Souvenirs entomologiques/Série 2/Chapitre 16

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XVI

LA LARVE PRIMAIRE DES MÉLOÉS


Je suspends l’histoire des Sitaris pour parler des Méloés, disgracieux scarabées, à lourde bedaine, dont les élytres mous bâillent largement sur le dos comme les basques d’un habit trop étroit pour la corpulence de celui qui le porte. Déplaisant de coloration, le noir où parfois se marie le bleu, plus déplaisant encore de formes et d’allures, l’insecte, par son dégoûtant système de défense, ajoute à la répugnance qu’il nous inspire. S’il se juge en danger, le Méloé a recours à des hémorragies spontanées. De ses articulations suinte un liquide jaunâtre, huileux, qui tache et empuantit les doigts. C’est le sang de la bête. Les Anglais, pour rappeler ces hémorragies huileuses de l’insecte en défense, appellent le Méloé Oil beetle, le Scarabée à huile. Ce coléoptère serait donc sans grand intérêt si ce n’étaient ses métamorphoses et les pérégrinations de sa larve, pareilles de tous points à celles de la larve des Sitaris. Sous leur première forme, les Méloés sont parasites des Anthophores ; l’animalcule, tel qu’il sort de l’œuf, se fait porter dans la cellule par l’hyménoptère dont les provisions doivent le nourrir.

Observée au milieu du duvet de divers hyménoptères, la bizarre bestiole mit longtemps en défaut la sagacité des naturalistes qui, méconnaissant sa véritable origine, en firent une espèce ou un genre particulier des insectes aptères. C’était le Pou des Abeilles (Pediculus apis) de Linné ; le Triungulin des Andrènes (Triungulinus Andrenetarum) de L. Dufour. On y voyait un parasite, une sorte de pou, vivant dans la toison des récolteurs de miel. Il était réservé à l’illustre naturaliste anglais Newport de démontrer que ce prétendu pou est le premier état des Méloés. Des observations qui me sont propres combleront quelques lacunes dans la mémoire du savant anglais. Je donnerai donc une notice de l’évolution des Méloés, en me servant du travail de Newport, là où mes propres observations font défaut. Ainsi seront comparés les Sitaris et les Méloés, de mœurs et de transformations pareilles ; et de cette comparaison jaillira quelque lumière sur les étranges métamorphoses de ces insectes.

La même abeille maçonne (Anthophora pilipes) aux dépens de laquelle vivent les Sitaris, nourrit aussi dans ses cellules quelques rares Méloés (Meloe cicatricosus). Une seconde Anthophore de ma région (Anthophera parietina) est plus sujette aux invasions de ce parasite. C’est encore dans les nids d’une Anthophore, mais d’espèce différente (Anthophora retusa), que Newport a observé le même Méloé. Cette triple demeure adoptée par le Meloe cicatricosus peut avoir quelque intérêt, en nous portant à soupçonner que chaque espèce de Méloé est apparemment parasite de divers hyménoptères, soupçon qui se confirmera lorsque nous examinerons la manière dont les jeunes larves arrivent à la cellule pleine de miel. Les Sitaris, moins exposés à des changements de logis, peuvent habiter, eux aussi, des nids d’espèce différente. Ils sont très fréquents dans les cellules de l’Anthophora pilipes ; mais j’en ai trouvé aussi, en très petit nombre il est vrai dans les cellules de l’Anthophora personata.

Malgré la présence du Méloé à cicatrices dans les demeures de l’abeille maçonne que j’ai si souvent fouillées pour l’Histoire des Sitaris, je n’ai jamais vu cet insecte, à aucune époque de l’année, errer sur le sol vertical, à l’entrée des couloirs, pour y déposer ses œufs comme le font les Sitaris ; et j’ignorerais les détails de la ponte si Goedart, de Geer, et surtout Newport, ne nous apprenaient que les Méloés déposent leurs œufs en terre. D’après ce dernier auteur, les divers Méloés qu’il a eu occasion d’observer creusent, parmi les racines d’une touffe de gazon, dans un sol aride et exposé au soleil, un trou d’une paire de pouces de profondeur, qu’ils rebouchent avec soin après y avoir pondu leurs œufs en un tas. Cette ponte se répète à trois ou quatre reprises, à quelques jours d’intervalle dans la même saison. Pour chaque ponte, la femelle creuse un trou particulier, qu’elle ne manque pas de reboucher après. C’est en avril et en mai que ce travail a lieu.

