Souvenirs entomologiques/Série 2/Chapitre 7

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VII

NOUVELLES RECHERCHES SUR LES CHALICODOMES


Ce chapitre et le suivant devaient être dédiés, sous forme de lettre, à l’illustre naturaliste anglais qui repose maintenant à Westminster, en face de Newton, à Charles Darwin. Mon devoir était de lui rendre compte du résultat de quelques expériences qu’il m’avait suggérées dans notre correspondance, devoir bien doux pour moi, car si les faits, tels que je les observe, m’éloignent de ses théories, je n’ai pas moins en profonde vénération sa noblesse de caractère et sa candeur de savant. Je rédigeais ma lettre quand m’arriva la poignante nouvelle : l’excellent homme n’était plus ; après avoir sondé la grandiose question des origines, il était aux prises avec l’ultime et ténébreux problème de l’au-delà. Je renonce donc à la forme épistolaire, contresens devant la tombe de Westminster. Une rédaction impersonnelle, libre d’allures, exposera ce que j’avais à raconter sur un ton plus académique.

Un trait, entre tous, avait frappé le savant anglais dans la lecture du premier volume de mes Souvenirs entomologiques : c’est la faculté que possèdent les Chalicodomes de savoir retrouver leur nid après avoir été dépaysés à de grandes distances. Qu’ont-ils pour boussole dans ce voyage de retour, quel sens les guide ? Le profond observateur me parlait alors d’une expérience qu’il avait toujours désiré de faire sur les pigeons, et qu’il avait toujours négligée, absorbé par d’autres préoccupations. Cette expérience, je pouvais la tenter avec mes hyménoptères. L’insecte remplaçant l’oiseau, le problème restait le même. J’extrais de sa lettre le passage concernant l’épreuve à essayer :

« Allow me to make a suggestion in relation to your wonderful account of insects finding their way home. I formerly wished to try it with pigeons ; namely, to carry the insects in their paper cornets about a hundred paces in the opposite direction to that which you intended ultimately to carry them, but before turning round to return, to put the insects in a circular box with an axle which could be made to revolve very rapidly first in one direction and then in another, so as to destroy for a time all sense of direction in the insects. I have sometimes imagined that animal may feel in which direction they were at the first start carried. »

En somme, Charles Darwin me propose d’isoler mes hyménoptères chacun dans un cornet de papier, ainsi que je le faisais dans mes premières expériences, et de les transporter d’abord à une centaine de pas dans une direction opposée à celle que je me propose de suivre en dernier lieu. Les captifs sont alors mis dans une boîte ronde qui tourne rapidement sur un axe, tantôt dans un sens et tantôt dans un autre. Ainsi sera détruit chez eux, pour un certain temps, le sens de la direction. La rotation propre à désorienter étant terminée, on revient sur ses pas et l’on gagne le point où doit s’effectuer la mise en liberté.

La méthode d’expérimentation me parut très ingénieusement conçue. Avant d’aller à l’ouest, je me dirige à l’est. Dans l’obscurité de leurs cornets, et par cela seul que je les déplace, mes prisonniers ont le sentiment de la direction que je leur fais suivre. Si rien ne venait troubler cette impression du départ, l’animal l’aurait pour guide à son retour. Ainsi s’expliquerait la rentrée au nid de mes Chalicodomes dépaysés à trois et quatre kilomètres de distance. Mais lorsque les insectes sont assez impressionnés par le déplacement à l’est, intervient la rotation rapide dans un sens puis dans l’autre, alternativement. Désorienté par cette multiplicité de circuits inverses, l’animal n’a pas connaissance de mon retour et reste sous l’impression du début. Je le transporte maintenant à l’ouest alors qu’il lui semble cheminer toujours vers l’est. Sous cette impression, l’animal doit être dérouté. Rendu libre, il s’envolera à l’opposé de sa demeure, qu’il ne retrouvera jamais.

Ce résultat me paraissait d’autant plus probable que j’entendais répéter autour de moi, par les gens de la campagne, des faits bien propres à confirmer mes espérances. Favier, l’homme impayable pour ce genre de renseignements, me mit le premier sur la voie. Il me raconta que, lorsqu’on veut déménager un chat d’une ferme dans une autre assez éloignée, on le met dans un sac que l’on fait rapidement tourner au moment du départ. On empêche ainsi l’animal de revenir à la maison quittée. Bien d’autres, après Favier, me répétèrent la même pratique. À leur dire, la rotation dans un sac était infaillible ; le chat dérouté ne revenait plus. Je transmis en Angleterre ce que je venais d’apprendre ; je racontai au philosophe de Down comment le paysan avait devancé les investigations de la science. Charles Darwin était émerveillé ; je l’étais aussi, et nous comptions l’un et l’autre presque sur un succès.

