Souvenirs et Réflexions/La musique, les arts et les choses de l’esprit
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La musique, les arts et les choses de l’esprit
À propos de musique
Il fallait, pour traduire le besoin d’infini déposé en chacun de nous, un langage imprécis comme nos aspirations sans objet, élans, tendances vers un bien qui nous sollicite et se dérobe. Ce langage, c’est la musique, quand elle est à la hauteur de sa mission.
J’ai lu dans un journal de musique : « La gamme n’a que sept notes ; on ne peut les varier à l’infini ». Erreur. Les combinaison musicales tendent toujours à l’infini. Si j’étais mathématicienne, je trouverais certainement une formule pour démontrer cela par A + B. N’étant pas mathématicienne, j’emploierai les mots de tout le monde.
D’abord, aux sept notes de la gamme, il faut ajouter les altérations, puis toute l’étendue du clavier que l’on pourra étendre encore. Je sais bien qu’avec les 85 notes du clavier actuel, on pourrait déterminer le nombre de combinaisons que leurs divers groupements pourraient donner. Oui, si les notes étaient des signes n’ayant aucun sens. Au lieu des notes, prenons les chiffres, par exemple. Il n’y a que 9 chiffres. Donc il serait facile de compter combien les 9 chiffres pourraient donner de combinaisons par leurs différents groupements. Ce serait énorme, mais limité. Oui, si les chiffres n’étaient que de vains signes n’ayant aucun sens, comme, par exemple, de petits morceaux de bois nuancés différemment. Du moment que les chiffres arrivent à signifier quelque chose, qu’ils deviennent nombres servant à compter des unités, alors nous dévidons vers l’infini, car on ne peut toujours ajouter une unité à d’autres unités.
Prenons maintenant les lettres de l’alphabet. Du moment que les groupements de lettres deviennent des mots qui ont un sens, nous arrivons aux groupements de mots qui expriment des idées, et nous voilà dans l’infini. Jamais on n’écrira deux fois le même livre.
Il en est de même pour les notes : combinaisons de notes, combinaisons d’accords, combinaisons de dessins, combinaisons de rythme, superposition de dessins, de rythmes, d’accords et nous voilà dans un infini qui pourrait sembler encore plus étendu s’il était possible.
La langue musicale pourra s’enrichir indéfiniment. Certes, elle est établie sur des bases immuables, elle repose sur des lois fondamentales comme on en trouve toujours à l’origine de toutes les manifestations de l’esprit humain. Ces lois obéissent à une autre loi, l’évolution, mais il appartenait aux génies suscités par la Providence de les fixer pour jamais. Mais j’appelle cela : « la révélation ».
Il me semble que la musique est apparue dans le temps le jour où l’humanité a senti que les mots lui manquaient pour exprimer l’inexprimable. Si l’au-delà n’existait pas, on ne voit pas bien à quelle fin ce langage divin aurait été donné aux pauvres humains si ce n’est pour les leurrer en leur laissant entrevoir des beautés à jamais insaisissables. Aussi n’ai-je jamais pu comprendre un musicien athée : c’est monstrueux. La preuve que l’art est véritablement divin c’est que les plus belles œuvres, dans tous les genres, ont été inspirées par l’idée religieuse. Je ne crois pas que cela soit contestable. J’ajoute que les plus grands artistes, les génies dont s’honore l’humanité ont été fidèles à un idéal de vertu : Michel Ange, Beethoven, Bach, Franck (Wagner ? trop d’orgueil).
Je voudrais pouvoir décrire l’état d’âme à la fois si angoissant, torturant et délicieux, où me plonge la musique — celle que j’aime —. Je devrais pouvoir le faire, j’ai tant éprouvé cette sensation aiguë jusqu’à la douleur, même tout enfant (je pourrais dire, surtout étant enfant). C’était alors comme une agonie d’aspirations vers le bonheur, une tension de tout être sensible, cordial, vers une chose qui nous sourit et se dérobe à la fois.
