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Souvenirs entomologiques/Série 1/Chapitre 12

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Librairie Delagrave (Première sériep. 165-179).


XII

IGNORANCE DE L'INSTINCT




Le Sphex vient de nous montrer avec quelle infaillibilité, avec quel art transcendant, il agit guidé par son inspiration inconsciente, l’instinct ; il va nous montrer maintenant combien il est pauvre de ressources, borné d’intelligence, illogique même, au milieu d’éventualités s’écartant quelque peu de ses habituelles voies. Par une étrange contradiction, caractéristique des facultés instinctives, à la science profonde s’associe l’ignorance non moins profonde. Pour l’instinct, rien n’est impossible, si élevée d’ailleurs que soit la difficulté. Dans la construction de ses cellules hexagones, à fond composé de trois losanges, l’Abeille résout, avec une précision parfaite, des problèmes ardus de maximum et de minimum, dont la solution par l’homme exigerait une puissante intelligence algébrique. Les Hyménoptères dont les larves vivent de proie déploient dans leur art meurtrier des procédés avec lesquels rivaliseraient à peine ceux de l’homme versé dans ce que l’anatomie et la physiologie ont de plus délicat. Pour l’instinct rien n’est difficile, tant que l’acte ne sort pas de l’immuable cycle dévolu à l’animal ; pour l’instinct aussi, rien n’est facile si l’acte doit s’écarter des voies habituellement suivies. L’insecte qui nous émerveille, qui nous épouvante de sa haute lucidité, un instant après, en face du fait le plus simple, mais étranger à sa pratique ordinaire, nous étonne par sa stupidité. Le Sphex va nous en fournir des exemples.

Suivons-le traînant l’Éphippigère au logis. Si le hasard nous sourit, peut-être assisterons-nous à une petite scène dont je retrace ici le tableau. En pénétrant dans l’abri sous roche où le terrier est pratiqué, l’Hyménoptère y trouve, perchée sur un brin d’herbe, une Mante religieuse, insecte carnivore, qui, sous un air patenôtrier, cache des mœurs de cannibale. Le danger que lui fait courir ce bandit embusqué sur son passage doit être connu du Sphex, car celui-ci laisse là son gibier et bravement court sus à la Mante pour lui administrer quelques chaudes bourrades, la déloger ou du moins l’effrayer, lui imposer respect. Le bandit ne bouge pas, mais ferme sa machine de mort, les deux terribles scies du bras et de l’avant-bras. Le Sphex revient audacieusement passer sous le brin d’herbe où l’autre est perché. À la direction de sa tête, on reconnaît qu’il est sur ses gardes, et qu’il tient l’ennemi cloué, immobile, sous la menace du regard. Tant de bravoure a la récompense qu’elle mérite : la proie est emmagasinée sans autre mésaventure.

Encore un mot sur la Mante religieuse, lou Prégo Diéou comme on dit en Provence, la bête qui prie Dieu. En effet, ses longues ailes d’un vert tendre, pareilles à d’amples voiles, sa tête levée au ciel, ses bras repliés, croisés sur la poitrine, lui donnent un faux air de norme en extase. Féroce bête cependant, amie du carnage. Sans être ses points de prédilection, les chantiers des divers Hyménoptères fouisseurs reçoivent assez souvent ses visites. Postée à proximité des terriers, sur quelque broussaille, elle attend que le hasard mette à sa portée quelques-uns des arrivants, capture double pour elle, qui saisit à la fois le chasseur et son gibier. Sa patience est longuement mise à l’épreuve : l’Hyménoptère se méfie, se tient sur ses gardes ; mais enfin, de loin en loin, quelque étourdi se laisse prendre. D’un soudain bruissement d’ailes à demi étalées par une sorte de détente convulsive, la Mante terrifie l’approchant, qui, dans sa frayeur, un instant hésite. Aussitôt, avec la brusquerie d’un ressort, l’avant-bras dentelé se replie sur le bras également dentelé, et l’insecte est saisi entre les lames de la double scie. On dirait les mâchoires d’un traquenard à loups se refermant sur la bête qui vient de mordre à l’appât. Sans desserrer la féroce machine, la Mante, à petites bouchées, grignote alors sa capture. Telles sont les extases, les patenôtres, les méditations mystiques du Prégo Diéou.

