Souvenirs d’un demi-siècle/Tome 1/14

La bibliothèque libre.
Hachette (Tome 1p. 237-263).
troisième partie

LE MINISTÈRE DU DEUX JANVIER


CHAPITRE II

ÉMILE OLLIVIER



CITATION DE MACAULAY. — L’ATTILA DE L’ÉLOQUENCE. — « DES MOTS, DES MOTS. » — AVÈNEMENT D’OLLIVIER. — ÉLECTION À L’ACADÉMIE FRANÇAISE. — DISCOURS RENTRÉS. — COMPÉTITION. — LES MINISTRES. — NAPOLÉON DARU. — LE DUC DE GRAMONT. — CHEVANDIER DE VALDRÔME. — MAURICE RICHARD. — INSOUCIANCE ET MAUVAIS VOULOIR. — TOUT LE MONDE SOLLICITE. — LES COMMISSIONS. — DÉCENTRALISATION. — DE FREYCINET. — FLOURENS. — LE PLÉBISCITE PROPOSÉ EN 1869 PAR ROUHER, REPRIS PAR OLLIVIER EN 1870. — NÉGOCIATIONS AVEC DES PUBLICISTES. — PROCLAMATION DE L’EMPEREUR. — LE PLÉBISCITE. — ILLUSIONS. — LES RELATIONS AVEC LA PRUSSE. — L’EMPEREUR DOUTE DE SON AVENIR. — INFÉRIORITÉ NUMÉRIQUE DE L’ARMÉE FRANÇAISE. — LA LOI DU MARÉCHAL NIEL. — LA DISCUSSION DE LA LOI. — THIERS INTERVIENT. — HOMME DU PASSÉ. — IL EN EST RESTÉ AUX GUERRES DU PREMIER EMPIRE. — LE MARÉCHAL LEBŒUF. — « UNE FÂCHEUSE ÉCONOMIE. »



BIEN avant qu’il fût question d’Émile Ollivier, Macaulay, sans le prévoir, en avait dessiné le portrait dans l’étude qu’il a consacrée à William Pitt. Ce portrait, le voici : « Le gouvernement parlementaire s’exerce au moyen de la parole. Dans un gouvernement de cette nature, l’éloquence est la qualité la plus estimée de toutes celles que peut posséder un homme politique, et cette faculté peut exister au degré le plus éminent, sans être accompagnée de jugement, de courage, sans être doublée de l’art de deviner le caractère des hommes ou les signes des temps, et sans avoir pour appui la moindre connaissance des principes de la législation ou de l’économie politique, ni la moindre valeur diplomatique, ni la moindre notion d’administration militaire. Il peut bien arriver aussi que ces mêmes qualités intellectuelles qui donnent un charme particulier aux discours d’un homme public soient incompatibles avec celles qui le rendraient capable de montrer de la présence d’esprit et de la fermeté dans une circonstance pressante. » Le portrait est tellement ressemblant que l’on croirait qu’il a été fait d’après nature et qu’Ollivier a posé devant le peintre.

Émile Ollivier a été l’Attila de l’éloquence ; sa parole est le fléau dont la France a été battue. Après les désastres que son passage aux affaires a accumulés sur notre pays, qui a failli en périr, il n’est pas possible de le juger sans amertume. Lorsque je me rappelle la France d’avant lui, prospère, respectée, sinon redoutée, souvent consultée, souvent écoutée, toute rayonnante encore des gloires de Crimée et d’Italie, se préparant d’un cœur serein aux libertés qu’elle eût rendues fécondes, et que je regarde la France qu’il nous a faite, mutilée, haletante, appauvrie, toujours près de se dévorer elle-même, il me faut faire effort pour ne le point maudire.

Ce n’était pas un méchant homme, non certes ; il était de bon vouloir, mais sa volonté s’appuyait sur les nuages d’une rhétorique admirable, qui n’était que de la rhétorique. Le malheureux, inconscient de son ignorance et de ses débilités, confondait la parole avec l’action et consciencieusement il s’imaginait avoir agi, parce qu’il avait parlé. On subissait le charme qu’il subissait lui-même comme un chanteur qui s’émeut de sa propre voix. En l’écoutant, on oubliait sa face de prêtre défroqué, ses yeux de travers, ses ongles noirs, sa tenue râpée, sa chevelure peu cultivée ; on ne voyait plus que ses gestes oratoires, dont l’ampleur était admirable et qui semblaient battre la mesure à sa merveilleuse éloquence. La grandeur des images, la sonorité de la voix, l’incomparable harmonie des phrases remuaient les plus insensibles ; il n’est pas jusqu’à son accent légèrement méridional qui n’ajoutât une grâce de plus à sa diction. Comme à Martignac, on pouvait lui crier : « Tais-toi, sirène ! »

Il possédait l’étrange faculté de parler à l’improviste, de tout et sur tout, sans même se douter du sujet qu’il traitait. On eût dit que subitement se développait en lui une puissance dont il n’était pas responsable et à laquelle il cédait, comme s’il obéissait à des impulsions irrésistibles. Bien souvent je l’ai vu entrer à l’Académie française, lorsque la séance était déjà ouverte et qu’une discussion inopinée était engagée. Il disait à son voisin, qui ordinairement était Mézières : « De quoi parle-t-on ? » La réponse à peine entendue, il demandait la parole et nous enivrait.

L’endroit cependant ne lui était point propice ; on ne l’y aimait pas, on l’y tenait à distance ; on lui gardait rancune de tant de malheurs qu’il continuait, extérieurement du moins, à porter « d’un cœur léger », mais on ne pouvait s’empêcher de l’admirer et nul ne résistait au plaisir de l’écouter. C’était tout ; son influence était négative et il suffisait qu’il fît une motion pour qu’elle fût repoussée. Il n’y avait là aucune hostilité systématique, mais ses auditeurs étaient des hommes âgés, habitués à réfléchir, sachant désarticuler un raisonnement pour en voir le fond, et qui promptement, sous la beauté des périodes, découvraient la vanité de la pensée. Il n’était que de l’école de l’art pour l’art, mais son art était exquis et souvent faisait illusion.

Je me rappelle que, peu de mois avant les élections législatives du 20 février 1876, il était à Paris ; il vint me voir ; je me contentai de lui donner la réplique, afin de le provoquer, et j’écoutai : il me racontait qu’il allait se présenter aux suffrages des électeurs de Brignoles et de Draguignan ; il ne doutait pas du succès et croyait fermement qu’il allait devenir, comme avant la guerre, le chef de la majorité. Je ne disais rien et j’admirais cette confiance en soi-même que nul événement n’avait ébranlée. Au moment où il allait prendre congé, après une visite en monologue qui avait duré près de deux heures, je lui dis : « Je vous souhaite de réussir, mais armez-vous de résignation, car il n’est pas d’insultes dont vous ne serez flagellé, dès que vous rentrerez dans une assemblée délibérante. » Il se tourna vivement vers moi, le bras droit levé, l’index tendu avec un geste de commandement et il s’écria : « Alors je leur dirai… » et pendant plus de quarante minutes je restai immobile, ému, secoué par sa parole, luttant contre une tentation plus forte que moi et pénétré par le flot d’éloquence qui m’enveloppait. Ce n’était point sa justification qu’il chantait à mes oreilles ravies ; c’était son panégyrique, c’était sa glorification.

Lorsqu’il fut parti, je restai profondément troublé de ce que je venais d’entendre. Seul, marchant dans mon cabinet, je reprenais une à une toutes les phases, toutes les phrases de l’argumentation ; à mesure que je les analysais, elles s’évanouissaient, et je restai avec le souvenir d’une belle symphonie, admirablement exécutée, mais creuse et brodée sur un motif si léger que l’on ne pouvait le saisir. Malgré moi, comme Hamlet, je m’écriai : « Des mots, des mots ! » Que son éloquence ait fait illusion sur ses capacités politiques, on peut l’admettre ; mais que, de bonne foi, on en ait fait un homme d’État, c’est incompréhensible ; qu’on lui ait livré les destinées de la France, c’est criminel. Pourquoi ne s’est-on pas souvenu de la parole de Montaigne : « Mot et langage, marchandises si vulgaires et si viles que celui qui plus en a n’en vaut à l’aventure que moins » ?

