Souvenirs littéraires/02

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Souvenirs littéraires
Revue des Deux Mondes3e période, tome 46 (p. 104-139).
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DEUXIÈME PARTIE.


III. — LE COLLÈGE.

L’entrée au collège fut pour Louis de Cormenin et pour moi une déception cruelle. Nous avions toujours pensé que l’on ne nous séparerait pas et que nous ferions nos humanités, côte à côte, dans la même maison d’enseignement. Il n’en fut rien, et je crois que nos familles ont sagement fait de nous isoler l’un de l’autre, à cet âge d’entraînement et de turbulence où l’exemple est pernicieux et l’imitation naturelle. Louis fut placé au collège Rollin, qui était alors dirigé par Defauconpret, le traducteur de Walter Scott ; je fus moins bien partagé, et l’on me mit au collège Louis-le-Grand. Je n’ai pas oublié cette journée du 21 octobre 1831, pendant laquelle je commençai le dur apprentissage des écoliers ; cinquante ans écoulés n’ont point affaibli l’impression d’amertume et de révolte dont je fus saisi. Le matin, un de mes oncles était venu déjeuner avec nous ; lorsque le repas fut terminé, il me plaça devant lui et tout en ricanant, il me chanta le Non più andrai des Nozze di Figaro ; je ne compris guère ; plus tard je sus à quoi m’en tenir : « Tu vas mener un train de vie bien différent, mon enfant ! » J’avais le cœur gros, mais je me raidissais et je refoulais mes larmes. Ma mère et ma grand’mère m’accompagnèrent ; elles étaient en deuil, car je venais de perdre mon aïeule paternelle. On était en récréation lorsque j’arrivai au collège ; je fus présenté au proviseur ; tête blonde, intelligente et hautaine, regard froid derrière des lunettes en écaille ; l’entrevue fut courte et sèche : « Vous entrerez en neuvième ; Vous ne sortirez que tous les quinze jours, à moins que vous ne soyez le premier ! » — Le proviseur sonna ; un garçon parut : « Conduisez cet élève au vestiaire. » On me fit endosser une sorte de costume d’invalide qui avait déjà servi : habit à larges basques, pantalons à grand pont, gilet droit, souliers avachis ; le tout fut marqué de mon numéro matricule : 499. Lorsque je revins au parloir, ma grand’mère s’écria : « Quelle horreur ! »

Un roulement de tambour annonça la fin de la récréation ; les élèves rentrèrent au quartier. L’heure de la séparation était venue ; mes efforts accumulés depuis le matin s’effondrèrent tout à coup et j’éclatai en larmes. Je saisis ma mère à bras-le-corps : « Ne me laisse pas ici, emmène-moi ; garde-moi à la maison avec un précepteur ; qu’est-ce qui peut s’y opposer, ne suis-je pas l’on seul enfant ? » — Ma grand’mère s’était détournée et sanglotait. Ma mère tenait bon, mais à son menton crispé, je pouvais deviner le combat qui se livrait en elle. Elle me parla, elle me raisonna. « Il faut être un homme et savoir regarder la vie face à face. » J’essayai de me contenir ; à l’accent voulu et comme raidi de ma mère, je venais de comprendre que toute prière serait inutile. On avait désiré voir le dortoir où je devais coucher, le quartier où j’aurais à prendre place. Le maître d’étude vint nous recevoir ; c’était un doux étudiant endroit nommé Schœffer ; ma grand’mère lui dit : « Nous vous le recommandons, monsieur, c’est un fils unique et son père est mort. » Je me jetai au cou de ma mère, répétant : « Je t’en prie ! je t’en prie ! » M. Schœffer me prit par le bras, m’entraîna, ferma la porte, et je me trouvai au milieu d’une trentaine de camarades qui riaient de mon désespoir. Aussitôt assis, je comptai sur mes doigts : neuvième, huitième, septième et ainsi de suite jusqu’à la philosophie : dix ans !

Ulric Guttinguer, celui-là même à qui Alfred de Musset a dédié un de ses plus beaux sonnets, a chanté :


Quel heureux temps que le collège !


Grand bien lui fasse ! j’y suis resté pendant neuf années, et pendant neuf années j’y ai souffert. Ma vie n’a point été différente de celle des autres hommes ; j’ai eu mes chagrins, mes déceptions, mes affres, et souvent j’ai porté plus que mon faix ; mais le regret du temps de collège ne m’a jamais visité ; au contraire, cette époque de ma vie ne m’a laissé que des souvenirs lamentables ; encore à l’heure qu’il est, je ne puis voir passer une bande de lycéens sans être pris de tristesse, et lorsque par hasard je rêve que je suis rentré dans un des collèges où s’est révoltée mon enfance, je me réveille avec un battement de cœur et mouillé par les buées du cauchemar. Est-ce donc le travail qui me répugnait à ce point ? — Non pas, j’y avais goût, et apprendre a toujours été pour moi un plaisir très vif ; je n’étais pas un cancre, comme disaient nos maîtres d’étude ; j’étais un insurgé. La discipline m’était insupportable et je ne pouvais y plier ma nature. Cette règle brutale, uniforme pour cinq cents caractères différens, la tristesse des cours entourées de hautes murailles et semblables aux préaux des prisons, la grossièreté, pour ne dire plus, des garçons qui nous servaient, la saleté des quartiers et des classes, l’aspect immonde de certains endroits où l’on ne se pouvait dispenser d’aller, l’odeur lourde des réfectoires, la sévérité étroite, sinon envieuse, des maîtres d’étude, l’ironie des enfans qui s’efforcent à se moquer de tout bon sentiment, l’absence de toute liberté, l’oppression de toute individualité qui se redresse instinctivement contre une domination systématique, ont fait pour moi du collège un enfer où j’ai toujours lutté et où j’ai toujours été vaincu. On disait : Il s’y habituera ; je ne m’y suis jamais habitué, et lorsqu’en 1840, après avoir terminé ma rhétorique sous le plus doux, sous le meilleur des hommes, j’ai enfin quitté ces bancs maudits, j’ai éprouvé une sensation de délivrance qui fut délicieuse.

On dit que le collège forme le caractère ; je ne m’en suis guère aperçu, et j’ai vu au contraire que l’on y devenait hargneux, menteur et dissimulé. Dans ce petit monde, les vices se développent par contagion ou par sympathie avec une rapidité extraordinaire. Là, plus que partout ailleurs, l’axiome de La Fontaine est vrai : « Notre ennemi, c’est notre maître. » La suppression de toute tendresse à l’âge où les enfans en ont le plus besoin produit chez eux un sentiment de résistance auquel seul ils finissent par obéir. Les punitions n’y font rien ; et quelles punitions ! les plus bêtes qu’il soit possible d’imaginer : le pain sec, qui enlève à l’enfant l’indispensable nourriture substantielle ; la retenue de récréation, qui ne permet pas de faire un exercice nécessaire après les longues heures de silence et d’étude ; la privation de sortie, qui supprime le contact de la famille. Dans ma carrière de collégien, je n’ai vu qu’un seul homme manquer intelligemment à ces coutumes barbares ; c’était un professeur de quatrième nommé Huguet, qui nous donnait à copier les décades du Jardin des racines grecques, sous forme de devoir supplémentaire, cela du moins nous apprenait quelque chose. — Je ne parle pas de certains professeurs éminens, M. Sédillot, M. Egger, M. Adolphe Régnier, qui étaient aimés de tous et ne punissaient jamais.

Les directeurs de notre enfance, proviseurs, censeurs et maîtres d’étude ne paraissaient pas avoir une grande confiance dans les moyens de coercition dont ils abusaient, car une précaution était prise contre toute tentative de révolte. À cette époque, le gaz était à peine utilisé pour l’éclairage des rues ; nos classes et nos dortoirs étaient seuls munis de quinquets ; dans nos quartiers, dès que la nuit approchait, on allumait les chandelles, qu’un élève désigné était chargé de moucher de dix minutes en dix minutes. On n’y voyait goutte et nous profitions souvent de cette demi-obscurité pour dormir au lieu de travailler ; mais au-dessus du maître d’étude, et éclairant toute la salle, il y avait un quinquet fixé à la muraille et entouré d’un grillage de fer, afin que l’on ne pût le briser à coups de dictionnaires. C’était le quinquet de révolte. Toute lumière éteinte, celle-ci restait brillante et eût permis de reconnaître les coupables. La révolte ! c’était le rêve de plus d’un d’entre nous. Il n’y en eut pas de mon temps, et c’est fort heureux, car j’y aurais été redoutable. Je crois que cet esprit d’insurrection, qui était en moi et que je partageais avec beaucoup de mes camarades, laisse intactes les bonnes qualités et ne permet pas de préjuger de l’avenir. Je dis ceci pour les parens qui se lamentent lorsque leurs enfans sont punis et qui leur montrent l’échafaud en perspective. Je puis citer trois élèves du collège Louis-le-Grand, qui tous les trois ont été renvoyés pour cause d’indiscipline. Le premier, qu’une certaine mollesse plus apparente que réelle avait fait surnommer Sybarite-Madelon, a été un des héros, un des mieux méritans de la charge des cuirassiers à Reischofen. Il est actuellement un de nos meilleurs généraux de cavalerie. Le second est un des savans dont s’honore la France ; il a dirigé des expéditions scientifiques qui ont porté haut son nom ; lorsqu’il parle, l’Académie des sciences se tait pour l’écouter. Le troisième a eu de plus humbles destinées ; mais j’étonnerais bien ses anciens maîtres si je leur disais qu’il est de l’Académie française. Est-ce à dire pour cela que l’on ne parvient à quelque chose dans la vie qu’à la condition d’avoir été un mauvais écolier ? A Dieu ne plaise que je proclame une telle hérésie ! mais on peut affirmer que toute individualité remuante, tapageuse, soulevée contre les abus de pouvoir et secouant le joug d’une discipline ridiculement inflexible, fait preuve d’une force de résistance qui trouvera plus tard son emploi dans les luttes de la vie et dans la persévérance vers un but entrevu. J’ajouterai que quiconque ne sait pas ou ne peut pas compléter lui-même son instruction ne sera jamais qu’un homme inférieur, réservé à une existence médiocre.