Des scènes de carnage que la Mante religieuse a laissées dans mes souvenirs, relatons celle-ci. La chose se passe devant un chantier de Philanthes apivores. Ces fouisseurs nourrissent leurs larves avec des Abeilles domestiques, qu’ils vont saisir sur les fleurs au moment de la récolte du pollen et du miel. Si le Philanthe qui vient de faire capture sent son Abeille gonflée de miel, il ne manque guère, avant de l’emmagasiner, de lui presser le jabot, soit en chemin, soit sur la porte du logis, pour lui faire dégorger la délicieuse purée, dont il s’abreuve en léchant la langue de la malheureuse, qui, agonisante, l’étale dans toute sa longueur hors de la bouche. Cette profanation d’un mourant, dont le meurtrier presse le ventre pour le vider et faire régal du contenu, a quelque chose de hideux dont je ferais un crime au Philanthe si la bête pouvait avoir tort. En pareil moment d’horrible régal, j’ai vu l’Hyménoptère, avec sa proie, saisi par la Mante : le bandit était détroussé par un autre bandit. Détail affreux : tandis que la Mante le tenait transpercé sous les pointes de la double scie et lui mâchonnait déjà le ventre, l’Hyménoptère continuait à lécher le miel de son Abeille, ne pouvant renoncer à l’exquise nourriture même au milieu des affres de la mort. Hâtons-nous de jeter un voile sur ces horreurs.

Revenons au Sphex, dont il convient de connaître le terrier, avant d’aller plus loin. Ce terrier est pratiqué dans du sable fin, ou plutôt dans une sorte de poussière au fond d’un abri naturel. Le couloir en est très court, un pouce ou deux, sans coude. Il donne accès dans une chambre spacieuse, ovalaire et unique. En somme, c’est un antre grossier, à la hâte creusé, plutôt qu’un domicile fouillé avec art et loisir. J’ai dit comment le gibier, capturé d’avance et momentanément abandonné sur les lieux de chasse, est cause de la simplicité du gîte et ne permet qu’une seule chambre, qu’une seule cellule, pour chaque repaire. Qui sait effectivement où les hasards de la journée conduiront le chasseur pour une seconde capture ! Il faut que le terrier soit dans le voisinage de la lourde pièce saisie ; et la demeure d’aujourd’hui, trop éloignée pour le charroi de la seconde Éphippigère, ne peut servir aux travaux de demain. Donc, à chaque proie capturée, nouvelle fouille, nouveau terrier avec sa chambre unique, tantôt ici et tantôt là.

Cela dit, essayons quelques expériences pour apprendre comment se comporte l’insecte lorsqu’on fait naître des circonstances nouvelles pour lui.

Première expérience. — Un Sphex, traînant sa proie, est à quelques pouces de distance du terrier. Sans le déranger, je coupe avec des ciseaux les antennes de l’Éphippigère, antennes qui lui servent, on le sait, de cordons d’attelage. Remis de la surprise que lui cause le brusque allégement du fardeau traîné, l’Hyménoptère revient au gibier, et sans hésitation saisit maintenant la base de l’antenne, le court tronçon non emporté par les ciseaux. C’est très court, un millimètre à peine, n’importe : cela suffit au Sphex, qui happe ce reste de cordon et se remet au charroi. Avec beaucoup de précaution, pour ne pas blesser l’Hyménoptère, je coupe les deux tronçons antennaires, maintenant au niveau du crâne. Ne trouvant plus rien à saisir aux points qui lui sont familiers, l’insecte prend, tout à côté, un des longs palpes de la victime et continue son travail de traction, sans paraître en rien troublé par cette modification dans le mode d’attelage. Je laisse faire. La proie est amenée au logis, et disposée de telle sorte que sa tête se présente à l’entrée du terrier. L’Hyménoptère entre alors seul chez lui, pour faire une courte inspection de l’intérieur de la cellule avant de procéder à l’emmagasinement des vivres. Cette tactique rappelle celle du Sphex à ailes jaunes en pareille circonstance. Je profite de ce court instant pour m’emparer de la proie abandonnée, lui enlever tous les palpes et la déposer un peu plus loin, à un pas du terrier. Le Sphex reparaît et va droit au gibier, qu’il a aperçu du seuil de sa porte. Il cherche en dessus de la tête, il cherche en dessous, par côté, et ne trouve rien qu’il puisse saisir. Une tentative désespérée est faite : ouvrant ses mandibules toutes grandes, l’Hyménoptère essaie de happer l’Éphippigère par la tête ; mais les pinces, d’une ouverture insuffisante pour cerner pareil volume, glissent sur le crâne, rond et poli. À plusieurs reprises, il recommence, toujours sans résultat aucun. Le voilà convaincu de l’inutilité de ses efforts. Il se retire un peu à l’écart et semble renoncer à de nouveaux essais. On le dirait découragé ; du moins il se lisse les ailes avec les pattes postérieures, tandis qu’avec les tarses antérieurs, passés d’abord dans la bouche, il se lave les yeux. C’est là chez les Hyménoptères, à ce qu’il m’a paru, le signe du renoncement à l’ouvrage.