J’en parle à distance historique après l’ineffaçable condamnation que les événements qu’il a provoqués ont portée contre lui, mais lorsque, le 2 janvier 1870, il fut nommé président du Conseil des ministres et qu’il releva le système parlementaire contre lequel le coup d’État de Décembre avait été fait, on crut mettre le pied sur la terre promise ; ceux qui n’aimaient que la liberté, sans se soucier de la forme spéciale du pouvoir — et j’en étais — battirent des mains ; ceux qui, sentant l’Empire autoritaire s’écrouler, espéraient le voir ressusciter sous une apparence libérale, applaudirent. À ce moment précis, tous les hommes qui n’étaient point résolument révolutionnaires — et c’était la masse énorme de la nation — débordaient d’espérance ; chère illusion qui nous conduisit à Francfort, en face d’un traité lamentable.

La première réception du garde des Sceaux, Émile Ollivier, est à rappeler. La foule s’y pressa et le nouveau ministre rayonnait, car il n’attribuait qu’à son seul mérite l’hommage dont il était l’objet. Non seulement dans les salons de la Chancellerie on voyait tous les hauts fonctionnaires, les sénateurs, les députés ; mais les membres du corps diplomatique avaient tenu à honneur de s’y montrer et les anciens parlementaires, ces irréconciliables de la veille, venaient s’offrir aux bonnes grâces du nouveau maître ; en tête et comme les guidant, on reconnaissait M. Guizot. On célébrait Ollivier ; les âmes naïves le bénissaient ; on disait : « Il nous a épargné une révolution. » Quiconque, devançant l’avenir, eût dit que la France lui devrait la guerre, l’effondrement de l’Empire, la défaite et la Commune, eût été lapidé. L’opinion publique l’avait adopté, comme, peu de mois après, elle devait imposer le maréchal Bazaine à l’Empereur et porter le général Trochu jusque dans les nuages d’où il n’a jamais pu descendre.

Un fait, insignifiant en lui-même, éveilla la défiance de certains esprits sagaces, qui se demandèrent si le caractère d’Émile Ollivier était assez élevé pour se refuser aux compromissions et si sa politique serait soustraite à tout marchandage. Lamartine était mort, laissant un fauteuil libre à l’Académie française ; on décida d’y faire asseoir Ollivier, qui fut élu le 7 avril 1870. Rien de mieux ; l’Académie étant une sélection, il était naturel d’y attirer le restaurateur des libertés publiques ; on trouvait ses titres littéraires un peu minces, pour ne pas dire nuls, mais qu’importe ? Ses discours valaient bien les œuvres dramatiques de Legouvé et les livres d’histoire du duc de Noailles.

Par un singulier retour des choses d’ici-bas, ce fut Guizot, promoteur, et l’on peut dire auteur, de l’élection d’Ollivier à l’Académie, qui l’empêcha de prononcer son discours et d’être reçu, selon l’usage, en séance solennelle (mars 1874). Ollivier fut très mortifié. Cinq ans plus tard, il eut à recevoir Henri Martin, successeur de M. Thiers ; son discours, lu à la commission, parut devoir être modifié en certains passages ; Ollivier s’y refusa ; l’Académie consultée maintint la décision de la commission ; Ollivier ne se rendit point aux observations qui lui furent adressées et Xavier Marmier fut désigné pour répondre à la harangue d’Henri Martin (juin 1879). Ollivier se retira, secoua la poussière de ses pieds contre l’Académie et jura qu’il n’y rentrerait jamais. Quand il est à Paris, il ne manque pas une séance. Est-ce donc qu’il s’y plaît ? Non, il y parle.

Le chemin de Cayenne avait bifurqué et avait conduit le député intransigeant de 1857 au poste où s’assoit le directeur de la politique d’une grande nation. Ses anciens amis, un peu jaloux de son triomphe, criaient au scandale et le traitaient de renégat ; ses amis avaient tort ; il avait laissé deviner qu’il irait au pouvoir, cela n’est pas douteux ; mais, en réalité, il reçut toutes les avances, et encore ne les avait-il écoutées qu’après avoir imposé ses conditions. Il rendait au Corps législatif les prérogatives parlementaires et promettait de gouverner en toute liberté. La vérité m’oblige à dire que c’était plus que la France ne demandait ; elle se serait contentée alors de réformes moins complètes ; mais Ollivier, homme de parlement, eut surtout en vue d’accorder au Parlement les privilèges qui lui sont chers et de l’appeler à exercer une action prépondérante dans les affaires de l’État. Chose étrange, il y fut aidé, il y fut convié par l’Empereur, malgré tous les efforts que l’entourage de celui-ci dépensa pour l’engager à conserver l’intégrité de sa puissance. Or la puissance comporte la responsabilité : Napoléon III le savait, il savait aussi que l’issue malheureuse de l’expédition du Mexique, que l’imbroglio de la question romaine, que les revendications du gouvernement italien, que l’attitude arrogante prise en Europe par la Prusse depuis l’écrasement de l’Autriche, augmentaient singulièrement les périls de sa responsabilité ; c’est pourquoi il voulut la partager avec le Corps législatif, en abandonnant une part considérable de son pouvoir. Ce n’en est pas moins à lui que toute responsabilité remonta, lorsque le désastre fut accompli.

Le nouveau ministère n’avait pas été constitué sans tiraillements ; bien des combinaisons avaient échoué autour d’Émile Ollivier, qui était resté le pivot de la situation. Des engagements n’avaient point été pris, mais des espérances avaient été données, tout au moins des insinuations avaient été ébauchées, après les élections de 1869, par l’Empereur, à plusieurs hommes politiques qui s’étaient offerts. Toutes les ambitions étaient en jeu, et ce ne sont pas les compétitions qui manquaient au pouvoir que l’on allait essayer de rajeunir. Jusqu’aux derniers jours de décembre, il y eut de l’indécision et des tâtonnements. Des journalistes réclamaient le prix du concours qu’ils n’avaient point marchandé au nouvel ordre de choses ; des députés promettaient une majorité parlementaire, des sénateurs prétendaient que le Sénat avait droit à quelques portefeuilles. Les brigues allaient leur train ; l’Empereur, ennuyé, se dérobait. Rouher regardait avec une curiosité malveillante ces intrigues dont il n’augurait rien de bon. Thiers, flairant du grabuge, se frottait les mains. Ollivier, ahuri, eût désiré contenter tout le monde et ne savait auquel entendre.

Pour mettre en rapports certains hommes politiques qui jusque-là avaient marché dans des sentiers différents, Mme Asselin, très liée avec Schneider, président du Corps législatif, donna une soirée. Ce fut un méli-mélo d’opinions ; Émile Ollivier y pavanait discrètement ; M. Thiers regardait, écoutait, cherchait l’aiguille dans la botte de foin et ne la découvrait pas. Hector Pessard, un journaliste de mérite qui récemment (1885) a publié deux jolis et discrets volumes intitulés : Mes Petits Papiers, s’était chargé de racoler les candidats. Ollivier les emmenait, les uns après les autres, causer dans une pièce dont on lui avait ménagé la solitude. Ce va-et-vient n’échappa pas à M. Thiers, qui voulut en avoir le cœur net et qui, plusieurs fois, avait tenté de se diriger vers le cabinet aux conciliabules. Mme Asselin imagina, pour le retenir auprès d’elle, un stratagème héroïque. Elle fit danser, devant lui, la bourrée par deux députés auvergnats, MM. Mège et du Miral, pendant que le frère d’Hector Pessard jouait l’air sur le piano. Je n’ai point vu la scène, à laquelle M. Thiers prit plaisir, mais elle m’a été racontée par un témoin oculaire absolument digne de foi.

M. Thiers eût-il accepté le ministère, si on le lui avait proposé ? Je ne le crois pas. Malgré son âge, il savait être patient et il possédait assez d’habileté pour laisser essuyer par d’autres les plâtres de la maison nouvelle, avant de s’y installer. En tout cas, il ne pouvait être que président du Cabinet, c’est-à-dire ministre dirigeant, et jamais il n’eût réussi à s’accommoder avec Ollivier, car chacun d’eux aimait à parler seul et ne voulait qu’être écouté. M. Thiers eût pris le portefeuille des Affaires étrangères, et l’on peut considérer comme un irréparable malheur pour la France qu’il n’ait point alors eu la haute main sur nos relations extérieures. Que d’infortunes nous eussent été évitées ! Jamais il n’eût engagé la lutte avec la Prusse sur la question Hohenzollern et jamais il ne fût parti en guerre sans s’être assuré d’alliances solides.

