Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/Ambassade indienne

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XV

ambassade indienne

Il venait des gens de tous les pays pour entendre la sagesse de Salomon ; et tous les rois de la terre envoyaient vers lui pour être instruits de sa sagesse.
Les Rois, III, iv, 34.


Ces ambassades extraordinaires qui arrivent des extrémités de la terre excitent toujours la curiosité, et souvent elles font époque dans l’histoire, plutôt par la rareté de l’événement que par l’importance de la négociation.

Celle qui fut envoyée à Louis XVI, en 1788, par le successeur de Hyder-Ali, le sultan Typoo-Saëb, roi de Mysore, excita vivement l’attention de toute la France. Les mœurs, les habitudes, les costumes de ces Indiens furent longtemps le sujet de nos conversations, le type de nos modes. Soit que le ministère ne jugeât pas leurs demandes très-intéressantes, soit qu’on se ressentît déjà du malheur des temps, on les traita assez lestement et sans beaucoup de cérémonies. Le but de leur long voyage était d’obtenir la protection de la France pour tâcher de contrebalancer, dans l’Inde, la formidable puissance des Anglais. Il est à croire que, sans la Révolution, le gouvernement eût été assez sage pour seconder les vues du sultan, qui prévoyait dès lors la chute de son empire, et se voyait enseveli sous les ruines de Séringapatam. Plus tard, le Directoire, et avant lui le Comité de salut public, se contentèrent d’envoyer dans ces contrées quelques révolutionnaires enragés qui traitaient Typoo-Saëb de citoyen sultan, et voulaient faire comprendre les droits de l’homme à un despote asiatique.

Cette ambassade, débarquée à Toulon, arriva à Paris le 16 juillet 1788, et fut logée rue Bergère, à l’hôtel des Menus-Plaisirs, qui avait été arrangé en conséquence. Tout le long de la route elle avait été défrayée au compte de l’État. Elle se composait de trois ambassadeurs, de deux jeunes gens, parents du sultan, et de trente et quelques domestiques. Les ambassadeurs se nommaient Mouhammed-Derviche-Khan, beau-frère du sultan et chef de la religion, Mouhammed-Osman-Khan et Akbar-Ali-Khan, général de la cavalerie, remarquable par sa haute stature, son air de fierté et sa barbe blanche.

Le 12 août, l’ambassade arriva le soir au grand Trianon, qui avait été préparé pour la recevoir, et dont les avenues étaient remplies d’une foule innombrable de curieux. Les trois ambassadeurs et les interprètes étaient dans trois voitures à la livrée du roi. On les conduisit dans les appartements de l’aile droite où j’entrai avec eux. Ils parurent beaucoup admirer la beauté du jardin et du palais. Le derviche se mit ensuite en prières, demanda qu’on ôtât le tapis où étaient quelques figures d’hommes, et le général nous raconta la chasse du tigre, vantant son courage et son adresse à braver les fureurs de ce terrible animal.

Le lendemain était le jour de l’audience solennelle. On avait dressé le trône dans le salon d’Hercule, et tout autour, des fauteuils étaient disposés pour la famille royale et pour la cour dans la plus élégante toilette.

Les ambassadeurs entrèrent au château par le grand escalier de marbre, traversèrent les appartements de la reine, la grande galerie et tous les salons, où l’on avait élevé des amphithéâtres remplis de tous les curieux accourus de la capitale. Après la messe, le roi se plaça sur son trône, et les maîtres des cérémonies allèrent chercher l’ambassade, qui attendait dans une salle de la cour royale.

Le cortége traversa cette suite de quatorze appartements remplis de femmes élégantes dont l’aspect paraissait frapper beaucoup ces étrangers. Les trois envoyés, précédés des maîtres des cérémonies et des interprètes, étaient suivis de leur suite, dont une partie formait leur garde et n’avait conservé que la coiffure du pays, et une espèce d’uniforme européen, en maroquin vert et rouge, qui devait servir de modèle pour équiper un corps de cypaies.

Arrivé dans la salle, le chef de l’ambassade prononça un discours qui fut interprété, ainsi que la réponse du roi. Ensuite il présenta ses lettres de créance enveloppées dans un morceau d’étoffe d’or, et vingt et une pièces de monnaie comme hommage de respect.