Privé de récréation, privé de promenade, privé de sortie, j’étais souvent malade au collège ; malgré la fièvre, les jours d’infirmerie étaient des jours de bonheur. Là du moins nous vivions sous la maternelle direction de deux sœurs de l’ordre de Sainte-Marthe, dont l’une, sœur Adrienne, était charmante, et nous ne redoutions pas d’être punis parce que « nous tournions la tête, » parce que nous causions, parce que nous laissions tomber notre livre, parce que nous nous mouchions bruyamment. Il y avait pour les convalescens un grand préau planté d’arbres, où était installée la gymnastique. J’y ai passé bien des heures couché sur le sable, perdu dans une rêverie dont l’intensité m’enlevait à tout contact extérieur, revoyant les prairies des bords de la Sarthe, où j’avais accumulé les planches de mon radeau et m’en allant dans l’île déserte où j’aurais voulu vivre. Là, en plein air, sous le soleil, ces songeries avaient quelque douceur, mais elles devenaient intolérables lorsque j’en étais saisi, par contraste, dans les cabanons des arrêts. C’était la punition suprême avant l’expulsion ; je ne l’évitai pas. Tout en haut du bâtiment où loge le proviseur, un petit escalier noirâtre donne accès dans un corridor percé de portes de chêne armées de verrous en fer. Chacune des portes ouvre sur une chambre étroite, dont les murs ne sont pas recrépis, dont la lucarne oblitérée aux trois quarts par une maçonnerie grossière est munie de barreaux. Une table et un tabouret de bois fixés sur une tige de fer occupent le milieu de la pièce. C’est une prison, une vraie prison. Les cellules de Mazas, de la Santé, de la Conciergerie, dans lesquelles on voit clair et dans lesquelles on n’a pas froid, sont des boudoirs, si on les compare aux cabanons de Louis-le-Grand. Un tuyau de poêle traversait toutes ces chambres à la hauteur du plafond et n’y répandait qu’une chaleur dérisoire. Ces cachots servaient de cellules de punition aux détenus politiques pendant la terreur ; on y plaçait les prisonniers récalcitrans. C’est dans une de ces cellules que le marquis de Saint-Huruge était enfermé au 10 thermidor ; il put desceller les barreaux et grimper sur le toit. Une femme qui était à sa fenêtre, rue Saint-Jacques, l’aperçut, et lui montrant sa robe, lui montrant une pierre, parvint à lui faire comprendre que Robespierre venait d’être guillotiné. De sa voix de stentor, Saint-Huruge cria la bonne nouvelle aux détenus qui se promenaient dans les cours. Il y eut une telle clameur de joie que les gardiens crurent à une révolte et coururent aux armes.

Les révolutions, qui ouvrent la porte des prisons, n’ouvrent pas celle des arrêts. J’y étais pendant l’émeute de 1832 ; j’entendais distinctement le bruit du canon ; j’espérais que la bataille allait se rapprocher de nous et que le collège tout entier disparaîtrait dans un cataclysme qui m’eût emporté avec lui. Dans ce cachot où j’étais seul et verrouillé comme un malfaiteur, je devais, sous peine d’y revenir le lendemain, employer ma journée à copier quinze cents ou dix-huit cents vers latins. Les chefs d’enseignement qui infligent à des enfans une punition si abrutissante ne se doutent pas qu’ils inspirent l’horreur des poèmes qu’ils ont mission de faire admirer. Un des grands lettrés de France, Gustave Flaubert, m’écrivait en mars 1846 : « J’ai lu hier, dans mon après-midi, presque tout un chant de l’Enéide. Dire que j’ai copié cela cent fois en pensum ! Quelle infamie ! quelle ignominie ! quelle misère ! J’ai craché dessus de dégoût autrefois, j’en ai eu des pâmoisons d’ennui, et c’est beau ! beau ! A chaque vers, j’étais étonné, ravi ; je m’en voulais ; je n’en revenais pas ! » Cette impression, je l’ai eue aussi, et j’ai été stupéfait de la joie que j’éprouvais à lire les chefs-d’œuvre que l’on m’avait appris à détester.

Le gardien, — le geôlier, — des arrêts était une sorte d’ours mal léché, qui se nommait Rouillon. J. Janin, qui l’avait bien connu, et pour cause, en a parlé jadis. Il était grand, il était lourd, il se dandinait en marchant, il avait la voix sourde et parlait un mauvais patois qui nous faisait rire. Lorsque à l’heure du dîner il nous apportait notre morceau de pain sec et notre écuellée de soupe, il nous disait invariablement : « En veux-tu  ? » Ce qui signifiait : « En veux-tu encore ? » Très grossier en outre et fort intéressé, il savait tirer parti de ses « détenus » et ne les ménageait guère. Les cabanons étaient ouverts au nord ; en hiver, on y souffrait du froid ; on avait beau monter sur le tabouret de façon à pouvoir appliquer ses mains sur la tôle à peine tiède du tuyau transversal, on avait les doigts raidis et l’on ne pouvait plus écrire. Alors on donnait des coups de pied dans la porte et l’on appelait Rouillon. Rouillon arrivait d’un pas pesant, regardait par le judas et entamait un dialogue, toujours le même : « — Pourquoi donc que tu tapes ? tu veux donc démolir le collège ? — J’ai froid ; laissez-moi aller me chauffer au poêlé. — Ah ! tu veux comme ça te chauffer à mon poêle ? As-tu deux sous ? — Oui. — Alors, viens ; dix minutes, pas plus, parce qu’il faut que tu fasses ton pensum. » Lorsque le malheureux enfant n’avait pas d’argent, Rouillon lui disait : « en bien ! tu peux souffler dans tes doigts. » Un jour d’hiver, au lendemain sans doute de quelque congé, j’avais cinq francs dans ma poche et j’étais aux arrêts. J’obtins de passer la journée dans la chambré de Rouillon, auprès du poêle ; cela me coûta cent sous. Rouillon devint hydropique et mourut. Il fut remplacé par un garçon appelé Saint-Martin, d’allures moins bestiales, mais tout aussi âpre à prélever une redevance sur les pauvres petits qui avaient froid et qui demandaient à se chauffer.

Tout cela, me dira-t-on, c’est de l’histoire ancienne ; que de progrès n’a-t-on pas faits depuis cinquante ans ! L’adoucissement des mœurs, les améliorations chaque jour introduites dans l’éducation scolaire ont certainement éclairé les maîtres de l’enseignement ; ils ont condamné, ils ont abandonné pour jamais ces séquestrations, dans un lieu puant et malsain, qui ne peuvent être que pernicieuses pour l’intelligence, pour la santé des enfans. Il faut en rabattre. Le 8 février 1873, muni d’une lettre ministérielle, j’ai été visiter le collège Louis-le-Grand, et mon premier souci a été de monter aux arrêts. Je les ai retrouvés tels que je les avais connus. Dès que j’eus pénétré dans le couloir, je fus saisi par cette odeur nauséabonde qui plane comme des miasmes dans les endroits mal aérés ; j’ouvris les portes de chêne ; j’entrai dans les cellules et je revis la muraille rugueuse contre laquelle je me couchais sur le carreau lorsque j’étais harassé de copier des vers latins ; en levant le bras, je rencontrai de la main le tuyau de poêle ; en regardant par le soupirail barré de fer, j’aperçus, comme autrefois, Montmartre dessinant sa gibbosité sur les brumes du lointain, et j’entendis les bruits de la rue qui montaient vers moi comme les plaintes de la grande ville. Le poêle, le poêle de Rouillon, était toujours dans la petite chambre, dont on ne franchissait le seuil qu’après avoir donné l’obole au vieux Caron de cet enfer ; les tables, les tabourets sont encore scellés dans le carrelage. Rien n’était changé. À cette époque, M. Jules Simon était ministre de l’instruction publique. Je le connaissais ; je savais qu’à une rare intelligence il joint une mansuétude de caractère et une bienveillance auxquelles on peut faire appel avec sécurité. Je lui écrivis ; je lui fis une description exacte des arrêts de Louis-le-Grand et je lui demandai de les supprimer. Il me répondit une lettre affectueuse :


« Paris, le 16 février 1873.

« Je vous envoie, cher monsieur, ma circulaire du 27 septembre, qui ne méritait pas l’honneur d’être injuriée avec tant d’éclat. Quant aux arrêts, je pense qu’ils ont quelque analogie avec les plombs de Venise. Gresset y a gémi ; mais ils ne sont sans doute plus qu’un épouvantail. A tout hasard, je les fais fermer. Mille affectueux souvenirs.

« JULES SIMON. » La lettre du ministre a été considérée comme non avenue, car, à l’heure qu’il est, les arrêts de Louis-le-Grand reçoivent encore des écoliers et sont restés à peu près ce qu’ils étaient de mon temps[1].

Ce n’était pas seulement pour nous un lieu de punition et de souffrance, c’était un lieu sinistre qui avait sa légende. Nous nous racontions qu’un de nos camarades, élève de sixième, avait été mis aux arrêts un dimanche. Au lieu d’aller dans sa famille, il gravit les cinq étages et fut clos en cellule. C’était un enfant nerveux ; il se désespéra. Lorsque le son du tambour vint l’avertir que la messe était terminée et que l’instant de la sortie était venu, il perdit la tête, Il détacha sa cravate, l’accrocha aux barreaux de sa fenêtre et se pendit. Quand on ouvrit sa porte, à midi, pour lui donner la soupe et le pain, il était mort. Cette légende, inventée par je ne sais qui et dont nous savions tous les détails, ajoutait encore à l’odieux du séjour aux arrêts ; pour nous, toutes les cellules étaient la cellule du pendu, et nous regardions avec terreur, parfois avec envie, les barreaux à l’aide desquels il avait mis fin à son supplice. Bien souvent, pensant à ces heures de collège, à la brutalité des punitions, à la grossièreté des procédés, je me suis dit que, pour ne pas sortir mauvais et perverti de ces maisons, il fallait que l’enfant eût un fond de bonté inépuisable. Un vieux pédagogue, auquel j’en parlais, m’a répondu : « La bonté n’y est pour rien, l’insouciance suffit. »