Au lieu de ce vieillard malin, madré, rompu aux affaires, Émile Ollivier choisit Napoléon Daru, homme sage, parlementaire et froid, qui lui aussi, sans nul doute, ne se fût pas emporté, comme un poulain sans licol, lorsque l’incident du trône d’Espagne surgit tout à coup. À l’heure où le grand péril nous menaça, il n’était plus ministre des Affaires étrangères ; fatigué de lutter sans résultat contre les exigences de la papauté, désapprouvant le plébiscite, il avait donné sa démission et s’était retiré. C’est alors qu’Émile Ollivier confia la direction de la diplomatie française au duc de Gramont, ambassadeur à Vienne. Je l’avais côtoyé, au temps de ma primevère, alors qu’il n’était encore que le duc Agénor de Guiche. Sa mère était la sœur du fameux comte d’Orsay qui, en Angleterre, fut le successeur de Brummel et le lion préféré pendant de longues années. Peu de femmes ont été plus belles ; je ne l’ai vue que vieille, étalant sur ses larges épaules un énorme collier d’améthystes, mais elle attirait encore et retenait les regards.

Pendant toute la durée de la Restauration, la famille de Gramont, qui avait les duchés de Gramont, de Guiche et de Lesparre, était très bien en cour, et Agénor fut le menin du duc de Bordeaux. J’ai connu Agénor de Guiche ultra-légitimiste, rêvant de reconstituer une Vendée militaire et de faire la guerre dans le Bocage ; en 1850, il assiste aux obsèques du roi Louis-Philippe, mort à Claremont ; au mois de décembre 1851, il se rallie énergiquement au coup d’État ; en 1852, il est nommé ministre plénipotentiaire à Stuttgart.

Dans je ne sais quelle affaire diplomatique qui s’était dénouée à Vienne pendant son ambassade, il avait été en conflit avec Bismarck ; il n’était pas de force à lutter avec un tel jouteur et il était sorti de là battu à plate couture. Il en résultat contre le futur chancelier de l’Empire d’Allemagne un ressentiment, pour ne pas dire une haine, qui ne servit point nos intérêts à l’heure décisive. Il fut avec Émile Ollivier l’agent actif et prépondérant de la guerre de 1870. Le grand seigneur français, fier de ses ancêtres, voulut donner une leçon au petit hobereau des Marches de Brandebourg.

Ses façons de gentilhomme, sa manière de porter la tête comme un jeune premier, sa parole dédaigneuse, la nonchalance de son attitude pendant le Conseil des ministres, son titre même produisaient un grand effet sur Ollivier, qui se sentait captivé et qui en avait plein la bouche, lorsqu’il disait : « mon cher duc ». Ollivier malgré son éloquence et certaines qualités que l’on serait injuste de ne lui point reconnaître, appartenait à la catégorie de ce que l’on appelle : « les petites gens ». Toute grandeur réelle ou factice l’éblouissait un peu. En outre, il ne savait rien de la diplomatie, il ne se rendait pas nettement compte de l’état de nos relations avec les différents gouvernements d’Europe ; à cet égard, il s’en rapportait au duc de Gramont et l’écoutait comme un oracle.

Le second collaborateur d’Émile Ollivier, celui qu’il avait choisi entre tous et qu’il aima avec prédilection, fut Chevandier de Valdrôme, ministre de l’Intérieur. Il s’appelait tout bêtement Chevandier, comme son père, auquel il avait succédé à la Manufacture de glaces de Cirey, comme son frère qui était peintre ; il découvrit, je ne sais où, le fief de Valdrôme, dont il ajouta le nom au sien ; petit ridicule, bien insignifiant et dont tant de personnes se sont rendues coupables que l’on n’est plus à les compter. C’était un bon garçon dans toute la force du terme et qui n’avait pas dû avoir de grands combats à soutenir avec lui-même, pour se rallier à l’Empire, car il avait été candidat officiel et candidat élu en 1859. Je crois que, malgré la haute opinion que l’on professe généralement pour soi-même, il a dû être un peu étonné d’être traité d’Excellence et de se prélasser dans un fauteuil ministériel. Il n’avait point de morgue, paraissait n’avoir en lui qu’une confiance limitée, sur toute question consultait Émile Ollivier et lui obéissait. Il fut un comparse bienveillant et je n’en parle que pour mémoire, car je doute que son nom — pardon ! — que ses noms aient surnagé.

Il est un autre ministre dont je dois dire un mot, car on en a fait des gorges chaudes, lorsqu’il surgit inopinément dans la combinaison du 2 janvier. Les plaisanteries glissèrent sur lui et les plaisanteries portèrent à faux ; rarement un homme de volonté meilleure, plus docile aux avis, essaya de faire plus de bien ; c’était Maurice Richard[1], en faveur de qui l’on avait créé le ministère des Beaux-Arts. Il était riche, il était bon, huit mois de pouvoir lui ont coûté plus de trois cent mille francs ; il ne savait point refuser et prenait dans sa bourse les fonds que son budget ne lui offrait pas. Tout de suite, il se mit à recevoir et convia quiconque s’était fait un nom ou l’apparence d’un nom dans les lettres, dans les arts et dans les sciences.

À l’une de ses réceptions, Camille Doucet[2] lui présenta Jules Sandeau. Richard lui tendit la main et, avec son sourire le plus avenant, il lui dit : « J’ai vu hier à l’Odéon une bien belle pièce de madame votre mère. » Sandeau salua et s’éloigna. Camille Doucet ne broncha pas. La pièce était François le Champi, la mère était George Sand, dont Jules Sandeau avait été un des premiers amants. Peu de personnes connurent le pas-t-à-qu’est-ce ; on en glosa, mais on garda le secret ; si les journaux avaient su l’histoire, le pauvre Richard ne s’en serait jamais relevé.

Il eut une idée excellente, toute à l’avantage des artistes, et, quand il tenta de la mettre à exécution, les artistes se dressèrent contre lui. Il voulait délivrer les artistes de la tutelle de l’État et délivrer l’État du souci des artistes. Avec le système des expositions payantes, rien n’est plus facile. On livrait aux artistes le Palais de l’Industrie, chaque année, pendant un nombre de mois déterminé ; on leur accordait gratuitement le service de la surveillance ; ils recueillaient le prix des entrées, se groupaient en une société qui, au bout de peu de temps, eût possédé des millions, car la moyenne des sommes perçues pendant chaque « salon » dépassait six cent mille francs. De la sorte, plus de quémanderies au ministère, plus de commandes de bienfaisance, plus de fonds de secours ; les artistes auraient eu, au besoin, leurs salles de vente et seraient bientôt devenus assez riches pour faire bâtir un monument spécialement réservé à leurs expositions.

La question fut discutée dans une réunion provoquée et présidée par Maurice Richard, le 14 janvier, c’est-à-dire dès son entrée au ministère. Deux personnes seulement, Eugène Fromentin et moi, prirent la parole en faveur du projet. Si nous ne fûmes pas hués, c’est uniquement par politesse. Les artistes avaient délégué pour répondre un assez médiocre peintre nommé Toulmouche. Son argumentation fut simple : « L’administration est faite pour nous débarrasser de bien des ennuis de vente et de marchandage ; l’administration veut nous rendre libres, nous refusons de l’être, mais, comme le ministre paraît animé des meilleurs sentiments à notre égard, nous le prions d’obtenir du Corps législatif une sérieuse augmentation des fonds attribués aux achats des œuvres d’art. » Il n’en fallait pas tant pour enterrer le projet.

Maurice Richard était bon, mais la bonté ne suffit pas à gouverner les hommes. Son esprit était ordinaire, et son caractère indécis. Il ne lui était pas possible de donner aux affaires l’impulsion à la fois ferme et prévoyante qui conduit au salut. Sous des dehors brillants qui faisaient illusion, la situation ne laissait pas que d’être inquiétante. Pour reprendre une bien vieille comparaison, l’on peut dire que le vaisseau qui portait les destinées de la France n’avait ni pilote pour reconnaître les écueils, ni timonier pour manœuvrer le gouvernail ; il voguait encore en vertu des lois de la vitesse acquise, mais vers quel port, vers quel gouffre faisait-il voile ? Nul homme de l’équipage n’aurait pu le dire. Sans qu’on le soupçonnât, on était en dérive.