Ces pourparlers avaient lieu en hiver ; j’avais tout le temps de préparer l’expérimentation qui devait se faire au mois de mai suivant. « Favier, dis-je un jour à mon aide, il me faudrait les nids que vous savez. Allez chez le voisin, demandez-lui l’autorisation et montez sur le toit de son hangar, avec des tuiles neuves et du mortier que vous prendrez chez le maçon ; vous enlèverez à la toiture une douzaine des tuiles les mieux garnies et vous les remplacerez à mesure. »

Ainsi fut fait. Le voisin se prêta de très bonne grâce à l’échange de tuiles, car il est obligé de démolir lui-même, de temps en temps, l’ouvrage de l’abeille maçonne, s’il ne veut s’exposer à voir sa toiture crouler un jour. J’allais au-devant d’une réparation d’une année à l’autre très urgente. Le soir-même, j’étais en possession de douze superbes fragments de nid, de forme rectangulaire et reposant chacun sur la face convexe d’une tuile, c’est-à-dire sur la face qui regardait l’intérieur du hangar. J’eus la curiosité de peser le plus volumineux : la romaine accusa seize kilogrammes. Or la toiture d’où il provenait était couverte de pareils blocs, contigus l’un à l’autre, sur une étendue de soixante-dix tuiles. En ne prenant que la moitié du poids pour faire la balance entre les plus gros amas et les plus petits, on trouve à la construction de l’hyménoptère le poids total de 560 kilogrammes. Et encore m’affirme-t-on avoir vu mieux dans le hangar de mon voisin. Laissez faire l’abeille maçonne lorsque l’endroit lui plaît, laissez accumuler les travaux de nombreuses générations, et tôt ou tard la toiture s’effondrera sous la surcharge. Laissez vieillir les nids, laissez-les se détacher par fragments lorsque l’humidité les aura pénétrés, et il vous tombera sur la tête des moellons à vous briser le crâne. Voilà le monument d’un insecte bien peu connu[1].

Pour le but principal que je me proposais, ces richesses ne suffisaient pas, non pour la quantité mais pour la qualité. Elles provenaient de l’habitation voisine, séparée de la mienne par un petit champ de blé et d’oliviers. J’avais à craindre que les insectes issus de ces nids ne fussent influencés héréditairement par leurs ancêtres, hôtes du hangar depuis de longues années. L’abeille dépaysée reviendrait peut-être guidée par l’habitude invétérée de sa famille ; elle retrouverait le hangar de ses ascendants, et de là regagnerait sans difficulté son nid. Puisqu’il est de mode aujourd’hui de faire jouer un très grand rôle à ces influences héréditaires, il convient de les éliminer de mes expériences. Il me faut des abeilles étrangères, transportées de loin, pour lesquelles le retour à l’emplacement natal ne peut favoriser en rien le retour au nid déplacé.

Favier se chargea de l’affaire. Il avait découvert sur les bords de l’Aygues, à plusieurs kilomètres du village, une masure abandonnée où les Chalicodomes s’étaient établis en colonie très populeuse. Il voulait prendre la brouette pour transporter les moellons à cellules ; je l’en dissuadai : les cahotements du véhicule sur des sentiers très caillouteux, pouvaient compromettre le contenu des cellules. Une corbeille portée sur l’épaule fut préférée. Il s’adjoignit un aide et partit. L’expédition me valut quatre tuiles bien peuplées. C’est tout ce qu’ils pouvaient porter à eux deux ; et encore à leur arrivée fallut-il payer la rasade : ils étaient éreintés. Le Vaillant nous parle d’un nid de Républicains dont il chargeait un chariot attelé de deux buffles. Mon Chalicodome rivalise avec l’oiseau de l’Afrique australe : le couple de buffles n’eût pas été de trop pour déménager en entier le nid des bords de l’Aygues.

Il s’agit maintenant d’installer mes tuiles. Je tiens à les avoir à portée du regard, dans une situation qui me rende l’observation facile et m’épargne les petites misères d’autrefois : ascensions continuelles à l’échelle, longues stations sur un barreau de bois qui vous endolorit la plante des pieds, coups de soleil contre un mur devenu brûlant. Il faut d’ailleurs que mes hôtes se trouvent chez moi à peu près comme chez eux. Il est de mon devoir de leur faire la vie douce, si je veux qu’ils s’attachent au nouveau logis. J’ai précisément ce qui leur convient.

Sous une terrasse s’ouvre un large porche dont les flancs sont visités par le soleil tandis que le fond est à l’ombre. Il y a part pour tous : l’ombre pour moi, le soleil pour mes pensionnaires. Chaque tuile est armée d’un crochet en fort fil de fer et appendue contre la paroi, à la hauteur des yeux. Une moitié de mes nids est à droite, l’autre moitié est à gauche. Le coup d’œil de l’ensemble est assez original. Qui entre et pour la première fois voit mon étalage suppose d’abord des pièces de salaison, d’épaisses tranches de quelque lard exotique dont je hâte la dessiccation au soleil. L’erreur reconnue, on s’extasie devant ces ruches de mon invention. La nouvelle s’en répand dans le village et plus d’un en fait ses gorges chaudes. Je passe pour un apiculteur des abeilles bâtardes. Qui sait ce que cela doit me rapporter !