Le nombre d’œufs fournis par une seule ponte est vraiment prodigieux. À la première ponte, qui est, il est vrai, la plus féconde de toutes, le Meloe proscarabœus, d’après les supputations de Newport, produit le nombre étonnant de 4,218 œufs ; c’est le double des œufs pondus par un Sitaris. Et que serait-ce en tenant compte de deux ou trois pontes qui doivent suivre cette première ! Les Sitaris, confiant leurs œufs aux galeries mêmes ou doivent nécessairement passer les Anthophores, épargnent à leurs larves une foule de dangers qu’auront à courir les larves de Méloé, qui, nées loin des demeures des abeilles, sont obligées d’aller elles-mêmes au-devant des hyménoptères nourriciers. Aussi les Méloés, dépourvus de l’instinct des Sitaris, sont-ils doués d’une fécondité incomparablement plus grande. La richesse de leurs ovaires supplée à l’insuffisance de l’instinct, en proportionnant le nombre de germes à l’étendue des chances de destruction. Quelle est donc l’harmonie transcendante qui balance ainsi la fécondité des ovaires et les perfection de l’instinct !

L’éclosion des œufs a lieu en fin mai ou en juin, un mois environ après la ponte. C’est aussi dans ce laps de temps qu’éclosent les œufs des Sitaris. Mais plus favorisées, les larves de Méloé peuvent se mettre immédiatement en recherche des hyménoptères qui doivent les nourrir ; tandis que celles des Sitaris, écloses en septembre, doivent, jusqu’au mois de mai de l’année suivante, attendre immobiles et dans une abstinence complète, l’issue des Anthophores dont elles gardent l’entrée des cellules. Je ne décrirai pas la jeune larve de Méloé, suffisamment connue, en particulier par la description et la figure qu’en a données Newport ; pour l’intelligence de ce qui va suivre, je me bornerai à dire que cette larve primaire est une sorte de petit pou jaune, étroit et allongé, qu’on trouve, au printemps, au milieu du duvet de divers hyménoptères.

Comment cet animalcule a-t-il passé de la demeure souterraine où les œufs viennent d’éclore, dans la toison d’une abeille ? Newport soupçonne que les jeunes Méloés, à l’issue du terrier natal, grimpent sur les plantes voisines, spécialement sur les Chicoracées, et attendent, cachés entre les pétales, que quelques hyménoptères viennent butiner dans la fleur, pour s’attacher tout aussitôt à leur fourrure et se laisser emporter avec eux. J’ai mieux que les soupçons de Newport, j’ai sur ce point curieux des observations personnelles, des expérimentations qui ne laissent rien à désirer. Je vais les rapporter comme premier trait de l’histoire du Pou des Abeilles. Elles datent du 23 mai 1858.

Un talus vertical, encaissant la route de Carpentras à Bédoin est cette fois le théâtre de mes observations. Ce talus, calciné par le soleil, est exploité par de nombreux essaims d’Anthophores qui, plus industrieuses que leurs congénères, savent bâtir à l’entrée de leurs couloirs, avec des filets vermiculaires de terre, un vestibule, un bastion défensif en forme de cylindre arqué, en un mot par des essaims d’Anthophora parietina. Un maigre tapis de gazon s’étend du bord de la route au pied du talus. Pour suivre plus à l’aise les abeilles en travail, dans l’espoir de leur dérober quelque secret, je m’étais étendu depuis peu d’instants sur ce gazon, au cœur même de l’essaim inoffensif, lorsque mes vêtements se trouvèrent envahis par des légions de petits poux jaunes, courant avec une ardeur désespérée dans le fourré filamenteux de la surface du drap. Dans ces animalcules, dont j’étais çà et là poudré comme d’une poussière d’ocre, j’eus bientôt reconnu de vieilles connaissances, de jeunes Méloés, que pour la première fois j’observais autre part que dans la fourrure des hyménoptères ou dans l’intérieur de leurs cellules. Je ne pouvais laisser échapper urne occasion aussi belle d’apprendre comment ces larves parviennent à s’établir sur le corps de leurs nourriciers.