La musique, ce langage divin, traduit toute beauté, toute vérité, toute ardeur. L’objet de nos vœux éternels prend une forme ; il nous tend les bras et pourtant il est loin, très loin et nous ne l’atteindrons pas. C’est comme le seuil d’un jardin de délices où tout est lumière et parfums, un lieu de repos où nous savons que nous n’entrerons pas. Alors le cœur se serre, les yeux se voilent et la prière jaillit irrésistible, élévation de l’âme vers Dieu si près, si loin ! Oui la musique est bien le langage qui traduit les émotions de l’âme, leur communique une forme et donne au pauvre exilé du ciel le sentiment, hélas ! plus vif, de son isolement. Voir les âmes ! savoir qu’on a été créé pour s’unir avec elles et sentir en même temps que ces âmes, comme les soleils, errent dans le froid et les ténèbres, séparées irrévocablement les unes des autres en ce monde.
La contemplation de la nature ne me donne pas cette poignante sensation ; je ne trouve de sérénité que là. C’est pourquoi elle m’est si douce. Oh ! l’enchantement des matins dans la renaissance quotidienne de la vie ! La joie de se sentir inondée de lumière, caressée de souffles, enivrée de parfums ! Le rayon de soleil même y passe, il est à moi, je le possède. Je possède la fleur qui me rit de toute sa splendeur ; l’allégresse des choses ambiantes me pénètre, c’est la joie. Je communie avec tous les êtres, ma voix se mêle à toutes les petites voix qui célèbrent le Créateur. Hosanna ! ! Je vis !… Je vis, mais ce n’est pas la vie totale. Je veux plus, je veux tout ; je veux les âmes, je veux l’amour. La musique me parle de ce que je veux, elle ne me le donne pas. Elle avive mes désirs et me fait sentir l’inanité de tout ici-bas. Oh ! que les mots sont vides pour exprimer toutes ces choses ! C’est une nostalgie affreuse.
Comment un musicien peut-il être athée ? Pour moi, cela le classe ; il n’est pas parmi les grands. Ceux-ci sont trop près de Dieu pour le nier. Les Bach, Beethoven, Franck, etc. étaient des croyants ; ils ne furent jamais mieux inspirés que quand ils ont cherché à traduire leurs émotions pieuses :
La messe en si, la Passion.
La messe en ré.
La 9e symphonie.
Les Béatitudes.
Rédemption, etc…
Voyez à quoi aboutit le matérialisme en art : la musique se fait l’écho des bruits de la nature. Elle chante le vent dans les arbres, elle murmure avec la source, elle gronde avec les flots, etc. Je n’ai pas besoin de tout ça, moi j’aime mieux ces bruits au naturel. Que leur traduction musicale intervienne discrètement pour un effet à produire, c’est bien ; mais repousser pour cette fin puérile le monde infini des sentiments, quelle niaiserie !
Couper les ailes de l’aigle et le faire barboter comme un canard sous prétexte de réalisme…
En musique, l’harmonie correspond à la couleur en peinture, aux matériaux de construction en architecture. Un Debussy emploie les matériaux les plus précieux, des gemmes brillantes et pâles, mais ses constructions n’ont ni plan ni grandeur. C’est un délicieux illustrateur de petites choses courtes. Le musicien qui aura cette qualité de sensibilité avec de la grandeur d’âme, de l’ardeur et le génie de la composition sera très grand. Où est-il ?
La vérité, elle, n’évolue pas ; c’est notre intelligence qui s’en assimile ce qu’elle peut, au cours des âges.