L’audience terminée, ils demandèrent à jouir un instant du superbe coup d’œil que présentait la réunion de la cour, et furent ensuite reconduits, dans le même ordre, chez M. de la Luzerne, ministre de la marine, où ils dînèrent.

L’après-midi, on les promena dans les jardins où toutes les eaux jouaient. Ils étaient traînés dans ces petites carrioles dont j’ai déjà parlé, au milieu d’une foule immense attirée par la nouveauté du spectacle. J’ai remarqué que, en général, tous ces Indiens, soit par indolence, soit par tout autre motif, paraissaient très-peu frappés de ce qu’ils voyaient aussi bien que de la magnificence du palais de Versailles. J’étais à côté de la calèche qui portait le chef de l’ambassade et le ministre, au moment où celui-ci lui fit remarquer le bassin de Neptune où, par une seule clef, plus de cent cinquante jets d’eau s’élèvent dans les airs au même instant. L’Indien était alors très-occupé à se gratter le bas des jambes ; il jeta un instant les yeux sur ce beau spectacle et se hâta de les reporter sur sa babouche.

Les ambassadeurs retournèrent ensuite à Paris. Peu de temps avant leur départ, au mois d’octobre, ils revinrent à Versailles chasser avec le roi, et allèrent ensuite s’embarquer à Brest pour retourner chez eux sur une frégate commandée par le capitaine Macnamara, qui, à son retour, fut massacré par son équipage insurgé.

Pendant le séjour des ambassadeurs à Trianon, ils reçurent quelques personnes. J’allai les voir plusieurs fois pour avoir une idée de leurs mœurs et de leurs usages. Chaque fois que je les vis dans leur salon, en cérémonie, un esclave apportait leurs pipes et nous versait de l’eau de senteur sur les mains. Les pipes étaient formées de longs tuyaux de cuir terminés par un bout d’ambre et adaptés à un même foyer placé dans une grande cassolette, fabriquée de manière que la fumée du tabac sortait par un tuyau plongé dans de l’eau parfumée, où elle se dépurait avant de parvenir au tuyau aspirant.

Le royaume de Mysore est situé dans la presqu’île en deçà du Gange ; les habitants en sont donc très-basanés et ont le teint cuivré. Leur costume, comme celui de la plupart des peuples de l’Asie méridionale, est composé de larges caleçons et de robes de mousseline ou de toile de coton plus ou moins fine. Je ne leur ai vu de broderies en or que sur leurs shalls, dont ils s’enveloppaient plus ou moins, suivant l’élévation de la température. Leurs turbans n’ont point l’élévation de ceux des Turcs, mais ils sont beaucoup plus larges. Les esclaves en portaient qui avaient la forme de nos chapeaux ronds et qui, placés sur le côté de la tête, coiffaient très-bien. Plusieurs de ces esclaves avaient habité Pondichéry et parlaient un peu le français, ainsi qu’un des deux jeunes gens, dont l’intelligence dépassait de beaucoup ce qu’on devait en attendre.

Ces Indiens ne mangeaient d’animaux qu’après les avoir tués eux-mêmes avec de certains rites purificatoires ; aussi avaient-ils eu la précaution d’amener leurs cuisiniers, et ce n’était point un des objets les moins intéressants pour la curiosité publique que d’aller voir, dans les souterrains de Trianon, la préparation de leurs repas. La quantité d’épices, de piment, de kari, et surtout d’ail qu’ils y mettaient, rendaient leurs ragoûts, dont je goûtai une fois, intolérables à un palais européen.

Je me représente toujours un de leurs cuisiniers, assis sur le coin d’une table, les jambes croisées, pétrissant avec les mains des boules de riz et de viandes. La reine avait aussi voulu goûter de cette cuisine indienne, mais il lui fut impossible de supporter la force de son assaisonnement.

Les ambassadeurs vinrent un jour visiter le manége des pages, et les deux jeunes gens essayèrent de monter nos chevaux, mais leur manière de se tenir à cheval avec des étriers très-courts, et les genoux fort hauts, ne pouvait convenir à des chevaux accoutumés à être conduits avec toute la recherche et la finesse de l’art.

Ils eurent plus de succès à la chasse, et menèrent leurs chevaux avec beaucoup de hardiesse. Les ambassadeurs suivirent la chasse en calèche, s’enveloppant de leurs shalls pour éviter le froid d’un brouillard d’octobre qui leur faisait sentir la différence du climat de Paris avec celui de Séringapatam.