Le gazon où je m’étais couvert de ces poux en m’y reposant un instant, présentait quelques plantes en fleur dont les plus abondantes étaient trois composées : Hedypnoïs polymorpha, Senecio gallicus et Anthemis arvensis. Or c’est sur une composée, un pissenlit (Dent-de-lion) que Newport croit se souvenir d’avoir observé de jeunes Méloés ; aussi mon attention se dirigea-t-elle tout d’abord sur les plantes que je viens de mentionner. À ma grande satisfaction, presque toutes les fleurs de ces trois plantes, surtout celles de la camomille (Anthemis), se trouvèrent occupées par un nombre plus ou moins grand de jeunes Méloés. Sur tel calathide de camomille, j’ai pu compter une quarantaine de ces animalcules, tapis, immobiles, au milieu des fleurons. D’autre part, il me fut impossible d’en découvrir sur les fleurs du coquelicot et d’une roquette sauvage (Diplotaxis muralis), poussant pêle-mêle au milieu des plantes qui précèdent. Il me paraît donc que c’est uniquement sur les fleurs composées que les larves de Méloé attendent l’arrivée des hyménoptères.

Outre cette population campée sur les calathides des composées et s’y tenant immobile comme ayant atteint pour le moment son but, je ne tardai pas à en découvrir une autre, bien plus nombreuse, et dont l’anxieuse activité trahissait des recherches sans résultat. À terre, sous le gazon, couraient, effarées, d’innombrables petites larves, rappelant, sur quelques points, le tumultueux désordre d’une fourmilière bouleversée ; d’autres grimpaient à la hâte au sommet d’un brin d’herbe et en descendaient avec la même précipitation ; d’autres encore plongeaient dans la bourre cotonneuse des gnaphales desséchés, y séjournaient un moment et reparaissaient bientôt après pour recommencer leurs recherches. Enfin, avec un peu d’attention, je pus me convaincre que, dans l’étendue d’une dizaine de mètres carrés, il n’y avait peut-être pas un seul brin de gazon qui ne fût exploré par plusieurs de ces larves.

J’assistais évidemment à la sortie récente des jeunes Méloés hors des terriers maternels. Une partie s’était déjà établie sur les fleurs des camomilles et des séneçons pour attendre l’arrivée des hyménoptères ; mais la majorité errait encore à la recherche de ce gîte provisoire. C’est par cette population errante que j’avais été envahi en me couchant au pied du talus. Toutes ces larves, dont je n’oserais limiter le nombre effrayant de milliers, ne pouvaient former une seule famille et reconnaître une même mère ; malgré ce que Newport nous a appris sur l’étonnante fécondité des Méloés, je ne saurais le croire tant leur multitude était grande.

Bien que le tapis de verdure se continuât dans une longue étendue sur le bord de la route, il me fut impossible d’y découvrir une seule larve de Méloé autre part que dans les quelques mètres carré placés en face du talus habité par l’abeille maçonne. Ces larves ne devaient donc pas venir de loin ; pour se trouver au voisinage des Anthophores, elles n’avaient pas eu de longues pérégrinations à faire, car on n’apercevait nulle part les retardataires, les traînards, inévitables dans une pareille caravane en voyage. Les terriers où s’était faite l’éclosion se trouvaient par conséquent dans ce gazon en face des demeures des abeilles. Ainsi les Méloés, loin de déposer leurs œufs au hasard, comme pourrait le faire croire leur vie errante, et de laisser aux jeunes le soin de se rapprocher de leur futur domicile, savent reconnaître les lieux hantés par les Anthophores et font leur ponte à proximité de ces lieux.

