Souvenirs et Conversations du maréchal Canrobert

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Souvenirs et Conversations du maréchal Canrobert
Revue des Deux Mondes4e période, tome 147 (p. 283-312).
SOUVENIRS ET CONVERSATIONS
DU
MARÉCHAL CANROBERT[1]

LE LIEUTENANT CANROBERT EN 1830

J’ai eu l’honneur d’être en relations quotidiennes avec le Maréchal Canrobert, dans les dernières années de sa vie, et de recueillir de sa bouche une grande partie de ses souvenirs.

Voici comment il me racontait les événemens des journées de Juillet dont il avait été le témoin.


GERMAIN BAPST.


A la fin du printemps de 1830, mon régiment en garnison à Clermont-Ferrand reçut l’ordre de se rendre à Lyon. Nous y fûmes bien accueillis ; mais tout en y trouvant les agrémens qu’offre toujours une grande ville aux officiers, je n’en continuai pas moins à me conformer aux habitudes que comportait ma situation de fortune. Je n’allais guère dans le monde, je vivais toujours très modestement, consacrant mes loisirs à la lecture de l’histoire, sans regarder les journaux. Aussi étais-je assez ignorant des choses de la politique.

Je fus donc tout surpris lorsque arriva la nouvelle des Ordonnances et des premiers soulèvemens de Paris.

Le jour qui suivit, — c’était le 29 juillet, — les troupes ne furent pas consignées : officiers et soldats circulèrent librement dans la foule. Bien que la population se montrât assez surexcitée, il n’y eut ni rassemblement armé, ni cris séditieux. On discutait beaucoup, en attendant les nouvelles, car on ne savait pas quel serait le résultat de la lutte engagée entre l’armée et la population de Paris.

Il n’en fut pas de même le lendemain, quoiqu’on n’en sût pas davantage ; les courriers en effet avaient tous été arrêtés. Les boutiques se fermèrent, des attroupemens se formèrent dans les rues, et la troupe fut consignée. Le lieutenant-colonel Duhout arriva au quartier vers midi. Il prit immédiatement le commandement du régiment et nous mena sur la place des Terreaux, sous un soleil de plomb. C’est une des plus chaudes journées que j’aie eu à supporter. La place des Terreaux forme un immense carré bordé sur trois de ses faces par de hautes maisons et sur la quatrième par la masse des bâtimens de l’hôtel de ville. Durant la nuit et le matin, un certain nombre de compagnies de gardes nationaux, recrutés un peu partout, s’étaient constituées militairement. Lorsque nous arrivâmes sur la place, nous vîmes rangés tout contre l’hôtel de ville une centaine de ces gardes nationaux diversement accoutrés. Quelques-uns d’entre eux, appartenant à la bourgeoisie aisée, étaient encore en costume civil. Les (autres, d’anciens militaires, portaient leurs vieux uniformes ; il y en avait de toutes les armes : des hussards, des gendarmes, des dragons, des grenadiers, des cuirassiers. On eût dit des revenans, tant la mode avait changé. Un officier en demi-solde commandait cette troupe bizarre. Il était vêtu d’une longue redingote marron, coiffé d’un chapeau à larges bords, portait le ruban de la Légion d’honneur à la boutonnière et une épée à la main. J’entendis dire qu’il avait été capitaine de la garde impériale.

On nous forma en masse, face à l’hôtel de ville, derrière la garde nationale.

À ce moment la population était assez clairsemée sur la place. Les Lyonnais n’avaient, sans doute, pas perdu l’habitude de déjeuner, même en temps de révolution ! Mais peu à peu la foule augmente. Elle devient même si compacte vers trois heures que la circulation est rendue impossible sur la place et dans les rues avoisinantes. Il y a là des gens de toutes sortes, des ouvriers et des bourgeois, des femmes et des enfans. Le soleil terrible qui darde ses rayons sur leurs têtes ne semble pas les incommoder ; au contraire, son éclat donne à cette manifestation l’apparence d’une fête. Les fenêtres et les toits des maisons sont remplis de spectateurs. Pendant ce temps, le nombre des gardes nationaux s’est également accru : ils sont au moins quinze cents ou deux mille ; beaucoup de leurs officiers portent la Légion d’honneur, et je dois dire que leurs hommes leur obéissent assez bien.

Quant à nous, quoique salués souvent par des cris enthousiastes de « Vive la troupe ! Vive la ligne ! » nous n’étions pas dans une situation brillante. La foule s’était tellement rapprochée, que nous étions en quelque sorte ses prisonniers. Il nous eût été impossible de manœuvrer ou même de changer de position. Il eût suffi du moindre incident pour que le peuple, qui n’était point encore hostile, le devînt et se jetât sur nous. Nous n’aurions pu nous servir de nos armes, d’abord parce que nous manquions de place, et ensuite parce que nous n’aurions pas osé tirer sur des masses composées en majeure partie de femmes et d’enfans. Et puis, de toutes les fenêtres on nous aurait lancé mille projectiles improvisés, on nous aurait assommés à coups de pierres, de tuiles ou de meubles qui nous seraient tombés sur la tête drus comme grêle. Qu’un soldat maladroit, manquant de sang-froid, eût laissé partir son fusil, qu’un ordre eût été mal interprété par la foule, et certes, c’en était fait de nous !

Officiers et soldats comprenaient la gravité de la situation et, grâce, sans doute, à cette connaissance exacte du danger, ils gardèrent leur calme et conjurèrent la catastrophe.

Pour ne laisser aucun doute sur nos dispositions pacifiques, le lieutenant-colonel Duhout nous fait mettre l’arme au pied. Les heures s’écoulent et nous paraissent d’une longueur effrayante. De l’endroit où je suis, je distingue le portail de l’hôtel de ville : de deux à cinq heures, j’y vois entrer députations sur députations ; jusqu’à la porte, elles sont accompagnées par des gardes nationaux ; à l’intérieur, ce sont des gendarmes et de nos camarades du 10e qui les conduisent. Car tout l’hôtel de ville est plein de troupes : les délégués viennent justement en demander l’évacuation ; la police et le maintien de l’ordre seront confiés à la garde nationale. Ni le préfet, ni les généraux n’osent prendre une décision ; ils parlementent pour gagner du temps, sans toutefois opposer un refus catégorique.

Entre cinq et six heures, une immense clameur s’élève dans la foule ; de frénétiques applaudissemens partent de toutes les fenêtres. Les autorités ont cédé.

Je distingue alors un mouvement dans la garde nationale qui est devant nous. Le grand portail de l’hôtel de ville s’ouvre, et les soldats improvisés de la veille grimpent au galop l’escalier et pénètrent sous la voûte du portique. L’incertitude et l’angoisse qui nous étreignent disparaissent, la foule se disperse en chantant pour célébrer sa victoire, et nous rentrons dans nos quartiers.

Dans la nuit du 31 juillet au 1er août arrivent des diligences apportant des journaux et le courrier. Lyon apprend la victoire du peuple de Paris, le départ de Charles X, l’installation du gouvernement provisoire et l’adoption du drapeau tricolore. Dès lors les événemens se précipitent.

Immédiatement des délégués partent en chaise de poste pour aller chercher à Mâcon le vieux général Verdier qui y vit modestement depuis 1815. Le général, vivement pressé, consent à venir à Lyon prendre le commandement des troupes et de la garde nationale. Il endosse son vieil uniforme de général du premier empire, revêt le grand cordon de la Légion d’honneur que lui a donné Napoléon, et séance tenante part pour Lyon, où il arrive le lendemain soir.

Dès que la chute de Charles X est officiellement connue, on lève notre consigne et nous pouvons nous promener librement dans la ville. Le drapeau tricolore est hissé sur tous les monumens publics ; les hommes fixent des cocardes à leurs chapeaux, les femmes, des flots de rubans à leurs corsages. Dans la rue, des bourgeois offrent des insignes tricolores aux officiers et aux soldats. Ceux-ci n’ont reçu aucune instruction ; ils les acceptent, mais ils n’osent pas les arborer à leurs shakos. Le soir les colonels donnent l’ordre de les prendre.

D’autres nouvelles arrivent successivement : on apprend la nomination du duc d’Orléans à la lieutenance générale du Royaume.

A peine le général Verdier, accouru en chaise de poste, a-t-il touché barres à Lyon, qu’on lui fait passer en revue la garde nationale sur la place des Terreaux. Il y a environ 5 000 à 6 000 hommes, presque tous des bourgeois aisés : beaucoup sont vêtus d’un superbe uniforme composé d’un habit bleu à revers blancs et à passepoils rouges. A part les shakos qui ont remplacé les chapeaux, ce sont les mêmes uniformes que ceux de la garde nationale de 1789.

