Souvenirs et Idées/Victor Hugo et « L’Année terrible »
VICTOR-HUGO
ET « L’ANNÉE TERRIBLE »
VICTOR HUGO ET « L’ANNÉE TERRIBLE »
Si nous vivions en temps ordinaire dans les conditions normales de notre développement, je ne m’attribuerais pas le droit de juger ce que j’admire, — je n’ose plus dire passionnément ; hélas ! nos passions d’artiste, il faut qu’elles deviennent austères comme la situation où le sort nous jette.
Dans la confusion d’idées, dans le chaos d’appréciations où notre agonie se débat, on sent bien que la vérité seule peut nous sauver ; il faut donc avoir le courage stoïque de dire ce qu’on croit être rigoureusement vrai.
Voici un poète sublime, le poète de la France.
Il est véritablement la voix de la patrie, et c’est pour cela qu’en parlant de lui on sent qu’on s’adresse à la France elle-même dont il est l’âme et l’expression, le déchirement terrible, l’organe souverain.
Quand on est monté jusqu’au sommet d’où l’on est entendu de tout l’univers civilisé, il faut se dire que toute parole porte, que toute émotion a un immense retentissement dans toutes les âmes. Il faut embrasser toute la vérité, il faut accepter toute sa tâche.
Il le veut bien, je suis sûr qu’il y consent, car cet homme emporté par un orgueil indomptable, par une foi exubérante dans sa mission est — cela est bien facile à voir pour quiconque le lit sans prévention — le plus candide, le plus doux, le plus modeste des hommes en face de sa conscience. S’il pulvérise ceux qui l’attaquent, s’il y porte l’âpreté classique du poète démesurément jaloux de sa gloire, si, sous ce rapport il est l’homme du passé dans toute sa colère naïve, il n’en est pas moins vrai qu’une voix d’enfant l’émeut, qu’une humble objection doit l’inquiéter, qu’un doux et affectueux reproche peut le troubler profondément.
Telle est l’opinion que me laisse toujours la lecture de ses écrits en prose ou en vers, car je tiens à dire ici que je ne lui ai jamais parlé et que je ne connais réellement de lui que son œuvre. Et quand je me demande ce que je pense de lui, après chaque lecture nouvelle, je sens pour lui quelque chose de plus que de l’admiration, je sens que je l’aime.
En ceci, je ne suis pas toujours d’accord avec ceux qui le jugent sans l’approfondir et que blesse sa manière de parler de lui-même. Je me souviens du temps où j’étais choqué aussi de ce côté pédagogique ; mais, quand on est consciencieux et sincère, on reconnaît peu à peu que ceci est une manière, et rien de plus, j’oserais dire une vieille manière, le classicisme du romantisme, une méthode d’un goût déjà suranné qui consiste à placer le poète plus haut que l’homme, et qui n’empêche pourtant pas l’homme d’être aimable, aimant, tout à tous. Écartons donc ce voile de convention qui nous le cache et qui n’est qu’un costume de représentation.
Les anciens chaussaient le cothurne tragique vieux style ; on ne se défait pas de la tradition.
Le père du romantisme a son Pégase à lui, qu’il décrit quelque part en vers admirables, mais qui n’en est pas moins le bon vieux buveur d’Hippocrène, harnaché plus magnifiquement et doué d’un vol plus capricieux.
Quand le poète sans rival aujourd’hui monte sur le coursier ailé pour interroger le ciel sur les destinées de la terre, il dépouille sa personnalité réelle, il oublie son propre nom, il se spiritualise, il est le penseur et le poète, il exerce son sacerdoce, il joue son rôle, il rompt avec l’usage, il méprise le bon ton, il dépasse le bon goût, il use de son droit qui est de monter autant qu’une pensée peut monter au-dessus d’une situation, une aspiration au-dessus d’un fait, une volonté au-dessus d’un obstacle.