Avril n’est pas fini, que mes ruches sont en pleine activité. Au fort du travail, l’essaim forme une petite nuée tourbillonnante, pleine de murmures. Le porche est un passage fréquenté ; il conduit à une pièce où s’entreposent diverses provisions domestiques. Le personnel de la maison d’abord me cherche noise pour avoir établi en notre intimité cette dangereuse république. On n’ose aller aux provisions : il faudrait traverser la nuée d’abeilles, et gare les coups d’aiguillon. Il me faut démontrer péremptoirement que le danger est nul, que mon abeille est très pacifique, incapable de dégainer tant qu’elle n’est pas saisie. J’approche le visage de l’un des gâteaux de terre, jusqu’à presque le toucher, lorsqu’il est tout noir de maçonnes en travail ; je promène mes doigts dans les rangs, je dépose quelques abeilles sur la main, je stationne au plus épais du tourbillon, et jamais une piqûre. Leur caractère paisible m’est connu de longue date. Je partageais autrefois l’appréhension commune, j’hésitais à m’engager dans un essaim d’Anthophores ou de Chalicodomes ; aujourd’hui je suis bien revenu de ces frayeurs. Ne tracassez pas la bête, et il ne lui arrivera pas une seule fois de songer à mal. Tout au plus, quelqu’une, par curiosité plutôt que par colère, viendra planer devant votre figure, vous regarder avec obstination, mais avec le seul bourdonnement pour toute menace. Laissez-la faire : son examen est pacifique.

En quelques séances, tout mon personnel fut rassuré : petits et grands allaient et revenaient sous le porche comme si de rien n’était. Mes abeilles, loin de rester un sujet de crainte, devenaient un sujet de distraction ; chacun prenait plaisir à voir les progrès de leurs industrieux travaux. Pour les étrangers, je me gardais bien de divulguer le secret. Si quelqu’un, appelé pour affaires, passait devant le porche au moment où je stationnais devant les gâteaux appendus, un court colloque s’engageait, dans le genre de celui-ci : « Elles vous connaissent donc, pour ne pas vous piquer ? — Sans doute, elles me connaissent. — Et moi ? — Vous, c’est autre chose. » Et l’on se tenait à respectueuse distance. C’est ce que je désirais.

Il est temps de songer aux expérimentations. Les Chalicodomes destinés au voyage doivent être marqués d’un signe qui me les fasse reconnaître. Une dissolution de gomme arabique, épaissie avec une poudre colorante, tantôt rouge, tantôt bleue ou d’autre teinte, est la matière que j’emploie pour marquer mes voyageurs. La diversité de coloration m’empêche de confondre les sujets des divers essais.

Lors de mes premières recherches, je marquais les abeilles sur les lieux mêmes du lâcher. Pour cette opération, les insectes devaient être tenus un à un entre les doigts, ce qui m’exposait à de fréquentes piqûres, plus irritantes, en se répétant coup sur coup. Alors mes coups de pouce n’étaient pas toujours assez ménagés, au grand dommage des voyageurs, dont je pouvais ainsi fausser l’articulation des ailes et affaiblir l’essor. Cette méthode méritait d’être améliorée, tant dans mon intérêt que dans celui de l’insecte. Il fallait marquer l’hyménoptère, le dépayser, le relâcher sans le saisir des doigts, sans le toucher une seule fois. À ces délicatesses d’exécution, l’expérience ne pouvait que gagner. Voici la méthode adoptée.

Quand, le ventre plongé dans la cellule, elle brosse sa charge de pollen, ou bien quand elle maçonne, l’abeille est fort préoccupée de son travail. On peut alors aisément, sans l’effaroucher, lui marquer le dessus du thorax avec une paille trempée dans la glu colorée. L’insecte ne prend garde à ce léger attouchement. Il part ; il revient chargé de mortier ou de pollen. On laisse ces voyages se répéter jusqu’à ce que la marque du thorax soit parfaitement sèche, ce qui ne tarde pas avec le vif soleil nécessaire aux travaux. Il s’agit alors de prendre l’hyménoptère et de l’emprisonner dans un cornet de papier, toujours sans le toucher. Rien de plus facile. Une petite éprouvette de verre est mise sur l’abeille, attentive à son œuvre ; l’insecte, en partant, s’y engouffre, et de là passe dans le cornet, aussitôt clos et déposé dans la boîte de fer-blanc qui servira au transport de l’ensemble. Au moment de la mise en liberté, il suffira d’ouvrir ces cornets. Toute la manœuvre s’accomplit ainsi sans employer une seule fois l’inquiétante pression des doigts.

Autre question à résoudre avant de poursuivre. Quelle limite de temps m’imposerai-je lorsqu’il faudra dénombrer les abeilles revenues au nid ? Je m’explique. La tache que j’ai faite au milieu du thorax par le léger contact de ma paille engluée, n’est pas des plus durables, elle adhère aux poils simplement. Du reste, elle ne serait pas plus tenace si j’avais maintenu l’insecte entre les doigts. Or l’hyménoptère fréquemment se brosse le dos, il s’époussète chaque fois qu’il sort des galeries ; d’ailleurs il expose sa toison à de continuels frottements contre les parois de la cellule, où il faut entrer, d’où il faut sortir pour chaque apport de miel. Un Chalicodome, si bien vêtu d’abord, devient dépenaillé ; sa fourrure est tondue, rasée par le travail, de même que tombe en loques la blouse de l’ouvrier.