Il ne manque pas néanmoins de points par où l’Éphippigère pourrait être saisie et entraînée aussi facilement que par les antennes et les palpes. Il y a six pattes, il y a l’oviscapte, tous organes assez menus pour être happés en plein et servir de cordons de traction. Introduite la tête la première et tirée par les antennes, la proie, j’en conviens, se présente de la manière la plus commode pour la manœuvre de l’emmagasinement ; mais tirée par une patte, par une patte antérieure surtout, elle entrerait presque avec la même facilité, car l’orifice est large, et le couloir très court ou même nul. D’où vient donc que le Sphex n’a pas même essayé une seule fois de saisir l’un des six tarses ou la pointe de l’oviscapte, tandis qu’il a essayé l’impossible, l’absurde, en s’efforçant de happer, avec ses mandibules incomparablement trop courtes, l’énorme crâne de sa proie ? L’idée ne lui en serait-elle pas venue ? Tentons alors de l’éveiller en lui.

Je lui présente, sous les mandibules, soit une patte, soit l’extrémité du sabre abdominal. L’insecte obstinément refuse d’y mordre ; mes tentations répétées n’aboutissent à rien. Singulier chasseur qui reste embarrassé de son gibier, ne sachant le saisir par une patte alors qu’il ne peut le prendre par les cornes ! Peut-être ma présence prolongée et les événements insolites qui viennent de se passer, lui ont-ils troublé les facultés. Abandonnons alors le Sphex à lui-même, en présence de son Éphippigère et de son terrier ; laissons-lui le temps de se recueillir et d’imaginer, dans le calme de l’isolement, quelque moyen de se tirer d’affaires. Je le laisse donc, je continue ma course ; et deux heures après, je reviens au même lieu. Le Sphex n’y est plus, le terrier est toujours ouvert, et l’Éphippigère gît au point où je l’avais déposée. Conclusion : l’Hyménoptère n’a rien essayé ; il est parti, abandonnant tout, domicile et gibier, lorsque pour utiliser l’un et l’autre, il n’avait qu’à saisir sa proie par une patte. Ainsi cet émule des Flourens, qui tantôt nous effrayait de sa science lorsqu’il comprimait le cerveau pour obtenir la léthargie, est d’une incroyable ineptie pour le fait le plus simple en dehors de ses habitudes. Lui qui sait si bien atteindre de son dard les ganglions thoraciques d’une victime, et de ses mandibules les ganglions cervicaux ; lui qui fait une différence si judicieuse entre une piqûre empoisonnée abolissant pour toujours l’influence vitale des nerfs et une compression n’amenant qu’une torpeur momentanée, ne sait plus saisir sa proie par ici s’il est dans l’impossibilité de la saisir par là. Prendre une patte au lieu d’une antenne est pour lui insurmontable difficulté d’entendement. Il lui faut l’antenne ou un autre filament de la tête, un palpe. Faute de ces cordons, sa race périrait, inhabile à résoudre l’insignifiante difficulté.