C’était bien plus aux maîtres d’étude, — aux pions, — qu’aux professeurs, que nous étions redevables de ces châtimens sans merci. Le contact de l’enfant avec le professeur est presque toujours empreint de cordialité. Nos professeurs étaient, sauf de très rares exceptions, des hommes de savoir, d’esprit un peu étroit, mais de façons bienveillantes. Je me rappelle un professeur de huitième qui nous disait : « Ne me forcez pas de vous punir, » et ne nous punissait pas. Il se nommait Frin. C’était un breton bretonnant qui, lorsqu’il parlait de son pays, disait avec emphase : « La noble terre d’Armorique. » Sa petite taille, une légère obésité, ses cheveux grisonnans et frisottans, son teint rosé, son visage arrondi lui donnaient l’apparence d’un abbé plus assidu aux ruelles qu’aux offices. Le petit père Frin, comme nous l’appelions, était courtois et d’humeur assez joviale ; parfois cependant il devenait rêveur et, semblant répondre à quelque pensée intérieure, il disait : « La langue française est pleine de mystères ; il faut être un génie pour la comprendre ; j’en connais un, moi, et il est né sur la noble terre d’Armorique. » Un hasard me donna l’explication de ces paroles énigmatiques. J’avais été le premier en version latine, je ne sais pas pourquoi ; en cette qualité, j’étais assis à la table même du professeur, afin de ranger les cahiers de correspondance, les copies et d’indiquer quelles étaient les leçons à réciter. Le mardi, qui était réglementairement le jour consacré à la composition, M. Frin dicta le devoir français que nous avions à traduire en latin, — eheu ! bassa latinitas ! eût dit Pierre Gringoire, — et, voyant tous les élèves occupés à leur besogne, se mit lui-même au travail. Il étala devant lui les feuilles d’un manuscrit et les copia d’une écriture nette qui ne manquait pas de caractère. Il était fort absorbé, poussait, parfois une faible exclamation et de temps à autre jetait un coup d’œil machinal de surveillance sur les élèves qui feuilletaient leur dictionnaire et mêlaient consciencieusement les solécismes aux barbarismes. Tout à coup, il s’arrêta, parcourut rapidement les pages libres du manuscrit et dit à demi-voix : « Diable d’homme qui ne numérote pas ses feuillets ! » Je regardai : les pages qu’il transcrivait étaient étroites et longues ; l’écriture qui les couvrait était haute, ferme, assez grêle ; peu de ratures, une encre blanchâtre. M. Frin remarqua mon attention, et, me posant la main sur le bras, il me dit : « C’est à genoux, c’est en faisant le signe de la croix que vous devriez contempler ces pages sublimes ; elles sont l’œuvre d’un génie extraordinaire ; les siècles se fatigueront avant d’en produire un pareil ; je copie, je mets au net les Mémoires de M. le vicomte René-François de Chateaubriand, ancien ambassadeur, ancien ministre, ancien par de France. J’ai l’honneur d’être son secrétaire parce que je suis son « pays. » M. Frin se faisait quelques illusions ; il n’était point le secrétaire de Chateaubriand, il n’était que son copiste. J’avais alors dix ans passés et j’avais lu les Martyrs. Je n’avais certes pas compris ni pu apprécier l’immortelle beauté de l’épisode de Velléda ; mais les aventures d’Eudore et de Cymodocée m’avaient troublé, et j’admirais Chateaubriand. Je regardai le petit père Frin ; il me parut grandi de vingt coudées. Il s’aperçut de mon impression ; un sourire éclaira son visage et il me dit : « Quel orgueil d’être le compatriote d’un tel homme ! » Longtemps, bien longtemps après, je devais apercevoir Chateaubriand. Ah ! qu’il répondait peu à l’idée que je m’en étais faite. Je m’étais imaginé une sorte d’Apollon, la tête tournée vers le ciel et touchant à peine la terre du pied. Je vis un homme de taille courte et peu régulière, avec une tête trop longue, couverte de cheveux voltigeans. Les yeux seuls étaient splendides. Il marchait incliné, l’épaule droite plus proéminente qu’il n’aurait souhaité, le front penché, la main ballante, comme écrasé par une insupportable lassitude. J’aurais à peindre l’Ennui, je ne choisirais pas une autre figure. Du reste, il l’a dit lui-même et ne s’est pas trompé : « L’ennui a dévoré ma vie ! »

Si nos rapports avec les professeurs avaient quelque aménité, il n’en était pas de même avec les maîtres d’étude chargés de surveiller notre conduite, d’appliquer les règlemens, de faire respecter la discipline et dont le contact était permanent, au quartier, au réfectoire, en récréation, en promenade, au dortoir. Les professeurs avaient le tort, le très grand tort de les traiter avec un dédain que nous partagions sans peine et dont nous ne ménagions pas les témoignages. Il y avait cependant entre eux des différences que notre instinct d’enfant saisissait avec rapidité. Les uns étaient des jeunes gens pauvres qui, venus à Paris pour étudier le droit ou la médecine, s’étaient condamnés à une condition sans liberté ni loisirs, afin d’éviter à leur famille une dépense d’entretien considérable. Ceux-là nous les respections, nous tâchions de vivre avec eux sur une sorte de pied de camaraderie, et ils étaient, en général, d’humeur assez débonnaire. Il en est un dont je me souviens ; il avait parmi nous quelque réputation, parce qu’il portait une grande redingote blanchâtre qui nous semblait d’une élégance irréprochable, et parce qu’il savait la sténographie. Il étudiait, la médecine et est devenu le docteur Constantin James. J’en pourrais désigner un autre qui a débuté dans la vie en surveillant des marmots et en leur faisant des conférences. Il travaillait les lettres et l’histoire ; petit, très alerte, plein d’esprit, s’emportant parfois, besogneur infatigable, modérant avec peine l’éclat de deux yeux superbes, il est un exemple à citer de ce que peuvent l’intelligence, la rectitude de la conduite, la persévérance au travail et l’amour du devoir. Il est aujourd’hui le grand historien militaire de la France et une des autorités de l’Académie française. Ce sont là des exceptions, je le sais, mais moins rares cependant que l’on ne pourrait le croire, et parmi les hommes qui depuis soixante ans ont honoré les lettres, il en est plus d’un qui a été berger du mauvais troupeau des écoliers. Ils n’ont fait que traverser cet atroce métier, et ils en sont promptement sortis, parce qu’ils avaient en eux une valeur intrinsèque qui n’attendait qu’une occasion pour s’affirmer ; mais que penser de ceux qui y restent, qui s’y complaisent et finissent par y trouver la pâture nécessaire à leurs besoins intellectuels ? Ceux-là nous ne les aimions guère : nous sentions en eux quelque chose de déclassé qui nous déplaisait ; entre eux et nous, l’hostilité n’avait point de trêve, nous n’étions pas les plus forts, mais nos défaites ressemblaient parfois à des victoires. A un pion nommé Grivet un de nos camarades dit tout haut : « Vous faites bien de rester au collège, car ce n’est pas dans ma famille que l’on vous accepterait comme domestique. », — Dans de pareils termes, la vie en commun devient un supplice, pour le maître d’étude et pour l’écolier. Le manque d’éducation première, une certaine rusticité native, l’humilité de leur condition en présence d’enfans de familles riches pour la plupart, entraînaient parfois ces malheureux pions à des propos envieux qu’ils auraient dû retenir. Pendant que je faisais ma huitième, j’eus pour maître d’étude un certain Leroux, personnage assez crasseux, dont la tête était enlaidie d’une loupe qui ne lui permettait de porter qu’une casquette. Sa fainéantise dépassait toute mesure ; il bâillait du matin au soir et ne pouvait s’occuper à rien. Il était agressif, lourdement gouailleur, et fut victime d’une mésaventure qui nous mit en liesse. À cette époque, le Théâtre-Italien était monté à un haut degré de splendeur, et l’un des artistes les plus aimés de cette réunion d’artistes exceptionnels était un homme d’apparence colossale, de beaucoup d’esprit, très choyé dans le monde où il était admis, d’origine italienne, de bonne lignée, et n’ayant pas eu, pour paraître sur les planches, à lutter contre des préjugés qui n’existent pas dans son pays. Le public qui se pressait dans la salle des Bouffes l’aimait particulièrement et lui faisait une ovation toutes les fois qu’il apparaissait sous le costume du docteur Bartholo dans le Barbier de Séville. Or le fils de cet artiste était dans l’étude que surveillait Leroux. L’enfant était rieur, et un jour, au lieu de travailler, il faisait des grimaces pour se moquer d’un de ses camarades. Leroux s’en aperçut et lui dit : « Bravo ! continuez, c’est le bon moyen de n’être qu’un paillasse, comme votre père. » Le père vint le lendemain même retirer son fils du collège, mais avant de l’emmener, il fit appeler Leroux au parloir et lui administra une correction que sa force herculéenne a dû rendre pénible. Nous n’ignorâmes rien de cet incident, et de ce jour, le pauvre Leroux fut surnommé Bartholo.

Depuis que j’ai quitté le collège, j’ai retrouvé plusieurs de mes anciens maîtres d’étude : je les ai rencontrés en Algérie sous-aides-majors, sous-aides-vétérinaires ; en Orient, agens de compagnies véreuses ; en province, contre-maîtres surveillans dans les usines ; à Paris, sur le grabat d’un hôpital et, — une seule fois, — dans une cellule du dépôt près la préfecture de police. J’ai beaucoup causé avec eux, et chez presque tous j’ai constaté une tare, un vice, un trou par où s’écoulait la volonté de bien faire. Ce qui dominait en eux, c’était une paresse inconcevable. Quelquefois un goût dont la bassesse surprend les avait entraînés hors de la ligne droite. Un d’eux me disait avec désespoir : « Ce qui m’a perdu, c’est la funeste passion du domino ! » En 1845, dans un campement de la terre algérienne, non loin d’Ouchda, je me trouvai face à face avec un ancien pion contre lequel j’avais jadis entretenu une lutte à outrance ; il occupait un mince emploi dans une administration militaire et traînait avec lui une grosse femme qui ne servait pas qu’à sa cuisine. Je pus lui être utile, il s’ouvrit et me parla franchement du temps écoulé ; il me disait : « Entre les élèves et nous, l’accord n’était pas possible, nous souffrions trop, et de trop de manières. Quand vos mères élégantes et sentant bon venaient vous voir au parloir ; quand, le dimanche, on vous emmenait en voiture avec des domestiques mieux habillés que nous, lorsqu’au lendemain des jours de congé, nous vous entendions raconter, pendant les récréations, que vous aviez été à l’Opéra, aux Italiens, à la Comédie-Française, au bal, nous faisions un retour sur nous-mêmes, nous sentions la misère de notre condition ; l’amertume et l’envie nous débordaient, et sans peut-être que nous en eussions conscience, nous nous vengions de vos plaisirs, qui nous étaient interdits, en redoublant de sévérité, — d’injustice, — comme vous disiez. Pendant douze ans que je suis resté maître d’étude, savez-vous combien de fois j’ai été au spectacle ? Une seule, au parterre de l’Opéra, où un ami m’avait conduit pour entendre Robert le Diable. Oui, vous étiez pour nous un objet de convoitise, et les souvenirs que j’ai conservés de cette époque sont les plus mauvais de mon existence. »

L’aveu de ce pauvre homme me fut pénible et m’expliqua bien des choses que je n’avais pas comprises pendant ma vie d’écolier. J’y ai souvent pensé depuis ; l’expérience est venue qui m’a éclairé. Entraîné par mes études sur Paris, j’ai regardé dans bien des mondes ; j’ai pu étudier de près toutes les catégories d’agens, d’employés, de subordonnés, et j’en suis arrivé à cette conclusion, que, dans notre état social actuel, l’homme le plus malheureux, le plus digne de commisération, celui dont la condition exige les réformes les plus urgentes, celui qu’il faut relever et faire respecter, parce qu’à doit être respectable, c’est le pion de collège !