Ce départ pour l’empyrée où le poète dit : « Moi et Dieu », semble toujours un peu burlesque, malgré l’usage consacré par l’école ; mais, la chose étant donnée, il faut voir si le poète monte dans la région de l’inaccessible, ou s’il reste entre ciel et terre. Eh bien, celui-ci monte si haut que le ridicule disparaît et que le reproche ne porte plus.
Il a le droit de nous scandaliser et dès lors il ne nous scandalise plus.
Il a le délire sacré des pythonisses, il s’élève à la manifestation de l’esprit dégagé de tout ce qui pèse sur nous. Il prend une place dont personne ne peut être jaloux, puisque personne n’eût osé la prendre, et que nul ne peut lui contester puisqu’il peut seul l’occuper. Ceci dit une fois pour toutes et ce divin orgueil accepté comme une prétention, non légitime chez le poète en général mais légitime chez celui-ci, voyons si la lucidité est à la hauteur de l’émotion et si ce voyant inspiré, qui semble percer l’inconnu, a la vision nette des choses connues.
Oui et non. Oui, au point de vue de l’éternelle philosophie ; au point de vue immédiatement historique, non.
Il s’intitule le penseur. Certes il pense beaucoup et il pense de haut. Mais son véritable nom serait le passionné, car tout est passion chez lui : la haine et l’amour, la mansuétude et la colère, l’indignation et la pitié ; son organe visuel est fait de passion comme son sens intellectuel ; son esprit a la faculté de se dilater au point d’embrasser l’univers dans une étreinte gigantesque, et dès lors tout se dilate et devient colossal dans son appréciation.
Il prend des imbéciles pour des scélérats, d’une mouche il fait un monstre, d’une fourmi un éléphant.
En même temps qu’il entre dans son délire poétique, il s’enfonce et se perd dans un prisme qui exagère avec excès la dimension et l’éclat des êtres et des choses. C’est la nature de son génie, son défaut si vous voulez.
Le grand ! joli défaut, je trouve.
Il n’a pas la vue absolument nette, j’en conviens.
Sa passion, toujours en rapport avec sa vision, n’est pas toujours dans la mesure de l’équité absolue et il dépense parfois une force immense dans un sens, sans accorder à l’autre face du vrai la vigueur nécessaire pour être mise en relief. C’est que, ce jour-là, son prisme n’était éclairé que du côté où il regardait.
Il a fait une pièce qui est un chef-d’œuvre comme les autres. Il a fait parler la voix sage et répondre la voix haute. Naturellement la voix sage ne dit que des bêtises et des platitudes, charmantes à lire sous l’accoutrement satirique. La voix haute est sublime, elle a victorieusement raison.
Mais il y a une troisième voix que le génie de l’antithèse n’a pas daigné entendre : c’est la voix juste. La voix sage, chantant absolument faux, a pu être facilement étouffée par la voix puissante.
Je me garderai bien de dire ce qu’eut chanté la voix juste, tout le monde le sent en soi, tout le monde s’est posé ce problème : entre deux frères qui s’égorgent, il est beau de se jeter pour les séparer au risque d’être égorgé soi-même ; mais, quand malgré soi on est resté debout entre les deux cadavres, doit-on traiter l’un de martyr et l’autre d’assassin ?
Ils se sont égorgés l’un l’autre ; martyrs tous deux ou assassins tous deux, il n’y a pas à dire. De tout temps, on a sanctionné l’un, damné l’autre, suivant l’idée qui leur a mis les armes à la main ; c’est que, bonnes ou mauvaises, les idées étaient définies.
Mais peut-on dire que, dans cette cause palpitante, l’idée ait vécu ailleurs que dans l’âme généreuse du poète ?
Ceux qu’il appelle martyrs avaient-ils une idée ? Nous attendons que l’histoire nous la révèle, mais nous avouons qu’à travers l’arbitraire grossier, la haine aveugle, l’absence totale de patriotisme, le meurtre barbare et l’incendie sauvage, nous ne pouvons la saisir. Nous ne voyons que le violent conflit des faits, et volontiers, avec le poète, nous accusons le passé sinistre et déplorable dont ces faits sont la conséquence forcée.