Deuxième expérience. – L’Hyménoptère est occupé à clore son terrier, où la proie est emmagasinée et la ponte faite. Avec les tarses antérieurs, il balaie à reculons le devant de sa porte et lance dans l’entrée du logis un jet de poussière, qui lui passe sous le ventre et jaillit en arrière en un filet parabolique, aussi continu qu’un filet liquide, tant est vive la prestesse du balayeur. Le Sphex, de temps à autre, choisit avec les mandibules quelques grains de sable, moellons de résistance qu’il intercale un à un dans la masse poudreuse. Le tout, pour faire corps, est cogné avec le front, tassé à coups de mandibules. La porte d’entrée rapidement disparaît, murée par cette maçonnerie. J’interviens au milieu du travail. Le Sphex écarté, je déblaie soigneusement avec la lame d’un couteau la courte galerie, j’enlève les matériaux de clôture et rétablis en plein la communication de la cellule avec l’extérieur. Puis, avec des pinces, sans détériorer l’édifice, je retire de la cellule l’Éphippigère, disposée la tête au fond, l’oviscapte à l’entrée. L’œuf de l’Hyménoptère est sur la poitrine de la victime, au point habituel, la base de l’une des cuisses postérieures ; preuve que l’Hyménoptère donnait le dernier travail au terrier pour ne jamais plus y revenir.

Ces dispositions prises, et la proie saisie mise en sûreté dans une boîte, je cède la place au Sphex, resté aux aguets, tout à côté, pendant que son domicile était ainsi dévalisé. Trouvant la porte ouverte, il entre chez lui et quelques instants y séjourne. Puis il sort et reprend l’ouvrage au point où je l’avais interrompu, c’est-à-dire se remet à boucher consciencieusement l’entrée de la cellule, en balayant de la poussière à reculons et transportant des grains de sable, qu’il tasse toujours avec un soin minutieux comme s’il faisait œuvre utile. La porte de nouveau bien murée, l’insecte se brosse, paraît donner un regard de satisfaction à sa besogne accomplie et finalement s’envole.

Le Sphex devait savoir que le terrier ne contenait plus rien puisqu’il venait d’y pénétrer, d’y faire même une station assez prolongée ; et pourtant, après cette visite du domicile pillé, il se remet à clore la cellule avec le même soin que si rien d’extraordinaire ne s’était passé. Se proposerait-il d’utiliser plus tard de terrier, d’y revenir avec une autre proie et d’y faire une nouvelle ponte ? Son travail de clôture aurait alors pour but de défendre en son absence aux indiscrets l’accès du domicile ; ce serait mesure de prudence contre les tentations d’autres fouisseurs qui pourraient convoiter la chambre déjà prête ; ce serait aussi peut-être sage précaution contre des dégâts intérieurs. Et en effet, certains Hyménoptères déprédateurs ont le soin, lorsque le travail doit être quelque temps suspendu, de défendre l’entrée du terrier par une clôture provisoire. Ainsi, j’ai vu quelques Ammophiles, dont le terrier est un puits vertical, clore l’entrée du logis avec une petite pierre plate, lorsque l’insecte part pour la chasse ou termine sa besogne de mineur à l’heure de la cessation des travaux, au coucher du soleil. Mais c’est là clôture légère, une simple dalle superposée à la bouche du puits. Il suffit à l’insecte qui arrive de déplacer la petite pierre plate, affaire d’un instant, et la porte d’entrée est libre.

La clôture que nous venons de voir construire par le Sphex est, au contraire, barrière solide, maçonnerie résistante, où la poussière et le gravier alternent par assises dans toute l’étendue du couloir. C’est ouvrage définitif et non défense provisoire : les soins qu’y met le constructeur le démontrent assez. D’ailleurs, je crois suffisamment l’avoir établi, il est très douteux, vu sa manière d’agir, que le Sphex revienne jamais ici pour tirer parti de la demeure préparée. C’est autre part que la nouvelle Éphippigère sera capturée ; c’est autre part aussi que sera creusé le magasin destiné à la recevoir. Comme ce ne sont là, après tout, que des raisonnements, consultons l’expérience, plus concluante ici que la logique. — J’ai laissé écouler près d’une semaine pour laisser au Sphex le temps de revenir au terrier qu’il avait si méthodiquement fermé, et d’en profiter pour la ponte suivante si telle était son intention. Les événements ont répondu aux conclusions logiques ; le terrier était dans l’état où je l’avais laissé : toujours bien bouché, mais sans vivres, sans œuf, sans larve. La démonstration est décisive : l’Hyménoptère n’était pas revenu.