Les jours de congé, lorsque par hasard je n’étais pas en retenue, je courais chez Louis de Cormenin, et là, près de lui, libre, en confiance, j’exhalais toutes les colères dont ma mère n’aurait pas toléré l’explosion. Louis était bien plus calme que moi, une sorte de nonchalance extérieure lui permettait de supporter un régime qui m’exaspérait ; il se conduisait sagement et n’était que rarement puni ; mais de même que je n’avais pas assez d’imprécations pour maudire les arrêts, il ne se contenait guère lorsqu’il parlait de la guérite, sorte d’instrument de supplice en usage au collège Bollin. L’écolier y était maintenu assis sur un tabouret fixé entre une muraille de bois et une planche échancrée qui l’encastrait à hauteur de la ceinture. Cet appareil ingénieux était contenu dans une guérite dont on refermait la porte. Un enfant ayant failli s’étrangler en voulant se dégager de cette entrave, on a abandonné ce genre de torture ; j’ignore par quelle nouvelle invention on l’a remplacé.

Le collège est un monde en miniature et, malgré la claustration, on y participe aux choses extérieures. Les nouvelles s’y répandent avec autant de rapidité que dans les salons. « Les grands » se racontent les bruits de la ville qu’ils ont recueillis dans leur famille ; les propos gagnent de proche en proche, et le petit collège en a sa part. Dans nos classes élémentaires, tout en traduisant vaille que vaille l’Epitome historiœ sacrœ, ou le de Viris illustribus urbis Romœ, nous n’ignorions rien des faits importans qui se produisaient dans Paris. C’était le temps des émeutes ; on se rappelle combien elles furent fréquentes pendant les premières années du règne de Louis-Philippe. Par les externes libres, nous apprenions que l’on se battait. Un maître d’étude ne rentrait pas à l’heure réglementaire, un garçon de salle ne reparaissait pas, nous étions peu embarrassés d’expliquer leur absence : ils ont été tués sur une barricade en s’enveloppant dans les plis d’un drapeau noir. Notre imagination nous servait parfois avec sagacité, et nous nous trompions moins souvent qu’on ne pourrait le supposer. Un « aboyeur » qui appelait les élèves attendus au parloir était au cloître Saint-Merri et y mourut. La tentative d’insurrection qui prit prétexte des funérailles du général Lamarque pour essayer de substituer la république à la royauté constitutionnelle causa une émotion profonde dans les collèges de Paris, où l’on s’enorgueillit en apprenant que deux écoliers avaient été tués parmi les combattans. La légende fut promptement créée, et nous nous racontions avec admiration que tout le collège Charlemagne, professeurs en tête, avait marché contre le palais des Tuileries. Pour être plus simple, la vérité n’en était pas moins lugubre. Trois élèves, trois « grands » de la pension Saint-Amand Cimetière qui allait en répétition au collège Charlemagne, avaient fait l’école buissonnière et s’étaient mêlés, par curiosité, à la foule dont le cercueil du vainqueur d’Hudson Lowe à Capri était entouré. Ils se nommaient Stoflel, Lasseray et Parquin. L’émeute, commencée sur le quai Bourbon, fut vivement refoulée par un bataillon d’infanterie de ligne chargeant à la baïonnette. Il y eut une panique. Les curieux, les perturbateurs prirent la fuite et se réfugièrent sous la voûte du canal Saint-Martin, dans une espèce d’impasse d’où il n’était pas facile de sortir. Les soldats, sur lesquels on venait de tirer, s’y précipitèrent et frappèrent au hasard. Stoffel et Lasseray furent retrouvés parmi les morts ; Parquin, que j’ai connu et qui est mort en 1855, conseiller référendaire à la cour des comptes, parvint à se sauver, mais après avoir reçu dans le bras un coup de baïonnette dont il souffrit pendant longtemps.

À cette époque, Paris était sinistre, et malgré notre insouciance d’enfans, nous pouvions le remarquer pendant les promenades et lorsque nous sortions dans nos familles. C’était l’heure du choléra. La ville était affolée ; elle croyait aux empoisonneurs ; sans cause apparente, elle se jetait sur des hommes inoffensifs, les déchirait et les jetait à la rivière. Par suite d’une aberration inconcevable, Gisquet, préfet de police, avait adressé à ses commissaires une circulaire confidentielle par laquelle il prescrivait de surveiller les républicains, qui seuls étaient capables de répandre des matières empoisonnées sur les étaux de boucherie, afin de porter préjudice au gouvernement du roi, Cette criminelle niaiserie eut des résultats, et plus d’un innocent fut massacré. Si le gouvernement eût fait son devoir, il eût traduit Gisquet en cour d’assises, comme promoteur et complice de ces assassinats. Ce fut un sauve-qui-peut général ; chacun cherchait à fuir la ville pestiférée. Il n’est sottise que l’on ne crût, il n’est remède extravagant que l’on n’adoptât. Il y eut de bons jours pour les marchands de flanelle, de vulnéraire, d’orviétan. On disait : Ce sont des insectes qui volent à hauteur des nuages ; on a enlevé un cerf-volant muni d’un gigot de mouton ; quand on l’a descendu, il ne restait plus que l’os du gigot : c’est affreux, qu’allons-nous devenir ? — Au collège, on prit quelques précautions ; on ajouta un peu de vinaigre à l’eau que l’on nous donnait à boire ; dans nos quartiers, dans nos classes, dans nos dortoirs, on déposa des terrines pleines d’une solution de chlorure Labarraque, et toute « crudité » fut supprimée de notre alimentation. La peste passa près des collèges et ne les toucha pas, elle épargna l’enfance, qui, du reste, ne s’en préoccupait guère et n’en perdit pas une partie de barres. Deux de nos maîtres d’étude moururent ; on le cacha avec soin, pour ne pas inquiéter les familles des élèves.

Le choléra s’en alla, emportant avec lui la terreur qu’il avait causée ; la ville reprit l’agitation fébrile qui est sa vie normale et dont les vibrations, affaiblies, mais encore perceptibles, se faisaient sentir jusque dans nos classes. On était alors romantique et « moyenâgeux, » comme a dit Théophile Gautier. Aux troubadours de la Gaule poétique célébrée par Marchangy, on avait substitué les truands et les cagoux de la cour des Miracles. Au collège, nous rêvions de porter un « buffle » et d’être chaussés de souliers à la poulaine ; les souliers à la poulaine étaient pour nous un sujet d’admiration d’autant plus vive que nous ne savions pas ce que c’était ; mais n’était-ce pas le bonheur, le bonheur tout entier, de posséder un pourpoint « tailladé, » et surtout une dague de Tolède ? L’interdiction qui avait frappé les représentations du Roi s’amuse, de Victor Hugo, avait mis toutes les têtes à l’envers, et pendant que « les perruques » applaudissaient à cette mesure, uniquement provoquée par le tumulte de la première représentation, « les jeunes France » protestaient et laissaient croître leurs cheveux. La révolte contre les usages reçus, contre les costumes adoptés était générale dans la jeunesse, qui ne savait qu’imaginer pour ne pas ressembler aux « bourgeois glabres. » Nous estimions que les élèves du collège Stanislas étaient les écoliers les plus heureux de Paris, parce que Théodose Burette, professeur d’histoire, y faisait son cours dans un costume extravagant : bottes à revers rouges, culotte de peau collante, gilet à la Robespierre, frac vert à boutons d’or doublé de satin blanc ; par-dessus, la robe universitaire ouverte et flottante. La grosse tête ronde de Burette, rasée à la malcontent et ornée d’énormes moustaches noires, lui donnait, sous ce travestissement, une apparence étrange qui l’avait rendu fameux dans le monde des écoliers. Avoir un tel professeur nous paraissait une joie sans pareille, mais cette joie nous était refusée, car nos maîtres, correctement vêtus, ne nous rappelaient en rien les excentricités réelles ou supposées du « Mamelouk, » ainsi que nous avions surnommé Burette, dont toute la gloire devait consister plus tard à écrire la Physiologie du fumeur. Burette appartenait, par ses habitudes et par ses relations, à un groupe d’artistes, dont plusieurs sont devenus célèbres, et chez lesquels l’émulation de la « charge » entretenait une sorte de folie permanente. Le branle leur était donné par des hommes d’un grand talent, par Charlet, par Poterlet, par vingt autres qu’il serait facile de nommer et qui, pour protester contre la vie bourgeoise, contre ce que l’on appelait alors les épiciers, se livraient sérieusement à des inepties que l’on a l’habitude de réprimer à Charenton. Un jour de congé, dans la belle saison, traversant le pont Royal avec le domestique qui était venu me chercher au collège, je m’arrêtai, comme presque tous les passans, pour contempler un spectacle fait pour surprendre. Une trentaine de jeunes hommes vêtus à la diable de vestes de velours, de surcots de laine, de jaquettes de nankin, chevelus et barbus pour la plupart, marchaient à la file, un par un, collés les uns contre les autres ; ils emboîtaient le pas ; leurs bras battaient en même temps ; en tête s’avançait Théodose Burette brandissant une canne ; tous sur un rythme précipité disaient : « Une, deux ! une, deux ! le choléra ! le choléra ! » Arrivés au bout du pont, ils s’arrêtèrent brusquement, firent volte-face et chantèrent : « Connaissez-vous le thermomètre de l’ingénieur Chevallier ? » — Puis ils reprirent leur rang et partirent : « Une, deux ! une, deux ! le choléra ! le choléra ! » Le lendemain au collège, pendant la première récréation, je me hâtai d’initier mes camarades à ce genre de promenade, que je dirigeai moi-même ; cela ne fut pas du goût d’un maître d’étude, qui m’envoya terminer la journée chez Rouillon. — Longtemps après j’ai su ce que signifiait ce défilé baroque qui traversait Paris à la stupéfaction des passans. Cela s’appelait la grande chevauchée de la côtelette aux cornichons et avait été inventé par Burette. On partait de la rue Pigalle et l’on s’en allait ainsi, le dimanche, pendant les beaux jours d’été, jusqu’à Saint-Mandé, où l’on déjeunait chez un charcutier qui vendait de bonnes côtelettes de porc frais. C’était bruyant, inoffensif et bête, mais cela divertissait des désœuvrés qui ne savaient qu’imaginer pour se singulariser et qui croyaient faire acte d’originalité en se livrant à ces médiocres extravagances. Plusieurs groupes composés d’artistes, de gens de lettres, de petits boursiers, d’employés de ministère se réunissaient, se cotisaient pour manger et surtout boire ensemble ; ces groupes se distinguaient par des dénominations ridicules et parfois crapuleuses. Si, sur des tableaux de cette époque, on retrouve, à la suite de là signature du peintre, le chiffre 45 placé entre deux parenthèses, c’est que l’artiste a appartenu, — que le lecteur me pardonne, — à la société des Quarante-cinq jolis cochons, dont le président fut un des plus grands artistes de l’école romantique. Le vice-président de cette compagnie existe encore, c’est un peintre d’un rare talent. On buvait, on débitait toute sorte de sornettes, on cassait quelques carreaux dans les cabarets de la banlieue, on dansait dans les guinguettes, on rentrait à Paris en chantant quelques couplets grivois et l’on gagnait au pied lorsque l’on rencontrait une patrouille. Un de ces chefs d’orgie fut célèbre en son temps ; c’était un homme énorme, borgne, mystificateur intrépide, buveur expérimenté, chef de bureau au ministère de la marine et qui se nommait Billou. Henri Monnier, à la fois dessinateur, caricaturiste, acteur et homme de lettres, était de toutes ces parties ; il excellait à pousser ses compagnons à des sottises compromettantes ; il y dépensait les ressources d’un esprit diabolique et savait toujours s’esquiver lorsque la plaisanterie prenait une mauvaise tournure. Ces farces devenaient parfois tragiques, et les jeunes gens emportés par l’ardeur de leur tempérament, par l’émulation de sottises qui les avait saisis, en arrivaient à des actes coupables. La plupart de ces « compagnons de tout plaisir » fréquentaient une petite salle de spectacle aujourd’hui détruite et que l’on nommait la salle Chanteraine. C’était un théâtre d’amateurs, jadis fondé par un certain Doyen, méridional, grand admirateur de Talma, et où les aspirans acteurs et surtout les aspirantes actrices jouaient pour se familiariser avec les planches et le public. Aujourd’hui encore, on peut reconnaître l’emplacement de ce théâtre aux colonnes doriques qui précèdent l’entrée de l’hôtel de M. Renouard, rue de la Victoire, n° 47. C’était moins une salle de spectacle qu’un champ de bataille. Les jeunes France, artistes et autres, occupaient le parterre et les stalles d’orchestre, tandis que les « gants jaunes, » viveurs et parasites, s’installaient dans les premières loges et à la galerie. Toute débutante applaudie par les loges était sifflée par le parterre, et vice versa ; c’était l’usage, et nul ne se serait permis d’y déroger. Les spectateurs du parterre escaladaient la galerie, les spectateurs des loges descendaient dans l’orchestre, et on se gourmait comme en champ clos. Quelque mauvais plaisant n’oubliait pas d’éteindre les quinquets et dans l’obscurité, la mêlée devenait générale. Un soir, la lutte fut plus violente que de coutume. Quelque jeunes France de l’orchestre se firent la courte échelle pour monter à l’assaut d’une loge d’avant-scène d’où quatre ou cinq gants jaunes un peu ivres leur lançaient des pommes et des quolibets. Un des spectateurs de la loge prit un lourd banc de bois sur lequel on déposait les manteaux dans le couloir des premières, et, s’en servant comme d’un bélier, frappa à la tête un jeune homme qui, debout sur les épaules de ses compagnons, avait déjà saisi le rebord de la loge. Le jeune homme retomba dans l’orchestre, et la chute fut grave, car il en mourut. Le coupable était un jeune pair de France par hérédité auquel son âge n’avait pas encore permis de prendre séance ; l’affaire fut étouffée, les parens de la victime furent désintéressés ; mais, comme il fallait un exemple, la salle Chanteraine fut fermée pendant trois mois.