Est-ce une raison pour n’avoir rien à dire aux hommes du présent, à ceux de gauche autant qu’à ceux de droite, sur les monstrueuses erreurs, sur les sauvages passions qui les ont fait descendre dans l’arène ? L’ignorance est le grand mal : oui, l’ennemi commun, certainement. La superstition devait amener l’athéisme, l’inégalité excessive devait provoquer la haine sociale, l’égoïsme des satisfaits devait pousser à la fureur l’égoïsme des mécontents. Mais, de part et d’autre, les torts et les crimes, la colère et l’aveuglement, l’imprévoyance et l’imbécillité des partis extrêmes ont une égale responsabilité dans le désastre.
Se mettre dans un des plateaux de la balance est une erreur, d’autant plus grave qu’on y pèse de tout le poids du génie, du mérite et de la gloire.
Moi aussi, nous tous aussi, honnêtes gens, nous savons que l’ignorance pense beaucoup de choses, mais nous ne pouvons proclamer qu’elle doit tout absoudre. L’inconscience n’est pas l’innocence puisqu’elle a la faculté de nuire, et il ne serait pas vrai de dire que le peuple d’aujourd’hui est absolument ignorant comme celui des ilotes de l’antiquité.
Il n’est pas vrai que l’incendie du Louvre et de la Bibliothèque ait été ordonné par des gens qui ne savaient pas lire, nous savons tous que ces gens savaient en outre fort bien écrire. Qu’on nous dise que la majorité du peuple de Paris est étrangère à ces faits monstrueux, qu’elle les a vus avec horreur et que l’effroi seul l’a paralysée, cela nous n’en doutons pas ; mais chercher une excuse à ceux qui écrivaient : faites flamber, non, nous ne pouvons aller jusque-là et nous déclarons bandits atroces ceux qui donnaient et ceux qui exécutaient de pareils ordres.
Après avoir lu Actes et Paroles, nous attendions de nouveaux Châtiments pour tous les criminels et nous comptions que cette page suprême viendrait.
Nous ne la trouvons pas dans l’Année terrible.
Le poète a vu le désastre avec horreur, il a prêché contre la barbarie avec éloquence, il a plaidé comme il sait plaider, magistralement, pour la cause de la science et de l’érudition ; il a essayé de sauver Paris de l’incendie, il a eu des cris d’amour pour le foyer de la civilisation devenu foyer de pétrole ; mais il n’a pas flétri avec son énergie accoutumée les chefs et les membres de cette bande ; il s’est contenté de dire qu’il ne les approuvait pas, qu’il n’était pas avec eux, qu’il ne voulait rien être, que ce n’était point là son rôle, qu’il voulait rester pur, indépendant, désintéressé, doux et humain pour tous les vaincus, qu’il détestait les représailles, qu’il était le poète et le penseur en dehors de toutes les haines.
Qui doute de la droiture d’intention d’une âme si grande ? Personne !
Se justifier de n’avoir pas frayé avec les massacreurs et les incendiaires, c’est vraiment bien inutile. S’il a failli être lapidé, cela part de si bas qu’il devait peut-être laisser à la conscience publique le soin de le venger. Mais qu’à cette heure suprême où Paris fumait encore autour de la colonne prosternée aux pieds de la Prusse, il n’eut eu de cris de colère que contre la répression et de cris de pitié que pour les infâmes qui tentaient de détruire Paris après l’avoir déshonoré — cela, de la part du plus beau génie et du plus pur patriote de France, prouve une chose que nous allons dire. — C’est qu’à travers les éclairs de son âme et les foudres de son génie, cet homme immense a rencontré une nuée qui Fa enveloppé et comme aveuglé un instant. Il n’a pas vu un des foyers de la perversité humaine, celui de l’ambition infâme qui exploite la passion populaire et qui se sert du drapeau du socialisme pour tuer la révolution sociale dans son germe. Il n’a pas vu cela, non, il ne l’a pas vu ! Son esprit a eu une défaillance de lumière, les étoiles en ont bien !
