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Souvenirs entomologiques/Série 1/Chapitre 17

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Librairie Delagrave (Première sériep. 235-243).


XVII

LA CHASSE AUX DIPTÈRES




Après ce relevé des vivres des Bembex sous forme de larve, il convient de rechercher le motif qui peut faire adopter par ces Hyménoptères un mode d’approvisionnement si exceptionnel parmi les fouisseurs. Pourquoi, au lieu d’emmagasiner au préalable une quantité suffisante de vivres sur lesquels l’œuf serait pondu, ce qui permettrait de clore, immédiatement après, la cellule et de n’y plus revenir ; pourquoi, dis-je, l’Hyménoptère s’astreint-il à ce labeur d’aller et revenir sans cesse, pendant une quinzaine de jours, du terrier aux champs et des champs au terrier, s’ouvrant chaque fois avec effort un chemin dans le sable éboulé, soit pour chasser aux environs, soit pour apporter à la larve la capture du moment ? C’est ici, avant tout, une question de fraîcheur de vivres, question capitale, car le ver refuse absolument tout gibier faisandé, envahi par la pourriture : comme aux vers des autres fouisseurs, il lui faut de la chair fraîche, et toujours de la chair fraîche.

Nous venons de voir, au sujet des Cerceris, des Sphex et des Ammophiles, comment la mère résout le problème des conserves alimentaires, le problème qui consiste à déposer par avance dans la cellule la quantité nécessaire de gibier et à le maintenir des semaines entières dans un parfait état de fraîcheur, que dis-je, presque à l’état de vie, bien que les victimes soient immobiles ainsi que l’exige la sécurité du vermisseau qui en fait pâture. Les ressources les plus savantes de la physiologie accomplissent cette merveille. Le stylet à venin est dardé dans les centres nerveux une seule fois, ou bien à diverses reprises, suivant la structure de l’appareil d’innervation. Ainsi opérée, la victime conserve les attributs de la vie, moins l’aptitude de se mouvoir.

Examinons si les Bembex font usage de cette profonde science du meurtre. Les Diptères retirés d’entre les pattes du ravisseur entrant dans son terrier ont, pour la plupart, toutes les apparences de la mort. Ils sont immobiles ; rarement, sur quelques-uns, peut-on constater de légères convulsions des tarses, derniers vestiges d’une vie qui s’éteint. Les mêmes apparences de mort complète se retrouvent habituellement chez les insectes non tués en réalité, mais paralysés par l’habile coup de dard des Cerceris et des Sphégiens. La question de vie ou de mort ne peut alors se décider que d’après la manière dont se conservent les victimes.

Mis dans de petits cornets de papier ou dans des tubes de verre, les Orthoptères des Sphex, les Chenilles des Ammophiles, les Coléoptères des Cerceris gardent la flexibilité de leurs membres, la fraîcheur de leur coloration et l’état normal de leurs viscères pendant des semaines et des mois entiers. Ce ne sont pas des cadavres, mais des corps plongés dans une torpeur qui n’aura pas de réveil. Les Diptères des Bembex se comportent tout autrement. Les Éristales, les Syrphes, tous ceux enfin dont la livrée présente quelque vive coloration, perdent en peu de temps l’éclat de leur parure. Les yeux de certains Taons, magnifiquement dorés avec trois bandes pourpres, pâlissent vite et se ternissent comme le fait le regard d’un mourant. Tous ces Diptères, grands et petits, enfouis dans des cornets où l’air circule, se dessèchent en deux ou trois jours et deviennent cassants ; tous, préservés de l’évaporation dans des tubes de verre où l’air est stagnant, se moisissent et se corrompent. Ils sont donc morts, bien réellement morts lorsque l’Hyménoptère les apporte à la larve. Si quelques-uns conservent encore un reste de vie, peu de jours, peu d’heures terminent leur agonie. Ainsi, par défaut de talent dans l’emploi de son stylet ou pour tout autre motif, l’assassin tue à fond ses victimes.