L’intelligence, don divin, est cependant soumise au libre arbitre de l’homme. Il peut la traîner dans les bas fonds, la prostituer, l’obscurcir à jamais. Donc tout langage peut se corrompre, celui des sons comme celui des mots. Et l’on voit la divine musique s’évertuer à la peinture des passions les plus malsaines, à la planification des instincts les plus bas, des sentiments les plus vulgaires. De notre temps, elle s’adresse surtout à la sensation physique, aussi a-t-elle en réserve un arsenal de moyen matériels inconnus jusqu’alors, cela au détriment de la pensée qui va s’appauvrissant. Le feu d’artifice a remplacé la flamme ; il éblouit et n’échauffe pas.
On dit — avec quelle raison ! que la corruption du langage correspond à la corruption des mœurs. Le langage divin par excellence, la musique n’échappe pas à cette loi. On la voit « s’encanailler » jusque dans le saint lieu.
Je trouve puéril, mesquin, se s’acharner à trouver des réminiscences, dans les œuvres musicales par exemple. Des réminiscences… nos acquisitions intellectuelles en sont pétries ; tout dépend de la manière dont on en use. Faut-il, sous prétexte d’originalité, repousser toutes les formules ? L’œuvre d’art est collective dans le temps. Ne nous servons-nous pas, dans le langage, toujours des mêmes mots et souvent des mêmes assemblages de mots ? Cela s’appelle des lieux communs ; il n’est pas possible de les éviter tous. La peur de la banalité est une sottise qui a coûté à des artistes bien doués la perte de leur vraie personnalité. On trouvera toujours des rapprochements à faire avec les devanciers. Les êtres de la même espèce ne sont-ils pas coulés dans le même moule avec des nuances qui les différencient suffisamment pour qu’on puisse distinguer l’un de l’autre ? Ne notons les réminiscences que si elles se présentent sous la forme d’un plagiat bien caractérisé.
Et puis les idées sont des êtres vivants qui engendrent. Elles surgissent, on ne sait comment, d’un bout du monde à l’autre bout.
Un simpliste critique musical déclare que le mot « règle » ne doit pas être prononcé, le « plaisir » de l’auditeur étant seul en question. Ce qui revient à dire qu’il n’y a pas de vérité objective. Introduisez ce nihilisme dans tous les domaines, en morale d’abord… ce sera du joli. En religion, c’est le libre examen, en somme, une pure négation.
Le beau n’a pas de critérium, il ne se démontre pas, c’est entendu. Le bon sens lui aussi échappe à toute analyse. Il est l’attribut des êtres sains d’esprit, comme la santé dépend du fonctionnement normal des organes. Seulement les maladies mentales ne se manifestent pas aussi clairement que celles de l’organisme, à moins d’être à un certain degré qui les rend tout-à-fait insupportables. Dans quel cas les trouve-t-on insupportables ? — Quand elles compromettent notre sécurité matérielle, parce que cela, c’est quelque chose de tangible. Quant à notre sécurité morale, spirituelle, qui donc s’en préoccupe, sinon dans le temple où trône la Vérité des vérités ? Partout ailleurs on laisse librement s’épanouir tous les germes de décomposition morale les plus dangereux.
Donc il n’y a pas de critérium pour la beauté, dans quelque ordre que ce soit ? — Si, il y en a un tout de même, c’est le témoignage concordant des intelligences de premier ordre même dispersées aux quatre coins du monde. Et cet accord des grands esprits existe dans toutes les branches de notre activité intellectuelle, ce qui prouve qu’il y a bien une vérité objective, j’aimerais dire révélée.
Il ne faut plus de dessin mélodique ; c’est le cas de dire : « Ils sont trop verts »… Pas de mélodie !… Tout simplement parce qu’il ne suffit pas d’avoir du talent pour créer une belle phrase chantante ; le génie est requis ; il est rare en tous temps. En ce moment les gens de talent regorgent ; de génie point. Le « stupide xixe siècle » a vu Franck et Fauré. Au 20e, des quantités de gens « calés » et encore plus d’artisans en musique qui feraient mieux de scier du bois, c’est hygiénique.