Les troupes de ligne n’ont pas été convoquées ; mais comme nous ne sommes pas consignés, nous assistons à la revue en spectateurs. Le général Verdier paraît d’abord au balcon de l’hôtel de ville, présente le drapeau tricolore qu’un officier tient à côté de lui et, s’adressant aux troupes massées sous ses yeux et au peuple qui se presse derrière elles, il s’exprime ainsi :

« Je suis heureux de revoir des officiers et des soldats français. Il y a bien longtemps que je suis privé de ce plaisir. J’ai cependant parcouru tous les pays de l’Europe à la tête des troupes françaises. Je suis content de revoir mes compagnons d’armes et d’avoir à les commander. »

Comme j’étais tout près de l’hôtel de ville, je vis très bien le général Verdier : il était assez grand, avec une toute petite tête ronde comme une pomme, le menton et le front fuyans. Il portait de larges favoris coupés ras, mais qui lui couvraient presque toute la figure.

Il avait l’uniforme des généraux du premier empire avec un énorme sabre à large poignée tout ornée et à fourreau doré. Beaucoup de nos camarades qui avaient connu le général Verdier me dirent que Bonaparte avait donné ce sabre à Kléber après la campagne de Syrie : à son tour Kléber l’avait offert à Verdier pour sa conduite héroïque à Héliopolis.

Le général Verdier avait été, en effet, un des compagnons de Bonaparte dans les campagnes d’Italie et de Syrie. Mais comme il était resté en demi-solde sous la Restauration, il avait perdu l’habitude de monter à cheval, et il n’était plus le fougueux soldat qui s’était distingué particulièrement à Arcole. Quand il fallut passer la revue, on lui présenta une monture de bel aspect, mais un peu irritable. Tout alla bien d’abord ; surpris toutefois par l’exécution d’un roulement de tambour, son cheval fit un saut de côté et le général Verdier tomba à terre. Sa tête toucha le sol ; il resta sans connaissance et on dut l’emporter.

Durant tous ces événemens, le général Paultre de Lamothe, gouverneur militaire de la ville, était resté à Lyon, refusant d’abandonner son commandement ; de sorte que, tout en adoptant les trois couleurs, aucun de nous ne s’était mis à la disposition du général Verdier, qui demeurait à la tête de la garde nationale seule. Mais un matin nous apprenons la démission du général Paultre de Lamothe qui a même quitté Lyon durant la nuit. Aussitôt tout le corps des officiers se rend à l’hôtel de ville pour se placer sous les ordres du général Verdier. Ce dernier nous fait un discours assez bien tourné pour nous remercier et nous apprendre qu’il aurait peu de temps l’honneur de nous commander. Dans la journée même, en effet, il attendait le général Bachelu, désigné par le nouveau gouvernement pour prendre le commandement des troupes de Lyon et des environs.

Le même soir, — c’est le 3 ou le 4 août 1830, — Bachelu arrivait à Lyon et le lendemain il nous passait en revue.

C’était encore un fort bel homme, une sorte de géant. A part le teint cuivré et les lèvres lippues, il ressemblait à Alexandre Dumas père. Il mesurait au moins deux mètres de haut, avait les épaules d’une carrure extraordinaire et une forêt de longs cheveux noirs presque crépus, avec des sourcils énormes.

Il avait été l’aide de camp du général Leclerc, le premier mari de la belle Pauline Bonaparte. Après la mort de Leclerc à Saint-Domingue, il avait accompagné sa veuve en France, et d’aucuns prétendaient même qu’il s’était chargé de la consoler. A Waterloo, c’était lui qui avait attaqué et emporté le bois d’Hougoumont. Il était privé de son grade depuis la Restauration et était parti de Paris sans prendre le temps de rien préparer ; aussi n’avait-il point d’uniforme, et à la revue qu’il passa, il portait une redingote, sans autre signe distinctif qu’une cocarde tricolore fixée à son chapeau haut de forme, à larges bords retroussés.

A cette revue du général Bachelu, me trouvant à côté du capitaine Amyot, je lui demandai, en entendant un air nouveau :

— Qu’est-ce que cet air-là ! Comme il est beau !

— Ah ! tu ne connais pas ça, petit, me dit-il, c’est la Marseillaise ! J’ignorais encore le fameux chant.

Avec tous ces bouleversemens, la population de Lyon n’était pas très calme ; on sentait déjà un souffle avant-coureur des troubles de 1831 et de 1834. Deux fois le mouvement populaire se termina d’une façon plutôt risible.

Il y avait, il y a même encore, sur la place Bellecour, une statue équestre de Louis XIV. Un beau matin, la foule surexcitée veut l’abattre ; on crie, on vocifère, on demande la mort de ce tyran de bronze. Soudain un professeur de gymnastique monte sur le piédestal, grimpe comme un chat après les jambes du cheval et plante entre les bras du Roi-Soleil un drapeau tricolore. La fureur du peuple fait place à des trépignemens de joie et à d’enthousiastes acclamations.

Un autre jour, on saisit des caisses qui arrivent du Piémont. « Ce sont des armes ! » crie la foule exaspérée, qui exige l’envoi de gardes nationaux et de soldats de la ligne pour s’en emparer. On apporte ces caisses à l’hôtel de ville, et on les ouvre devant le public amassé. La première pièce qu’on en retire est une vieille hallebarde du XVIe siècle. La foule murmure. « Ce sont, dit-elle, des armes envoyées pour nous combattre. » Mais après la hallebarde, on ne trouve plus que des pots cassés, étrusques ou autres, une masse d’antiquailles de Rome ou d’ailleurs. C’était une collection destinée à un musée ou à un amateur.

On se mit à rire de la méprise, et tout fut fini.

Une troisième fois, ce fut un peu plus grave, au moins pour moi.

Comme il n’y avait pas d’artillerie à Lyon, on m’avait chargé, en ma qualité d’ancien saint-cyrien, ‘ : apprendre à une compagnie de grenadiers la manœuvre du canon. J’allais donc de temps en temps à l’arsenal avec les grenadiers, et après l’exercice, je reconduisais mes hommes au quartier.

Deux ou trois jours après la révolution, comme je venais de donner l’ordre aux sous-officiers de ramener les grenadiers au quartier et que je rentrais seul par les quais de la Saône, j’aperçus un rassemblement assez considérable. Ceux qui le composent se jettent sur moi en criant : « A l’eau ! A l’eau ! A la Saône ! Ça lui apprendra à vouloir faire tirer le canon sur nous ! »

Ces hommes, tous à mine terrible, étaient furieux, et je sentis que, s’ils m’atteignaient, c’en était fait de moi. Car à coups de madrier ou en me jetant des pierres, ils m’eussent empêché de nager.

Je n’hésitai pas ; je fis demi-tour et je me mis à courir aussi vite que je le pouvais. Vous pouvez me croire ; s’il m’était égal d’être tué sur le champ de bataille, je ne tenais pas à être assassiné par une bande de sacripans.

J’avais alors des jambes de vingt ans, et, avec l’habitude de toutes les gymnastiques, j’étais fort agile. Un moment je me crus hors de danger. Je venais d’atteindre l’église Saint-Vincent, qui est entourée d’une forte grille. Je pensais passer de l’autre côté de la grille et la rabattre sur’ mes agresseurs avant qu’ils m’eussent rejoint ; mais, par malheur, et, sans doute, en prévision de troubles, la grille était fermée. J’eus alors un moment d’hésitation, presque un accès de désespoir. Devais-je me jeter à la Saône ou bien poursuivre ma course ? Ce second projet me parut préférable. J’étais en nage. Mais n’importe !… Mon courage renaît, et un peu plus loin je trouve une ruelle ; je m’y élance ; d’autres ruelles la coupent en tous sens ; je m’y enfonce en décrivant mille zigzags. Ceux qui me poursuivent perdent ma trace : ils ne me voient plus et ne savent plus de quel côté je suis allé. Je presse de plus en plus le pas et j’arrive dans les quartiers centraux du côté de l’hôtel de ville. J’entre au poste de garde du bâtiment ; je suis essoufflé, haletant, épuisé ; mais… sauvé ! L’officier qui commandait la garde me fait donner à boire, et je rentre chez moi me remettre de mes émotions.

La mort a été peut-être en cent occasions plus près de m’atteindre ; je ne l’ai jamais sentie si proche !

De même que dans la population, il régnait dans les régimens une certaine fermentation. A l’exemple des généraux, quelques officiers avaient donné leur démission, pour ne pas servir le nouveau gouvernement.

Parmi eux était le colonel de Rougé ; il était fort aimé, et son départ attrista tous les officiers. Nous vînmes le supplier de rester ; mais il demeura inébranlable et, tous, nous pleurâmes en lui faisant nos adieux. Avec lui partirent plusieurs autres officiers, ainsi que notre aumônier. Au lendemain de la proclamation de Louis-Philippe, il refusa d’entonner à la messe le Salvum fac Regem. Le général Bachelu ne voulut pas admettre cette attitude, et il le fit immédiatement réformer.

Toutefois, s’il y avait de nombreux démissionnaires, il y avait plus encore d’officiers qui demandaient des emplois ; les bureaux du ministère de la Guerre étaient assaillis de pétitions.