L’Empereur, malade, découragé, appauvri d’idées, affaibli moralement et physiquement, prenait au sérieux son rôle de souverain parlementaire ; il présidait le Conseil, mais ne l’inspirait pas. L’Impératrice, hostile aux réformes, les subissait, tout en les blâmant, et faisait aux mesures adoptées une opposition indiscrète et taquine, à laquelle son entourage applaudissait ; le prince Napoléon, mécontent et frondeur comme toujours, réclamait des libertés qu’il n’eût certainement pas accordées, s’il eût été le maître ; Rouher, goguenard, s’éloignait ostensiblement de toute ingérence, paraissant approuver ce que l’on faisait ; il se tenait prêt à ressaisir le pouvoir ; il attendait l’insuccès de l’épreuve et il y comptait, car on compte sur tout, excepté sur ce qui doit arriver. Donc elles étaient nulles, les forces que l’on combinait pour obtenir le résultat entrevu ; le souverain ne gouvernait plus ; le nouveau ministère ne savait pas comment on gouverne ; les Chambres, livrées à elles-mêmes, hésitaient et ne se reconnaissaient pas, car, élues ou nommées pour soutenir l’autorité, elles se sentaient embarrassées de la liberté qu’on leur donnait à régir. On ne voyait pas cela alors ; comme je l’ai dit, on était emporté par l’espérance vers un avenir qui semblait incomparable.

On ne ménageait point les louanges au groupe d’hommes assez divisés d’opinions qui constituaient le nouveau Conseil des ministres ; c’était le gouvernement réparateur, le gouvernement régénérateur, mais on lui demandait surtout, comme toujours, d’être le gouvernement dispensateur. Il était assailli de sollicitations, et c’est à qui réclamerait un emploi : les parlementaires, parce que seuls ils avaient la pratique du système auquel on revenait ; les libéraux, parce qu’ils aimaient la liberté ; les impérialistes, parce qu’ils étaient partisans de l’Empire ; les bonapartistes, parce qu’ils étaient dévoués à la famille Bonaparte ; les républicains, parce qu’ils voulaient apporter des modifications à la Constitution ; bref, sous un prétexte ou sous un autre, chacun voulait sa part du gâteau et ne négligeait rien pour l’obtenir.

Quelle que fût la bonne volonté d’Ollivier, quel que fût son désir de ne repousser aucune offre de service, de ne décourager personne, il lui était impossible de satisfaire tant de compétitions. Afin d’apaiser un peu ce soulèvement d’ambitions personnelles, il imagina de créer des commissions qui, pour faire prendre patience aux gens trop pressés d’arriver et pour donner un leurre aux exigences de l’opinion publique, étaient chargées d’étudier et de préparer les réformes que l’on promettait d’introduire dans l’administration. Vieux système emprunté aux beaux jours de la Restauration ; M. de Villèle, voyant que l’on voulait tout détruire et tout reconstruire, ne rebuta personne, mais il inventa les commissions où les questions semblaient s’enterrer d’elles-mêmes ; il réussit au-delà de ses vœux, car rien ne fut changé aux abus que l’on avait la prétention de faire disparaître. Est-ce cela que voulait Ollivier ? Je ne le crois pas, car il y avait en lui un fonds de naïveté qui lui permit peut-être de croire que l’heure était venue de traiter les affaires publiques en public et par le public.

Une commission extra-parlementaire fut organisée, pour déterminer dans quelle mesure on pouvait opérer la décentralisation administrative. La décentralisation ! Pour bien des esprits excellents, c’était le grand cheval de bataille des revendications libérales ; pour d’autres esprits, c’était un dada qu’ils enfourchaient à toute occasion. J’en fis partie, ce qui ne laissa pas que de me surprendre, car je suis centralisateur et je m’étais toujours résolument tenu en dehors des fonctions officielles.

J’avais été désigné, proprio motu, par l’Empereur, qui, après avoir lu mes études sur Paris, se figurait que je pourrais ne pas être inutile dans des discussions techniques ; il se trompait. Au cours de cette petite comédie, je ne fus et ne voulus être qu’un personnage muet. Était-ce en raison d’un parti pris ? Je crois simplement que j’ai gardé le silence parce que je n’avais rien à dire. Je viens de relire la liste de ceux dont j’eus l’honneur d’être le collègue ; j’y trouve les noms du président Bonjean, que les assassins de la Commune ont fusillé ; de Brame, le dernier ministre de l’Instruction publique avant la révolution du 4 septembre 1870 ; de Lambrecht, futur ministre de l’Intérieur sous le consulat de M. Thiers ; de Waddington, ministre des Affaires étrangères, ambassadeur à Berlin et à Londres sous la République, et de quelques autres qui ne sont point restés inconnus.

Le président de la commission était Odilon Barrot, le promoteur de la campagne des banquets réformistes, dont mourut la royauté de Louis-Philippe, le chef du cabinet du Prince Président, dont le coup d’État du 2 décembre 1851 avait saccagé, sinon ruiné les espérances. Je le retrouvai en 1870 tel que je l’avais vu en décembre 1847, au banquet réformiste de Rouen, où sa rhétorique fastueuse, les cacophonies d’images dont il émaillait ses discours m’avaient indigné[3]. Il lâchait parfois des aveux significatifs : lorsque la commission discuta la nomination des maires — devaient-ils être nommés par le gouvernement, devaient-ils être élus par le suffrage universel ? — il se recueillit et, d’un air profond, d’un accent convaincu, il nous dit : « La question est des plus graves ; j’y réfléchis depuis plus de quarante ans et je n’ai pas encore pu me faire une opinion à cet égard. »

J’étais assidu aux séances qui se tenaient, le matin, dans une des grandes salles du palais du Conseil d’État que la Commune a brûlé, et je faisais là une sorte d’éducation politique qui ne m’a point été inutile pour apprécier certains faits d’histoire contemporaine. Souffrant d’une bronchite tenace, enveloppé d’un large paletot, avec ma haute taille un peu courbée et ma forte chevelure, je m’isolais dans la salle glaciale de nos délibérations ; je m’asseyais sur le coffre à bois auprès de la cheminée ; j’écoutais sans mot dire et je pensais : « Quel bon temps perdu pour le travail ! » Là, j’ai vu s’écrouler en moi bien des idoles de ma jeunesse. Que d’heures gaspillées, que de paroles inutiles, quel étalage de vaine science et de sentiments factices ! Cette logomachie, ce byzantinisme, ces interminables et verbeuses discussions dont j’étais l’auditeur attristé m’ont amené à considérer le gouvernement parlementaire comme un mode défectueux et périlleux de conduire les nations. Ce n’est jamais qu’une moyenne, un à peu près ; on fait une cote mal taillée de toutes les opinions ; on ne procède que par concessions ; tout s’émousse et s’appauvrit ; il en résulte des lois vagues, sans précision, qu’il est nécessaire de commenter à force d’ordonnances, et qui mécontentent tout le monde, car elles ne répondent aux besoins de personne. Quant aux commissions, l’expérience que j’en ai faite m’a démontré qu’elles n’étaient instituées, le plus souvent, que pour donner à parler à ceux qui n’ont rien à dire.

La maîtresse préoccupation des membres de la commission qui, presque tous, avaient eu à se plaindre du suffrage universel, était de mettre fin aux candidatures officielles que l’on avait ouvertement pratiquées pendant l’Empire autoritaire et dont la mort ne paraît rien moins que définitive, à l’heure où j’écris, c’est-à-dire en pleine floraison de la République. Aussi, à la commission de décentralisation administrative, on s’intéressait bien plus à la politique qu’à l’administration. J’avais dit, en causant avec quelques-uns de mes collègues, après une séance, que c’était la centralisation administrative qui faisait la centralisation politique et que l’une ne serait affaiblie que si l’autre était diminuée. Mon opinion n’avait pas grand poids ; je m’en aperçus à la façon dont elle fut accueillie.