Tout ce qu’il y a en nous d’aspirations à la vie totale, d’élan vers un bonheur que nous savons inattingible ici-bas, d’ardeurs sans objet à notre portée, chose informulables par la parole, c’est la musique qui est chargée de leur expression dans son langage imprécis mais qui peut revêtir toutes les formes du sentiment. C’est pourquoi l’abus du pittoresque, de l’imitation des bruits de la nature, est chose puérile, bonne à amuser la foule inapte à comprendre la beauté. « L’art vivant », comme « ils » disent, je crois, est un oiseau merveilleux à qui l’on aurait coupé les ailes, et qui ramperait au lieu de s’envoler vers les cimes. Tout ça, c’est du matérialisme. Qu’ils en jouissent, ceux qui s’en contentent !
La musique est le langage universel, le seul à l’aide duquel les hommes, d’un bout du monde à l’autre, puissent correspondre entre eux. La musique, expression du divin, plus claire en son imprécision que le discours avec des mots sur le sens desquels personne n’est d’accord. Se comprendre, en musique, c’est être de la même famille spirituelle ; alors se créent des liens, des sympathies profondes entre gens séparés dans le temps ou dans l’espace. Divine musique, tu enregistres les rêves, les aspirations, les élans vers un bonheur qui n’existe pas ici-bas. C’est le langage de l’âme ardente et tendre qui ne trouve qu’en elle les accents essentiels, les mots étant trop matériels pour dire les merveilles suggérées par l’esprit.
Le compositeur est l’interprête du mystère (le vrai musicien, pas le farceur).
La musique est comme de l’essence d’âme ; on ne se comprend qu’entre gens de même affinité. Méfiez-vous des « airs » à succès hâtif, c’est qu’il traduisent des sentiments très banals, même de bas instincts très répandus. Il est d’autres genres de succès comparables à ceux d’un produit pharmaceutique bien lancé ; quand l’étiquette est à la mode, l’auteur peut dire n’importe quoi, la foule « marchera » de peur d’avoir l’air retardataire. À notre époque laïque, positiviste, férocement égoïste, la tendresse est bannie en musique mais on nous fera « avaler » des imitations de locomotive, de coups de pieds, etc… et des boleros « fumistes ».
Il est des succès de bon aloi, ceux que l’élite de plusieurs générations désigne à la foule quoiqu’elle ne comprenne rien aux œuvres qu’on impose à son admiration. Il ne faut pas lui en vouloir ; elle fait preuve de bonne volonté, de soumission ; elle fait ce qu’elle peut.
La musique religieuse doit être sereine, ce qui n’exclut pas l’amour mais repousse l’éclat, la grandiloquence ou la sentimentalité pleurnicharde. Le modèle du genre, c’est la musique de Bach, très expressive quoi qu’en pensent ceux qui ne la pénètrent pas. Bach est le grand prophète. Le maître Franck dit un jour devant moi ces mots que je n’ai vus cités nulle part : « Bach est le plus ancien des musiciens de l’avenir ». C’était à l’époque des controverses sur Wagner à qui l’on décernait la louange contenue en ces quelques mots.
En art, l’habileté ne doit être qu’un moyen, non une fin. Mais quand l’habileté est un fait de nature, non une chose acquise par un labeur acharné, elle sert l’inspiration sans se glisser à la place de celle-ci. C’est alors qu’un Bach se révèle comme le plus grand génie de tous les temps.
À propos de l’enquête sur l’immoralité de la musique… (tout en s’écartant de la question).