Ces aventures ne nous étaient point inconnues au collège ; nous nous les racontions en les exagérant et nous portions envie à ceux qui en étaient les héros. Souvent le domestique qui, les jours de sortie, allait chercher Louis de Cormenin au collège Rollin, alors situé rue des Postes (rue Lhomond), venait me prendre à Louis-le-Grand ; alors Louis et moi, nous dirigions notre chemin de façon à passer par la place Saint-Germain-des-Prés. Arrivés là, nous nous arrêtions un peu émus et nous regardions une grande vieille maison jaunâtre percée d’une multitude de fenêtres et dont nous nous attendions toujours avoir sortir quelque chose d’extraordinaire. C’était la Childeberte. Depuis quarante ans, elle n’était habitée que par des artistes, et son nom lui avait été donné parce qu’elle occupait le n° 9 de la rue Childebert, qui a été démolie pour faciliter l’agrandissement de la place Saint-Germain-des-Prés. De ce qui se passait dans cette maison, on nous avait raconté des histoires merveilleuses. Le sabbat y était permanent ; on n’y était admis qu’après avoir inventé « une charge nouvelle. » La police s’en éloignait avec terreur, et les gens du quartier se signaient en apercevant le lieu maudit. Tous les peintres révolutionnaires y avaient vécu ; Géricault, Paul Delaroche, les Johannot avaient écrit leur nom sur les murailles de l’énorme masure. Un dimanche matin, les rapins qui campaient dans les chambres lézardées auxquelles on accédait par un escalier vermoulu, imaginèrent une plaisanterie dont le récit, apporté au collège par un externe libre, nous avait ravis d’enthousiasme. A l’aide d’une côtelette, ils avaient attiré, dans l’atelier de l’un d’eux un grand chien de boucher, un matin jaunâtre à oreilles coupées, à museau noir. On le déguisa en tigre, on lui peignit des zébrures sur les flancs, on lui moucheta le mufle ; puis on lui attacha une casserole à la queue et on le lâcha sur la place Saint-Germain-des-Prés, au moment où la masse des fidèles sortait de l’église après la grand’messe. A chaque fenêtre de la Childeberte apparaissait un artiste drapé dans une couverture, coiffé d’un plumeau, fumant dans un manche à balai et représentant ainsi un Bédouin. Sur la place, le désarroi fut affreux ; on crut voir un véritable tigre, et ce fut une fuite éperdue. Quelques bourgeois arriérés trouvèrent que la farce était un peu forte et portèrent plainte. Force resta à la loi, car le boucher propriétaire du chien fut condamné à l’amende. La Childeberte nous inspirait, à nous autres écoliers, une admiration sans bornes, et lorsque la direction de nos promenades du jeudi nous permettait de passer devant, nous nous la montrions avec respect. C’est là que naquit une charge célèbre qui fit le tour des ateliers d’Europe, car nos artistes la portèrent à Rome, d’où elle gagna les autres capitales. Partout on raconta « l’histoire du prince Henri, qui avait le* cœur bardé de trois cercles de fer et qui fut honni, banni, funeste, de ses états, » mais nul n’en a jamais su la fin, car on devait recommencer le récit toutes les fois qu’on l’interrompait, et on l’interrompait toujours. On prétendait, — mais ceci est de la légende — qu’il n’y avait pas d’exemple qu’un locataire de la Childeberte eût jamais payé son terme, et l’on affirmait, — ceci est de l’histoire, — que la propriétaire, Mme Legendre, n’avait jamais fait une réparation à sa maison depuis qu’elle l’avait achetée en 1793. Quand cette masure fut abattue en 1858, elle tombait en ruines ; elle se serait effondrée d’elle-même depuis longtemps si elle n’avait été soutenue par les constructions mitoyennes. Elle était peuplée de rats comme jadis l’éléphant de la Bastille. La démolition de cette sorte de phalanstère fut un deuil pour les artistes qui l’avaient habité ; plus d’un l’a regretté et le regrette peut-être encore. Lorsque Louis de Cormenin et moi nous avions longtemps regardé la Childeberte, nous nous disions : « C’est là que nous habiterons quand nous serons grands. » L’âge est venu, et nous nous sommes bien gardés de réaliser ce rêve de notre enfance.


IV. — L’INITIATION.

En 1835, je faisais ma sixième sous un professeur revêche et taquin, M. Agon, dont le visage en lame de couteau, marqué de petite vérole et armé de lunettes, n’avait rien d’agréable. J’eus là bonne fortune, au mois de janvier, de tomber malade d’une rougeole ou d’une fièvre scarlatine ; ma mère me prit chez elle, et je trouvai que c’était fort doux. Je traînai ma convalescence le plus que je pus, afin de retarder l’heure de rentrer au collège ; ma mère m’y aida sans trop le laisser paraître, et au milieu de février, j’étais toujours « à la maison. » Le 12, du mois, on me dit : « Nous irons ce soir au spectacle, à la Comédie-Française ; on donne une pièce nouvelle. » Je fus ravi ; en fait de théâtre, je ne connaissais encore que le cirque Olympique, Franconi, comme l’on disait. J’y avais battu des mains en voyant les grands drames militaires qui reproduisaient avec plus ou moins d’exactitude la vie de Napoléon Ier, et j’y avais admiré une pièce intitulée les Polonais, dans laquelle il y avait des combats, des escadrons d’amazones conduites par la comtesse Platter et des couplets patriotiques que je n’ai pas oubliés :

L’aigle blanc nous guide,
Volons aux combats !
O Pologne intrépide
Un jour tu renaîtras.


Le personnage principal était un certain Paulinski, homme du peuple, qui était l’âme de la conspiration et donnait le signal de la révolte. Je savais bien que Paulinski était un héros de convention inventé par les auteurs du mélodrame, mais l’imagination est si forte chez les enfans, elle est tellement passionnée qu’elle crée la réalité et donne aux fictions un corps tangible et saisissable. Dans les rares journaux qui pouvaient passer sous mes yeux, je cherchais les faits relatifs à l’insurrection polonaise, et j’étais toujours désappointé, parce que je n’y trouvais pas le nom de Paulinski. J’avais fini par me figurer qu’il existait, et lorsque l’on souriait de ma naïveté, on m’affligeait. J’ai, du reste, toujours été ainsi au temps de mon enfance et de ma jeunesse. J’aurais été de ceux : qui écrivaient à Samuel Richardson pour le supplier de ne pas faire mourir Clarisse. Il m’est douloureux de penser que Manon, que Des Grieux, que Paul, que Virginie n’ont point été des êtres vivans. J’ai peine à admettre que la princesse de Clèves ne soit pas un personnage historique. J’ai cru fermement aux héros des romans que j’admirais ; j’ai cru à Bas-de-Cuir, à Robinson, à Ivanhoë ; j’ai cru à Vautrin, à Lucien de Rubempré, à Mme de Maufrigneuse. Suis-je bien certain de n’y plus croire ? « Tout assaiché que je suis, a dit Montaigne, et appesanti, je sens encore quelques tièdes restes de cette ardeur passée. » Lire ainsi, avec tant de passion, c’est lire sans critique, je n’y contredis pas, mais c’est lire avec bonheur ; mieux vaut sentir que raisonner.

