiral Cockburn revint à bord et procéda ou fit procéder à la visite de tous les effets de l’Empereur, et de ceux des personnes de sa suite. On saisit à l’Empereur une somme assez importante : on prit toutes les armes que nous avions apportées à bord du Bellérophon. Je ne me rappelle pas si ces Messieurs furent obligés de donner leurs épées, mais on n’exigea pas celle de l’Empereur.


X. — A BORD DU NORTHUMBERLAND

L’opération terminée et le moment étant arrivé de quitter le Bellérophon, l’Empereur descendit dans le canot et alla à bord du Northumberland. Il était accompagné du Grand-Maréchal et des trois autres personnes qui avaient été désignées pour le suivre. Plus d’une larme coula des yeux de ceux des nôtres, généraux, officiers et serviteurs, qui n’avaient pas été assez heureux pour obtenir la faveur de suivre l’Empereur à Sainte-Hélène.

Quand M. Maingaud, jeune médecin qui avait été donné à l’Empereur par M. Corvisart, avait appris la déportation de Sa Majesté dans une île lointaine, il avait fait connaître son refus de faire le voyage, dominé probablement par la peur de perdre la vie dans une aussi longue traversée. Le docteur O’Meara, chirurgien du Bellérophon, à qui l’on avait fait la proposition de remplacer M. Maingaud, avait accepté l’emploi, après avoir obtenu l’assentiment et la permission de ses supérieurs.

Lorsque l’Empereur fut arrivé sur le pont du Northumberland, l’amiral Cockburn lui présenta deux Anglais de distinction, Lord Lowther et M. Littleton ; il causa longtemps avec eux, près des premiers canons à bâbord, ceux les plus rapprochés de la dunette.

L’embarquement étant terminé, on appareilla ; les deux Anglais prirent congé de l’Empereur et l’on mit à la voile pour Sainte-Hélène. Il pouvait être de trois à quatre heures.

L’amiral Cockburn qualifia l’Empereur de « Général » et « d’Excellence ; » mais cette manière de parler ne fut pas suivie par tous les autres Anglais, car, le lendemain matin, sir George Bingham, colonel du 53e, en me demandant des nouvelles de l’Empereur, me dit : « Comment se porte Sa Majesté ? »

Au diner, qui fut à cinq heures, je servis l’Empereur. L’amiral eut l’attention de lui offrir de tous les mets qui étaient sur table. Sa Majesté, peu après qu’on eût servi le dessert, se leva de table et elle alla se promener sur le pont, où le Grand-Maréchal et M. de Las Cases le suivirent. L’amiral et tous les Anglais se levèrent aussi et furent étonnés de cette disparition subite de l’Empereur ; mais ils se rassirent, quand on leur eût appris que l’habitude de Sa Majesté était de rester peu de temps à table. Ils continuèrent à manger leur dessert.

Ce qui venait d’avoir lieu à ce diner eut lieu tous les jours à ce repas ; seulement l’amiral avait soin de faire activer les premiers services et de faire tenir le café tout prêt dès que le dessert était servi.

La table était carrée ; au milieu du côté qui faisait face au salon, étaient l’Empereur et l’amiral. Celui-ci était à la droite de Sa Majesté, qui avait à sa gauche Mme Bertrand ; Mme de Montholon était à la droite de l’amiral ; les autres personnes occupaient les autres places. Il est à observer que le milieu du côté de la table faisant face au salon était entre l’Empereur et l’amiral ; de cette sorte, il y avait égalité de place.

Quand les Anglais eurent fini leur dessert, ils allèrent prendre l’air sur le pont, et, avant que l’obscurité fût arrivée, on passa au salon, soit pour jouer, soit pour causer. L’Empereur se retira de bonne heure dans sa chambre. Cette première soirée fut le patron de toutes celles qui suivirent.

Il est bon de rapporter ici que l’Empereur, pour soustraire aux yeux des Anglais une partie de son petit trésor, avait fait donner, avant la visite, des ceintures contenant une certaine quantité d’or a ceux qui devaient le suivre. Celle qu’on me confia contenait au moins 25 000 francs en pièces d’Espagne. Lorsque l’Empereur fut installé dans sa cabine, chacun remit la ceinture qu’il avait reçue. Dans l’atlas de M. de Las Cases, à l’un des feuillets, l’Empereur avait collé une reconnaissance de M. Laffitte, d’une somme assez considérable.

Lorsque tout le monde se fut retiré du salon, j’installai mon lit, qui se composait d’un petit matelas de crin d’un pouce d’épaisseur, le long de la petite porte de la chambre ou cabine de l’Empereur, la tête adossée à la porte du salon. Marchand coucha dans la cabine même de Sa Majesté.

Le lendemain, 8, l’Empereur prit l’habitude de se lever vers les sept ou huit heures. Il se faisait servir à déjeuner dans sa chambre de neuf à dix heures. Il restait en robe de chambre ou en manches de chemise jusque sur les trois ou quatre heures, heure à laquelle il s’habillait. Alors il passait au salon où il jouait une partie d’échecs avec un de ses généraux, jusqu’à ce que l’amiral vînt le prévenir que le dîner était servi.