L’art n’a pas pour but de moraliser, mais si l’œuvre d’art est laide et malsaine, elle devient contagieuse et blesse la morale à sa façon. L’œuvre vaut ce que vaut celui qui l’a conçue ; à vous de vous garer dans la mesure où elle offense votre goût et votre bon sens. Car il y a un bon sens en art comme en logique, seulement le sentiment du beau ne se démontre pas. Il ne faut pas croire que la beauté s’impose à tous ceux qui ont des yeux pour voir, des oreilles pour entendre. Nombreux sont les aveugles et les sourds. Essayez donc de leur prouver qu’ils ne jouissent pas de toutes leurs facultés, ils vous traiteront d’infirme vous-même, et chacun restera sur ses positions. « Il vaut mieux détourner les yeux de ce qui déplait et laisser chacun dans son sentiment, que de s’arrêter à contester ». (Init. livre iii chap. x 4 iv). Libre à vous de trouver que le furieux besoin de nouveauté sévissant à notre époque soit la chose du monde la plus puérile, vous ne convaincrez personne. Donc il faut du nouveau à tout prix. C’est pourquoi un « type » d’une rare ingéniosité imagina dernièrement de faire le parcours de Marseille à Amsterdam en « culbutant », trouvant original de se servir, pour déambuler, de sa tête et de son… postérieur plutôt que de ses jambes ainsi que font les êtres banals depuis… X années. Ça, c’est de la nouveauté. Je trouve à cette loufoquerie quelque analogie avec certaines audaces très prisées dans le monde des arts. En musique, par exemple, le procédé consiste à prendre la note à côté de celle qu’on avait pensée d’abord. Voilà un moyen à la portée de tout le monde pour « épater le bourgeois ». Deux personnes de ma connaissance désirant se mettre « à la page » s’avisèrent un jour de jouer à quatre mains un morceau de Haydn en transposant l’une des parties d’un demi-ton. Personne, parmi les auditeurs, ne douta que ce morceau n’eût pour auteur une des vedettes du jour, ce qui lui valut quelques applaudissements bien nourris. Gardons-nous de jamais prôner ce qui nous paraît clair ; le mot et la chose sont périmés. Il s’agit d’en remontrer au Créateur, lequel s’obstine à nous offrir toujours les mêmes fleurs qui embaument, et quelquefois encore des répliques d’Hélène la belle, chose que de vieilles personnes arriérées considèrent avec complaisance. « Hélène, ma fille, clament les autres, tu n’as même pas le nez de travers, les yeux louches et les jambes cagneuses. Arrière, ô sempiternelle belle fille ! toi qui n’es ni futuriste, ni cubiste, ni même polytonale. On t’a assez vue ».
Il est vrai que les choses créées sont parfaites tandis que les œuvres d’art ne font que tendre sans cesse à une perfection idéale qui se dérobe toujours. Il est permis de chercher le mieux et par conséquent le nouveau, ce à quoi les génies s’évertuent. Il s’agit donc de distinguer entre l’homme de génie et le farceur ; ce n’est pas toujours facile.
Arts et artistes
Il est vrai que l’art n’a pas pour but de moraliser, mais il n’a pas non plus pour mission de scandaliser les gens. « L’art pour l’art »… drôle de conception. L’art pour la beauté de la forme sans se soucier du fond. Chose curieuse : en littérature, les obscénités, même bien présentées, dégoûtent les honnêtes gens. En peinture, on peut tout se permettre. L’indifférence au contenu est chic, bien portée. J’ai entendu dire par des gens de goût — qui ne sont peut-être pas des polissons : « Peu m’importe le sujet traité ; je ne vois que l’exécution ». Alors, la composition, ce n’est rien ? On peut dire n’importe quoi, pourvu que ce soit bien dit. Raisonnons un peu. L’artiste n’est pas un moraliste, mais il se doit d’être une personne morale. S’il nous offre les déliquescences d’une mentalité malsaine, son œuvre est malsaine, même traitée avec le plus grand talent. Pour mon goût, j’ai besoin de propreté et de bon sens. La forme et le fond sont inséparables ; je crois que si celui-ci se galvaude, celle-là en pâtira, s’altèrera… etc.
Que dirait Flaubert de ce joli vers :
« C’est un jeune vieillard aux cheveux blanc d’ébène ».