Avec telle multitude de parasites occupant les fleurs composées dans l’étroit voisinage des nids de l’Anthophore, il est impossible que tôt ou tard la majorité de l’essaim ne soit infesté. Au moment de mes observations, une partie relativement fort minime de la légion famélique était en attente sur les fleurs, l’autre partie errait encore sur le sol, où les Anthophores très rarement se posent ; et cependant, au milieu du duvet thoracique de presque toutes les Anthophores que j’ai saisies pour les examiner, j’ai reconnu la présence de plusieurs larves de Méloés.

J’en ai pareillement trouvé sur le corps des Mélectes et des Coelioxys, hyménoptères parasites de l’Anthophore. Suspendant leur audacieux va-et-vient devant les galeries en construction, ces larrons de cellules approvisionnées, se posent un instant sur quelque fleur de camomille, et voilà que le voleur sera volé. Au sein de leur duvet un pou imperceptible s’est glissé qui, au moment où le parasite, après avoir détruit l’œuf de l’Anthophore, déposera le sien sur le miel usurpé, se laissera couler sur cet œuf pour le détruire à son tour et rester unique maître des provisions. La pâtée de miel amassée par l’Anthophore passera ainsi par trois maîtres, et restera finalement la propriété du plus faible des trois.

Et qui nous dira si le Méloé ne sera pas, à son tour, dépossédé par un nouveau larron ; ou même si à l’état de larve somnolente, molle et replette, il ne deviendra pas la proie de quelque ravageur, qui lui rongera les entrailles vivantes ? En méditant sur cette lutte fatale, implacable, que la nature impose, pour leur conservation, à ces divers êtres, tour à tour possesseurs et dépossédés, tour à tour dévorants et dévorés, un sentiment pénible se mêle à l’admiration que suscitent les moyens employés par chaque parasite pour atteindre son but ; et oubliant un instant le monde infime où ces choses se passent, on est pris d’effroi devant cet enchaînement de larcins, d’astuces et de brigandages qui rentrent, hélas dans les vues de l’alma parens rerum.

Les jeunes larves de Méloé établies dans le duvet des Anthophores ou dans celui des Mélectes et des Coelioxys, leurs parasites, avaient pris une voie infaillible pour arriver tôt ou tard dans la cellule désirée. Etait-ce de leur part un choix dicté par la clairvoyance de l’instinct, ou tout simplement l’effet, d’un heureux hasard ? L’alternative fut bientôt décidée. Divers diptères, des Eristales, des Calliphores (Eristalis tenax, Calliphora vomitoria), s’abattaient de temps en temps sur les fleurs de séneçon et de camomille occupées par les jeunes Méloés et s’y arrêtaient un moment pour en sucer les exsudations sucrées. Sur tous ces diptères, j’ai trouvé, à bien peu d’exceptions près, des larves de Méloé, immobiles au milieu des soies du thorax. Je citerai encore, comme envahie par ces larves, une Ammophile (Ammophila hirsuta), qui approvisionne ses terriers d’une chenille au premier printemps, tandis que ses congénères nidifient en automne. Cette Ammophile ne fit que raser pour ainsi dire la surface d’une fleur ; je la pris : des Méloés circulaient sur son corps. Il est clair que ni les Eristales, ni les Calliphores, dont les larves vivent dans les matières corrompues, ni les Ammophiles, qui approvisionnent les leurs de chenilles, n’auraient jamais amené dans des cellules remplies de miel les larves qui les avaient envahies. Ces larves s’étaient donc fourvoyées, et l’instinct, chose rare, se trouvait ici en défaut.