Ainsi le Sphex dévalisé entre chez lui, visite à loisir la chambre vide et se comporte un instant après comme s’il ne s’était pas aperçu de la disparition de la proie volumineuse qui, tout à l’heure, encombrait la cellule. A-t-il méconnu, en effet, l’absence des vivres et de l’œuf ? Lui, si clairvoyant en ses manœuvres meurtrières, est-il d’intelligence assez obtuse pour ne pas reconnaître que la cellule ne renferme plus rien ? Je n’ose mettre tant de stupidité sur son compte. Il s’en . Mais alors, pourquoi cette autre stupidité qui lui fait boucher, et consciencieusement boucher, un terrier vide, qu’il ne se propose pas d’approvisionner plus tard ? Le travail de clôture est ici inutile, souverainement absurde ; n’importe : l’animal l’accomplit avec le même zèle que si l’avenir de la larve en dépendait. Les divers actes instinctifs des insectes sont donc fatalement liés l’un à l’autre. Parce que telle chose vient de se faire, telle autre doit inévitablement se faire pour compléter la première ou pour préparer les voies à son complément ; et les deux actes sont dans une telle dépendance l’un de l’autre que l’exécution du premier entraîne celle du second, lors même que, par des circonstances fortuites, le second soit devenu non seulement inopportun, mais quelquefois même contraire aux intérêts de l’animal. Quel peut-être le but du Sphex en bouchant un terrier devenu inutile, maintenant qu’il ne renferme plus la proie et l’œuf, et qui restera toujours inutile puisque l’insecte ne doit pas y revenir ? On ne s’explique cet acte inconséquent qu’en le regardant comme le complément fatal des actes qui l’ont précédé. Dans l’ordre normal, le Sphex chasse sa proie, pond un œuf et ferme son terrier. La chasse s’est faite ; le gibier, il est vrai, a été retiré par moi de la cellule. C’est égal : la chasse s’est faite, l’œuf a été pondu, et maintenant vient le tour de clore la demeure. C’est ce que fait l’insecte, sans arrière-pensée aucune, sans soupçonner en rien l’inutilité de son travail actuel.

Troisième expérience. – Savoir tout et tout ignorer, suivant qu’il agit dans des conditions normales ou dans des conditions exceptionnelles, telle est l’étrange antithèse que nous présente l’insecte. D’autres exemples que je puise encore chez les Sphex vont nous confirmer dans cette proposition. — Le Sphex à bordures blanches (Sphex albisecta) attaque des Criquets de moyenne taille, dont les diverses espèces, répandues dans les environs du terrier, lui fournissent indistinctement leur tribut de victimes. À cause de l’abondance de ces Acridiens, la chasse se fait sans lointaines pérégrinations. Lorsque le terrier, en forme de puits vertical, est préparé, le Sphex se borne à parcourir le voisinage de son gîte dans un rayon de peu d’étendue, et il ne tarde pas à trouver quelque Criquet pâturant au soleil. Fondre sur lui, le piquer de l’aiguillon, tout en maîtrisant ses ruades, c’est pour le Sphex affaire d’un instant. Après quelques trémoussements des ailes, qui déploient leur éventail de carmin ou d’azur, après quelques pandiculations des pattes, la victime est immobile. Il s’agit maintenant de la transporter au logis, ce qui se fait à pied. Pour cette laborieuse opération, il emploie le même procédé que ses deux congénères, c’est-à-dire qu’il traîne le gibier entre les pattes, en le tenant par une antenne avec les mandibules. Si quelque fourré de gazon se présente sur son passage, il s’en va sautillant, voletant d’un brin d’herbe à l’autre, sans jamais se dessaisir de sa capture. Parvenu enfin à quelques pieds de son domicile, il exécute une manœuvre que pratique aussi le Sphex languedocien, mais sans y attacher la même importance, car fréquemment il la dédaigne. Le gibier est abandonné en chemin, et l’Hyménoptère, sans qu’aucun danger apparent menace le logis, se dirige avec précipitation vers l’orifice de son puits, où il plonge à diverses reprises la tête, où il descend même en partie. Ensuite il revient au Criquet, et après l’avoir rapproché davantage du point de destination, il le lâche une seconde fois pour renouveler sa visite au puits ; et ainsi de suite à plusieurs reprises, toujours avec une hâte empressée.