Il y a plus. Pour passer la nuit et les journées de mauvais temps, le Chalicodome des murailles se tient dans une des cellules de son dôme, où il plonge, la tête en bas. Le Chalicodome des hangars, tant qu’il y a des galeries libres, fait à peu près de même : il se réfugie dans ces galeries, mais la tête à l’entrée. Une fois ces vieux domiciles utilisés et la construction de nouvelles cellules commencée, une autre retraite est choisie. Dans l’harmas, ai-je dit, sont des amas de pierres destinées au mur d’enceinte. C’est là que mes Chalicodomes passent la nuit. Dans l’interstice de deux pierres superposées et mal jointes, ils se retirent par groupes nombreux, entassés pêle-mêle, les deux sexes à la fois. Tel de ces groupes en comprend une paire de centaines. Le dortoir le plus fréquent est une étroite rainure. Là chacun se blottit, le plus avant possible, le dos dans la rainure. J’en vois de renversés, le ventre en l’air, comme gens en sommeil. Si le mauvais temps survient, si le ciel se voile de nuages, si la bise souffle, ils ne bougent de leur asile.

Toutes ces conditions réunies font que je ne peux compter sur une longue permanence de la tache faite au thorax. De jour, les coups de brosse répétés, les frictions contre les parois des galeries, assez promptement l’effacent ; de nuit, c’est pire encore, dans l’étroit dortoir où les Chalicodomes se réfugient par centaines. Après une nuit passée dans l’interstice de deux pierres, il est prudent de ne plus compter sur la marque faite la veille. Donc le dénombrement des retours au nid doit se faire tout de suite ; le lendemain il serait trop tard. Ainsi, dans l’impossibilité où je serais de reconnaître les sujets dont la tache a disparu pendant la nuit, je relèverai uniquement les hyménoptères revenus le jour même.

Reste à s’occuper de la machine rotatoire. Ch. Darwin me conseille une boîte ronde mise en mouvement au moyen d’un axe et d’une manivelle. Je n’ai rien de pareil sous la main. Il sera plus simple et tout aussi efficace d’employer le moyen du campagnard qui veut dérouter son chat en le faisant tourner dans un sac. Mes insectes, isolés chacun dans un cornet de papier, seront déposés dans une boîte de fer-blanc, les cornets seront calés de façon à éviter les chocs pendant la rotation ; enfin la boîte sera fixée à un cordon, et je ferai tourner le tout à la manière d’une fronde. Avec cette machine, rien de plus aisé que d’obtenir telle rapidité que je voudrai, telle variété de mouvements contraires que je jugerai propres à désorienter mes captifs. Je peux faire tourner ma fronde dans un sens puis dans un autre, alternativement ; je peux en ralentir, en accélérer la vitesse ; il m’est loisible de lui faire décrire des courbes bouclées en 8 et entremêlées de cercles ; si je pirouette en même temps sur les talons, rien ne m’empêche d’ajouter un degré de plus à cette complication en faisant mouvoir ma fronde suivant tous les azimuts. C’est ainsi que j’opérerai.

Le 2 mai 1880, je marque de blanc sur le thorax dix Chalicodomes occupés à des travaux divers : les uns explorent les gâteaux de terre pour faire choix d’un emplacement, d’autres maçonnent, d’autres approvisionnent. La tache sèche, je les prends et les dispose comme il vient d’être dit. Ils sont transportés d’abord à un demi-kilomètre dans une direction opposée à celle que je me propose de suivre. Un sentier qui longe mon habitation se prête à cette manœuvre préparatoire ; j’espère bien m’y trouver seul au moment où je balancerai ma fronde. Une croix est au bout ; je m’arrête au pied de cette croix. Là, rotation de mes abeilles suivant toutes les règles. Or, tandis que je fais décrire à la boîte des cercles inverses et des courbes bouclées, tandis que je pirouette sur les talons pour atteindre les divers azimuts, une bonne femme vient à passer, et me regarde avec des yeux, oh ! mais des yeux… Au pied de la croix, et en ce sot exercice ! On en parla. C’était acte de nécromancie. N’avais-je pas déterré un mort, ces jours passés ! Oui, j’avais visité une sépulture préhistorique, j’en avais extrait de vénérables tibias aux fortes arêtes, une vaisselle mortuaire et pour viatique du grand voyage quelques épaules de cheval. J’avais fait cela et on le savait. Maintenant, pour achever l’homme mal famé, on le trouve au pied d’une croix, livré à de sataniques exercices.

N’importe, et ce n’est pas petit courage de ma part, la rotation est dûment accomplie devant ce témoin imprévu. Je reviens alors sur mes pas et me dirige à l’ouest de Sérignan. Je prends les sentiers les plus déserts, je coupe à travers champs pour éviter, si possible, nouvelle rencontre. Il ne manquerait plus que d’être vu lorsque j’ouvrirai mes cornets et lâcherai mes mouches. À mi-chemin, pour rendre mon expérience plus décisive, je renouvelle la rotation, aussi compliquée que la première. Je la renouvelle une troisième fois sur les lieux choisis comme point de mise en liberté.