Portons maintenant notre attention sur les jeunes Méloés en expectative sur les fleurs de camomille. Ils sont là, dix, quinze ou davantage, à demi plongés dans la gorge des fleurons d’un même calathide ou dans les interstices ; aussi faut-il une certaine attention pour les apercevoir, leur cachette étant d’autant plus efficace que la couleur ambrée de leur corps se confond avec la teinte jaune des fleurons. Si rien d’extraordinaire ne se passe sur la fleur, si un ébranlement subit n’annonce l’arrivée d’un hôte étranger, les Méloés, totalement immobiles, ne donnent pas signe de vie. À les voir plongés verticalement, la tête en bas, dans la gorge des fleurons, on pourrait croire qu’ils sont à la recherche de quelque humeur sucrée, leur nourriture ; mais alors ils devraient passer plus fréquemment d’un fleuron à l’autre, ce qu’ils ne font pas, si ce n’est lorsque, après une alerte sans résultat, ils regagnent leurs cachettes et choisissent le point qui leur paraît le plus favorable. Cette immobilité signifie que les fleurons de la camomille leur servent seulement de lieu d’embuscade, comme plus tard le corps de l’Anthophore leur servira uniquement de véhicule pour arriver à la cellule de l’hyménoptère. Ils ne prennent donc aucune nourriture, pas plus sur les fleurs que sur les abeilles ; et comme pour les Sitaris, leur premier repas consistera dans l’œuf de l’Anthophore, que les crocs de leurs mandibules sont destinés à éventrer.

Leur immobilité est, disons-nous, complète ; mais rien n’est plus facile que d’éveiller leur activité en suspens. Avec un brin de paille, ébranlons légèrement une fleur de camomille : à l’instant les Méloés quittent leurs cachettes, s’avancent en rayonnant de tous côtés sur les pétales blancs de la circonférence, et les parcourent d’un bout à l’autre avec toute la rapidité que permet l’exiguïté de leur taille. Arrivés au bout extrême des pétales, ils s’y fixent soit avec leurs appendices caudaux, soit peut-être avec une viscosité analogue à celle que fournit le bouton anal des Sitaris ; et le corps pendant en dehors, les six pattes libres, ils se livrent à des flexions en tous sens, ils s’étendent autant qu’ils le peuvent, comme s’ils s’efforçaient d’atteindre un but trop éloigné. Si rien ne se présente qu’ils puissent saisir, ils regagnent le centre de la fleur après quelques vaines tentatives et reprennent bientôt leur immobilité.

Mais si l’on admet à leur proximité un objet quelconque, ils ne manquent de s’y accrocher avec une prestesse surprenante. Une feuille de graminée, un fétu de paille, la branche de mes pinces que je leur présente, tout leur est bon, tant il leur tarde de quitter le séjour provisoire de la fleur. Il est vrai qu’arrivés sur ces objets inanimés, ils reconnaissent bientôt qu’ils ont fait fausse route, ce que l’on voit à leurs marches et contre-marches affairées, et à leur tendance à revenir sur la fleur, s’il en est temps encore. Ceux qui se sont ainsi jetés étourdiment sur un bout de paille et qu’on laisse retourner à la fleur, se reprennent difficilement au même piège. Il y a donc aussi, pour ces points animés, une mémoire, une expérience des choses.

Après ces essais, j’en ai tenté d’autres avec des matières filamenteuses, imitant plus ou moins bien le duvet des hyménoptères, avec de petits morceaux de drap ou de velours coupés sur mes vêtements, avec des tampons de coton, avec des pelotes de bourre récoltée sur les gnaphales. Sur tous ces objets, présentés au bout des pinces, les Méloés se sont précipités sans difficulté aucune ; mais loin d’y rester en repos, comme ils le font sur le corps des hyménoptères, ils m’ont bientôt convaincu, par leurs démarches inquiètes, qu’ils se trouvaient aussi dépaysés dans ces fourrures que sur la surface glabre d’un tuyau de paille. Je devais m’y attendre : ne venais-je pas de les voir errer sans repos sur les gnaphales enveloppés de bourre cotonneuse ? S’il leur suffisait d’atteindre l’abri d’un duvet pour se croire arrivés à bon port, presque tous périraient, sans autre tentative, au milieu du duvet des plantes.