Si les drames à coups de fusil que l’on jouait au cirque Olympique me causaient de l’émotion, on peut imaginer ce que j’éprouvai, pendant la soirée du 12 février 1835, en écoutant une des œuvres maîtresses de l’école romantique. On donnait la première représentation de Chatterton. Pour la première fois, j’entendais une langue exquise dont le nombre et la richesse me charmaient comme une symphonie. Pour la première fois aussi, j’assistais à un véritable drame, très savant sous sa forme simple et dont toutes les péripéties sont produites par le caractère même des personnages et non point par une série d’événemens arbitraires. Raconter la pièce serait superflu ; chacun la connaît. L’impression fut intense jusqu’à la douleur. Le rôle du quaker, celui de John Bell, étaient tenus par Joanny et par Guiaud. Ma mémoire n’a rien conservé d’eux que de confus et d’indistinct ; mais dussé-je vivre les dix mille éternités promises à Brahma, je n’oublierai jamais Mme Dorval et Geffroy, qui jouaient Kitty Bell et Chatterton. Il est possible que je sois abusé par le souvenir d’une émotion ineffaçable, mais ces deux acteurs me semblent avoir atteint dans cette pièce le plus haut degré de l’art théâtral. Geffroy n’était point ce qu’on appelle un artiste à effet ; il ne cherchait pas à en produire et faisait bien. Malgré une physionomie assez dure, ironique, dédaigneuse, il n’était point déplaisant ; il était alerte et adroit ; à le regarder se mouvoir en scène, on reconnaissait un homme familiarisé avec les bons exercices du corps, avec l’escrime, la paume et la natation. Il excellait à composer un rôle, et plus que nul autre il sut s’identifier au personnage qu’il avait à représenter. Pendant toute la durée d’une pièce, eût-elle cinq actes, fût-il constamment en action, il ne se démentait pas. Jamais on n’avait l’acteur sous les yeux, mais toujours le personnage, que ce fût Philippe II dans Don Juan d’Autriche, Marat dans Charlotte Corday, Richelieu dans Diane de Lys. Cela seul faisait de lui un artiste hors de pair, et il sembla se surpasser dans la création de Chatterton. De ce rôle difficile où la colère, l’amertume, le désespoir, l’amour le génie se mêlent dans une exaltation morbide qui flotte au-dessus de la folie, il sut rendre les nuances avec une implacable vérité. Il a fait une reconstitution, et aujourd’hui encore, lorsque j’entends parler de Chatterton, — du poète et non du drame, — c’est la figure de Geffroy qui m’apparaît.

Tout autre était Marie Dorval, actrice incohérente, irrégulière, sans moyenne ; médiocre ou sublime, selon qu’un rôle lui convenait ou ne lui convenait pas. Elle parlait de la gorge, comme les Parisiens ; elle avait des intonations vulgaires, mais l’ampleur de son jeu, son intelligence des situations les plus délicates, la passion dont elle débordait, en faisaient la plus grande artiste dramatique que j’aie connue ; je n’excepte ni Mlle Mars, ni Rachel. Il est possible que le fond romantique de mon éducation littéraire soit pour quelque chose dans ce jugement ; mais lorsque je me reporte par la pensée aux années de ma jeunesse et que je me rappelle les représentations théâtrales auxquelles j’ai assisté, je retrouve toujours le souvenir de Marie Dorval lié à celui de mes plus vives émotions. C’était une étrange femme, bonne, aimante, sans grand souci d’elle-même, mariée à un écrivain légitimiste, nommé J.-C. Merle, qui ne s’occupait guère d’elle, éprise de son art et maternelle pour tous ceux qui l’approchaient. Elle notait chaque jour les impressions et les faits principaux de sa vie. Les carnets où sa confession est inscrite avec une irréprochable sincérité n’ont pas été perdus ; j’ai pu les lire, c’est navrant. Les deux rôles où elle a développé à l’aise ses qualités ont été ceux d’Adèle dans Antony et de Kitty Bell dans Chatterton. Ce dernier semblait avoir été fait exprès pour elle ; elle y était admirable. De la loge d’avant-scène du rez-de-chaussée où j’étais, je tenais obstinément mes yeux attachés sur elle ; elle me fascinait. Est-ce une erreur de ma mémoire ? Elle essuyait des larmes réelles, elle souffrait de toutes les douleurs, qu’elle n’avait qu’à exprimer. Je la vois encore avec ses mitaines de dentelle noire, son chapeau de velours, son tablier de taffetas ; elle maniait ses deux enfans avec des gestes qui étaient ceux d’une mère et non ceux d’une actrice ; d’un mouvement rapide et souvent répété de la main, elle relevait une mèche latérale de ses cheveux qui se déroulait sans cesse. Malgré sa voix trop grasse, elle avait des accens plus doux qu’une caresse ; dans sa façon d’écouter, de regarder Chatterton, il y avait une passion contenue, peut-être ignorée, qui remuait le cœur et l’écrasait. Tous les spectateurs étaient anxieux, c’était visible ; l’angoisse comprimait jusqu’à l’admiration. A je ne sais plus quel passage, quelqu’un cria : « Assez ! » Immobile, appuyé sur le rebord de la loge, étreint par une émotion jusqu’alors inconnue, j’étouffais. Aux dernières scènes, lorsque Kitty Bell gravit en oscillant l’escalier de la chambre où Chatterton va mourir, lorsqu’elle glisse renversée sur la rampe et retombe à genoux ; lorsqu’à la voix de son mari, elle se redresse, saisit sa bible et va s’affaisser, expirante, pendant que ses enfans accourent vers elle, toute la salle se leva ; il y eut un cri d’horreur, de commisération et d’enthousiasme. « Oh ! dans ton sein, dans ton sein, Seigneur, reçois ces deux martyrs ! .. » — Lorsque l’on vint proclamer le nom de l’auteur, M. le comte Alfred de Vigny, on resta debout pendant près de dix minutes ; les hommes battaient des mains, les femmes agitaient leur mouchoir. Jamais, depuis, je n’ai vu une ovation pareille. Si, comme on le dit, les succès de théâtre sont ceux qui flattent le plus l’amour-propre, Alfred de Vigny a dû, ce soir-là, s’enivrer jusqu’au délire. Je n’avais pas parlé, je n’avais pas applaudi ; j’étais terrifié. Je sortis machinalement de la loge ; lorsque j’en franchissais le seuil, ma mère, qui avait les yeux rouges de larmes, me dit : « Qu’as-tu donc ? » Le son de sa voix brisa la torpeur dont j’étais enveloppé ; je voulus répondre et je perdis connaissance. Je sentis confusément que l’on m’emportait et je revins à moi par une crise de sanglots et de spasmes qui était une crise nerveuse. Ma mère passa la nuit près de moi et plusieurs fois me réveilla pour dissiper les cauchemars qui m’agitaient. Le lendemain, elle me disait en souriant : « Te voilà condamné au cirque Olympique pour longtemps encore. » Un de mes parens auquel on conta l’aventure me proposa de me conduire chez Alfred de Vigny, qu’il connaissait ; je refusai avec effroi ; il me semblait que je tomberais foudroyé comme devant un dieu.

Ma mère regretta de m’avoir conduit à cette soirée solennelle ; il était trop tard ; c’en était fait pour toujours, le goût, la passion des lettres m’avait saisi et ne devait plus me quitter. Je n’imaginai pas qu’il y eût au monde une fonction plus belle que celle de l’écrivain indépendant et désintéressé ; après tant d’années, après tous les incidens, toutes les tentations de l’existence, je n’ai point varié d’opinion à cet égard ; si j’avais à recommencer ma vie, je ne choisirais pas d’autre carrière, sachant qu’à défaut du bonheur qui n’est point de ce monde, on y trouve le repos et le calme fortifiant de la solitude. Je ne pensais guère à cela, au cours de mes treize ans ; je ne voyais que l’émotion poignante que j’avais éprouvée et je rêvais de la renouveler le plus souvent possible. Puisqu’il m’était interdit d’aller au théâtre, je pouvais du moins lire les pièces que l’on y jouait et je fus pris d’une véritable rage de lecture. Tout mon argent de poche, — mes semaines, comme nous disions au collège, — fut employé à acheter des drames, des comédies et des vaudevilles. Je bâclais mes devoirs, j’apprenais à peine mes leçons ; au quartier, abrité derrière un rempart de livres habilement disposés, en classe, dissimulé par le camarade placé sur le gradin inférieur, je lisais et je m’absorbais si bien, je devenais tellement absent, qu’il m’est arrivé plus d’une fois de ne pas entendre la dictée du professeur. La première pièce que je lus ainsi était intitulée : la Nonne sanglante. C’était un gros drame d’Anicet Bourgeois et de Maillan, qui obtenait un succès d’horreur à la Porte-Saint-Martin. Ça commence dans les catacombes de Rome : « Le guide ! le guide ! suivez le guide ! » Il y a des bohémiens, des assassinats, on y voit Cagliostro, ça n’a ni queue ni tête, ça finit par un meurtre et par un incendie. Ce fatras me semblait admirable. Lorsque j’avais terminé ma lecture, je prêtais la pièce à un camarade, qui bientôt la passait à un autre. La mode s’y mit. Le dimanche, chacun rapportait une pièce ; les externes libres nous en achetaient ; notre classe de sixième ressemblait à une boutique du Magasin théâtral. Lorsqu’un pion ou un professeur nous surprenait, la pièce était confisquée ; nous étions privés de sortie ou envoyés aux arrêts après récidive ; rien n’y faisait : la contagion gagna, et tout le collège « fut empoisonné par de mauvaises lectures faites pour pervertir le cœur et abâtardir l’intelligence, » ainsi que, dans un de ses sermons, nous le dit l’aumônier, que le proviseur avait prié de prêcher sur ce sujet. Les punitions et la rhétorique sacrée furent vaines ; on n’en lut pas une pièce de moins. Les garçons de salle étaient nos complices, et pour un pourboire de deux sous, ils nous eussent apporté le répertoire des théâtres de Paris.