Tous les officiers en demi-solde, ou ceux qui avaient été retraités ou mis en réforme pour des raisons d’ailleurs étrangères à la politique, réclamaient des places avec de l’avancement, faisant valoir qu’ils avaient souffert pour le triomphe de la cause actuellement, victorieuse. Presque tous les officiers de valeur, d’abord mis en demi-solde au lendemain des Cent-Jours, avaient été réintégrés dans leurs postes. On n’avait guère laissé dans leurs foyers que les incapables, les impotens, les goutteux, tous les faibles de corps, d’esprit et de moral ; aussi les choix faits pour remplacer les officiers qui partaient furent-ils tout à fait déplorables et contribuèrent-ils beaucoup à la désorganisation des corps de troupes. Ils firent naître des insurrections dans nombre de régimens et détruisirent pendant quelque temps toute discipline. Certains généraux rappelés à de nouveaux commandemens ne crurent pas, dans l’intérêt du gouvernement, devoir réprimer vigoureusement les tentatives de rébellion. Or ne pas sévir, c’était encourager l’insubordination.

Aussi, voyant le désordre et le mépris des règlemens venir de haut, voyant des officiers obtenir des grades sans les avoir mérités, dans beaucoup de régimens, les sous-officiers se soulevèrent, chassèrent leurs officiers, et firent contre eux au ministre des dénonciations auxquelles, malheureusement, on ajouta souvent foi, sans les examiner suffisamment.

Le désordre régnait donc un peu partout. Au 47e, toutefois, les choses se passèrent avec plus de calme, parce que l’ensemble des cadres était resté en place, et qu’on n’y plaisantait pas sur la discipline. Cependant il fallut tout l’ascendant des anciens officiers de l’Empire pour maintenir l’ordre : ils durent même user quelquefois d’argumens frappans pour y parvenir.

Une habitude voulait qu’à l’appel, les hommes apportassent un objet d’équipement, que le capitaine visitait afin de voir s’il était en bon état.

Le jour où l’on devait présenter les chaussures, les soldats se donnent le mot, et descendent des chambres sans rien apporter. Le capitaine Moussoux, une sorte d’Hercule qui s’était distingué dans les guerres d’Espagne, était justement de semaine. Voyant cela, Moussoux crie simplement aux hommes : « Par le flanc droit, marche ! Dans les chambres, et descendez les souliers. » Personne ne bouge… Le capitaine s’avance sur la première file, — on était alors sur trois rangs de profondeur, — : « Première file, s’écrie-t-il, par le flanc droit. » Personne ne bouge. Alors, de trois coups de poing, il fait rouler à terre les trois hommes. « Deuxième file, par le flanc droit. » Même immobilité. Trois nouveaux coups de poing envoient rouler à terre les trois hommes de la seconde file. Jugeant la leçon suffisante, il commande alors : « Division ! par le flanc droit ! » et cette fois tout le monde va chercher les souliers. La revue se passe, et depuis ce jour, personne ne songe plus à désobéir.

Les officiers en demi-solde envoyés pour remplacer les démissionnaires s’appelaient les « rentrans à la bouillotte. » Parmi eux se trouvait notre nouveau chef, le colonel Ruelle : il se présenta à nous avec ses épaulettes de Waterloo, dont la forme écrasée, toute surannée, étonnait les regards. On eût pris ce gros homme pour un revenant s’il n’eût eu sa face réjouie et son ventre obèse. C’était un brave soldat, mais borné et ignorant. Il ne savait même pas les commandemens, et il ne serait certes pas rentré au service sans sa femme, fort adroite et intrigante ; elle voulait même le faire nommer maréchal de camp tout de suite ; elle y réussit deux ans plus tard.

Cet homme qui, après quinze ans d’inactivité, se présentait avec ses épaulettes de Waterloo, devait forcément nous parler de cette bataille, et de toutes ses harangues, je n’ai guère retenu que l’anecdote suivante dont il avait été le témoin. Il était, en 1815, colonel sous les ordres du général Durutte, qui était borgne. Au dernier moment de la bataille, les Prussiens menaçant de déborder l’armée française, le général réunit les officiers et les soldats qu’il avait sous la main et les ramène en avant pour arrêter l’élan de la cavalerie prussienne ; mais les hussards ennemis entourent Durutte, l’un d’eux court sur lui, et d’un coup de sabre lui abat net le poignet qui tombe à terre.

Il nous racontait encore avoir vu Napoléon rencontrer, le lendemain de la bataille de Ligny, un blessé prussien horriblement mutilé. Il s’était arrêté, avait fait appeler un paysan belge, et avait entamé avec lui le dialogue suivant :

« Crois-tu à l’enfer ? — Oui ! — Eh bien, je te promets que tu y souffriras les tortures les plus horribles, si tu ne soignes pas ce blessé que je te confie. Emporte-le et rappelle-toi mes paroles ! »

Notre lieutenant-colonel Duhout, officier de valeur, autrefois aide de camp du maréchal Bertrand, fut remplacé à la même époque par le colonel Locqueneux, également officier de mérite, blessé sous les yeux de l’Empereur à Iéna, à Eylau et à Wagram. Le maréchal Lobau faisait grand cas de lui ; il l’avait à ses côtés quand, suivi des grenadiers du 17e de ligne, il passa en 1809, sous la mitraille et la mousqueterie la plus terrible, le pont de Landshut. Dans une autre affaire, avec une compagnie de voltigeurs, Locqueneux prit six pièces de canon aux Autrichiens.

Grand et mince, il lui manquait tout le bas de la figure. A Wagram, un caisson avait éclaté auprès de lui et lui avait enlevé le menton. Sans cela ses traits eussent été assez réguliers et sa physionomie assez agréable.

On nous gratifia aussi d’un vieux capitaine titulaire de ce grade depuis 1810. Il se nommait de Roth et était originaire de la province de Fulde. Entré au service en qualité de cadet du contingent de cette principauté avant 1800, il avait successivement appartenu aux armées hollandaise, westphalienne et hanovrienne.

Comment était-il devenu Français ? je l’ignore. Toujours est-il qu’il était licencié depuis Waterloo. Il nous quitta du reste bientôt ; car aussitôt après son arrivée, on l’envoya comme chef de bataillon en Afrique ; il avait surtout fait les campagnes d’Espagne et de Portugal.

On nous affubla encore d’un Portugais. Celui-là, il est vrai, méritait bien de rentrer dans l’armée française ; car, à l’encontre de ses compatriotes qui nous avaient fait une guerre si terrible durant l’Empire, il avait suivi le marquis d’Alorna dans une légion à la solde de la France. Dès 1808, il avait quitté son pays et s’était battu en Italie et en Allemagne ; il avait fait toute la campagne de Russie, et en sa qualité d’homme du Midi, il avait mieux supporté que les Allemands les rigueurs des climats du Nord.

Je me souviens aussi d’un nommé Garavel, un vieux soldat de la garde impériale, blessé à Friedland, à Wagram et à la Moskowa. Mis en réforme à la Restauration, il avait fait partie de toutes les sociétés secrètes possibles : des carbonari ; de la société « Aide-toi le ciel t’aidera ! » ; de celle des Droits de l’Homme, etc.. Aussi le maréchal de Castellane, qui était grand seigneur jusqu’au bout des ongles, ne pouvait-il souffrir ce vieux conspirateur, qu’il appelait toujours : « le Carbonaro ».

Il y en avait enfin un plus curieux que tous les autres, du nom de Lobrot. C’était un vieux débris des guerres de l’Empire, fort commun, borné, mais un héroïque soldat. Il avait reçu pas mal de blessures dont l’une lui traversait la figure en biais ; c’était un horrible coup de sabre attrapé à Gratz, dans la fameuse affaire où le 84e de ligne, commandé par Gambin, avait repoussé vingt mille Autrichiens. Quoique Napoléon eût généreusement récompensé le 84e après ce fait d’armes ; quoiqu’il eût ordonné de faire inscrire sur le drapeau du régiment : « Un contre dix » ; quoiqu’il eût nommé le colonel Gambin commandeur de la Légion d’honneur, général et comte de l’Empire, ce pauvre Lobrot, alors sergent, malgré ses terribles blessures, avait été oublié. Après avoir servi comme sous-lieutenant jusqu’à Waterloo, il avait été licencié en 1816. Durant la Restauration, n’ayant aucune ressource, il avait été garde-chasse. De jeunes officiers sortant de Saint-Cyr s’amusaient beaucoup d’une phrase qu’il avait dite dans un bal à une jeune fille. Comme il la reconduisait à sa place, après l’avoir fait danser : « Vous en avez t’y une belle paire d’z’yeux ! » s’était-il écrié.

Quant au brave colonel Gambin, ce brillant et héroïque soldat, je le vis en 1833, à Marseille, lorsque nous nous rendions à Montpellier. Il y vivait en retraite. Je me promenai avec un camarade sur le port ; on me le montra assis sur un banc avec sa femme. Il était bien difficile de reconnaître le héros de Gratz dans ce vieillard rabougri, tout ratatiné, greloteux et minable, avec sa femme, une petite vieille aussi, dont la figure était encadrée sous un énorme capuchon, et qui portait au bras un grand cabas. On eût dit un couple de portiers qui venait se chauffer au soleil après avoir vaqué toute la journée aux soins de l’immeuble confié à leur garde.