Les présents de cette ambassade n’étaient point considérables. Ils consistaient en quelques pièces de mousseline fort belle, des armes indiennes bien travaillées, et une petite boîte de perles précieuses ; la seule pièce remarquable était un gros rubis que le roi fit monter au bout d’une épaulette de diamants. Ils emportèrent en échange beaucoup d’étoffes de Lyon, des pendules et des porcelaines de Sèvres. La reine fit faire leurs portrait en cire et les plaça, groupés avec l’interprète et un esclave, fumant leurs pipes, dans une des chaumières de Trianon. La ressemblance était parfaite.

On a assuré dans le temps que Typoo-Saëb, mécontent de l’insuccès de ses ambassadeurs, les avait fait mourir à leur retour. Il est certain que, sans la Révolution et les malheurs de la France, on aurait pu tirer un excellent parti de l’alliance de Typoo, dont les forces, déjà augmentées par les succès d’Hyder-Ali, auraient, avec l’aide des Français, entraîné tous les nababs que les Anglais écrasent ou tyrannisent, et qu’on aurait pu ainsi balancer la puissance colossale de nos voisins dans les Indes orientales.

À peu près à la même époque on reçut encore à Versailles, mais avec beaucoup moins de cérémonie, le fils d’un roi de la Cochinchine, âgé de huit ans, et amené par un missionnaire pour demander le secours de la France en faveur de son père, chassé de ses États par un usurpateur. Ce missionnaire, Mgr Pierre-Georges Pigneau, évêque d’Adran, s’était attaché au souverain de la Cochinchine lorsque sa dynastie s’était trouvée renversée par une rébellion. Il avait alors offert un asile chez lui au frère cadet du dernier roi jusqu’en 1779 environ, que le monarque évincé était parvenu à reconquérir une partie de ses États. Le retour de celui-ci au pouvoir ne fut que momentané, car il fut de nouveau expulsé, ainsi que l’évêque, en 1782, et obligé de se réfugier dans une île du golfe de Siam. C’est de là qu’après tant de vicissitudes le prélat, muni du sceau royal, partit avec le jeune héritier pour solliciter la protection de la France.

Il arriva à Pondichéry le 27 février 1785 et, avec l’aide des négociants français, qui comprenaient les avantages et les conséquences des projets de l’évêque d’Adran, il parvint à Lorient au mois de février 1787. En France, on fit peu d’attention aux demandes de l’évêque, tant les esprits étaient déjà préoccupés des nuages qui s’amoncelaient à l’horizon. Ce ne fut qu’après bien des objections et des difficultés qu’un traité fut signé, en novembre, par le comte de Montmorin, ministre des affaires étrangères, traité en vertu duquel on accordait, moyennant certaines concessions, un secours en vaisseaux et en hommes. Mais à l’arrivée de Mgr Pigneau dans l’Inde, en mars 1788, de nouveaux obstacles, suscités tant par la mauvaise volonté et la jalousie des chefs français que par les événements qui se multipliaient d’une manière inquiétante, vinrent entraver encore les desseins du missionnaire, qui avait reçu le titre de ministre plénipotentiaire du roi de France. Il parvint cependant à procurer quelques secours, et surtout des officiers français, au monarque détrôné, et le rejoignit à la fin d’octobre 1789, avec son pupille, sur la frégate la Méduse, commandée par M. de Rasilly. Avec ces faibles secours, et à la faveur d’avantages obtenus pendant l’absence de son fils, le roi parvint à reconquérir sa couronne en 1792. Tel était l’état du pays lorsque le lord Macartney y relâcha en 1793. Grâce à la confiance que, malgré les intrigues et la jalousie des grands, le souverain, Nguyen-Anh, secondé d’ailleurs des officiers français, continua à accorder à l’évêque, il maintint ses avantages. Mais son estimable ministre ne vécut pas assez longtemps pour le voir paisible possesseur de ses États. Une dyssenterie l’enleva en octobre 1799. Son pupille ne lui survécut que deux ans, et mourut de la petite vérole en 1801. Mais le roi Nguyen-Anh, qui fit rendre les plus grands honneurs au corps du missionnaire, fit passer à sa famille des marques de sa reconnaissance.

Ce roi, qui fut un des plus grands souverains de l’Asie pendant ces derniers temps, ne mourut que le 25 janvier 1820.