Tout m’était bon ; avec l’insatiable curiosité d’un enfant, je passais d’un sujet à un autre sans même m’apercevoir de l’incohérence de ces lectures précipitées. La bibliothèque de mon père était exclusivement scientifique et me repoussait, mais celle de ma mère était toute littéraire et j’y puisais à pleines mains, en aveugle. Mes jours de sortie se passaient à lire et j’avalais indistinctement, aussi bien la Découverte de l’Amérique, par Robertson, que les Contes moraux, de Marmontel. Lorsque je pouvais m’emparer d’un roman, j’allais me cacher pour le lire, comprenant bien que je faisais œuvre défendue. Je n’ai pas oublié la petite chambre, placée près d’un grenier, éclairée par une lucarne, où je m’asseyais sur le carrelage, le dos appuyé contre un mur en brisis pour lire Frère Jacques, de Paul de Kock, le Dernier des Mohicans, qui me donna l’envie folle d’aller vivre avec les Peaux-Rouges dans les forêts du Canada, Venezia la bella, d’Alphonse Royer, où un chapitre intitulé « Adultère, » me rendit d’autant plus rêveur que je ne le compris pas, et les Deux Cadavres, de Frédéric Soulié, qui me mit aux lèvres bien des questions que je n’osai formuler, dans la crainte de trahir mon secret. Ma petite tête n’était remplie que d’aventures tragiques ; je vivais dans un monde invraisemblable, où les péripéties se succédaient incessamment et qui me rendait plus haïssable encore le régime du collège, les devoirs ennuyeux et la monotonie d’une existence cloîtrée. J’avais communiqué à Louis de Cormenin la passion qui me dévorait ; lui aussi, il lisait, mais avec moins d’emportement que moi. Pendant que je me délectais aux romans et aux drames, il obéissait à son goût plus affiné que le mien et recherchait les poètes. Il avait une mémoire prodigieuse, et lorsque nous étions ensemble, de sa voix douce et un peu traînante, il me récitait les Messéniennes, de Casimir Delavigne :

Tremble, je vois pâlir ton étoile éclipsée,


ou les Méditations, de Lamartine :

Ici gît : point de nom ; demandez à la terre…


Avec sa mansuétude habituelle, il me démontrait la supériorité de la poésie sur la prose et disait : « Notre devoir est de devenir de grands poètes ; » j’ajoutais : « Oui, comme Chatterton ! » Dans le cabinet de son père, Louis découvrit la Némésis, de Barthélémy, et s’en empara. Ce pamphlet rimé avait alors un succès extraordinaire ; l’opposition, si familière aux esprits français, y fut certainement pour beaucoup, mais l’âpreté de l’invective et la facture habile des vers méritaient d’être appréciées et le furent. Lorsque Louis me l’apporta, la Némésis avait depuis longtemps cessé de paraître, car l’on avait offert à Barthélémy la clé d’or qui ouvre les bonnes portes et ferme les consciences. J’ai appris, il y a une quinzaine d’années peut-être, sur la Némésis, un détail ignoré et qu’il est bon de faire connaître. Malgré son extrême facilité et quoiqu’il fût aidé par Méry, Barthélémy ne suffisait pas au labeur qu’il avait assumé, et il ne parvenait pas toujours à composer une satire par semaine. Il avait de nombreux et mystérieux collaborateurs parmi les jeunes gens qui cherchaient à faire leur trouée dans le monde des lettres ou ailleurs. Un de ceux dont il utilisait le plus volontiers et dont il achetait les vers était un homme de chétive apparence, maigrelet, au dos voûté, au visage énergique et ravagé, qui se faisait appeler Gaillard. — Or ce nom de Gaillard était un pseudonyme, le vrai nom était Lacenaire.

De très bonne heure, Louis eut le don des vers ; à l’âge où les enfans savent à peine l’orthographe, il rimait. Il lui suffisait de lire un poème pour en être pénétré ; il en reproduisait, à son insu, le rythme et la coupe, appliquant à ses idées, confuses encore, la forme dont il avait été frappé. Je garde précieusement, comme un souvenir de notre enfance, les vers qu’il faisait en classe entre deux devoirs. Les première renferment une satire contre le collège Rollin ; j’y retrouve l’influence de la Némésis poussée jusqu’à l’imitation :

Loin du Palais-Bourbon où, sans miséricorde,
Le rapace budget nous met au cou la corde,
Où, mandataire usé, le député crétin,
Sans consulter l’honneur, met son vote au scrutin.


Le collège, on le pense, n’est pas mieux traité que le pouvoir législatif :

Il étend son drapeau, drapeau caméléon,
Flottant pour Louis-Philippe ou pour Napoléon.


J’admirais de tels vers ; j’essayais d’en faire et je n’y réussissais pas. M. de Cormenin nous encourageait, nous donnait des sujets à traiter et nous semblait un peu excessif lorsqu’il prétendait nous faire employer nos jours de congé à écrire des narrations. Il aimait les vers et en avait fait beaucoup au temps de sa jeunesse ; son début poétique, les Nymphes de Blandus, lui avait valu d’emblée un poste d’auditeur au conseil d’état ; dans le Keepsake français pour 1831, il avait donné une ode froide, mais belle, intitulée : Ninive, qui détonne un peu à côté de : A la jeune France, de Victor Hugo, des Derniers Momens de François Ier, par Alfred de Musset, et de Gilles de Retz, par Ernest Fouinet. Il était alors à l’apogée de sa célébrité ; le pseudonyme de Timon, dont il signait ses pamphlets, était populaire. On le considérait comme l’adversaire personnel de Louis-Philippe, et les journaux de l’opposition chantaient ses louanges. On discutait fort pour savoir s’il était légitimiste ou républicain ; dans les deux partis systématiquement hostiles à la monarchie de la branche cadette, on le flattait et on se réclamait de lui. Il laissait faire et ne se dévoilait pas. Je l’ai connu, beaucoup approché ; lorsqu’il est mort, le 6 mai 1868, à l’âge de quatre-vingts ans, j’étais au chevet de son lit et je l’ai conduit au cimetière de Joigny, dans la tombe où son fils l’avait précédé. J’en puis parler. Comme tout homme public qui fait naître plus d’espérances qu’il n’est résolu à en réaliser, il fut calomnié, calomnié par ceux qui lui reprochaient d’être trop modéré, calomnié par ceux qui lui reprochaient d’être trop violent. C’est le sort des esprits pondérés ; il n’y échappa point. En somme, il n’était ni républicain, ni légitimiste, ni orléaniste ; il était plébiscitaire. Pour lui, la puissance souveraine réside dans l’ensemble même des citoyens, qui la délègue par voie de suffrage. La nation choisit elle-même la forme et le chef du gouvernement qui lui conviennent. C’est la théorie actuelle de l’appel au peuple ; il n’en eut jamais d’autre, et la guerre de pamphlets, guerre souvent redoutable qu’il fit à la dynastie de juillet, avait pour origine le vote restreint d’une chambre de députés incomplète qui appela Louis-Philippe au trône. Dès que la branche aînée des Bourbons fut tombée, on proposa à M. de Cormenin le ministère de l’instruction publique ; non-seulement il refusa, mais il envoya sa démission de député « parce qu’il n’avait pas reçu de ses commettans mandat pour élire un roi. » Cela fit grand bruit à l’époque. Tout le monde disait : « Cormenin est fou ! » Non, il était logique et obéissait à la conviction raisonnée qui, plus tard, lui fit accepter, sans hésitation, le rétablissement de l’empire appuyé sur le suffrage universel. Il y avait cependant une certaine incohérence dans ses idées, et, plus d’une fois, il dut éprouver quelque peine à les mettre d’accord. Il avait des velléités de jacobin et n’admettait dans le pouvoir législatif qu’une seule chambre : la chambre basse ; toute chambre haute, — pairie ou sénat, — lui semblait inutile ou dangereuse. D’autre part, il était catholique, catholique fervent, catholique ultramontain ; il considérait l’église gallicane comme une sorte de schisme et condamnait la déclaration de 1682. Avec de telles opinions, on comprend que tous les partis finirent par le renier : les légitimistes, parce qu’il repoussait la chambre haute ; les orléanistes, parce qu’il combattait le roi choisi par la chambre basse ; les républicains, parce qu’il défendait les droits de l’église. Comme il était de bonne foi et d’une imperturbable probité, il laissa dire et ne se soucia pas de tant de rumeurs. Ses pamphlets sont oubliés aujourd’hui, à peine se souvient-on de ses Orateurs parlementaires, mais son Cours de droit administratif restera un livre d’histoire à consulter, car il fixe une époque et a, le premier, coordonné les ordonnances, les lois, les décisions, alors éparses, qui règlent la matière. C’était un homme d’apparence un peu lourde, ayant les beaux yeux et la forte mâchoire de tous les Cormenin ; d’allures naïves, parfois même un peu niaises, il était d’une finesse extrême et d’un esprit mordant. Il cherchait le trait et savait le trouver. Sous des apparences très douces il cachait une volonté dont la fermeté ressemblait souvent à de l’entêtement. Il écoutait, souriait, faisait un signe de tête approbatif et, lorsque l’on croyait l’avoir convaincu, prouvait par un seul mot qu’il restait imperturbable dans son opinion. Jamais je n’ai vu un homme professer pour les femmes, pour leur futilité, leur bavardage, leur inconsistance, un mépris aussi serein et aussi profond. Il avait une façon tranquille de les regarder qui démontait les plus hardies ; leur colère ni leurs larmes ne le pouvaient toucher ; dans l’intimité même de la famille, il put leur parler de ce qu’il avait fait, mais il ne leur parla jamais de ce qu’il comptait faire, lorsqu’on lui adressait des reproches, — et ils me lui furent pas épargnes, — il prenait son chapeau, mettait philosophiquement ses mains dans les poches de sa grande redingote en castorine et allait se promener. Toute sa vie a été tourmentée par un regret ; il eût voulu être orateur et ne put parvenir à vaincre la timidité qui l’étranglait à la tribune. Il nous disait constamment : « Étudiez-vous à parler ! » Un jour, je lui demandai : « Quel est le plus grand homme de notre temps ? » Sans réfléchir, il répondit : « Berryer. »

lentement les années passaient ; en 1836, à la fin de ma cinquième, je fus renvoyé de Louis-le-Grand ; on me transféra au collège Saint-Louis ; je n’y fus ni mieux mi plus mal, et à l’étude de Quinte-Curce je (substituai résolument celle des romans maritimes, pour lesquels je m’étais passionné et que la Salamandre d’Eugène Sue avait mis à la mode. Au mois d’avril 1837, pendant que je faisais ma quatrième, le plus terrible, le plus inattendu des malheurs me frappa : ma mère mourut, toute jeune encore et charmante, m’abandonnant au seuil de la vie, à l’heure même ou j’allais avoir le plus besoin d’elle. J’étais encore trop enfant pour comprendre ce que cette perte avait d’irréparable ; je le sus plus tard ; ce doux fantôme m’a hanté pendant les années de ma jeunesse, il fut avec moi dans mes voyages, dans mon existence intime, dans mon travail, jusque dans mes plaisirs, et j’appris à mes dépens qu’il y a des morts dont on ne se console jamais. J’étais orphelin et dans une aisance relative qui m’assurait toute indépendance. Louis de Cormenin et moi, nous avions formé le projet, aussitôt notre sortie du collège, de vivre côte à côte dans le même appartement et de travailler ensemble à des poèmes, à des romans, à des drames que nous signerions de notre double nom réuni en un seul : Maxime de Cormenin ou Louis Du Camp, en témoignage d’une fraternité qui n’eut jamais rien d’éphémère.