La fermentation commençait à se calmer à Lyon dans la population et dans la garnison, lorsque nous apprîmes qu’on se battait à Nîmes. Trestaillon et les pires suppôts de la Terreur Blanche s’étaient, disait-on, soulevés et venaient de cerner le 36e de ligne dans les arènes ; ils massacraient les soldats aux cris de : Vive Charles X ! On envoie d’abord le 10e de ligne ; ce régiment, avant de partir, touche cinq cartouches par homme : c’est tout ce qu’il y a de munitions dans l’arsenal de Lyon. Le lendemain les nouvelles deviennent encore plus mauvaises. Le général envoie par bateaux deux bataillons du 47e au secours du 10e.

De grand matin nous partons, chargés de tous nos bagages ; nous nous rendons au quai de la Mulatière où sont alignés des chalands ; on nous y entasse, officiers, soldats, sacs, fusils, comme des ballots. Malgré l’heure matinale, la population est accourue en masse, et la garde nationale en armes est aussi venue nous faire cortège ; au moment où le signal du départ est donné, l’émotion des assistans est à son comble : on nous tend les bras ; on fait pour nous les vœux les plus ardens ; l’enthousiasme est indescriptible. Des hourras frénétiques et des discours se croisent en tous sens.

Le premier soir, nous allons coucher à Tournon ; le deuxième, à Valence, et le troisième, à Avignon.

Pendant les deux premiers jours, notre flottille, objet de la curiosité des riverains, excitait chez eux des manifestations sympathiques autant que bruyantes, mais au-dessous de Valence, ces démonstrations populaires s’attiédirent peu à peu et enfin cessèrent. Cela choqua les soldats ; et ils trouvèrent charmant de faire arrêter les bateaux devant chaque village ou chaque bourg dont le clocher n’était pas surmonté du drapeau tricolore, pour intimer aux autorités l’ordre de le déployer ; la chose, bien entendu, ne se passait pas sans fêter par quelques rasades l’apparition des couleurs nationales.

Cependant nous n’eûmes pas de graves événemens à déplorer. Il n’en fut pas de même dans le régiment qui nous précédait ; un des bateaux était commandé par trois officiers d’opinions exaltées. Ils soulevèrent leurs troupes, leur firent proclamer la République et jurer de la faire reconnaître à la mairie d’Avignon, lors de leur débarquement. Le colonel dudit régiment arriva à temps et ne laissa pas les officiers accomplir leur dessein. Il les appela sans rien laisser soupçonner, et les fit arrêter et garder par des grenadiers ; cette tentative d’embauchage n’eut pas d’autres suites ; les officiers furent renvoyés dans leurs foyers.

On voit par-là combien les esprits avaient, à ce moment, perdu le sens réel des choses.

Enfin nous arrivons à Avignon. Nos chalands abordent à un quai non loin du fameux pont de Saint-Benezet, au pied du rocher des Doms. On nous montra là l’endroit où avait été jeté le corps du maréchal Brune après son assassinat, et un batelier nous raconta à ce propos qu’un invalide d’Avignon avait suivi la foule, attendant sa dispersion ; une fois seul et sûr de n’être pas vu, il était monté dans un bachot, avait recueilli le corps du maréchal et avait été l’ensevelir en secret.

Quand nous quittons le quai pour pénétrer dans la ville, l’accueil est froid, toutes les physionomies sont renfrognées ; les officiers et les soldats qui circulent seuls sont insultés, menacés, et déjà, pour répondre à ces provocations, on parlait dans les rangs de rappeler aux habitans d’Avignon qu’ils n’avaient pas encore été punis de leur participation à l’assassinat du maréchal Brune.

Nous étions à ce moment sur la place du Palais-des-Papes, et les commentaires allaient grand train, lorsque des gendarmes, arrivant au galop, apportèrent des plis qui annonçaient que tout était redevenu calme dans le Gard et dans le Vaucluse. Cette nouvelle rendit à la fois les Avignonnais moins rébarbatifs et nous plus tranquilles. En même temps on nous annonçait que nous repartirions le soir. Avec plusieurs camarades, nous montâmes sur le rocher des Doms, d’où l’on jouit d’un admirable panorama. C’était par un chaud soleil de septembre. Villeneuve-les-Avignon m’apparut comme un avant-goût de l’Orient, avec ses murailles et ses tours antiques brûlées par le mistral et le soleil, sa campagne aride où l’herbe et les arbres sont rares, tandis qu’au premier plan le Rhône serpente, gigantesque, au milieu de la verdure qui croît sur ses bords. Je me crus dans un pays lointain, dans une contrée des Mille et une Nuits.

Notre retour à Lyon fut une sorte de triomphe ; les gardes nationaux arrivaient en masse au-devant de nous, nous accablaient d’embrassades, et ce fut pêle-mêle, bras dessus bras dessous, que nous rentrâmes dans la grande ville.

Cette course sur le Rhône amenait le maréchal à faire une observation intéressante :

Rien n’effraie le soldat comme la guerre civile. J’ai assisté à plus de cinquante combats et à dix batailles rangées ; j’ai vu des troupes littéralement écharpées ; le lendemain les survivans étaient prêts à recommencer l’action, avec plus d’ardeur encore que la veille.

Dans la guerre civile, au contraire, tout est crainte pour le soldat. Il ne sait si la cause qu’il défend sera victorieuse, et peut-être devra-t-il, demain, obéissance aux insurgés d’aujourd’hui. D’une autre part, il considère la guerre civile comme une guerre de trahison. Les coups de fusil partent des soupiraux, on massacre les prisonniers innocens après leur avoir fait endurer les plus cruelles souffrances. Un manque de sang-froid, de raisonnement, amène tout de suite les troupes à deux états d’âme très différens : ou bien c’est l’exaltation, la colère, le désir de venger leurs camarades qui les animent ; ou bien, au contraire, elles se laissent aller à un sentiment d’inquiétude qui se manifeste par un manque d’énergie, une absence de confiance qui va quelquefois jusqu’à l’abandon des postes, la désobéissance et la panique.

A Avignon, nous étions animés du premier de ces sentimens. A Nîmes, c’était le contraire. Les troupes et les autorités y étaient restées inquiètes, sans énergie suffisante. Officiers et soldats ignoraient si le roi Charles X n’allait pas revenir ; beaucoup de chefs hésitaient sur leur devoir. Un seul fait donnera idée du désordre : le régiment suisse en garnison dans cette ville était sur le point d’être renvoyé, dans son pays ; eh bien, il avait arboré le drapeau tricolore, et les troupes françaises, au contraire, conservaient la cocarde et le drapeau blancs avec des fleurs de lis au shako. Et depuis un mois Louis-Philippe était roi !

La situation se compliquait, en outre, du souvenir des massacres de 1815, resté vivace dans la population et dans la garnison de la ville. Les habitans en parlaient sans cesse et, nous autres, nouveaux venus dans le Midi, nous en apprîmes seulement à Avignon les particularités. Ces récits n’étaient pas faits pour calmer nos hommes.

Voici ce qui s’était passé après Waterloo. Des bandes sous la direction de Trestaillon avaient assiégé la caserne de Nîmes où était le dépôt du 13e de ligne. Ce détachement, fidèle au devoir, s’était défendu. Mais bientôt privés d’eau et de nourriture, les chefs offrirent de se rendre si on leur promettait la vie de leurs hommes.

Des délégués de la populace prennent l’engagement demandé.

Les officiers font alors ouvrir les portes de la caserne ; les soldats sortent, donnent leurs fusils, mais à peine sont-ils désarmés que Trestaillon et sa bande se jettent sur eux et les massacrent ; d’autres suivent, on les tue ; les derniers, voyant ce qui se passe, sautent par les fenêtres de derrière, mais partout des égorgeurs sont postés et courent après les officiers et les soldats. C’est une boucherie épouvantable dans chaque rue, dans chaque carrefour. Non seulement on tue, mais on coupe les hommes par morceaux, on leur arrache les chairs et les membres, et l’on prétendait encore en 1830 que certains fanatiques s’étaient vantés d’avoir goûté à ces lambeaux humains.

Depuis, chaque fois que le 13e de ligne a eu à faire étape à Nîmes, le régiment, en signe de deuil, a contourné la ville sans y entrer et a doublé l’étape pour n’y pas loger. On comprend si, en 1830, ces souvenirs redoublaient d’intensité dans les esprits.

En 1851, lorsque j’eus à commander une brigade à Paris, je constatai la même situation morale chez le soldat.

Les journées de Juin dataient de la veille. Chacun en parlait encore, et les hommes craignaient les barricades, les coups de feu partant des caves ou des lucarnes, les attaques par derrière ou bien les propositions des parlementaires suivies de décharges meurtrières, aussitôt les pourparlers commencés.