C’est au fond d’une plaine caillouteuse, avec maigres rideaux d’amandiers et de chênes-verts çà et là. En marchant d’un bon pas, j’ai mis trente minutes pour faire le trajet, en ligne droite. La distance est donc de trois kilomètres environ. Le temps est beau, le ciel clair avec un très léger souffle du nord. Je m’assieds à terre, en face du midi, pour que les insectes aient libres la direction de leur nid et la direction opposée. Je les lâche à deux heures un quart. Aussitôt le cornet ouvert, les hyménoptères tournent pour la plupart à diverses reprises autour de moi, puis prennent un vol fougueux dont la direction est celle de Sérignan, autant que je peux en juger. L’observation est difficultueuse, le départ ayant lieu brusquement lorsque l’insecte a fait deux ou trois fois le tour de ma personne, bloc suspect qu’il semble vouloir reconnaître avant de partir. Un quart d’heure après, ma fille aînée, Antonia, qui se tient en observation auprès des nids, voit arriver le premier voyageur. À mon retour, dans la soirée, deux autres rentrent. Total, trois de revenus le jour même sur dix dépaysés.

Le lendemain, je reprends l’expérience. Dix Chalicodomes sont marqués de rouge, ce qui me permettra de les distinguer de ceux qui sont revenus la veille et de ceux qui peuvent revenir encore avec la tache blanche conservée. Mêmes précautions, mêmes rotations, mêmes lieux que la première fois ; seulement je ne fais pas de rotation en chemin, je me borne à celle du départ et à celle de l’arrivée. Les insectes sont lâchés à onze heures quinze minutes. J’ai préféré le matin comme présentant plus d’animation dans les travaux de l’hyménoptère. L’un est revu au nid par Antonia à onze heures vingt minutes. En supposant que ce soit le premier lâché, il lui a suffi de cinq minutes pour faire le trajet. Mais rien ne dit que ce ne soit un autre, et alors il lui a fallu moins. C’est la plus grande vitesse qu’il m’ait été possible de constater. À midi je suis de retour, et j’en prends en peu de temps trois autres. Je n’en vois plus dans le reste de la soirée. Total, quatre de revenus sur dix.

Le 4 mai, temps très clair, calme et chaud, favorable à mes expériences. Je prends cinquante Chalicodomes marqués de bleu. La distance à parcourir est toujours la même. Première rotation après avoir transporté mes insectes à quelques centaines de pas en sens inverse de la direction finale ; en outre, trois rotations en chemin ; une cinquième rotation au point de mise en liberté. S’ils ne sont pas désorientés cette fois, ce ne sera pas ma faute d’avoir tourné et retourné. À neuf heures et vingt minutes, je commence d’ouvrir mes cornets. L’heure est un peu matinale, aussi mes hyménoptères, rendus à la liberté, restent un moment indécis, paresseux ; mais après un court bain de soleil sur une pierre où je les dépose, ils prennent leur essor. Je suis assis à terre, faisant face au midi. À ma gauche est Sérignan, à ma droite Piolenc. Lorsque la rapidité du vol me laisse reconnaître la direction suivie, je vois mes libérés disparaître à ma gauche. Quelques-uns, mais rares, vont au midi ; deux ou trois vont à l’est ou à ma droite. Je ne parle pas du nord, pour lequel je fais écran. En somme, la grande majorité prend la gauche, c’est-à-dire la direction du nid. La mise en liberté se termine à neuf heures quarante minutes. L’un des cinquante voyageurs se trouve démarqué dans le cornet de papier. Je le défalque du total, réduit ainsi à quarante-neuf.

D’après Antonia, surveillant le retour, les premiers arrivés ont paru à neuf heures trente-cinq minutes, soit quinze minutes après le commencement du lâcher. À midi, il y en a onze d’arrivés ; et à quatre heures du soir, dix-sept. Là se termine le recensement. Total dix-sept sur quarante-neuf.

Une quatrième expérience est résolue le 14 mai. Le temps est magnifique, avec un léger souffle du nord. Je prends vingt Chalicodomes marqués de rose, à huit heures du matin. Rotation au départ après recul préalable en sens inverse de la direction à suivre, deux rotations en chemin, une quatrième à l’arrivée. Tous ceux dont je peux suivre l’essor se dirigent à ma gauche, c’est-à-dire vers Sérignan. J’avais pris cependant mes précautions pour laisser indifférent le choix entre les deux directions opposées, j’avais fait en particulier éloigner mon chien qui se trouvait à ma droite. Aujourd’hui les hyménoptères ne tournent pas autour de moi ; quelques-uns s’envolent directement ; les autres, en plus grand nombre, étourdis peut-être par le tangage du transport et le roulis des coups de fronde, prennent pied à quelques mètres de distance, semblent attendre d’être un peu revenus à eux, puis s’envolent vers la gauche. Cet élan général a été reconnu toutes les fois que l’observation était possible. J’étais de retour à neuf heures quarante-cinq minutes. Deux abeilles à tache rose sont présentes, dont l’une maçonne, la pelote de mortier entre les mandibules. À une heure de l’après-midi, il y en avait sept d’arrivées ; je n’en ai pas vu d’autres dans le reste de la journée. Total, sept sur vingt.