Présentons maintenant des insectes vivants, et d’abord des Anthophores. Si l’abeille, débarrassée préalablement des parasites qu’elle peut porter, est saisie par les ailes et mise un instant en contact avec la fleur, on la trouve invariablement, après ce contact rapide, envahie par des Méloés accrochés à ses poils. Ceux-ci gagnent prestement un point du thorax, généralement les épaules, les flancs, et, arrivés là, ils restent immobiles : la seconde étape de leur étrange voyage est atteinte.

Après les Anthophores, j’ai essayé les premiers insectes vivants qu’il m’a été possible de me procurer sur-le-champ : des Eristales, des Calliphores, des Abeilles domestiques, de petits Papillons. Tous ont été également envahis par les Méloés, sans hésitation ; mieux encore, sans tentatives pour revenir sur les fleurs. Faute de pouvoir trouver à l’instant des coléoptères, je n’ai pu expérimenter avec ces derniers. Newport, opérant il est vrai dans des conditions bien différentes des miennes, puisque ses observations portaient sur des jeunes Méloés captifs dans un flacon, tandis que les miennes étaient faites dans les circonstances normales, Newport, dis-je, a vu les Méloés s’attacher au corps d’un Malachius, et y rester immobiles ; ce qui me porte à croire qu’avec des coléoptères j’aurais obtenu les mêmes résultats qu’avec un Eristale, par exemple. Et, en effet, il m’est arrivé plus tard de trouver des larves de Méloé su le corps d’un gros coléoptère, la Cétoine dorée, hôte assidu des fleurs.

La classe des insectes épuisée, j’ai mis à leur portée ma dernière ressource, une grosse Araignée noire. Sans hésitation, ils ont passé de la fleur sur l’aranéide, ont gagné le voisinage des articulations des pattes et s’y sont établis immobiles. Ainsi tout leur paraît bon pour quitter le séjour provisoire où ils attendent ; sans distinction d’espèce, de genre, de classe, ils s’attachent au premier être vivant que le hasard met à leur portée. On conçoit alors comment ces jeunes larves ont pu être observées sur une foule d’insectes différents, en particulier sur les espèces printanières de diptères et d’hyménoptères butinant sur les fleurs ; on conçoit encore la nécessité de ce nombre prodigieux de germes pondus par une seule femelle de Méloé, puisque l’immense majorité des larves qui en proviendront prendra infailliblement une fausse voie et ne pourra parvenir aux cellules des Anthophores. L’instinct est ici en défaut et la fécondité y supplée.

Mais il reprend son infaillibilité dans une autre circonstance. Les Méloés, on vient de le voir, passent sans difficulté de la fleur sur les objets à leur portée, quels qu’ils soient, glabres ou velus, vivants ou inanimés : cela fait, ils se comportent bien différemment suivant qu’ils viennent d’envahir soit le corps d’un insecte, soit tout autre objet. Dans le premier cas, sur un diptère et un papillon velus, sur une araignée et un coléoptère glabres, les larves restent immobiles après avoir gagné le point qui leur convient. Leur désir instinctif est donc satisfait. Dans le second cas, au milieu du duvet du drap et du velours, au milieu des filaments soit du coton, soit de la bourre de gnaphale, et enfin sur la surface glabre d’une paille et d’une feuille, elles trahissent la connaissance de leur méprise par leurs continuelles allées et venues, par leurs efforts pour revenir sur la fleur imprudemment abandonnée.

Comment donc reconnaissent-elles la nature du corps sur lequel elles viennent de passer ; comment se fait-il que ce corps, quel que soit l’état de sa surface, tantôt leur convienne et tantôt ne leur convienne pas ? Est-ce par la vue qu’elles jugent de leur nouveau séjour ? Mais alors la méprise ne serait pas possible ; la vue leur dirait tout d’abord si l’objet à leur portée est convenable ou non, et d’après ses conseils l’émigration se ferait ou ne se ferait pas. Et puis, comment admettre qu’ensevelie dans l’épais fourré d’une pelote de coton ou dans la toison d’une Anthophore, l’imperceptible larve puisse reconnaître, par la vue, la masse énorme qu’elle parcourt ?