Étant connue cette mort complète du gibier au moment où il est saisi, qui n’admirerait la logique des manœuvres des Bembex ? Comme tout se suit méthodiquement, comme tout s’enchaîne dans les actes de l’Hyménoptère avisé ! Les vivres ne pouvant se conserver sans pourriture au delà de deux ou trois jours, ne doivent pas être emmagasinés au grand complet dès le début d’une éducation qui durera pour le moins une quinzaine ; forcément la chasse et la distribution doivent se faire au jour le jour, peu à peu, à mesure que le ver grandit. La première ration, celle qui reçoit l’œuf, durera plus longtemps que les autres ; il faudra plusieurs jours au naissant vermisseau pour en manger les chairs. Il la faut par conséquent de petite taille, sinon la corruption gagnerait la pièce avant qu’elle fut consommée. Cette pièce ne sera donc pas un Taon volumineux, un corpulent Bombyle, mais bien une menue Sphérophorie, ou quelque chose de semblable, tendre repas pour un ver si délicat encore. Viendront après et par ordre croissant les pièces de haute venaison.

En l’absence de la mère, le terrier doit être clos pour éviter à la larve de fâcheuses invasions ; l’entrée néanmoins doit pouvoir s’ouvrir très fréquemment, à la hâte, sans difficulté sérieuse, lorsque l’Hyménoptère rentre, chargé de son gibier et guetté par d’audacieux parasites. Ces conditions feraient défaut dans un sol consistant, tel que celui où d’habitude s’établissent les Hyménoptères fouisseurs : la porte, béante par elle-même, demanderait chaque fois un travail pénible et long, soit pour être obstruée avec de la terre et du gravier, soit pour être désobstruée. Le domicile sera, par conséquent, creusé dans un terrain très mobile à la surface, dans un sable fin et sec, qui cédera aussitôt au moindre effort de la mère et, en s’éboulant, fermera de lui-même la porte, ainsi qu’une tapisserie flottante qui, repoussée de la main, livre passage et se remet en place. Tel est l’enchaînement des actes que déduit la raison de l’homme et que met en pratique la sapience des Bembex.

Pour quel motif le ravisseur met-il à mort le gibier saisi, au lieu de le paralyser simplement ? Est-ce défaut d’habileté dans l’emploi de son dard ? est-ce difficulté provenant soit de l’organisation des Diptères, soit des manœuvres usitées pour la chasse ? Je dois avouer tout d’abord que mes tentatives ont échoué pour mettre un Diptère, sans le tuer, dans cet état d’immobilité complète où il est si facile de plonger un Bupreste, un Charançon, un Scarabée, en inoculant, avec la pointe d’une aiguille, une gouttelette d’ammoniaque dans la région ganglionnaire du thorax. L’insecte expérimenté difficilement devient immobile ; et quand il ne remue plus, la mort réelle est arrivée, comme le prouve la prochaine corruption ou la dessiccation. Mais j’ai trop de confiance dans les ressources de l’instinct, j’ai été témoin de trop de problèmes ingénieusement résolus pour croire qu’une difficulté insurmontable pour l’expérimentateur puisse arrêter la bête. Aussi, sans mettre en doute le talent meurtrier des Bembex, volontiers j’inclinerais vers d’autres motifs.

Peut-être le Diptère, si mollement cuirassé, si peu replet, disons le mot, si maigre, ne pourrait, une fois paralysé par le dard résister assez longtemps à l’évaporation et se dessécherait pendant deux ou trois semaines d’attente. Considérons la fluette Sphérophorie, première bouchée de la larve. Pour suffire à l’évaporation, qu’y a-t-il en liquide dans ce corps ? Un atome, un rien. Le ventre est une fine lanière ; ses deux parois se touchent. Des conserves alimentaires peuvent-elles avoir pour base un tel gibier, dont l’évaporation tarit en quelques heures les humeurs, lorsque la nutrition ne les renouvelle pas ? C’est au moins douteux.

Passons au mode de chasse pour achever de jeter quelque lumière sur ce point. Dans la proie retirée d’entre les pattes des Bembex, il n’est pas rare d’observer des indices d’une prise faite à la hâte, sans ménagements au hasard d’une lutte désordonnée. Le Diptère a parfois la tête tournée sens devant derrière, comme si le ravisseur lui eût tordu le cou ; ses ailes sont chiffonnées ; sa fourrure, quand il en possède, est ébouriffée. J’en ai vu avec le ventre ouvert d’un coup de mandibules, et des pattes emportées dans la bataille. D’habitude, cependant, la pièce est intacte.