Tenons-nous-en là ; l’expérience est suffisamment répétée, mais elle ne conclut pas comme l’espérait Charles Darwin, comme je l’espérais aussi, surtout après ce qu’on m’avait raconté sur le chat. En vain, suivant la recommandation faite, je transporte d’abord mes insectes en sens inverse du point où je dois les lâcher ; en vain, lorsque je vais revenir sur mes pas, je fais tourner ma fronde avec toute la complication rotatoire que je peux imaginer ; en vain, croyant augmenter les difficultés, je répète la rotation jusqu’à cinq fois, au départ, en chemin, à l’arrivée : rien n’y fait : les Chalicodomes reviennent, et la proportion des retours dans la même journée oscille entre 30 et 40 pour 100. Il m’en coûte d’abandonner une idée suggérée par un tel maître et caressée d’autant plus volontiers que je la croyais apte à donner une solution définitive. Les faits sont là, plus éloquents que tous les ingénieux aperçus, et le problème reste tout aussi ténébreux que jamais.

L’année suivante, 1881, je repris l’expérimentation, mais dans un autre sens. Jusqu’ici j’avais opéré en plaine. Pour revenir au nid, mes dépaysés n’avaient à franchir que de faibles obstacles, les haies et les bouquets d’arbres des cultures. Je me propose aujourd’hui d’ajouter aux difficultés de la distance les difficultés des lieux à parcourir. Laissant de côté toute rotation, tout recul, choses reconnues inutiles, je songe à lâcher mes Chalicodomes au plus épais des bois de Sérignan. Comment sortiront-ils de ce labyrinthe où, dans les premiers temps, j’avais besoin d’une boussole pour me retrouver ? De plus, j’aurai avec moi un aide, une paire d’yeux plus jeunes que les miens et plus aptes à suivre le premier essor de mes insectes. Cet élan du début, dans la direction du nid, s’est reproduit déjà bien souvent et commence à me préoccuper plus que le retour lui-même. Un élève en pharmacie, pour quelques jours chez ses parents, sera mon collaborateur oculaire. Avec lui, je suis à mon aise ; la science ne lui est pas étrangère.

Le 16 mai a lieu l’expédition dans les bois. Le temps est chaud, avec tournure d’orage qui couve. Vent du midi sensible, mais insuffisant pour contrarier mes voyageurs. Quarante Chalicodomes sont capturés. Pour abréger les préparatifs, à cause de la distance, je ne les marque pas sur les gâteaux ; je les marquerai sur les lieux du départ, au moment de les lâcher. C’est l’ancienne méthode, fertile en piqûres ; mais je la préfère aujourd’hui pour gagner du temps. Je mets une heure pour me rendre sur les lieux. La distance, déduction faite des sinuosités, est ainsi d’environ quatre kilomètres.

L’emplacement choisi doit me laisser reconnaître la direction du premier essor. J’adopte un point dénudé au milieu des taillis. Tout autour, vaste nappe de bois épais, qui ferme de tous côtés l’horizon ; au sud, du côté des nids, un rideau de collines d’une centaine de mètres d’élévation au-dessus du point où je suis. Le vent est faible, mais il souffle en sens inverse du trajet que doivent faire mes insectes pour rentrer chez eux. Je tourne le dos à Sérignan, de manière qu’en s’échappant de mes doigts les abeilles, pour revenir au nid, auront à fuir latéralement, à ma gauche et à ma droite ; je marque les Chalicodomes et les lâche un à un. L’opération commence à 10 heures 20 minutes.

Une moitié des abeilles se montre assez paresseuse, volette un peu, se laisse aller à terre, semble reprendre ses esprits, puis part. L’autre moitié a les allures plus décidées. Bien que les insectes aient à lutter contre le faible vent du midi qui souffle, ils prennent, à leur premier essor, la direction du nid. Tous vont au sud après avoir décrit quelques cercles, quelques crochets autour de nous. Il n’y a pas d’exception pour aucun de ceux dont il nous est possible de suivre le départ. Le fait est constaté par moi et mon collègue avec pleine évidence. Mes Chalicodomes mettent le cap au sud comme si quelque boussole leur indiquait le rumb du vent.

À midi, je suis de retour. Aucun des dépaysés n’est au nid, mais quelques minutes après, j’en prends deux. À deux heures, leur nombre est de neuf. Mais voici que le ciel s’obscurcit ; le vent souffle assez fort et l’orage menace. Il n’y a plus à compter sur d’autres arrivants. Total 9 sur 40 ou 22 pour 100.

La proportion est plus faible que les précédentes, variant de 30 à 40 pour 100. Faut-il mettre ce résultat sur le compte des difficultés à vaincre ? Les Chalicodomes se seraient-ils égarés dans le dédale de la forêt ? Il est prudent de ne pas se prononcer : d’autres causes sont intervenues qui peuvent avoir diminué le nombre des retours. J’ai marqué les insectes sur les lieux, je les ai maniés, et je n’affirmerais pas que tous soient sortis bien dispos de mes doigts irrités par les piqûres. Et puis, le ciel s’est fait nuageux, l’orage est imminent. En ce mois de mai, si variable, si capricieux dans la région, on ne peut guère compter sur une journée continue de beau temps. À une matinée superbe rapidement succède une après-midi troublée ; mes expériences sur les Chalicodomes plusieurs fois se sont ressenties de ces variations. Tout bien pesé, j’inclinerais à croire que le retour à travers la montagne et la forêt s’effectue aussi bien qu’à travers la plaine et les champs de blé.