Dans le courant de la matinée, il faisait appeler un de ces messieurs pour faire la conversation et connaître les nouvelles du bord. La plupart du temps, il s’amusait à lire. Presque tout le temps, il était assis dans son fauteuil.

Du 22 au 26 août. Le 22 nous arrivâmes devant Madère. Le vent était excessif, les chaleurs très fortes et la mer grosse. Ces quatre jours nous les passâmes à louvoyer, à courir des bordées ou à rester en panne. Quelques bâtiments de notre escadrille mouillèrent dans la baie de Funchal pour faire des vivres et de l’eau.

Le 27. C’est le matin que nous nous trouvâmes passer les Canaries. Le brouillard était tellement épais que nous ne pûmes voir le pic de Ténériffe, bien qu’on nous montrât dans quelle direction il était.

Le 29, nous passâmes le Tropique du Cancer. Nous vîmes beaucoup de poissons volants.

Le 31, à une heure assez avancée de la soirée, un homme tomba ou se jeta à la mer. Au même instant on mit en panne ; des canots furent mis à la mer, des lances furent allumées ; des cris lointains se faisaient entendre de moment en moment. Cette scène qui n’était éclairée que par les feux blanchâtres des lances porta l’effroi dans tous les cœurs. L’obscurité était si grande qu’on ne put parvenir à retrouver le malheureux.

Le 9 septembre. L’Empereur dicte à M. de Las Cases quelques parties du siège de Toulon.

Du 19 au 22, Sa Majesté dicte sur ses campagnes d’Italie.

Le 23, passage de la Ligne. Dès le matin, les matelots firent les préparatifs de cette cérémonie. Tout étant disposé, un matelot, transformé en un Neptune grotesque, est roulé sur une espèce de chariot (affût de canon) ; il est escorté de sauvages. Arrivé dans la partie du pont qui est entre le mât d’artimon et le grand mât, Neptune adresse la parole au commandant du vaisseau, et l’invite à faire comparaître devant lui, dieu des mers, tous ceux qui n’ont pas encore satisfait aux lois de son empire, etc. Alors tous les hommes qui n’ont pas encore passé la Ligne sont poursuivis par les satellites du dieu, qui les font monter l’un après l’autre sur une espèce d’échafaudage où est disposé un siège, sur lequel on assied le patient, auquel les exécuteurs de la suite du dieu barbouillent de goudron le menton et la figure. Un autre exécuteur s’approche, armé d’un rasoir en bois de deux pieds de long, à lame dentelée comme une scie, et racle assez lourdement les joues et le menton de l’initié. Après cette opération, celui-ci est culbuté dans un grand canot rempli d’eau qui est derrière lui. Les récalcitrants sont les moins ménagés ; personne n’est exempt, pas même les officiers, pas même le capitaine du vaisseau. Pendant tout le temps qu’a duré la cérémonie, tout à bord était dans la plus grande confusion ; mais, dès qu’elle fut terminée, tout rentra dans l’ordre, et la discipline reprit son empire.

Le 14 octobre, dans l’après-midi, vers la fin de la journée la vigie cria terre. On crut découvrir Sainte-Hélène. On resta en panne une partie de la nuit.

Le 15, de bonne heure, nous pûmes voir l’île et ses contours escarpés. Vers midi, on jeta l’ancre. L’amiral débarqua peu après ; il ne revint à bord que vers les six heures du soir. Plusieurs des bâtiments de notre escadrille, qui avaient pris la route ordinaire, étaient arrivés depuis plusieurs jours.

Le 16, après le diner, l’Empereur débarqua et l’amiral le logea dans une maison garnie, située à l’angle gauche de la rue et de la place. Sa chambre était au premier étage. C’est là que les personnes du service intérieur le rejoignirent. La maison était fort propre, mais peu garnie de meubles ; tout était d’une grande simplicité. L’Empereur y passa la nuit.

Dans la matinée, on avait fait la distribution des ceintures pour le débarquement ; j’en eus deux pour ma part. Je m’en étais ceint les reins et 50 000 francs étaient un poids considérable à porter pendant une bonne partie de la journée ; aussi me trouvai-je bien soulagé, quand je pus me débarrasser de mon fardeau. J’avais les hanches écorchées.

Le 17. De bonne heure, l’amiral vint à la maison qu’occupait l’Empereur. Il avait fait débarquer et amener ses deux chevaux, dont un devait servir de monture à l’Empereur ; deux autres chevaux étaient également devant la porte, un destiné pour le Grand-Maréchal et l’autre pour moi.

L’Empereur était prêt. Avant de monter son cheval, il m’ordonna de l’essayer pour que je susse s’il pouvait s’en servir sans danger. Après quelques tours, je mis pied à terre en lui assurant que le cheval était doux et facile. Il le monta et, accompagné du Grand-Maréchal et de sir Georges Cockburn qui servait de guide, il prit une route qui conduit à Longwood, endroit choisi par l’amiral pour être la prison de l’illustre prisonnier de la Sainte-Alliance.


SAINT-DENIS.

  1. Voyez la Revue des 15 juin et 1er juillet.