N’importe : vu la nature du gibier, doué d’ailes promptes à la fuite, la prise doit se faire avec une brusquerie qui ne permet guère, ce me semble, d’obtenir la paralysie sans la mort. Un Cerceris en face de son lourd Charançon, un Sphex aux prises avec le Grillon corpulent ou l’Éphippigère ventrue, l’Ammophile qui tient sa Chenille par la peau de la nuque, ont tous les trois la partie belle avec une proie trop lente pour éviter l’attaque. Ils peuvent prendre leur temps, choisir à l’aise le point mathématique où le dard doit pénétrer et opérer enfin avec la précaution d’un physiologiste qui sonde du scalpel le patient étendu sur la table de travail. Mais pour les Bembex, c’est bien une autre affaire : à la moindre alerte, la proie prestement décampe, et son vol défie celui du ravisseur. L’Hyménoptère doit fondre à l’improviste sur son gibier, sans mesurer l’attaque, sans ménager les coups, comme le fait l’Autour chassant dans les guérets. Mandibules, griffes, dard, toutes les armes doivent concourir à la fois à la chaude mêlée pour terminer au plus vite une lutte où la moindre indécision laisserait à l’attaqué le temps de fuir. Si ces prévisions sont d’accord avec les faits, la capture des Bembex ne saurait être qu’un cadavre ou du moins une proie blessée à mort.

Eh bien, ces prévisions sont justes : l’attaque du Bembex se fait avec une fougue que ne désapprouverait pas l’oiseau de proie. Surprendre l’Hyménoptère en chasse n’est pas chose aisée ; vainement on s’armerait de patience pour épier le ravisseur aux environs du terrier : l’occasion favorable ne se présenterait pas, car l’insecte s’envole au loin, et il est impossible de le suivre dans ses rapides évolutions. Ses manœuvres me seraient sans doute inconnues sans le concours d’un meuble dont certes je n’avais jamais attendu pareil service. Je veux parler de mon parapluie, qui me servait de tente contre le soleil au milieu des sables du bois des Issarts.

Je n’étais pas seul à profiter de son ombre ; ma société était habituellement nombreuse. Des Taons d’espèces diverses venaient se réfugier sous le dôme de soie, et se tenaient, paisibles, qui d’ici, qui de là, sur l’étoffe tendue. Leur compagnie me faisait rarement défaut lorsque la chaleur était accablante. Pour tromper mes heures d’inaction, j’aimais à voir leurs gros yeux dorés, qui reluisaient comme des escarboucles à la voûte de mon abri ; j’aimais à suivre leur grave marche quand un point trop échauffé au plafond les obligeait de se déplacer un peu.

Un jour : pan ! La soie tendue résonne comme la membrane d’un tambour. Quelque gland peut-être vient de tomber d’un chêne sur le parapluie. Bientôt après, coup sur coup : pan ! pan ! Un mauvais plaisant viendrait-il troubler ma solitude et lancer sur le parapluie des glands ou de menus cailloux ? Je sors de ma tente, j’inspecte le voisinage : rien. Le même coup sec se reproduit. Je porte mes regards au plafond et le mystère s’explique. Les Bembex du voisinage, consommateurs de Taons, avaient découvert les riches victuailles qui me faisaient société, et pénétraient effrontément sous l’abri pour piller au plafond les Diptères. Les choses se passaient à souhait, je n’avais qu’à laisser faire et à regarder.

De moment en moment, un Bembex entrait brusque comme l’éclair, et s’élançait au plafond de soie, qui résonnait d’un coup sec. Quelque chose se passait là-haut de tumultueux, où l’œil ne distinguait plus l’attaquant de l’attaqué, tant la mêlée était vive. La lutte n’avait pas une durée appréciable : l’Hyménoptère se retirait tout aussitôt avec une proie entre les pattes. Le stupide troupeau de Taons, à cette soudaine irruption qui les décimait l’un après l’autre, reculait un peu tout à la ronde, sans abandonner le perfide abri. Il faisait si chaud au dehors ! pourquoi s’émouvoir ?