Une dernière ressource me reste pour essayer de désorienter mes hyménoptères. Je les transporterai d’abord à une grande distance : puis décrivant un ample crochet, je reviendrai par une autre voie et je lâcherai mes prisonniers lorsque je me serai suffisamment rapproché du village, à trois kilomètres environ. Une voiture est ici nécessaire. Mon collaborateur dans les bois m’offre sa carriole. Avec quinze Chalicodomes, nous partons tous les deux sur la route d’Orange, jusqu’au voisinage du viaduc. Là se présente à droite le rectiligne ruban de l’antique voie romaine, la voie Domitia. Nous la suivons, remontant au nord vers les montagnes d’Uchaux, le pays classique des superbes fossiles turoniens. Puis on fait retour vers Sérignan par la route de Piolenc. La halte a lieu à la hauteur de la campagne de Font-Claire, dont la distance au village est de deux kilomètres et demi. Sur la carte de l’état-major, le lecteur suivra facilement mon itinéraire, et il verra que le crochet décrit mesure bien près de neuf kilomètres.

En même temps, Favier venait me rejoindre à Font-Claire, par la route directe, celle de Piolenc. Il portait avec lui quinze Chalicodomes destinés à servir de terme de comparaison avec les miens. Me voilà donc en possession de deux séries d’insectes. Quinze, marqués de rose, ont fait le crochet de neuf kilomètres ; quinze, marqués de bleu, sont venus par la voie directe, la voie la plus courte pour le retour au nid. Le temps est chaud, très clair et bien calme ; je ne peux mieux désirer pour le succès de l’expérience. La mise en liberté a lieu vers midi.

À cinq heures du soir, le nombre des arrivées est de 7 pour les Chalicodomes roses, ceux que j’ai cru désorienter par un long circuit en voiture ; il est de 6 pour les Chalicodomes bleus, ceux qui sont venus en ligne directe à Font-Claire. Les deux proportions, 46 et 40 pour 100, se balancent presque ; et le léger excès pour les insectes qui ont fait le circuit est évidemment un résultat accidentel dont il n’y a pas lieu de tenir compte. Le crochet décrit ne peut avoir favorisé le retour ; mais il est certain aussi qu’il ne l’a pas contrarié.

La démonstration est suffisante. Ni les mouvements enchevêtrés d’une rotation comme je l’ai décrite ; ni l’obstacle de collines à franchir et de bois à traverser ; ni les embûches d’une voie qui s’avance, rétrograde et revient par un ample circuit, ne peuvent troubler les Chalicodomes dépaysés et les empêcher de revenir au nid. J’avais fait part à Ch. Darwin de mes premiers résultats négatifs, ceux de la rotation. S’attendant à un succès, il fut très surpris de l’échec. Ses pigeons, s’il avait eu le loisir de les expérimenter, se seraient comportés comme mes hyménoptères ; la rotation préalable ne les aurait pas troublés. Le problème exigeait une autre méthode, et voici ce qui me fut proposé :

« To place the insect within an induction coil, so as to disturb any magnetic or diamagnetic sensibility which it seems just possible that they may possess. »

Assimiler un animal à une aiguille aimantée et le soumettre à un courant d’induction pour troubler son magnétisme ou son diamagnétisme, me parut, je ne le cacherai pas, une idée singulière, digne d’une imagination aux abois. J’ai médiocre confiance dans notre physique lorsqu’elle prétend expliquer la vie ; cependant ma déférence pour l’illustre maître m’aurait fait recourir aux bobines d’induction si j’avais eu les appareils convenables. Mais, dans mon village, nulle ressource savante ; si je veux une étincelle électrique, j’en suis réduit à frotter une feuille de papier sur les genoux. Mon cabinet de physique est riche d’un aimant, et voilà tout. Cette pénurie connue, une autre méthode me fut soumise, plus simple que la première, et d’un résultat plus sûr, d’après Darwin lui-même :

« To make a very thin needle into a magnet : then breaking it into very short pieces, which would still be magnetic, and fastening one of these pieces with some cement on the thorax to the insects to be experimented on. I believe that such a little magnet, from its close proximity to the nervous system of the insect, would affect it more than would the terrestrial currents. »

L’idée persiste de faire de l’animal une sorte de barreau aimanté. Les courants terrestres le guident dans son retour au nid. C’est une boussole vivante qui, soustraite à l’action de la terre par le voisinage d’un aimant, ne pourra plus s’orienter. Avec un petit aimant fixé sur le thorax, parallèlement au système nerveux, et de plus grande influence que le magnétisme terrestre à cause de sa proximité, l’insecte perdra sa faculté de direction. En écrivant ces lignes, je m’abrite sous l’immense renom du savant instigateur de l’idée. Venant d’un humble, comme je le suis, cela ne paraîtrait pas sérieux. L’obscurité ne peut avoir de ces audaces théoriques.

L’expérience semble facile ; elle ne dépasse pas mes moyens d’action. Essayons-la. Par la friction avec mon barreau aimanté, je convertis en aimant une très fine aiguille, dont je garde seulement la partie la plus déliée, la pointe, sur une longueur de 5 à 6 millimètres. Ce fragment est un aimant complet : il attire, il repousse une autre aiguille aimantée et suspendue à un fil. Le moyen de le fixer sur le thorax de l’insecte est un peu embarrassant. Mon aide en ce moment, l’élève en pharmacie, met à contribution tous les agglutinatifs de son officine. Le meilleur est une sorte de sparadrap qu’il prépare exprès avec un tissu très fin. Il présente l’avantage de pouvoir être ramolli au fourneau de la pipe allumée quand viendra le moment d’opérer dans la campagne.