S’il l’eût vu et senti, il l’eût dit. Il ne le dit pas, ou il l’indique faiblement. Ce volcan de boue a vomi autour de lui sans qu’il s’en soit aperçu ; il a vu le résultat, il s’est étonné. Frappé de stupeur, il a cherché partout ailleurs la cause du mal. Certes, elle n’était pas là seulement, elle était partout ailleurs en effet !
Mais tous les désastres publics auxquels il a infligé des châtiments si mémorables eussent pu avoir des explications tout aussi multiples, tout aussi profondes.
Mais pourquoi donc, me dira-t-on, vous qu’admire ce poète et qui l’aimez profondément, faites-vous cette remarque désobligeante qui eut dû passer inaperçue au milieu de l’enthousiasme littéraire ?
Pourquoi voyez-vous ce moment d’éclipsé quand le soleil du génie a reparu aussitôt plus étincelant, plus ardent que jamais ?
Pourquoi ? Oh ! je veux vous le dire : c’est que je le place plus haut que vous, les amis de sa gloire littéraire, ne songez à le placer. Pourvu qu’il chante, vous êtes ravis, et lui, il veut être quelque chose de plus que le chantre, il veut être quelque chose que je lui accorde de toute mon âme. Il veut être le penseur du siècle.
Il l’est, je vous l’ai dit, il est la voix de la patrie, il résume en lui toute son histoire, il en subit toutes les ivresses et toutes les tortures, tous les déchirements et toutes les aspirations. Sa vie entière est un hymne d’amour pour le beau, le juste, le vrai dans le passé, le présent et l’avenir. Il n’a pas toujours su ce qu’il faisait, il a été jeune comme les autres ; il sait maintenant ce qu’il fait ; l’âge ne l’a pas mûri, mais il l’a sanctifié en exaltant de plus en plus ses facultés d’expression et l’intensité de ses émotions. Toujours plus passionné, il est arrivé à une sainte folie où, s’il n’est pas toujours lucide, il est toujours dans le mouvement d’ascension vers l’amour universel, vers l’idéal très lointain mais très assuré qui nous emporte tous, bon gré mal gré, dans son vol.
C’est ce qui me faisait dire tout à l’heure : il n’est pas toujours dans la vérité immédiatement historique, mais il est dans l’éternelle vérité philosophique. Il y est sans lassitude et sans refroidissement ; son talent n’a jamais eu tant d’éclat, sa parole tant de couleur, d’harmonie, d’originalité et de force de pénétration.
Cette Année terrible, il y manque une page, c’est vrai ; mais ce n’est pas moins le livre de la France, son cri suprême, le dernier éclair d’une des phases de sa vie, en même temps qu’il est le premier rayon d’une nouvelle forme de son avenir.
Si nous signalons l’absence de cette page, c’est pour montrer combien sont injustes et puériles les colères soulevées par cet instant de vertige au milieu du long vertige universel.
Qui donc oserait dire qu’il a toujours compris tout ce qu’il voyait passer, monter, crouler dans cette tourmente ?
Lui, il a vu les choses en grand, en gros quelquefois, jamais en petit.
Mais ce qu’il a bien vu. personne ne l’a vu comme lui, il a vu très loin devant lui, et il a dit des vérités souveraines que rien ne pourra détruire.
Il a vu, dans cet écrasement d’un monde, les germes d’une transformation que la violence retardera peut-être souvent encore, mais qui s’accomplira quand même.
Des siècles passeront sur nos désespoirs et l’espoir fleurira encore dans le monde. Alors on lira ce poète et on tiendra bien peu de compte de ce qui offense les délicats d’aujourd’hui.
Ce sera encore un livre de vie pour les jeunes ; les traces de nos malheurs seront effacées, nos ruines seront ensevelies dans des œuvres de renaissance, nos drames d’un jour seront contemplés comme des rêves et racontés comme des légendes ; nos monceaux de livres seront jugés, oubliés pour la plupart, un nom restera éclatant, attaché à la robe funèbre du xixe siècle comme une étoile au manteau de la nuit et ce nom ce sera celui de l’auteur de l’Année terrible.