Est-ce par l’attouchement, par quelque sensation due aux frémissements intimes d’une chair vivante ? Pas davantage : les larves de Méloé restent immobiles sur des cadavres d’insectes complètement desséchés, sur des Anthophores mortes et extraites de cellules vieilles au moins d’un an. Je les ai vues en parfaite quiétude sur des tronçons d’Anthophore, sur des thorax rongés et vidés par les mites depuis longtemps. Par quel sens leur est-il donc possible de distinguer un thorax d’Anthophore d’une pelote veloutée quand la vue et le toucher ne peuvent être invoqués ? Il reste l’odorat. Mais alors quelle exquise subtilité ne lui faut-il pas supposer ; et d’ailleurs quelle analogie d’odeur peut-on admettre entre tous les insectes qui morts ou vivants, en entier ou en tronçons, frais ou desséchés, conviennent aux Méloés, tandis que toute autre chose ne leur convient pas ? Un misérable pou, un point vivant, nous laisse très perplexe sur la sensibilité qui le guide. Encore une énigme qui s’ajoute à tant d’autres énigmes.

Après les observations que je viens de raconter, il me restait à fouiller la nappe de terre habitée par les Anthophores : j’aurai suivi dans ses transformations la larve de Méloé. C’était bien le Méloé à cicatrices dont je venais d’étudier la larve ; c’était bien lui qui ravageait les cellules de l’abeille maçonne car je le trouvais mort dans les vieilles galeries d’où il n’avait pu sortir. Une ample moisson m’était promise par cette occasion, qui ne s’est plus présentée. Il me fallut renoncer à tout. Mon jeudi touchait à sa fin ; je devais rentrer à Avignon pour reprendre le lendemain l’électrophore et le tube de Torricelli. Bienheureux jeudis ! quelles superbes occasions ai-je manquées parce que vous étiez trop courts !

Revenons en arrière d’une année pour continuer cette histoire ; j’ai recueilli, dans des conditions bien moins favorables, il est vrai, assez de notes pour tracer la biographie de l’animalcule que nous venons de voir émigrer des fleurs de la camomille sur le dos des Anthophores. D’après ce que j’ai dit au sujet des larves de Sitaris, il est évident que les larves de Méloé, campées comme les premières sur le dos d’une abeille, ont uniquement pour but de se faire conduire par cette abeille dans les cellules approvisionnées, et non de vivre quelque temps aux dépens du corps qui les porte.

S’il était nécessaire de le prouver, il suffirait de dire qu’on ne voit jamais ces larves essayer de percer les téguments de l’abeille, ou bien d’en ronger quelques poils et qu’on ne les voit pas non plus augmenter de taille tant qu’elles se trouvent sur le corps de l’hyménoptère. Pour les Méloés, comme pour les Sitaris, l’Anthophore sert donc uniquement de véhicule vers un but qui est une cellule approvisionnée.

Il nous reste à apprendre comment le Méloé abandonne le duvet de l’abeille qui l’a voituré pour pénétrer dans la cellule. Avec des larves recueillies sur le corps de divers hyménoptères, j’ai fait, avant de connaître à fond la tactique des Sitaris, et Newport avait fait avant moi, des recherches pour jeter quelque jour sur ce point capital de l’histoire des Méloés. Mes tentatives, calquées sur celles que j’avais entreprises sur les Sitaris, ont éprouvé le même échec. L’animalcule, mis en rapport avec des larves ou des nymphes d’Anthophore, n’a donné aucune attention à cette proie ; d’autres, placés dans le voisinage de cellules ouvertes et pleines de miel, n’y ont pas pénétré ou tout au plus ont visité les bords de l’orifice ; d’autres enfin, déposés dans la cellule, sur sa paroi sèche ou à la surface du miel, sont ressortis aussitôt ou bien ont péri englués. Le contact du miel leur est aussi fatal qu’aux jeunes Sitaris.