La forme y est. Mais le fond…
Une œuvre d’art, est-ce autre chose qu’un reflet de celui qui l’a conçue ? L’artiste peut-il y mettre autre chose que lui-même ? Tout son être essentiel apparaîtra, quoi qu’il dise, dans ses créations. Il ne faut pas qu’un auteur veuille nous faire accroire qu’il n’est que le « miroir des faits ». L’impersonnalité dans l’art… quelle blague ! Le choix à faire n’implique-t-il déjà pas une opinion personnelle ?
La peur de la banalité est une erreur.
Qu’est-ce que la banalité ? c’est l’originalité d’hier. En art, il y a le beau et le laid, le bon et le mauvais. La manie de disséquer ses impressions fausse le jugement, paralyse la sensibilité. Contentons-nous de chercher à comprendre. Beethoven a-t-il eu peur de la banalité quand il a exposé son chœur de la 9e symphonie avec les 5 notes du roi Dagobert ? Amenées et disposées comme elles le sont, comment produisent-elles une pareille émotion ? On ne sait pas ; c’est un fait.
Je voudrais tâcher de voir clair dans l’aberration des faux mystiques qui veulent matérialiser le monde spirituel. Essayons de raisonner en nous inspirant d’une démonstration de Paul Bourget.
« Dans tout exercice de l’activité humain, il y a deux éléments : l’action proprement dite, extérieure à l’homme, et le développement intérieur correspondant. Lorsque celui qui agit est un être de foi, son labeur, fût-il des plus modestes, sera ennobli par la conscience de l’utilité du travail, le désir de bien faire, l’application. Il agrandit son âme, il l’enrichit et atteint, sans le savoir, le véritable but proposé aux humains. Si celui qui agit est un être de doute et de négation, il ne saura pas donner à son labeur, si élevé soit-il, toute sa signification secrète ». Et si son œuvre est une œuvre d’art, nous nous trouvons en présence de ce phénomène si facile à constater, surtout dans une certaine catégorie de peintres, par exemple. L’artiste, sachant qu’il a une âme et que ce qui se passe au plus profond de lui-même est infiniment plus intéressant qu’une copie et même une interprétation de la nature, fera une sorte de transposition du monde spirituel dans le monde matériel, oubliant que si les deux mondes se pénètrent mutuellement, ils sont radicalement distincts. Et l’on verra surgir ces formes d’art monstrueuses où tout est faux parce que rien n’est à sa place ; contours biscornus. Ne serait-ce pas le cas de citer le mot de Pascal : « Qui veut faire l’ange… ».
La véritable habileté, en art, donne l’impression de la facilité, de la spontanéité. Les gens superficiels, les demi intelligents, les nigauds basent leurs appréciations sur cette impression et prennent des airs dédaigneux devant une œuvre qui leur paraît limpide. Elle semble jaillie d’un seul jet, elle ne sent pas l’effort que dissimule une technique sûre d’elle-même ; vite on la classe dans les œuvres sans valeur. L’impression est la même devant un virtuose très maître de son instrument. L’aisance avec laquelle il se joue des difficultés fait illusion. Seulement l’auditeur possède là-dessus quelques données expérimentales. Il sait que ce qu’on exécute devant lui est difficile. En matière de composition, il ne sait pas et juge de travers.
J’admire infiniment le savant, cela va sans dire. Je l’admire au même titre que l’artiste ; ni plus ni moins. L’un et l’autre font de leur intelligence le plus noble emploi. Ce que je n’aime pas, c’est l’outrecuidance de certains savants prenant la pauvre petite lueur de leur raison pour un soleil qui doit éclairer l’Univers !
Du côté des lettres
Que les amours romantiques sont donc déplaisantes — pour ne pas dire plus ! Prenons, par exemple le couple G. S. et A. de M. Voilà des gens qui, sous prétexte qu’ils ont du génie, croient qu’ils aiment (?) autrement que les autres. Ils ont donc tenu à ce que le monde entier soit au courant des péripéties de leur banale, si banale aventure ! Ils ont pris pour cela toutes dispositions. Leurs lettres… : je t’aime, je te désaime, je te re-aime ; nous… couchons, nous décou…, nous recou… Entre temps, nous cherchons de nouvelles distractions… Que d’encre a coulé pour noter de pareilles fadaises ! et si ordinaires ! !