Il est clair qu’une telle soudaineté dans l’attaque et une telle promptitude dans l’enlèvement de la proie ne permettent pas au Bembex de régler le jeu de son poignard. L’aiguillon remplit son office sans doute, mais il est dirigé sans précision vers les points que les hasards de la lutte mettent à sa portée. Pour donner le coup de grâce à leurs Taons mal sacrifiés, et se débattant encore entre les pattes du ravisseur, j’ai vu des Bembex mâchonner la tête et le thorax des victimes. Ce trait à lui seul démontre que l’Hyménoptère veut un vrai cadavre et non une proie paralysée, puisqu’il met si peu de ménagement à terminer l’agonie du Diptère. Tout considéré, je pense donc que, d’une part, la nature du gibier trop prompt à se dessécher, et d’autre part les difficultés d’une attaque aussi rapide, sont cause que les Bembex servent à leurs larves une proie morte, et les approvisionnent par conséquent au jour le jour.

Suivons l’Hyménoptère quand il rentre au terrier avec sa capture maintenue sous le ventre entre les pattes. En voici un, le Bembex tarsier (B. tarsata) qui arrive chargé d’un Bombyle. Le nid est placé au pied sablonneux d’un talus vertical. L’approche du chasseur s’annonce par un bourdonnement aigu, qui a quelque chose de plaintif, et ne discontinue tant que l’insecte n’a pas mis pied à terre. On voit le Bembex planer au haut du talus, puis descendre suivant la verticale avec beaucoup de lenteur et de circonspection, tout en faisant entendre son bourdonnement aigu. Si quelque chose d’insolite vient à se révéler à son perçant regard, il ralentit la descente, plane un moment, remonte, redescend, puis s’enfuit prompt comme un trait. Après quelques instants, le voici revenu. En planant à une certaine élévation, il a l’air d’inspecter les lieux, comme du haut d’un observatoire. La descente verticale recommence avec la plus circonspecte lenteur ; enfin l’Hyménoptère s’abat sans indécision aucune, en un point que rien à mes yeux ne distingue du reste de la surface sablonneuse. Le piaulement plaintif à l’instant cesse.

L’insecte, sans doute, a pris terre un peu au hasard, puisque l’œil le plus exercé ne saurait distinguer un point de l’autre sur la nappe de sable ; il s’est abattu par à peu près aux environs du logis, dont il va maintenant rechercher l’entrée, masquée, lors de la dernière sortie, non seulement par l’éboulement naturel des matériaux mais encore par les scrupuleux coups de balai de l’Hyménoptère. Mais non : le Bembex n’hésite pas du tout, il ne tâtonne pas, il ne cherche pas. On s’accorde à voir dans les antennes des organes propres à diriger les insectes dans leurs recherches. En ce moment de la rentrée au nid, je ne vois rien de particulier dans le jeu des antennes. Sans lâcher un seul moment son gibier, le Bembex gratte un peu devant lui, au point même où il a pris pied, pousse du front et entre tout aussitôt avec le Diptère sous le ventre. Le sable s’éboule, la porte se ferme, et voilà l’Hyménoptère chez lui.

En vain, des centaines de fois, j’ai assisté au retour du Bembex dans son domicile ; c’est toujours avec un étonnement nouveau que je vois le clairvoyant insecte retrouver sans hésitation une porte que rien n’indique. Cette porte, en effet, est dissimulée avec un soin jaloux, non maintenant après l’entrée du Bembex, car le sable, plus ou moins bien éboulé ne se nivelle pas par sa propre chute et laisse tantôt une légère dépression, tantôt un porche incomplètement obstrué ; mais bien après la sortie de l’Hyménoptère, car celui-ci, partant pour une expédition, ne néglige jamais de retoucher le résultat de l’éboulement naturel. Attendons son départ, et nous le verrons, avant de s’éloigner, balayer les devants de sa porte et les niveler avec une scrupuleuse attention. La bête partie, je défierais l’œil le plus perspicace de retrouver l’entrée. Pour la retrouver, lorsque la nappe sablonneuse était de quelque étendue, il me fallait recourir à une sorte de triangulation ; et, que de fois encore, après quelques heures d’absence, mes combinaisons de triangles et mes efforts de mémoire se sont trouvés en défaut ! Il me restait le jalon, le fétu de graminée implanté sur le seuil de la porte, moyen non toujours efficace, car l’insecte, en ses continuelles retouches à l’extérieur du nid, trop souvent faisait disparaître le bout de paille.


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