Cet état d’esprit fut la cause réelle de la panique meurtrière des boulevards dont on a tant parlé et sur laquelle on a répandu tant d’erreurs.

Heureusement on en fut quitte pour la crainte à Nîmes en 1830.

Le nouveau gouvernement avait nommé, entre temps, des généraux inspecteurs, ou plutôt des commissaires spéciaux chargés d’épurer les corps de troupes au point de vue des principes politiques.

Le général de Castellane, pair de France, avait été chargé de l’inspection de Lyon et des pays avoisinans. Nous le trouvâmes déjà en fonctions à notre retour. Il était surtout connu comme un des généraux les plus inflexibles sur les questions de règlement. Il secouait son monde comme personne. On racontait qu’étant colonel d’un régiment de cavalerie, sous la Restauration, il faisait faire des manœuvres extraordinaires à ses hommes. Un jour de forte chaleur, il leur avait fait traverser une rivière aux eaux rapides et froides, l’Allier, je crois. Un grand nombre de chevaux s’étaient noyés et les autres avaient attrapé des fluxions de poitrine. Il en était résulté une perte d’une centaine de chevaux pour le régiment. Le ministre de la Guerre l’avait obligé, disait-on, à les remplacer de ses deniers personnels.

Grand seigneur, fort original, les épaules très hautes et carrées, le cou planté en avant, l’air dégingandé, il avait pris l’habitude d’imiter le Grand Frédéric, auquel il ressemblait d’ailleurs, en s’habillant et en se coiffant comme lui, et en ne se montrant jamais qu’en grande tenue avec un chapeau en bataille légèrement de travers.

Il avait aussi la coutume de se livrer à de véritables inquisitions vis-à-vis de ses subordonnés. C’est lui qui avait inventé, au moment des inspections générales, ce qu’on a appelé depuis la « confession ». Il appelait chaque officier en particulier et lui posait une foule de questions sur sa vie intime, sur ses parens, ses grands-parens, ses relations, sa situation de fortune, etc. En un mot, il lui faisait subir un interrogatoire qui ressemblait à une véritable confession.

Dès son arrivée à Lyon, le comte de Castellane nous interrogea chacun en particulier. Mon tour venu, je me rendis chez lui ; c’était la première fois que je le voyais. Depuis j’ai souvent eu l’occasion de le rencontrer ; il se lia même avec moi d’une telle amitié qu’à sa mort il me laissa son bâton de maréchal, sa ceinture d’ordonnance, et le portrait de Lassalle que j’ai dans mon cabinet.

Après cela, il est inutile de vous dire que le général fut satisfait de mes réponses.

Le général de Castellane raffermit la discipline. Puis il profita de ses pouvoirs extraordinaires pour faire mettre à la retraite plusieurs de nos camarades tout à fait impotens. Car il aimait les jeunes ; il avait horreur des vieux cadres ; et il ne tint pas à lui que les « rentrans à la bouillotte » ne fussent immédiatement renvoyés dans leurs foyers.

Malgré la révolution, Louis-Philippe ne se sentait pas très assuré sur son trône : adroit et éclairé, il chercha dès le premier jour à cajoler les classes moyennes qui l’avaient appelé au pouvoir et à calmer les classes populaires déjà alléchées par le succès de la révolution de Juillet et fort désireuses de la pousser plus loin.

Il décida donc d’envoyer son fils aîné, le Duc d’Orléans, en province, pour distribuer des drapeaux tricolores à la garde nationale, lui parler et la gagner au nouveau gouvernement.

Le Duc d’Orléans était bien jeune encore ; mais grâce à ses qualités séductrices bien connues, il réussit fort bien dans sa mission.

Loin de voyager en prince, il refusa les escortes : au lieu de descendre dans les préfectures ou les palais, il logea dans les hôtelleries des villes où il séjournait.

La veille ou l’avant-veille de son arrivée à Lyon, le prince s’était arrêté à Clermont-Ferrand. Le général Petit, celui « des adieux de Fontainebleau », y commandait. Il présenta lui-même au Duc d’Orléans les députations de la garde nationale. Par une rencontre singulière, l’officier qui reçut des mains du prince le nouveau drapeau était le lieutenant Forty, l’ancien porte-drapeau des grenadiers de la vieille garde, celui même qui tenait l’aigle que Napoléon embrassa dans la cour du Cheval-Blanc de Fontainebleau en quittant sa garde. Horace Vernet l’a représenté abaissant le drapeau devant l’Empereur d’une main tandis que de l’autre il essuie ses larmes.

Le lendemain le Duc d’Orléans arrivait à Lyon, accompagné de Marcel lin de Marbot, nommé depuis peu général.

Il descendit à l’hôtel de l’Europe, quai de la Saône, d’où l’on jouit mieux que partout ailleurs du merveilleux panorama de Four vi ères.

Mon régiment venait de quitter la ville pour aller tenir garnison dans le nord ; moi, je devais séjourner plusieurs jours encore à Lyon, afin de remettre au régiment qui nous remplaçait les consignes et les casernemens. J’assistai donc à la visite que fit le prince royal à la seconde ville de France.

L’enthousiasme fut très grand : il se traduisit d’abord par une foule de banquets en l’honneur du fils du roi et par la publication de nombreuses chansons, dont l’une, exaltant les vertus du jeune prince, était intitulée le Premier canonnier de France.

Lyon comptait, comme je l’ai dit, un grand nombre d’officiers et de soldats de l’Empire ; ils s’étaient enrôlés dans la garde nationale et avaient constitué des bataillons manœuvrant avec précision. Pour paraître encore plus belle sous les armes, la garde nationale de Lyon avait adopté les habits bleus de la garde impériale, à larges revers blancs sur la poitrine.

Depuis l’arrivée du Duc d’Orléans, la ville de Lyon s’était transformée en un véritable atelier de tailleur. Partout on faisait des habits de gardes nationaux. Tous les ouvriers devaient veiller sans désemparer pour arriver à confectionner l’habillement de plus de vingt mille hommes. Car tous voulaient paraître avec leurs atours à la grande revue qui allait être passée.

Le Duc d’Orléans, charmant jeune homme imberbe, avec ses jolis cheveux formant frisons de chaque côté des tempes, ressemblait alors à une femme ; il portait l’uniforme et les épaulettes de laine rouge d’artilleur de la garde nationale. Cet uniforme, très populaire chez les bourgeois, produisit sur la population lyonnaise le meilleur effet, et il fut pour beaucoup dans l’accueil sympathique fait au Duc d’Orléans.

Dès son arrivée, le prince reçut les députations et les autorités ; il visita les hôpitaux et les établissemens divers. Puis il passa en revue trente mille gardes nationaux. Pour la revue, le prince avait quitté son uniforme de soldat-citoyen et revêtu celui de colonel du régiment de hussards dont il était commandant. Le haut shako rouge à aigrette blanche, le spencer et la pelisse à tresses d’argent, serrant sa taille svelte et souple, lui seyaient à ravir.

Après avoir passé devant les lignes de la garde nationale, le prince, accompagné de Marbot et du général Bachelu, monta sur une estrade dressée à cet effet pour remettre à la députation de chaque légion son drapeau. Au moment où cette cérémonie allait commencer, un voltigeur de la garde nationale fend la foule, s’avance, un papier à la main, (jusque devant le prince et se met à lui lire son élucubration.

La révolution et l’état d’esprit qui régnaient avaient tellement fait perdre la notion des convenances et de la discipline qu’il ne se trouva personne, ni un général, ni une sentinelle, pour empêcher ce personnage de se transformer de sa propre autorité en orateur officiel.

Ce voltigeur n’était autre que le professeur de gymnastique que j’avais vu quelques jours auparavant escalader la statue de Louis XIV pour y accrocher un drapeau tricolore : il s’appelait Couturier.

Après avoir rappelé cet exploit, il par la du drapeau tricolore et termina par ces mots : « Si l’ennemi vient nous attaquer, prince, soyez notre Léonidas ; ces nouveaux étendards seront nos Thermopyles ! »

Le Duc d’Orléans le remercia aimablement et répondit non sans esprit : « Soyons les soldats de Léonidas et des Thermopyles ; seulement….. revenons vainqueurs ! »

Le lendemain, le prince partit pour Grenoble. La prolongation de mon séjour à Lyon m’avait aussi fourni l’occasion de voir pour la première fois un chef militaire avec lequel j’ai eu depuis de nombreuses et bonnes relations. C’était le futur maréchal Magnan, alors colonel du 49e de ligne ; il rentrait d’Afrique, précédant son régiment, et montrait à nos yeux étonnés des armes turques et des queues de pachas qu’il rapportait de notre nouvelle conquête. La superbe attitude, la haute taille et la parole énergique du colonel Magnan, encore jeune, impressionnaient au plus haut degré les personnes qui l’écoutaient.

Je rejoignis mon régiment alors en route pour Thionville. Dans cette région le général Roguet, l’ancien colonel commandant les grenadiers à pied de la vieille garde, avait été, comme Castellane, commissaire inspecteur, et il était resté légendaire, parmi les troupes de l’Est, à cause de ses manières plutôt originales.