Un seul de mes collègues me dit : « Vous avez raison et nous faisons fausse route. » C’était un ingénieur des mines, que je ne connaissais même pas de nom et qui, depuis, n’a point manqué de notoriété ; c’était de Freycinet, alors partisan de l’Empire, grand admirateur d’Émile Ollivier et s’offrant sans conditions. De petite taille, svelte plutôt que grêle, de façons accortes et d’irréprochable tenue, il avait à la fois de la grâce, de la finesse et je ne sais quoi de sceptique ou d’amer qui semblait faire deviner bien des ambitions déçues. Il était intelligent, mais d’une intelligence viciée par l’instruction spéciale qu’il avait reçue. Mathématicien distingué, calculateur de l’école de Le Verrier, il appliquait aux choses de la philosophie, de la morale, de l’économie industrielle, de la politique, de la guerre, le raisonnement mathématique, méthode décevante qui, de déductions logiques en déductions logiques, mène tout droit à l’absurde. On le vit bien lorsque, à la délégation de Tours, Freycinet réduisit en formules les projets stratégiques de Gambetta et lorsque, pendant son ministère, il fit exécuter des travaux dont la France fut obérée, sans profit pour elle. La finesse de l’esprit et l’énormité des conceptions ne suffisent pas pour gouverner ; il faut y joindre le bon sens, fleur rare qui ne se rencontre point dans le jardinet de tous les hommes d’État.

La commission de décentralisation s’était divisée en sous-commissions qui se subdivisaient en comités. Pour ne pas nous laisser ignorer les matières sur lesquelles nous étions appelés à donner notre avis, on avait attaché à chaque sous-commission des auditeurs au Conseil d’État, experts en droit administratif. Celui qui était délégué, en qualité de secrétaire, près de la sous-commission des communes, à laquelle j’appartenais, était Flourens[4] ; il est actuellement ministre des Affaires étrangères et s’est habilement tiré de deux ou trois incidents désagréables que la mauvaise humeur de la bureaucratie prussienne lui a récemment fait traverser. C’était alors un grand garçon, pâlot, triste, dont l’air boudeur et l’attitude indécise n’avaient rien de séduisant. On était néanmoins fort courtois envers lui et on le plaignait, car son frère, aliéné-révolutionnaire, s’ingéniait à des sottises compromettantes. Les sottises allèrent si loin qu’il fut incarcéré et que notre secrétaire donna sa démission. On lui témoigna de la sympathie, mais, à coup sûr, celui qui, à cette époque, nous eût prédit que ce garçon humble et rechigné aurait le portefeuille des Relations extérieures, serait en conflit avec le prince de Bismarck et remporterait une victoire diplomatique, nous eût remplis d’étonnement.

La commission de décentralisation se dispersa quand elle eut terminé ce qu’elle appelait ses travaux ; que valaient-ils ? Je ne m’en doute pas et n’en saurais rien dire. Les légitimistes, comme le comte de Mortemart[5], les orléanistes, comme Prévost-Paradol, les impérialistes, comme le duc d’Albufera[6], les républicains, comme l’avocat Desmarest[7], les hommes à toutes mains, comme Target[8], Latour-Dumoulin[9], Guillaume Guizot, Genteur[10], Dupont-White[11] et tant d’autres, les indifférents comme moi se saluèrent, après avoir entendu une allocution d’Odilon Barrot, et chacun retourna vers sa barque ou vers sa charrue. Ce n’est pas ce que nous avons proposé, discuté, voté qui a pu exercer quelque influence sur les destinées de l’Empire. Semblables aux Conseils généraux, nous n’avons pu émettre que des vœux. Je ne sais même pas si l’on en a tenu compte.

Pendant que nous pérorions sur les attributions des maires et des préfets, pendant que l’on déniait au gouvernement la faculté de désigner les candidats législatifs qui désiraient ne le point renverser, on s’agitait en haut lieu pour des questions plus graves. La Constitution de 1852, sur laquelle on vivait depuis dix-huit ans, avait reçu de telles modifications qu’elle était devenue méconnaissable. Dans un pays de régime plébiscitaire, c’était un inconvénient : on pouvait dire au gouvernement actuel : « En vertu de quel droit es-tu ? Pour être, il te manque l’assentiment de la nation que tu n’as pas consultée… » En outre, les impérialistes autoritaires prétendaient que le peuple se souciait peu de liberté et n’aurait point ratifié les réformes accomplies ; de leur côté, les républicains affirmaient que la France, si elle était appelée à prononcer un verdict, n’hésiterait pas à condamner la forme monarchique à disparaître. Sur la question posée de la sorte, les dissidences étaient profondes.

Dès 1869, après les élections législatives qui, nettement, avaient exprimé des tendances libérales, Rouher avait proposé à l’Empereur de s’adresser directement à la nation et de conclure ainsi un nouveau pacte avec elle. C’était logique et c’était loyal. Le projet fut, sinon repoussé, du moins ajourné. Émile Ollivier le reprit pour son compte et crut naïvement en être l’auteur. En somme, la situation était faussée, le Corps législatif élu en 1869 avait pour mission d’origine d’appliquer la Constitution de 1852, déjà singulièrement amendée par le seul fait de sa durée ; or l’évolution du 2 janvier 1870 l’avait amené à faire mouvoir le régime parlementaire, et c’était là une charge pour laquelle il n’avait point été nommé. Son autorité en était compromise et il fallait la lui rendre entière, intacte, en la fortifiant par un bain de suffrage universel. Le plébiscite fut donc décidé, malgré l’opposition du groupe des députés irréconciliables, et l’on se mit à l’œuvre pour le faire réussir.

Parmi les propriétaires de journaux qui entrèrent en relations avec Émile Ollivier, pour lui apporter l’influence de leur publicité, j’ai su que Gibiat, Jeanty et Émile de Girardin avaient été des plus ardents. Émile de Girardin, dont le vrai nom était Émile Lamotte, que ses adversaires — et il en eut d’acharnés après son duel malheureux avec Armand Carrel — appelaient Émile dit Girardin, était un journaliste redoutable, sachant toujours tirer pied ou aile de n’importe quoi, polémiste vigoureux, très intelligent, rompu à toutes les arguties, ne faisant rien pour rien, dévoré d’une ambition qui n’a jamais été satisfaite, sans principes, rêvant le pouvoir et ne le saisissant qu’en songe. Gibiat et Jeanty s’en rapportèrent honnêtement à Girardin pour stipuler le prix de leurs services.

Girardin fut désintéressé, il fit la petite bouche, il prit des airs de vierge effarouchée et déclina, en rougissant, les offres qui lui furent faites. Il ne voulut rien pour lui, absolument rien, car son dévouement était platonique : seulement il réclama le portefeuille des Travaux publics pour son ami Arthur de La Guéronnière. Ollivier fit des promesses, mais rien de plus. Une fois les cérémonies du plébiscite terminées, Girardin revint à la charge et reçut pour réponse que le ministère des Travaux publics était en ce moment pourvu d’un titulaire dont l’on n’avait qu’à se louer. Deux jours après, les journaux des trois personnages entamèrent une campagne d’opposition contre Émile Ollivier, qui savait à quoi s’en tenir sur ses adversaires et qui néanmoins, pour les désarmer, nomma, au mois de juin, Arthur de La Guéronnière à l’ambassade de France à Constantinople.

C’était le mettre, c’était mettre du même coup Girardin, Gibiat et Jeanty au centre même des opérations financières les plus fertiles, car alors tout était à faire en Turquie, ports, télégraphes, chemins de fer, sans compter les emprunts, qui rapportaient cinquante pour cent.

Avant le plébiscite, en date du 23 avril 1870, Napoléon III lança une proclamation très nette et qui posait la question sans aucune obscurité. Il est difficile, après les événements dont lui-même, sa dynastie et la France ont été frappés, d’en relire certains passages sans être troublé par les ironies du destin. Écoutez : « Je m’adresse à vous tous qui, dès le 10 décembre 1848, avez surmonté tous les obstacles pour me placer à votre tête, à vous qui, depuis vingt-deux ans, m’avez sans cesse grandi par vos suffrages, soutenu par votre concours, récompensé par votre affection. Donnez-moi une nouvelle preuve de confiance. En apportant au scrutin un vote affirmatif, vous conjurerez les menaces de la Révolution, vous assoirez sur des bases solides l’ordre et la liberté et vous rendrez plus facile, dans l’avenir, la transmission de la couronne à mon fils. » À ces promesses qui, à l’heure où on les formulait, n’avaient rien d’excessif, l’avenir a répondu par la capitulation de Sedan, la captivité, la révolution, l’exil, la déchéance, la Commune, la mort en pays étranger, la fin tragique au Zoulouland et l’expulsion des princes portant le nom de Bonaparte.