À côté de ces fantaisies charnelles, des milliers d’êtres luttent pour la vie ; de braves gens consentent à faire leur devoir de citoyen ; ils acceptent de fonder une famille, en s’imposant un dur labeur. D’autres dépensent des trésors de dévouement pour se rendre utiles. Le renoncement, le sacrifice et même l’héroïsme sont le lot de ceux qui pratiquent le véritable amour ! Des travailleurs peinent, des intelligences d’élite cherchent la vérité, des malades souffrent, agonisent ; des deuils brisent les vies en déchirant les cœurs ; les éléments se déchaînent, entraînant des catastrophes effroyables. Le froid et la faim, la misère pèsent sur de pauvres existences et les détruisent…
Qu’est-ce que tout cela pour nos amoureux ? Seuls les plaisirs qu’ils s’offrent, les larmes qu’ils répandent valent d’être comptés. Ce ne sont pourtant que des parasites, des hors-la-loi. Ils ne pensent qu’à eux et à leurs satisfactions sans se douter que leur amour qu’ils croient sublime n’est que l’amour de soi, le plus pur égoïsme. Qu’ils sont donc ridicules et antipathiques ! Ce n’est rien de le dire.
J’admets néanmoins que les peine d’amour puissent être très cuisantes et dignes de compassion — si elles sont sincères. Est-ce que cela regarde le public ?
« La Rebelle » — Marcelle Tinayre
Je voudrais savoir à combien d’expériences les partisans du « droit au bonheur » limitent la recherche de ce bonheur. Farceurs !
Mauvais livre. Le droit au bonheur !… Je voudrais bien savoir ce qu’elle en aurait fait, l’héroïne du roman, si son mari avait eu le mauvais goût de persister à vivre. Cette rebelle est une femme qui a la chance énorme de rencontrer, libérée d’un mari fâcheux et d’un amant indigne, l’ami le plus tendre, le plus indulgent qui soit. On serait « rebelle » à moins.
Poser en principe le « droit au bonheur » c’est aboutir à l’union libre, avec les enfants élevés au petit bonheur. Il n’y a pas d’autre solution, car jamais deux êtres vraiment sensibles et délicats ne pourront trouver de voie véritable dans le triste expédient de l’adultère avec tout ce qu’il comporte de mensonges, de compromissions louches et dégradantes. L’adultère ne peut donner le bonheur (?) qu’aux êtres banals qui se contentent d’une satisfaction brutale et qu’aucun idéal de tendre affection, de douce intimité ne tourmente.
Roman de Marg. Audoux, préface de Mirbeau (naturellement…), édition Fasquelle[1].
Je ne veux pas juger le livre au point de vue littéraire. Je vois quelques jolies impressions racontées avec une naïveté voulue, factice, certainement très littéraire au fond. L’hypocrisie, la sournoiserie qui se cache au cours de toute l’histoire, mais que je démasque très bien, me déplaisent.
Des souvenirs d’enfant racontés par une vieille femme ne sont pas aussi précis dans les détails surtout chaque fois que ceux-ci sont scabreux. Des impressions du jeune âge, notées au jour le jour ne seraient pas émaillées d’insinuations perfides principalement quand il s’agit des amours du curé et de la religieuse (un Mirbeau ne pouvait pas rater ça). Présentés par une femme qui a médité et compris ils ne devraient pas garder la forme enfantine. Que tout ceci est donc de mauvaise foi !
- ↑ Le fils aîné de Mel Bonis, Pierre, avait épousé en novembre 1909 Renée Fasquelle, seconde fille de l’éditeur.