Ces visites réitérées sont parfois suivies de fâcheux accidents. La victime, étourdiment abandonnée sur un sol en pente, roule au pied du talus ; et le Sphex, à son retour, ne la trouvant plus à la place où il l’avait laissée, est obligé de se livrer à des recherches quelquefois infructueuses. S’il la retrouve, il lui faut recommencer une pénible escalade, ce qui ne l’empêche pas d’abandonner encore son butin sur la même malencontreuse déclivité. De ces visites multipliées à l’orifice du puits, la première très logiquement s’explique. L’insecte, avant d’arriver avec son lourd fardeau, s’informe si l’entrée du logis est bien libre, si rien n’y fera obstacle à l’introduction du gibier. Mais cette première reconnaissance faite, à quoi peuvent servir les autres, qui se succèdent coup sur coup, par intervalles rapprochés ? Dans sa mobilité d’idées, le Sphex oublierait-il la visite qu’il vient de faire, pour accourir de nouveau au terrier un instant après, oublier encore l’inspection renouvelée et recommencer ainsi à plusieurs reprises ? Ce serait là une mémoire à souvenirs bien fugaces, où l’impression s’effacerait à peine produite. N’insistons pas davantage sur ce point trop obscur.

Enfin le gibier est amené au bord du puits, les antennes pendantes dans l’orifice. Alors reparaît, fidèlement imitée, la méthode employée en pareil cas par le Sphex à ails jaunes, et aussi, mais dans des conditions moins frappantes, par le Sphex languedocien. L’Hyménoptère entre seul, visite l’intérieur, reparaît à l’entrée, saisit les antennes et entraîne le Criquet. J’ai, pendant que le chasseur d’Acridiens effectuait l’examen de son logis, repoussé un peu plus loin sa capture ; et j’ai obtenu des résultats en tous points conformes à ceux que m’a fournis le chasseur de Grillons. C’est dans les deux Sphex la même opiniâtreté à plonger dans leurs souterrains avant d’entraîner la proie. Rappelons ici que le Sphex à ailes jaunes ne se laisse pas toujours duper dans ce jeu qui consiste à lui reculer le Grillon. Il y a chez lui des tribus d’élite, des familles à forte tête, qui, après quelques échecs, reconnaissent les malices de l’expérimentateur et savent les déjouer. Mais ces révolutionnaires, aptes au progrès, sont le petit nombre ; les autres, conservateurs entêtés des vieux us et coutumes, sont la majorité, la foule. J’ignore si le chasseur d’Acridiens fait preuve à son tour de plus ou de moins de ruse suivant le canton.

Mais voici qui est plus remarquable, et c’est ce à quoi je voulais finalement arriver. Après avoir, à plusieurs reprises, reculé loin de l’entrée du souterrain la capture du Sphex à bordures blanches et obligé celui-ci à venir la ressaisir, je profite de sa descente au fond du puits pour m’emparer de la proie, et la mettre en un lieu sûr où il ne pourra la trouver. Le Sphex remonte, cherche longtemps, et quand il s’est convaincu que la proie est bien perdue, il redescend en sa demeure. Quelques instants après, il reparaît. Serait-ce pour recommencer la chasse ? Pas le moins du monde& : le Sphex se met à boucher le terrier. Et ce n’est pas ici clôture temporaire, obtenue avec une petite pierre plate, une dalle masquant l’embouchure du puits ; c’est clôture finale, soigneusement faite avec poussière et gravier balayés dans le couloir jusqu’à le combler. Le Sphex à bordures blanches ne pratique qu’une cellule au fond de son puits, et dans cette cellule met une seule pièce de gibier. Ce Criquet unique a été pris et amené au bord du trou. S’il n’a pas été emmagasiné, ce n’est pas la faute du chasseur, c’est la mienne. L’insecte a conduit le travail suivant l’inflexible règle ; et suivant l’inflexible règle aussi, il complète son œuvre en bouchant le logis, tout vide qu’il est. C’est la répétition exacte des soins inutiles que prend le Sphex languedocien dont le domicile vient d’être pillé.