Le succès du plébiscite dépassa toute prévision et la journée du 8 mai 1870 fut un triomphe. 7 350 142 oui opposés à 1 538 825 non et à 112 975 bulletins nuls purent faire croire que l’Empire était à jamais fondé et que la quatrième race venait de prendre définitivement possession du trône de France.

Comme toujours, Paris fut maussade, mais rien de plus, et une majorité de cinquante mille votes négatifs n’était point pour surprendre ceux qui connaissent l’esprit frondeur de la grande ville, où abondent les provinciaux mécontents. On en fut même étonné et l’on s’en applaudit, car l’on s’était attendu à une manifestation d’opposition bien plus imposante. Émile Ollivier rayonnait ; il rapportait à lui-même, il s’attribuait tout le résultat du plébiscite, exultait de joie, et la France, s’ouvrant à tous les espoirs, s’enivrait de toutes les illusions. Seuls quelques hommes prévoyants, dont j’étais le premier à railler les inquiétudes, remarquaient que, dans la proclamation impériale on parlait d’ordre, de liberté, de prospérité, de grandeur, mais que le mot de Paix n’était pas prononcé une seule fois. Ils en concluaient que, si nos affaires intérieures n’allaient pas trop mal, nos relations extérieures n’offraient point toute la sécurité désirable. On se moquait d’eux, et volontiers on les traitait d’oiseaux de mauvais augure. L’Empereur avait reçu les félicitations des corps politiques et de la diplomatie ; son flegme n’en avait pas été troublé ; mais, si l’on eût pénétré jusqu’au fond de son âme, on y eût constaté bien des angoisses. Ce qu’il nommait « les points noirs de l’horizon », il les avait vus, il les voyait encore.

La campagne de 1866, les victoires inattendues de la Prusse avaient donné un soubresaut à l’équilibre européen, dont l’axe semblait se déplacer pour s’infléchir du côté de Berlin. L’inconvénient pouvait devenir grave pour la France et l’on essaya d’y remédier. Ce serait excessif de dire que l’Empereur avait été trompé au cours des pourparlers que, depuis plusieurs années, il avait eus à ce sujet avec Bismarck, mais il s’était trompé sur la valeur de certaines insinuations qu’il avait prises pour des promesses et même pour des engagements. Lorsqu’il réclama le prix de sa complaisance, de cette neutralité bienveillante qui, dégarnissant nos frontières de l’Est, avait permis à la Prusse de porter toutes ses forces en Bohême, on fit la sourde oreille. À ses demandes d’une compensation, on feignit de ne point comprendre et on le joua, lors de l’affaire de l’acquisition du Luxembourg.

Dans les questions soulevées à propos des suites de l’écrasement de l’Autriche et de l’accroissement de la Prusse, la diplomatie impériale fut maladroite et témoigna une mauvaise humeur qu’elle ne devait qu’à ses fausses prévisions et aux illusions qu’elle avait nourries. À mesure que le mécontentement du cabinet des Tuileries s’accentuait, que l’opinion publique s’aigrissait, la Prusse, c’est-à-dire Bismarck, modifiait son attitude, qui, conciliante au début, était devenue ironique et enfin arrogante. Tout en déclarant que l’on désirait vivre en paix avec la France, on lui démontrait de toutes manières que l’on ne serait point fâché de se mesurer avec elle et que l’on se tenait prêt à faire bon visage au combat.

Le plus grand dérèglement de l’esprit — a dit Bossuet — c’est de croire les choses parce que l’on veut qu’elles soient. Ce dérèglement de l’esprit, Napoléon III l’avait eu, lorsque les hostilités furent sur le point d’éclater entre Vienne et Berlin. Il avait cru à des rencontres indécises qui lui permettraient d’intervenir en pacificateur écouté ; il s’était imaginé que, si l’Autriche était écrasée, il obtiendrait une rectification de frontière vers le Rhin et que la Vénétie, acquise enfin à l’Italie, produirait l’apaisement dans la question romaine, toujours irritante et plus épineuse que jamais, car elle avait été posée au rebours du sens commun. Toutes ces espérances, dont le « dérèglement de l’esprit » faisait des certitudes, s’évanouirent au bruit des fanfares triomphales de Sadowa, et, comme pour mettre un comble à tant de visées fausses, on arrêta à Nikolsbourg la Prusse victorieuse qui marchait sur Vienne et qui fut ulcérée d’avoir à subir une intervention qu’elle n’avait pas réclamée. On prétend qu’après avoir reçu la communication des dépêches françaises, qui substituaient les négociations diplomatiques aux opérations militaires, Bismarck se serait écrié : « Ah ! Gaulois ! tu te mêles de nos affaires ; je te retrouverai quand l’occasion sera propice ! »

Le résultat de la campagne fut diamétralement contraire aux prévisions des Tuileries ; non seulement la Prusse agrandie n’accorda aucune extension à nos frontières, mais elle intrigua de façon à être un obstacle à l’acquisition du duché de Luxembourg ; l’Italie reçut la Vénétie à titre de don courtois et n’en exigea Rome qu’avec plus d’insistance, car le seul moyen, disait-elle, de faire taire les ambitions de toutes les anciennes capitales de la Péninsule était de donner à celle-ci sa capitale historique, sans laquelle l’œuvre d’unification était à jamais compromise.

Les événements qui se succédèrent coup sur coup, et qu’aggravait encore la situation de notre armée au Mexique, exercèrent une triste influence sur l’esprit de Napoléon III. Il se découragea de lui-même et, pour la première fois peut-être, douta de son avenir. La confiance l’avait abandonné et ne lui revint plus. Je puis l’affirmer, car j’en ai eu la preuve. Au-dessus des grands guichets du Carrousel ouverts sur le quai, en face du pont des Saints-Pères, on avait installé un bas-relief en bronze représentant l’Empereur à cheval. Le bas-relief était médiocre, plus encore que celui qui le remplace aujourd’hui. Hortense Cornu en parla à Napoléon III et lui dit : « C’est très laid ; vous devriez faire enlever cela. » Il sourit de ce sourire mélancolique qui lui était familier et répondit : « Pour le temps que ça restera en place, il est inutile d’y toucher. » C’est Hortense Cornu qui m’a raconté le fait. Au prince Napoléon qui, avec sa brusquerie habituelle, lui disait : « Le nouvel escalier que votre architecte a construit au Louvre est affreux », il répondit : « Tu n’as jamais que des choses pénibles à me dire, ce n’est pas aimable, quand tu me vois dans une pareille déveine. »

C’était la déveine, en effet ; à la loterie de la Souveraineté, il ne tirait plus que de mauvais numéros. Il savait qu’il ne pouvait être qu’un empereur victorieux ; toute défaite devant l’ennemi entraînerait sa déchéance, et il pressentait que tôt ou tard la France et la Prusse se rencontreraient sur les bords du Rhin, près de ce fleuve des grands conflits dont les flots ont roulé tant d’armes brisées dans les combats. Or la guerre de 1866 avait démontré chez la Prusse une supériorité redoutable ; l’armement, la discipline, la science militaire, le nombre, résultat d’efforts intelligents et continus, avaient mérité la victoire aux armées du roi Guillaume ; l’armement, il était facile d’y pourvoir ; la discipline, la science militaire échappaient nécessairement à toute autre influence que celle des officiers ; restait le nombre qui, en France, était notablement au-dessous de celui des troupes de l’Allemagne du Nord, et qui devenait dérisoire si l’Allemagne du Sud se réunissait à l’armée que dirigeait M. de Moltke.