La première fois qu’il se présenta aux troupes de Metz, il leur adressa en toulousain le discours suivant : « Le peuple, il vient de remporter une victoire contre la royauté ; désormais plus de passe-droits, plus de faveurs, plus de titres. C’est moi, le comte Roguet, qui vous l’annonce. »

Puis, appelant séance tenante un colonel, il lui demande si le jeune Un tel n’est pas dans son régiment.

— Oui, mon général.

— Comment sert-il ?

— J’ai le regret de dire qu’il n’est ni très zélé, ni très instruit.

— Ça ne fait rien. Il faut le proposer pour l’avancement. C’était ce même général Roguet qui, voyant un jour, dans une grande bataille, un piquet de gendarmes d’élite attachés au quartier impérial, demanda :

— Que font là ces magistrats ?

Nous voyagions par étapes, et le temps, presque toujours mauvais, nous mettait à des épreuves d’autant plus pénibles que le froid était plus vif et contrastait davantage avec ce chaud soleil que nous quittions à peine ; je pris la fièvre à Langres ; elle ne m’abandonna qu’à Thionville.

Cette place, sise sur la rive gauche de la Moselle, avec une tête de pont fortifiée à la Cormontaigne, a joué plusieurs fois un rôle dans les anciennes guerres de la monarchie française et de la République. Ses fortifications, trop étendues pour l’exiguïté de sa partie bâtie, lui donnent un aspect triste qu’augmentaient encore les brouillards de décembre, lorsque nous arrivâmes.

Je m’y serais fort ennuyé si, dès le commencement de 1831, notre régiment, qui comptait à peine onze cents hommes, n’eût tout à coup été porté à un effectif presque triple.

La révolution de Juillet avait, je vous l’ai dit, excité les haines des puissances continentales. Toutes, se rappelant l’expansion de la France à sa première révolution, se préparaient, soit à se préserver de nos coups, soit à venir étouffer chez nous ces principes attentatoires aux trônes. A l’exemple de ses voisins, la France s’armait : deux classes entières furent appelées sous les drapeaux et les enrôlemens volontaires furent encouragés. L’instruction fut poussée avec une ardeur telle que, les journées ne paraissant pas y suffire, on exerçait encore pendant la nuit les conscrits dans les chambres, dans les corridors, dans les manèges, à la lueur des flambeaux et des lanternes. Je me remémore avec plaisir l’enthousiasme de cette époque, où chacun de nous voyait pour récompense à ses peines des occasions prochaines d’acquérir de la gloire.

La guerre me paraissait tellement imminente que je ne m’occupais que d’elle. Le temps que je ne passais pas à la caserne et aux manœuvres, je l’employais à étudier les campagnes de la République et de l’Empire ; je fréquentais les vieux officiers qui y avaient pris part, je leur faisais raconter les épisodes les plus saillans et leur demandais de m’édifier sur la valeur des divers modes d’action de l’infanterie, de l’artillerie et de la cavalerie : cette étude devint pour moi une passion absorbante et j’y consacrai tous mes loisirs.

Comme l’on discutait un jour sur les avantages de la formation sur deux ou trois rangs, le vieil Amyot, un de nos capitaines, répondit : « Parbleu ! c’est simple : nous, nous commencions sur trois rangs… pour être sur deux à la fin de la bataille. »

Par suite de l’accroissement de sa garnison, Thionville était devenue trop petite pour la contenir : aussi lorsque l’instruction des bataillons fut suffisamment ébauchée, on en dispersa un dans les villages environnans. Je fus détaché avec la section de voltigeurs que je commandais comme sous-lieutenant, à quelques lieues de la place, dans un méchant hameau du nom d’Hayange ; il était connu dans le pays sous le nom de pauvre village, tant il offrait peu de ressources.

J’étais seul officier et j’avais été logé chez un vieux paysan, dont je fus contraint de partager la table et la chambre. Outre sa femme âgée, ce brave homme avait auprès de lui quatre ou cinq enfans déjà grands. Nous mangions tous ensemble et notre repas du matin comme celui du soir se composait invariablement d’un plat de choucroute, servie dans un grand vase en terre ; chacun de nous avait sa cuiller de fer ou de bois, et attaquait la partie qui était devant lui. Tant que la choucroute, fortement tassée, se maintenait ferme par sa cohésion, je pouvais n’entamer qu’une partie intacte, et mon appétit de vingt ans y trouvait encore son compte ; mais dès que l’échafaudage venait à s’effondrer, je ne me sentais plus la force de continuer à puiser à la source où les autres convives plongeaient leurs cuillers, et je restais sourd aux instances de mes bons hôtes ; car, ne pouvant me supposer délicat, ils me croyaient malade.

Tandis que je passais mon temps à me distraire par l’étude et par l’exploration du pays, je reçus la visite du sous-lieutenant de Laubespin, alors à l’Ecole d’Etat-major, envoyé pour lever la carte de cette partie de la France. Je le connaissais déjà, car son grand-père, le marquis de Tracy, colonel de Penthièvre-Infanterie, avait eu sous ses ordres mon père et mes oncles Certain et de Verdal. Je l’avais déjà rencontré à Paris, quand j’étais candidat à Saint-Cyr et lui à l’Ecole Polytechnique. C’était un homme excessivement doux, aimable et bienveillant. Grand, distingué, il avait dû avec sa jolie figure aux yeux clairs et doux, inspirer bien des passions ! En voici une, entre autres, qui marqua dans sa vie. Vers 1840, il était aide de camp du général Rodolphe de la Tour-Maubourg. Choyé dans le monde, il avait ses grandes et ses petites entrées aux Tuileries : il y réussissait autant par son tact et ses manières que par son physique. Il eut l’occasion d’y danser avec la fille du roi, la princesse Clémentine, alors fort jolie brune aux yeux bleus, pleine d’esprit et de grâce, qui s’éprit de lui. Le roi et la reine s’aperçurent de la chose. On ne perdit pas une seconde. Le lendemain matin, le capitaine de Laubespin, appelé au ministère de la Guerre, était expédié en Afrique. Il y servit d’officier d’ordonnance au maréchal Valée et fut décoré à l’attaque du col de Mouzaïa.

M. de Laubespin est aujourd’hui un de mes meilleurs amis. Il y a soixante-quinze ans que nous sommes liés l’un à l’autre ! Quoique vieux et impotent, je vais le voir deux fois par semaine ; il a épousé Mlle Sieyès, la nièce de l’abbé ; il possède une collection de tableaux, et la fortune considérable dont il jouit n’est employée qu’à des œuvres de bienfaisance.

Quant à la princesse Clémentine, je l’ai rencontrée, il y a peu d’années. Qu’est donc devenue sa fraîcheur si éclatante d’il y a un demi-siècle ? Elle a cependant encore des traits superbes. On croirait voir Louis XIV tel qu’il est reproduit dans le masque de cire accroché à Versailles dans sa chambre, à côté de son grand lit d’apparat. Elle semble jouer aujourd’hui auprès de son fils, le prince de Bulgarie, le rôle d’Égérie que Mme Adélaïde jouait alors auprès de Louis-Philippe.

D’Hayange, je fus appelé à Longwy, petite forteresse à l’extrême frontière, et de là, je dus aller occuper un point du cordon sanitaire établi sur la frontière pour empêcher l’introduction du choléra qui venait de faire son apparition en Europe. Nous reçûmes là l’ordre de nous rendre à Metz, où le roi Louis-Philippe, accompagné de son ministre de la Guerre, le maréchal Soult, venait d’arriver.

En effet, après avoir fait faire quelques promenades de propagande par son fils aîné, Louis-Philippe s’était décidé à parcourir certaines provinces du royaume pour y recueillir les « vœux des populations » suivant le langage officiel. Il se dirigea d’abord vers la Normandie et se rendit de là dans l’Est.

Cette dernière tournée lui était particulièrement agréable. Il devait y revoir les défilés de l’Argonne et les plaines de Valmy, dont il aimait tant alors à rappeler le souvenir. Car il ne prononçait pas un discours sans y mettre la fameuse phrase : « Vieux soldat de Valmy et de Jemmapes… »

Sur ce champ de bataille de Valmy, après avoir, à l’exemple de Napoléon, détaché de la poitrine de quelques-uns des officiers qui le suivaient la croix de la Légion d’honneur pour la remettre à des gardes nationaux, il passa ceux-ci en revue ; puis, laissant de côté, suivant son habitude, toute étiquette, il parcourut à pied les endroits témoins des différens épisodes de la lutte.

On était au printemps ; le soleil était radieux ce jour-là, Louis-Philippe n’était pas moins rayonnant en uniforme de la garde nationale avec un large pantalon blanc ; il multiplia les poignées de main et les complimens. Car nulle garde n’empochait la foule des paysans et des ouvriers de venir sur ses pas le dévisager et l’aborder.