Quatrième expérience. – Il est à peu près impossible de s’assurer si le Sphex à ailes jaunes, qui construit plusieurs cellules au fond du même couloir et entasse plusieurs Grillons dans chacune, commet les mêmes inconséquences lorsqu’il est accidentellement troublé dans ses manœuvres. Une cellule peut être clôturée quoique vide ou bien incomplètement approvisionnée, et l’Hyménoptère n’en continuera pas moins à venir au même terrier pour le travail des autres. J’ai néanmoins des raisons de croire que ce Sphex est sujet aux mêmes aberrations que ses deux congénères. Voici sur quoi se base ma conviction. Le nombre de Grillons qu’on trouve dans les cellules, lorsque tout travail est fini, est ordinairement de quatre pour chacune. Il n’est pas rare pourtant de n’en trouver que trois, et même que deux. Le nombre quatre me paraît être le nombre normal, d’abord parce qu’il est le plus fréquent, et ensuite parce qu’en élevant de jeunes larves exhumées, lorsqu’elles en étaient encore à leur première pièce, j’ai reconnu que toutes, aussi bien celles qui n’étaient actuellement pourvues que de deux ou trois pièces de gibier, que celles qui en avaient quatre, venaient facilement à bout des divers Grillons que je leur servais un à un, jusqu’à la quatrième pièce inclusivement, mais que par delà elles refusaient toute nourriture, ou n’entamaient qu’à peine la cinquième ration. Si quatre Grillons sont nécessaires à la larve pour acquérir tout le développement que son organisation comporte, pourquoi ne lui en est-il servi parfois que trois, parfois que deux ? Pourquoi cette différence énorme du simple au double dans la quantité de ses provisions de bouche ? Ce n’est pas à cause des différences que peuvent présenter les pièces servies à son appétit, car toutes ont très sensiblement le même volume ; ce ne peut donc résulter que de la déperdition du gibier en route. On trouve, en effet, au pied du talus dont les gradins supérieurs sont occupés par les Sphex, des Grillons sacrifiés, mais perdus par suite de la pente du sol, qui les a laissé glisser lorsque pour un motif quelconque, les chasseurs les ont un instant lâchés. Ces Grillons deviennent la proie des Fourmis et des Mouches, et les Sphex qui les rencontrent se gardent bien de les recueillir, car ils introduiraient eux-mêmes des ennemis dans le logis.

Ces faits me paraissent démontrer que, si l’arithmétique du Sphex à ailes jaunes sait supputer exactement le nombre des victimes à capturer, elle ne peut s’élever jusqu’au recensement de celles qui sont arrivées à heureuse destination, comme si l’animal n’avait d’autre guide, en ses calculs, qu’une propulsion irrésistible l’entraînant à la recherche du gibier un nombre de fois déterminé. Quand il a fait le nombre voulu d’expéditions, quand il a fait tout son possible pour emmagasiner les captures qui en résultent, son œuvre est finie ; et la cellule est close, complètement approvisionnée ou non. La nature ne l’a doué que des facultés réclamées dans les circonstances ordinaires par les intérêts de ses larves ; et ces facultés aveugles, non modifiables par l’expérience, étant suffisantes pour la conservation de la race, l’animal ne saurait aller plus loin.

Je terminerai donc comme j’ai débuté. L’instinct sait tout dans les voies invariables qui lui ont été tracées ; il ignore tout, en dehors de ces voies. Inspirations sublimes de science, inconséquences étonnantes de stupidité, sont à la fois son partage, suivant que l’animal agit dans des conditions normales ou dans des conditions accidentelles.


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