L’Empereur n’ignorait point cette infériorité qui, en présence de certaines éventualités, auxquelles il était sage de s’attendre, eût créé un péril inexorable ; il n’en avait fait mystère à personne ; il n’avait pas caché ses craintes, il les avait exposées au pays entier représenté par le Corps législatif, et le pays refusa d’adopter les mesures qui eussent pu le sauver, ou du moins atténuer le désastre. Napoléon III connaissait l’insouciance et la présomption françaises ; il savait que la France, dédaigneuse des forces ennemies, oublieuse des enseignements d’hier, se précipiterait dans l’aventure, sans se détourner pour interroger le passé, sans regarder devant elle pour apercevoir l’avenir, aveuglément, avec son vieil esprit chevaleresque qui ne pense même pas à compter les obstacles, dès que les clairons ont sonné l’appel aux batailles.

Il convient ici de s’arrêter pendant un moment, pour expliquer une des causes, sinon la cause primordiale de nos défaites, et de dire pourquoi, dès la première rencontre, la France a été numériquement inférieure à l’Allemagne, comme un est à trois. Or Napoléon Ier, qui s’y connaissait, a dit : « La victoire est toujours du côté des gros bataillons. » Si les gros bataillons n’ont pas été et ne pouvaient pas être de notre côté, la faute en est au Corps législatif, qui, au cours de la session de 1867, ayant à discuter une nouvelle loi militaire, l’amenda, la modifia, l’émascula si bien qu’elle devint plus qu’inutile, funeste. Cela est si vrai que, dès que la loi fut votée, Bismarck redoubla d’impertinence à notre égard.

En 1866, aussitôt après Sadowa, Napoléon III réunit une commission militaire et lui posa le problème à résoudre : donner à la France une armée de 1 200 000 hommes exercés, sans trop augmenter les charges du budget. L’économie du projet qui répond à cette question est celle-ci : sur la classe annuelle, qui est approximativement de 326 000 hommes, on aurait pris la totalité du contingent, soit 160 000 hommes, divisés ainsi : armée active 80 000 hommes, réserve 80 000 hommes. L’une et l’autre de ces classes eussent fourni six années de service. Avec les hommes libérés, on créait une garde nationale mobile, astreinte à un service de trois ans. Cette combinaison eût donné 1 230 000 soldats. C’était de quoi faire face à l’heure du danger. Ce projet, qui était patriotique et faisait simplement appel au dévouement du pays, dans son propre intérêt, modifié par le Conseil d’État, encore modifié par la commission, atténué par les discussions préparatoires, n’arriva qu’à la fin de 1867 devant le Corps législatif, pour revêtir sa dernière forme qui l’annihilait.

Il faut avoir le courage de lire dans le Journal officiel les discours qui furent prononcés à ce sujet ; rien n’est plus navrant que cette lutte du maréchal Niel, ministre de la Guerre, parlant au nom de la raison, de la réalité pratique et se voyant battu par les phrases d’une rhétorique humanitaire et sentimentale que les événements ont rendue meurtrière. En somme, de quoi s’agissait-il ? Pour le gouvernement, de donner à la France une force très sérieuse ; pour l’opposition, de désarmer le pouvoir central, sans se soucier des conséquences qu’une telle faute pouvait entraîner. L’opposition sortit victorieuse d’un débat où s’agitait le sort de la France, et la France en a succombé. Toute la discussion, où les journaux hostiles à l’Empire soutenaient énergiquement les députés de l’opposition, pourrait se résumer par ces deux apostrophes : Jules Favre : « Vous voulez faire une caserne de la France ! » Le maréchal Niel : « Prenez garde d’en faire un cimetière ! » Ils ont eu raison tous les deux dans leur prophétie de malheur. C’est parce que la France a été un cimetière qu’elle est une caserne aujourd’hui.

Les contradictions ne sont pas rares dans la vie des hommes ; les changements d’opinion les font naître, les événements les imposent. Celles qui frappèrent les députés, dont l’unique souci fut de combattre ce que l’on nommait alors la loi du maréchal Niel, furent étrangement et doublement singulières. Membres du Gouvernement de la Défense nationale, ils eurent à décréter, sans contrôle ni réserve, la levée en masse et l’armement général, pour sauver, de septembre 1870 à février 1871, une cause que leur impéritie ou leur hostilité systématique avait compromise dès 1867 ; adversaires du plébiscite de 1870, contre lequel ils luttèrent à outrance, ils se firent plébisciter à Paris, après la journée du 31 octobre, qui nous valut la continuation de la guerre, nous coûta deux milliards et nous arracha la Lorraine.

Après tant d’années, après quarante ans révolus, lorsque le sceau qui ferme ces papiers sera brisé, il est bon de rendre la parole aux morts, car leurs discours sont oubliés. Écoute-les donc, ô lecteur, les citations seront brèves, mais gardes-en le souvenir et qu’elles te servent de leçon lorsque tu entendras ces cymbales retentissantes que l’on appelle des orateurs politiques.

Jules Simon : « Ce qui importe, ce n’est pas le nombre des soldats, c’est la cause qu’ils ont à défendre. Si les Autrichiens ont été battus à Sadowa, c’est qu’ils ne tenaient pas à vaincre pour la maison de Habsbourg contre la patrie allemande. Oui, messieurs, il n’y a qu’une cause qui rendra les armes invincibles, c’est la liberté. » Et plus tard, au cours de la même discussion : « Le militarisme est la plaie de l’époque. Il n’y a pas d’armée sans esprit militaire, me dit-on ; alors nous voulons une armée qui n’en soit pas une. » Pendant la seconde partie de la guerre franco-allemande, le vœu de Jules Simon a été exaucé.

Jules Picard : « Je blâme le gouvernement qui a cédé à cette pensée, que j’ai discutée et désapprouvée dans d’autres circonstances, de chercher la force de la France dans l’exagération du nombre d’hommes. »

Jules Favre renchérit : « Soyez-en sûrs, nos véritables alliés, ce sont les idées, c’est la justice, c’est la sagesse. La nation la plus puissante est celle qui peut désarmer. »

Émile Ollivier dévoile, d’un seul mot, son ignorance de la constitution militaire de la Prusse, et, avec la conviction de ceux qui ne savent rien, il s’écrie : « L’armée prussienne est une armée essentiellement défensive » ; et ceci après la campagne de Bohême où l’ardeur et la précision de l’offensive avaient arraché un cri d’admiration à tous les hommes occupés des choses militaires.

Garnier-Pagès parle de la levée en masse qui nous a conduits jadis à Berlin ! On en sourit ; le bonhomme confond Valmy et Iéna ; il n’en continue pas moins sa harangue et ne manque pas d’emphase : « Chaque puissant, à son tour, vient nous affirmer que l’influence matérielle, l’influence de la force armée est la seule puissance. La vraie puissance, croyez-moi, c’est l’influence morale. »

Ernest Picard, qui cependant était un garçon d’esprit, revient à la charge et lâche cette bourde : « Dans la nouvelle loi, on s’est placé exclusivement au point de vue militaire, non au point de vue civil. » À ces lieux communs, dignes de la conversation de deux bas-bleus humanitaires et que tout homme se targuant de politique aurait dû répudier, vient s’ajouter la note grotesque. Elle est donnée par un certain de Janzé, qui avait pour spécialité de traiter les questions qu’il ne connaissait pas. Il ne veut pas que son patriotisme soit pris en défaut et le prouve : « Conservons nos contingents ordinaires, et si la guerre éclate, deux ou trois mois avant l’ouverture des hostilités, vous demanderez des soldats à la Chambre, et alors on vous en donnera deux millions, s’il le faut. »

Jules Simon reparaît encore et se tresse des couronnes que l’avenir ne tardera pas à faner. « J’espère, dit-il, que l’on nous rendra la justice de dire que toutes les fois qu’il a été question d’organiser ce que l’on appelle la paix armée, on nous a trouvés en travers de toutes les mesures proposées pour arriver à un but contraire à tous nos désirs, à toutes nos aspirations, à tous nos principes. » La sagesse des nations a dit : Si vis pacem, para bellum ; Jules Simon, qui semblait l’ignorer en 1865, doit le savoir aujourd’hui.