A ses côtés étaient les maréchaux Soult et Gérard et le vieux général Tirlet. Ces deux derniers avaient aussi combattu à Valmy, mais comme simples soldats dans les bataillons de volontaires. Louis-Philippe fit une sorte de cours à la foule qui le suivait. A plusieurs reprises il interpella le maréchal Gérard et le général Tirlet, invoquant leur témoignage sur l’exactitude de ses dires.

Il entra à Metz le lendemain, accueilli par une population immense et par des troupes superbes.

La première journée de son séjour fut consacrée à des manœuvres du génie : attaque et défense d’une place, construction, reploiement et défense d’un pont. Le lendemain, le roi passa en revue dans l’île Chambière toutes les troupes et toutes les gardes nationales du département.

Depuis longtemps on avait annoncé cette grande solennité militaire, et il était venu de Belgique, des provinces Rhénanes, du pays de Bade, une foule de curieux qu’on évaluait à plusieurs milliers. On signalait également dans les hôtels de Metz des officiers prussiens et autrichiens accourus pour se rendre compte de la puissance de notre armée : ils se mêlaient aux badauds pour observer et entendre.

L’armée comptait une vingtaine de mille hommes et la garde nationale plus de trente mille ; il y avait cinq régimens de cavalerie et plus de cent pièces d’artillerie admirablement attelées. Toutes ces troupes étaient sous les ordres directs du général Delort, le héros des guerres d’Aragon et de Catalogne. C’était le type du vieux dragon d’Espagne, de ces dragons dont les Espagnols avaient tant de peur et qui s’immortalisèrent à leur rentrée en France dans la campagne de 1814. Il était grand, puissamment charpenté, avec une figure mâle de paysan, des cheveux blancs, drus et hérissés, le nez en l’air, une large mâchoire et un menton non moins large ; ses oreilles étaient encadrées d’une paire de favoris coupés courts, tels que les portaient sous l’Empire les dragons et les grenadiers à cheval qui n’avaient pas de moustaches. Il avait une voix de stentor. C’était un homme énergique et plein d’autorité sur les troupes. Comme beaucoup de ses camarades, ce vieux sabreur récitait des odes d’Horace et faisait même des vers. Il nous présenta au roi et nous fit défiler.

Nous étions en ligne depuis un certain temps lorsque le roi passa au pas devant nous. C’était la première revue aussi considérable que j’eusse encore vue.

Les anciens militaires savent quelle émotion vous empoigne dans ces instans solennels où l’armée est formée en lignes profondes, quand les fanfares et les musiques jouent la Marseillaise, et que se répercutent les commandemens de : « Portez armes ! Présentez armes ! » sur tous les fronts des bataillons. Chaque soldat fixe, immobile, ému, pense au drapeau déployé que le général en chef salue en passant.

Songez donc quelle fut mon exaltation, au milieu de ces cinquante mille hommes enthousiastes réunis à l’île Chambière, et à quel degré ma cervelle se mit à bouillonner quand je vis s’arrêter devant mon peloton le maréchal Soult dont les traits mâles et énergiques et le regard perçant personnifiaient la sublime épopée de la Révolution et de l’Empire, car sur ces traits, mon imagination surexcitée lisait : Gênes ! Austerlitz ! Eylau !

La garde nationale, composée uniquement d’anciens soldats, avait un aspect véritablement martial. Elle étonna surtout les étrangers venus d’outre-Rhin. Ce fut pour eux une révélation de voir surgir du néant une armée disciplinée et enthousiaste. Durant les trois heures que dura la revue, les gardes nationaux ne cessèrent de pousser des cris frénétiques. Cet enthousiasme, — je l’appris plus tard, — eut son écho au-delà du Rhin ; les cours de Vienne et de Berlin en furent fort impressionnées et leurs projets et leur attitude modifiés en conséquence.

On ne pouvait comprendre comment un si grand nombre de bourgeois et de paysans avaient consenti, par pur patriotisme, à payer un équipement complet et à s’astreindre sans aucun espoir de récompense à une discipline rigide et à un service fort rigoureux, étant donnée la perfection exigée d’eux dans leurs manœuvres.

Si l’on avait voulu entrer en lutte avec la France, on l’aurait trouvée tout entière soulevée comme en 1792.

Avant le défilé, Louis-Philippe avait remis aux délégations des troupes de ligne un drapeau surmonté d’un coq de cuivre doré. À cette occasion il nous fit un petit discours assez bien troussé qui commençait par ces mots : « C’est encore avec un nouveau plaisir que je… vieux soldat, comme vous, j’ai combattu à Valmy et à Jemmapes… »

Ces phrases n’avaient qu’un tort : elles servaient au roi pour toutes les réceptions de délégations militaires et elles avaient fini par tourner à la « scie ».

Le sens de ce discours était heureusement plus important. Louis-Philippe y affirmait avec simplicité, mais avec conviction, que, s’il fallait défendre la patrie et nos libertés, il marcherait à la tête de la nation soulevée. C’était la conséquence de l’enthousiasme des gardes nationales ; c’était une affirmation de plus donnée à l’étranger de la fermeté de nos intentions.

La soirée qui suivit la revue fut moins heureuse pour le roi.

Sous le coup des menaces étrangères, s’était formée dans les villes et les campagnes de l’Est une « association patriotique », sorte de vaste franc-maçonnerie dont tous les adhérons prêtaient le serment de sacrifier leur vie pour la défense de la patrie et juraient de s’opposer jusqu’à la mort à la rentrée des Bourbons ; car dans l’esprit des populations de la frontière le retour de ces malheureux princes était assimilé à l’invasion étrangère. Un grand nombre d’officiers de la ligne, de gardes nationaux, de soldats faisaient partie de ces associations. C’était une véritable « ligue des patriotes », telle qu’il s’en constitua une après nos désastres de 1870. Elle eut d’ailleurs le même sort que cette dernière. Le ministère Casimir Perier ne put consentir à laisser exister une franc-maçonnerie qui comptait plus de 150 000 adhérens, parmi lesquels presque tous les membres des municipalités de l’Alsace et de la Lorraine.

Lors du séjour du roi à Metz, le maire de cette ville crut devoir haranguer le souverain au nom de « l’association patriotique. » S’adressant au roi, il exprima le vœu que l’hérédité de la pairie fût abolie et demanda qu’on marchât au secours de la Pologne révoltée. Louis-Philippe arrêta net l’orateur, lui déclarant qu’il n’avait à s’occuper ni de politique extérieure ni de politique intérieure.

Cela jeta un certain froid sur l’enthousiasme qui avait accueilli le roi-citoyen à la revue, et le lendemain du discours du maire, Louis-Philippe partit tristement par une pluie de déluge, sans fanfares, sans pompe militaire presque : il semblait s’enfuir de la patriotique cité dont nous ne pouvons plus aujourd’hui prononcer le nom.

C’était la conséquence même de la révolution de Juillet. Le gouvernement de Louis-Philippe ne s’appuyait sur aucun principe fondamental. Une quinzaine de députés et de journalistes sans mandat l’avaient appelé au pouvoir. Il ne tenait donc sa royauté ni du principe de la légitimité de droit divin, ni de celui de la souveraineté du peuple. Sa nomination n’avait même pas le mérite de donner satisfaction à ceux qui avaient fait la Révolution, car leur grande majorité se divisait en bonapartistes et en républicains. Ces derniers devaient forcément être des ennemis du lendemain ; quant aux bonapartistes, Louis-Philippe, politique de premier ordre, sut se les attirer.

A l’étranger, les événemens de Juillet devaient être considérés comme une revanche de 1815. Ils apparaissaient comme une nouvelle révolution de 1789, prête à ébranler tous les trônes, car Louis-Philippe avait surgi comme un nouveau Napoléon, retour de l’île d’Elbe. Sa politique extérieure aurait dû, rationnellement, être la lutte ouverte et franche pour l’affranchissement des nationalités contre la Sainte-Alliance. Or loin de soutenir l’émancipation des peuples soulevés de toutes parts au bruit du canon de Juillet, Louis-Philippe chercha avant tout la paix ; tantôt il s’opposait à la nomination comme roi des Belges du fils d’Eugène de Beauharnais pour accepter un petit prince allemand croisé d’anglais, et il livrait ainsi la Belgique à l’influence de l’Angleterre ; tantôt il abandonnait les Lombards, les Italiens et les Polonais, et n’élevait même pas la voix pour protester contre les terribles représailles que Prussiens, Russes et Autrichiens exerçaient sur les champions de l’indépendance de ces nations.

Loin de moi l’idée de blâmer cette politique plus adroite que brillante ! je dois seulement constater que la nomination du roi des Français ne reposait sur aucun principe, et que sa politique extérieure s’exerçait en sens inverse du mouvement dont il était devenu inopinément la personnification.

Cependant, notre état d’esprit autant que les circonstances nous rendaient forts, et ce ne fut pas seulement à l’étranger qu’on prit conscience de la puissance militaire du pays. A la suite du voyage dans l’Est, le roi et ses ministres, confians dans nos forces, décidèrent la campagne de Belgique, même si l’on devait se mesurer avec les troupes prussiennes que Frédéric-Guillaume IV menaçait d’envoyer contre nous si nous passions la frontière.