Des fouilles faites, à diverses époques, dans les nids de l’Anthophora pilipes, m’avaient appris, depuis quelques années, que le Méloé à cicatrices est, comme le Sitaris, parasite de cet hyménoptère ; j’avais, en effet, trouvé de temps à autre, dans les cellules de l’abeille, des Méloés adultes, morts et desséchés. D’autre part, je savais, par L. Dufour, que l’animalcule jaune, que le pou qu’on trouve dans le duvet des hyménoptères avait été reconnu, grâce aux recherches de Newport, comme étant la larve des Méloés. Avec ces notions, rendues plus frappantes par ce que j’apprenais chaque jour au sujet des Sitaris, je me suis rendu à Carpentras, le 21 mai, pour visiter les nids en construction de l’Anthophore, ainsi que je l’ai raconté. Si j’avais presque la certitude de réussir tôt ou tard au sujet des Sitaris, qui s’y trouvent excessivement abondants, je n’avais que bien peu d’espoir pour les Méloés, qui sont fort rares, au contraire, dans les mêmes nids. Cependant les circonstances m’ont favorisé plus que je n’aurais osé espérer, et après six heures d’un travail où la pioche jouait un grand rôle, j’étais possesseur, à la sueur de mon front, d’un nombre considérable de cellules occupées par les Sitaris, et de deux autres cellules appartenant aux Méloés.

Si mon enthousiasme n’avait pas eu le temps de se refroidir par la vue, renouvelée à chaque instant, de jeunes Sitaris campés sur un œuf d’Anthophore, flottant au centre de la petite mare de miel, il aurait pu se donner libre carrière à la vue du contenu de l’une de ces cellules. Sur le miel, noir et liquide, flotte une pellicule ridée ; et sur cette pellicule se tient immobile un pou jaune. La pellicule, c’est l’enveloppe vide de l’œuf de l’Anthophore ; le pou, c’est une larve de Méloé.

L’histoire de cette larve se complète maintenant d’elle-même. Le jeune Méloé abandonne le duvet de l’abeille au moment de la ponte ; et puisque le contact du nid lui serait fatal, il doit, pour s’en préserver, adopter la tactique suivie par le Sitaris, c’est-à-dire se laisser couler à la surface du miel avec l’œuf en voie d’être pondu. Là, son premier travail est de dévorer l’œuf qui lui sert de radeau, comme l’atteste l’enveloppe vide sur laquelle il est encore ; et c’est après ce repas, le seul qu’il prenne tant qu’il conserve sa forme actuelle, c’est après ce repas qu’il doit commencer sa longue série de transformations et se nourrir du miel amassé par l’Anthophore. Tel est le motif de l’échec complet, tant de mes tentatives que de celles de Newport, pour élever les jeunes larves de Méloé. Au lieu de leur offrir du miel, ou des larves, ou des nymphes, il fallait les déposer sur les œufs récemment pondus par l’Anthophore.

À mon retour de Carpentras, j’ai voulu faire cette éducation, en même temps que celle des Sitaris, qui m’a si bien réussi ; mais comme je n’avais pas des larves de Méloé à ma disposition, et que je ne pouvais m’en procurer qu’en les recherchant dans la toison des hyménoptères, les œufs d’Anthophore se sont tous trouvés éclos dans les cellules que j’avais rapportées de mon expédition, lorsque j’ai pu enfin en trouver. Cet essai manqué est peu à regretter, car les Méloés et les Sitaris ayant la similitude la plus complète, non seulement dans les mœurs mais encore dans le mode d’évolution, il est hors de doute que j’aurais dû réussir. Je crois même que cette éducation peut se tenter avec des cellules de divers hyménoptères, pourvu que l’œuf et le miel ne diffèrent pas trop de ceux de l’Anthophore. Je ne compterais pas, par exemple, sur un succès avec les cellules de l’Osmia tricornis, cohabitant avec l’Anthophore : son œuf est court et gros ; son miel est jaune, sans odeur, solide, presque pulvérulent et d’une saveur très faible.