Je crois que ces turlutaines n’auraient point ébranlé l’opinion du Corps législatif, si le Corps législatif eût eu une opinion ; malheureusement, il n’en avait pas ; tout en étant dévoué au régime impérial, il se méfiait des ministres ; il était déjà tourmenté de velléités parlementaires, il subissait l’influence de Thiers, auquel il reconnaissait des aptitudes spéciales, surtout en ce qui concernait les choses de l’armée. On attendait, pour prendre une décision, que l’historien du Consulat et de l’Empire, qui avait raconté tant de batailles, compulsé tant d’effectifs, tant joué, dans ses livres, au stratège et au manœuvrier, expliquât sa façon de penser en ce grave sujet. Quelque intelligent qu’il fût, ou qu’il parût être, Thiers était un homme du passé ; au point de vue politique, il en était resté au système censitaire, à des majorités formées de deux ou trois voix, à la coalition contre le ministère Molé, à sa lutte contre Guizot, aux escarmouches de tribune qui avaient amusé le pays pendant le règne de Louis-Philippe ; au point de vue militaire, il s’était cristallisé dans l’étude des procédés d’autrefois ; il ne comprenait que les lentes opérations au cours desquelles les régiments se complétaient en recevant les recrues de leur dépôt ; en arrière du corps d’armée en marche, il préparait prudemment ses réserves et semblait toujours dire : « Nous avons bien le temps. » Comme les chemins de fer, les bateaux à vapeur, la télégraphie électrique, la diffusion et la liberté de la presse quotidienne n’existaient pas aux jours du Premier Empire, il n’en tenait pas compte et ne se doutait pas que, grâce à ces nouveaux éléments de rapidité et d’information, la guerre était devenue foudroyante et saisissait en six semaines les résultats qu’au siècle dernier elle n’obtenait pas toujours en cinq ou six ans.

Les députés consultaient et écoutaient Thiers, ainsi que les Grecs devant Troie s’inclinaient devant Nestor. L’intervention de Thiers dans la discussion de la loi du maréchal Niel fut néfaste ; les erreurs qu’il affirma et fit partager à la Chambre eurent une influence dont le pays même a été ébranlé jusqu’en son cœur. Il parla comme Épiménide eût parlé : « Les chiffres cités par M. le ministre d’État (Rouher) sont parfaitement chimériques. La Prusse nous présenterait 1 300 000 hommes, mais, je le demande, où a-t-on vu ces forces formidables ? La Prusse ? combien a-t-elle porté d’hommes en Bohême ? 300 000 environ ; c’est tout ce qu’elle peut mettre sur pied, pas un de plus ! Il ne faut pas se fier à cette fantasmagorie de chiffres ; ce sont là des fables qui n’ont jamais eu aucune espèce de réalité. Donc, que l’on se rassure ! notre armée suffit pour arrêter l’ennemi. Derrière elle, le pays aura le temps de respirer et d’organiser tranquillement ses réserves. Est-ce que vous n’aurez pas toujours deux ou trois mois, c’est-à-dire plus qu’il ne vous en faudra pour organiser la garde mobile et utiliser le zèle des populations ? » Rouher en effet s’était trompé en disant que l’Allemagne pouvait nous opposer 1 300 000 hommes ; le chiffre exact était 1 370 000. Lorsque Thiers a vu la France foulée par 900 000 Allemands, qu’a-t-il pensé de ces chiffres dont il raillait la fantasmagorie ?

Ce fut Thiers qui entraîna, pour la loi proposée, des modifications telles qu’elles équivalaient à un rejet. La garde mobile devint un instrument sans valeur, c’est-à-dire encombrant dans la défensive et nul dans l’offensive. Aux dispositions que j’ai citées plus haut, on en substitua d’autres, dont le maréchal Lebœuf a déterminé les inconvénients, lorsqu’en 1870 il disait au Corps législatif : « La garde mobile eût été une sorte de Landwehr ; ce projet, qui était celui du maréchal Niel, n’a pas prévalu, et la Chambre a préféré le second système qui n’autorisa que quinze réunions par an, à des jours différents et sous la condition expresse que les jeunes gens ne découcheraient pas. » Le maréchal Lebœuf avait raison, ce système était dérisoire ; on le vit bien au début de l’invasion. Le premier contact des mobiles avec les troupes allemandes se produisit, je crois, en avant de Vitry. Le général ennemi put écrire dans son rapport : « Nous avons rencontré quelques bandes de collégiens, qui ont été rapidement dispersées. »

Les orateurs qui recouraient à de si puérils arguments pour combattre une loi que les événements de 1866 rendaient indispensable n’avaient même pas le mérite de l’invention ; ils ne faisaient que copier, que répéter Robespierre, qui, à la veille de sa chute, le 8 thermidor, disait à la tribune de la Convention : « Ce n’est point par des exploits guerriers que nous subjuguerons l’Europe, mais par la sagesse de nos lois, par la majesté de nos délibérations, par la grandeur de nos caractères. » Il y aurait un livre curieux à faire, que j’indique aux écrivains futurs, sous le titre : « De l’influence de la rhétorique sur les infortunes de la France. » Ce serait, ou peu s’en faut, l’histoire du régime parlementaire. On ne s’en tint pas à la discussion générale de la loi ; tous les ans, 1868, 1869, 1870, on revint sur ce sujet, à propos des demandes de crédits du ministère de la Guerre. C’est en vain que le maréchal Niel adjurait le Corps législatif d’avoir pitié du pays ; il avait beau dire : « Vous pleurerez des larmes de sang, en reconnaissant votre imprudence… J’ai la conviction que dans quatre ou cinq ans vous éprouverez le plus grand regret… », rien n’éclairait des esprits prévenus qui se refusaient à toute lumière et restaient volontairement obscurs. Garnier-Pagès reprend la théorie de la force morale et Émile Ollivier ne se gêne pas pour dire : « Que la France désarme, et les Allemands sauront bien contraindre leur gouvernement à l’imiter. »

Malgré ses supplications, ses objurgations, le maréchal Niel est toujours battu ; son patriotisme éclairé, sa science militaire profonde et sérieuse ne peuvent avoir raison de cette philosophie de bas aloi qui consiste à remplacer les actes par des phrases et à s’affaiblir pour lutter contre la force. À Berlin, on ne perdait pas un mot de ces discussions et l’on regardait l’avenir avec confiance. Le maréchal Niel en mourut et fut remplacé par le maréchal Lebœuf. Lorsqu’en 1870 celui-ci discuta son budget devant la Chambre et demanda une augmentation d’effectifs qu’il considérait comme urgente, on lui répondit en lui imposant une diminution de 10 000 hommes dans le contingent annuel. Napoléon III dit : « C’est une fâcheuse économie. »


  1. Richard (Maurice), 1832-1888. Député de la gauche au Corps législatif de 1863 à 1870, rallié à la politique d’Émile Ollivier. (N. d. É.)
  2. Doucet (Camille), 1812-1895. Auteur dramatique, directeur de l’administration des théâtres depuis 1863, élu à l’Académie française en 1865. (N. d. É.)
  3. Voir mes Souvenirs de l’année 1848, Hachette, 1876.
  4. Flourens (Léopold-Émile), 1841-1920. Conseiller d’État sous le Second Empire, ministre des Affaires étrangères de 1886 à 1888. Son frère, le révolutionnaire Gustave Flourens (1836-1871), membre de la Commune de 1871, fut tué au cours d’un combat entre Versaillais et fédérés. (N. d. É.)
  5. Mortemart (Anne-Victorien, comte de), 1806-1885. Député à l’Assemblée législative de 1849 et au Corps législatif (1852-1856). (N. d. É.)
  6. Albufera (Louis-Napoléon Suchet, duc d’), 1813-1877. Fils du maréchal Suchet. Député de 1852 à 1856. (N. d. É.)
  7. Desmarest (Eugène), 1815-1872. Avocat, membre de l’opposition libérale, député à l’Assemblée nationale de 1871. (N. d. É.)
  8. Target (Paul-Léon), 1821-1872. Journaliste d’opposition, membre de l’Assemblée nationale de 1871. (N. d. É.)
  9. Latour-Dumoulin (Pierre), 1823-1886. Homme politique et publiciste, directeur général de l’imprimerie, de la librairie et de la presse sous l’Empire, député de 1853 à 1870. (N. d. É.)
  10. Genteur (Simon), 1815-1882. Avocat et administrateur, préfet de l’Allier en 1856, secrétaire général de Victor Duruy en 1863. (N. d. É.)
  11. Dupont-White (Charles), 1807-1878. Économiste. (N. d. É.)