Quoique Marbot, souffrant de la fièvre, n’accompagnât pas le Duc d’Orléans, j’ai su plus tard par lui combien le prince royal avait contribué à cette décision. Le prince aurait même voulu aller beaucoup plus loin. Profitant de la présence du roi de Wurtemberg, du grand-duc de Bade et des petits princes de la Confédération germanique venus pour saluer le roi à Strasbourg, il aurait songé à rétablir sur de nouvelles bases la Confédération germanique. Dans cette organisation politique, la France aurait pris une situation prépondérante entre la Prusse et l’Autriche. Mais le prince était plus audacieux que son père ; il ne convenait pas à Louis-Philippe d’aller si loin. Les choses en restèrent là.

Tandis que le roi quittait Metz, nous, nous regagnions nos cantonnemens entre la Moselle et Longwy où nous passâmes l’hiver de 1831 à 1832, cherchant à nous garantir de notre mieux des intempéries. Enfin, l’orage qui menaçait sur cette frontière s’étant dissipé, on rompit le cordon sanitaire, et mon régiment dut aller occuper les Vosges.

Au mois de mai, j’étais avec mon bataillon dans une délicieuse petite ville, qui a sans doute emprunté à sa ravissante situation le nom de Charmes : je commençais à beaucoup m’y plaire, lorsque le choléra y fit son apparition. Dire la terreur des habitans serait difficile : nous leur donnions cependant l’exemple du calme en allant voir journellement à l’hôpital les bourgeois aussi bien que les soldats atteints du fléau. Un soir, après une de ces visites quotidiennes, dans laquelle j’accompagnais mon chef de bataillon, je me sentis pris par les symptômes du mal ; mais me raidissant contre lui, je me souvins de la manière dont les Tarentins se guérissaient de la fièvre, et mettant sur moi mes vêtemens et les couvertures de mon lit, je me livrai dans ma chambré à des exercices gymnastiques violens. Au bout de deux heures, j’étais harassé et tout en nage, complètement incapable de me soutenir. Je me jetai alors sur mon lit et m’y endormis presque aussitôt. Le lendemain je me réveillais plus dispos que jamais et riant de mes craintes de la veille.

Le remède que je m’étais appliqué m’a toujours paru bon ; aussi, plus tard, lorsque conduisant des colonnes françaises dans les sables du Sahara et les steppes de la Bulgarie, je les voyais accablées par le choléra, ai-je souvent prescrit avec succès de traiter mes pauvres soldats comme je m’étais traité moi-même.

Après un mois de séjour dans les Vosges, nous fûmes dirigés sur Valence, et de là sur Montpellier.

A Montpellier, sous l’influence du soleil et du vin que produit le pays en abondance, les esprits continuaient à se croire chaque matin obligés d’ajouter une journée aux trois glorieuses de 1 830.

Il y avait là des associations qui, loin d’avoir un caractère patriotique comme celles de l’Est, étaient purement politiques avec une tendance nettement républicaine. Des officiers et des sous-officiers s’étaient affiliés à ces sociétés. On avait dû en faire arrêter plusieurs pour faits de corruption et d’embauchage.

Quand j’arrivai à Montpellier, je vis l’effervescence révolutionnaire dans toute son exubérance. C’étaient des banquets, des manifestations tapageuses. On y protestait en faveur de la république et contre la dynastie. Un jour, le fameux marquis-démocrate de Cormenin en présida un auquel j’assistai. Il se montra particulièrement violent contre le roi Louis-Philippe. A la fin du repas, on chanta le « Ça ira ! » comme si on eût été en 1793. Personne ne songea à protester, pas même l’autorité. Cela me donna une piètre idée du gouvernement issu de la révolution de Juillet et de ses fonctionnaires.

C’est à Montpellier que je vis pour la première fois le colonel Combes, qui, pendant une absence que je fis en tournée avec le général Meynadier, avait été nommé commandant de notre régiment. Au physique c’était un fort bel officier, jeune de tournure, malgré son âge ; il avait les yeux noirs, très vifs, les cheveux égalemeont noirs, et portait une moustache presque imperceptible, avec de petits favoris qui ne dépassaient pas le bas des oreilles. Il a eu sur ma destinée une bien grande influence. Il était connu par les actes les plus héroïques. D’abord soldat dans le corps de Davout, puis officier dans la garde impériale, il s’était hâté, lors de la défection de Marmont, en voyant le mouvement de retraite sur Versailles, de courir à Fontainebleau prévenir Napoléon de ce qui se passait. Chef de bataillon dans les grenadiers de l’île d’Elbe, il était adjudant-major du carré de la vieille garde au milieu duquel s’était réfugié Napoléon à Waterloo. Sous la Restauration, poursuivi par les rancunes de ses ennemis politiques, il partit avec le général Lallemand au Texas pour y fonder le fameux champ d’asile. Rentré en France, dès les journées de Juillet, sa réputation venait tout récemment d’être mise en lumière par la façon remarquable dont il avait mené l’expédition d’Ancône.

Son nom parlait à ma jeune imagination, tandis que sa haute taille, sa belle physionomie, l’énergie de son langage étaient à l’unisson de sa réputation. La fascination exercée par lui sur nous tous fut énorme, et malgré mon âge et mon expérience, je suppose que cette fascination devait ressembler à celle des chefs musulmans sur leurs plus fanatiques séides.

Dès son arrivée au régiment, il donna à la partie militaire pratique une impulsion jusque-là inconnue ; animé du véritable feu sacré, il le communiquait à tous, remuant tout son monde et inspirant une telle confiance, faisant naître une telle exaltation qu’il obtenait de tous ses subordonnés les efforts les plus considérables. C’était un véritable héros de Plutarque.

Ses manières toutefois se ressentaient de son ardeur et de son éducation toute pratique de la guerre et des camps ; il tranchait volontiers, frondait parfois ses supérieurs, et oubliait qu’exigeant de ses subordonnés une obéissance passive, il aurait dû leur donner l’exemple de cette vertu.

Eloigné de l’armée depuis quinze ans, toujours en campagne avant 1815, il avait peu étudié les règlemens du service intérieur ou en campagne de ces époques déjà lointaines. Quant à ceux en usage en 1832, il n’en avait jamais entendu parler.

Il avait aussi certaines manies bizarres : ainsi il affectionnait les exercices au pas gymnastique. Souvent il faisait courir son régiment pendant un temps illimité, quitte à « esquinter » son monde ; il ne voulait pas non plus de grosse caisse dans sa musique et ordonna de reléguer cet instrument dans les greniers. Il en fit autant des chapeaux chinois et des serpens gigantesques remplacés depuis par des ophicléides. Le tablier en cuir blanc des sapeurs lui paraissait gênant en campagne, et comme il était toujours prêt à faire la guerre et que son régiment devait également être prêt à partir, il fit disparaître cet ornement légendaire et, il faut le reconnaître, inutile.

Au cours de ses conversations avec nous, le colonel Combes nous contait les événemens auxquels il avait été môle. A propos d’Ancône il me dit un jour : « Ah, si j’avais eu le 47e à Ancône ! j’aurais marché sur Rome. Partout on m’aurait accueilli comme un libérateur ; de toutes parts les insurrections auraient éclaté ; on se serait soulevé, on aurait chassé tous les princes, on aurait proclamé la République. Mais j’avais avec moi un régiment composé d’officiers et de soldats de l’ancienne garde royale. Je ne pouvais pas assez compter sur eux ; et l’occasion cependant était belle. Les Autrichiens tenaient sous les plombs de Venise les patriotes exaltés de Lombardie et de Vénétie. Le duc de Modène faisait guillotiner tous les jours sous ses yeux les hommes les plus distingués de sa principauté. Le roi de Naples fusillait ou emprisonnait ses sujets, sous prétexte de crime politique, se refusant à faire poursuivre les criminels de droit commun : « La justice, disait-il, avait déjà trop à faire avec les premiers. » Les fils de Louis-Napoléon avaient soulevé la Romagne, les gendres de Murat, Pepoli et Rasponi, Bologne et les légations. De toutes parts, j’étais sûr de mon coup. Qu’aurait pu faire l’Europe en présence de tout un peuple enthousiaste proclamant sa liberté ! »

J’ai bien connu Combes, j’ai senti l’ascendant exercé par lui sur les hommes, j’ai vu avec quel soin et avec quel calme il se préparait à l’action, eh bien, je crois qu’il aurait réussi !

Que de changemens alors ! Garibaldi n’eût pas existé et c’est Combes qui, un demi-siècle plus tôt, eût été le créateur de l’indépendance et de l’unité italienne !

  1. Nous devons communication de ces pages si vivantes à l’obligeance de la maison Plon, qui doit prochainement publier tout un volume sous ce titre : le Maréchal Canrobert, souvenirs d’un siècle.