Je découpe dans ce sparadrap un petit carré proportionné au thorax de l’insecte, et j’engage la pointe aimantée dans quelques fils du tissu. Il suffit maintenant de ramollir un peu la glu et d’appliquer aussitôt l’objet sur le dos du Chalicodome, le tronçon d’aiguille étant dirigé suivant la longueur de l’insecte. D’autres appareils semblables sont préparés et leurs pôles reconnus, afin qu’il me soit loisible de diriger le pôle austral pour les uns vers la tête de l’animal, pour les autres vers l’extrémité opposée.

Avec mon aide, une répétition de la manœuvre est d’abord entreprise il convient de se faire un peu la main avant de tenter l’expérience au loin. D’ailleurs je tiens à reconnaître comment se comportera l’insecte sous le harnais magnétique. Je prends un Chalicodome travaillant à une cellule que je marque, et je le transporte dans mon cabinet, situé dans une autre aile de l’habitation. La machine aimantée est fixée sur le thorax, et l’insecte lâché. Aussitôt libre, l’hyménoptère se laisse choir et se roule, comme affolé, sur le parquet de l’appartement. Il reprend l’essor, se laisse retomber, tournoie sur les flancs, sur le dos, se heurte aux obstacles, bruit et se démène en des mouvements désespérés ; enfin, par la fenêtre ouverte, il fuit d’un élan impétueux.

Qu’est ceci ? L’aimant paraît agir d’une étrange façon sur le système nerveux de l’expérimenté ! Quel désordre ! quel affolement ! En perdant la tramontane sous l’influence de mes artifices, l’insecte était comme ahuri. Allons au nid, voir ce qui se passe. L’attente n’est pas longue : mon insecte revient, mais débarrassé de son attirail magnétique. Je le reconnais aux traces de glu que portent encore les poils du thorax. Il revient à sa cellule et reprend ses travaux.

Soupçonneux quand j’interroge l’inconnu, peu enclin à conclure avant d’avoir pesé le pour et le contre, je sens le doute me gagner au sujet de ce que je viens de voir. Est-ce bien l’influence magnétique qui vient de troubler si étrangement mon hyménoptère ? Lorsqu’il se démenait à outrance, s’escrimant des pattes et des ailes sur le parquet, lorsqu’il s’est enfui effaré, l’insecte subissait-il la domination de l’aimant fixé sur le thorax ? Mon engin aurait-il contrarié en son système nerveux l’influence directrice des courants terrestres ? Ou bien son affolement était-il le simple résultat d’un harnais insolite ? C’est à voir, et à l’instant.

Un autre appareil est fabriqué, mais muni d’un court fétu de paille à la place de l’aimant. L’insecte qui le porte sur le dos se roule à terre, tournoie, s’agite en désordre comme le premier, jusqu’à ce que la machine gênante soit détachée, emportant avec elle une partie de la toison du thorax. La paille produit les mêmes effets que l’aimant, c’est-à-dire que le magnétisme est hors de cause dans ce qui vient de se passer. Mon engin, dans les deux cas, est attirail incommode dont l’insecte cherche aussitôt à se débarrasser par tous les moyens à lui possibles. Attendre de lui des actes normaux tant qu’il portera sur le thorax un appareil, aimanté ou non, c’est vouloir étudier les mœurs régulières d’un chien qu’on aurait affolé en lui suspendant un vieux poêlon au bout de la queue. L’expérience de l’aimant est impraticable. Que donnerait-elle si l’animal s’y prêtait ? À mon avis, elle ne donnerait rien. Pour le retour au nid, un aimant n’aurait pas plus d’influence qu’un bout de paille.

  1. Il est si peu connu que j’ai fait grave erreur en m’occupant de lui dans le premier volume de ces Souvenirs. Sous ma dénomination erronée de Chalicodoma sicula, sont comprises en réalité deux espèces, l’une nidifiant dans nos habitations, en particulier sous les tuiles des hangars, l’autre nidifiant sur les rameaux des arbustes. La première espèce a reçu divers noms, qui sont, dans l’ordre de priorité : Chalicodoma pyrenaica Lep. (Megachile) ; Chalicodoma pyrrhopeza Gerstäcker ; Chalicodoma rufitarsis Giraud. Il est fâcheux que le nom ayant pour lui la priorité se prête au malentendu. J’hésite à qualifier de pyrénéen un insecte bien moins fréquent dans les Pyrénées que dans la région. Je l’appellerai Chalicodome des hangars. Ce nom est sans inconvénient aucun dans un livre où le lecteur préfère la clarté aux exigences de l’entomologie systématique. La seconde espèce, celle qui fait son nid sur les rameaux, est le Chalicodoma rufescens J. Pérez. Pour les mêmes motifs, je l’appellerai Chalicodome des arbustes. Je dois ces corrections à l’obligeance du savant professeur de Bordeaux, M. J. Pérez, si versé dans la connaissance des hyménoptères.