Pendant le séjour que je fis à la maison après la mort de ma mère, à ces heures où l’âme amollie reçoit facilement des impressions ineffaçables, je lus un roman qui devait exercer sur mes idées une influence dont toute trace n’est pas encore anéantie. C’était Emmeric de Mauroger, par l’auteur de Marguerite Aimond et des Trois Soufflets. L’auteur était Mme Despans-Cubières, qui, bien avant la science officielle, avait découvert pour son rasage particulier les vertus à la fois anesthésiques et surexcitantes de l’éther. Son mari était le général Cubières, qui fut mêlé au procès Teste et Pellaprat. Ce livre, qui fut jugé digne d’un prix Montyon, me bouleversa. Je le lisais pendant la nuit, et plus d’une fois les larmes qui me suffoquaient interrompirent ma lecture. La donnée en est simple : un jeune homme n’obéissant qu’au sentiment du devoir refrène et parvient à dissimuler un amour qu’il sait partagé, mais que sa délicatesse ne lui permet pas de laisser soupçonner. De là naît une lutte de passions dont le héros est la victime. Je compris mal le roman et je n’y vis que l’extase d’un, amour platonique exaspéré jusqu’au martyre. Les femmes m’apparurent comme des anges immaculés dont la pureté ne devait pas même être souillée par l’expression d’un désir profane. J’étais hors d’état de juger ce que le style a d’imparfait, d’apprécier les défauts d’une composition où les digressions sur l’enseignement, sur l’esprit de caste, sur la vertu se mêlent tant bien que mal à un récit que la forme épistolaire rend nécessairement monotone ; mais l’exagération, la fausseté même des sentimens m’emporta dans des régions où ma petite cervelle n’avait jamais pénétré, et je conçus cette idée singulière que la souffrance supportée stoïquement et entretenue par l’esprit de sacrifice est la plus grande jouissance que l’âme humaine puisse éprouver. Aimer, jusqu’à en mourir et ne jamais l’avouer me parut le comble de la félicité. Je viens de relire ce roman qui est en quelque sorte la contre-partie de la Nouvelle Héloïse ; j’ai eu de la peine à le découvrir, car il a dû prendre le chemin du fabricant de papier en passant par les quais ; certes, je n’ai point ressenti les émotions qui m’étouffaient jadis, mais l’impression a été vive et parfois poignante. Je ne suis plus un enfant ; dans quelques mois, la soixantième heure sonnera à l’horloge qui ne se dérange jamais ; les angles trop aigus de mes sentimens se sont émoussés comme s’émoussent les angles du caillou roulé par la vague ; tout glisse plus facilement qu’autrefois, et cependant, en relisant ce récit, où abondent les faiblesses, littéraires, je me suis senti plein de respect pour l’abnégation, pour ce dévoûment silencieux poussé parfois jusqu’à la torture, et, tout en comprenant, tout en sachant qu’une telle vertu, est en dehors et au-delà de l’humanité, j’ai admiré qu’un homme pût tant souffrir volontairement sans se plaindre. Si jamais livre a prêché l’amour de la vertu et le sacrifice de soi-même en dehors de toute passion religieuse, c’est celui-là. Au milieu des violences, des brutalités de conception dont la littérature d’imagination vivait alors, il étonne comme un chant de flûte au milieu d’un tintamarre de trompettes.

Rentré au collège, je racontai toutes les beautés que j’avais découvertes dans Emmeric de Mauroger, et je n’eus pas grand succès, car mon confident habituel, mon compagnon de promenade autour de la cour pendant les récréations, était un élève des classes de mathématiques élémentaires qui n’avait qu’un goût médiocre pour les lettres. Il se nommait Guichaud de la Bourdonnaye et comptait se faire brigand en Corse s’il échouait à son examen pour Saint-Cyr. Au temps de son enfance, il avait habité Sartène et me parlait avec admiration d’un certain Galloccio, qui, après avoir commis une demi-douzaine de meurtres, s’était réfugié à la montagne, où il défiait les lois et les gendarmes. Rien n’était plus facile, rien n’était plus beau que d’être bandit : on assassinait quelques personnes, les premières venues, au hasard du couteau ; puis on se jetait dans le maquis, on y vivait en plein air, libre et redouté ; on tuait des moutons pour se nourrir et l’on était aimé de toutes les filles du pays. Si les voltigeurs corses devenaient trop inquiétans, on traversait les bouches de Bonifaccio et l’on se sauvait en Sardaigne, où il y a beaucoup de perdrix rouges. Guichaud voulait m’entraîner avec lui ; je résistais et je lui disais : « Tu m’écriras tes aventures, et j’en ferai un roman. »

Parmi les hommes dont nous étions entourés à Saint-Louis, il en est un que nous aimions, quoique nous ne lui eussions jamais parlé, et que nous nous montrions avec respect : c’était l’organiste de la chapelle. Parfois, le dimanche et les jours de grande fête, nous l’apercevions, vêtu d’un habit bleu à boutons d’or, marchant avec lenteur et la tête penchée. Sa chevelure et sa moustache blondes, son regard triste, rendaient plus mate encore la pâleur de son visage un peu bouffi. La musique dont il accompagnait la grand’messe était originale et avait une sorte de tendresse qui nous charmait. Je me souviens d’un O salutaris qui ressemblait à une plainte entrecoupée de sanglots. Cet homme, réduit à jouer de l’orgue pour des écoliers, était un artiste et un compositeur de talent auquel on n’a pas rendu la justice méritée ; c’était Hippolyte Monpou, qui a mis en musique bien des vers d’Alfred de Musset et de Victor Hugo, et qui fut l’auteur des Deux Reines, de Piquillo et de la Chaste Suzanne. Il était alors fort jeune, et comme nous avions tous chanté le Réveil, l’Andalouse, Si fêtais ange, nous ressentions quelque fierté à l’avoir pour organiste ; il devait mourir à trente-sept ans sans avoir atteint la célébrité durable qui lui était promise.

Ce fut au collège Saint-Louis, en troisième, pendant ma seizième année, que je mis la main sur des livres de littérature réelle qui jusque-là, et pour des causes que je ne puis parvenir à m’expliquer, m’avaient encore échappé. Un de nos camarades, — qui actuellement est membre de l’Académie des inscriptions et qui rêvait alors d’être acteur, — apporta les Orientales de Victor Hugo ; je les lus. Quelle révélation ! Comme tous les romans, toutes les pièces de théâtre dont je m’étais épris s’évanouissaient devant le chef-d’œuvre dont je m’enivrais pour la première fois ! Pendant les récréations je m’en allais marchant à grands pas et criant à tue-tête :

Ombre du padischah qui de Dieu même est l’ombre,
Tu n’es qu’un chien et qu’un maudit !


J’aurais voulu avoir une dague « au pommeau d’agate » et j’estimais qu’ils étaient heureux ceux qui se nommaient « don Rodrigue, don Rodrigue de Lara. » Dès que j’eus lu du Victor Hugo, — cela prouve en faveur de mon jugement, — je ne voulus plus lire autre chose. L’émotion causée par Chatterton me donna le goût des lettres, l’admiration que m’inspira Victor Hugo m’y maintint, et, malgré les combats que j’eus plus tard à soutenir pour ma propre cause, lorsque l’heure fut venue de choisir une carrière, je n’ai jamais hésité, estimant, dès cette époque, qu’il vaut mieux tomber sur la route parcourue par les grands hommes, que de marcher allègrement sur celle où se prélassent les hommes inférieurs. Je me hâtai d’écrire à Louis de Cormenin d’avoir à lire les Orientales et tous les livres de Victor Hugo qu’il pourrait se procurer. La réponse ne se fit pas attendre ; au lieu de m’envoyer une lettre, Louis m’adressait une pièce de vers qui me prouvait à quel point il avait été pénétré par la poésie du maître :

Les muets bigarrés dorment dans le sérail,
Les icoglans joyeux dansent sous la coupole
Et l’Albanais armé d’une lourde espingole
Se tient debout sous le portail.


Avec sa faculté d’assimilation, Louis était un écho ; il lui suffisait d’entendre un cri pour le répéter, et de même qu’il avait fait des satires après avoir lu la Némésis, il faisait maintenant des orientales parce qu’il lisait celles de Victor Hugo. Toute sa vie il eut ce don singulier, et j’en citerai plus tard un curieux exemple.

Victor Hugo, que tant de gloire justifiée environne aujourd’hui, qui de son vivant même a assisté à son apothéose (27 février 1881), Victor Hugo était alors, au point de vue littéraire, une sorte d’ennemi public.

La guerre qu’on lui faisait était sans trêve et sans merci. Il faut relire les satires alors célèbres que Baour-Lormian dirigeait contre lui pour savoir de quel l’on on lui parlait, quels reproches on lui adressait et en quel style on lui faisait la leçon. La jeunesse l’aimait et l’admirait, pendant que les hommes d’un âge mûr, élevés dans des traditions que nous n’acceptions plus, souriaient avec une douce commisération lorsque l’on parlait de lui. Le clergé, tout en déplorant ce qu’il appelait ses erreurs, se montrait bienveillant à son égard, et n’oubliait pas que l’auteur de Notre-Dame de Paris avait fait acte d’archéologue intelligent en démontrant la beauté des églises gothiques et en demandant qu’elles fussent restaurées dans le style même de leur construction. Aussi on ne prêcha pas contre lui comme plus tard on devait prêcher contre Ernest Renan et contre Gustave Flaubert ; mais l’université, à laquelle appartenaient tous nos maîtres, s’était soulevée contre lui ; elle le montrait au doigt en disant : C’en est fait des lettres françaises si cet homme parvient à s’imposer. On ne se gênait guère pour le traiter de barbare et l’on citait avec complaisance le mot d’Hippolyte Rolle, critique dramatique au National, qui s’était écrié : « Non, monsieur Hugo, vous n’êtes pas un vrai poète ; vous n’êtes qu’un poète de la décadence, comme Silius Italicus. » La bataille entre les classiques et les romantiques a fait du bruit jadis et a duré longtemps. La victoire, si disputée qu’elle fût, n’est plus douteuse, et Victor Hugo, à son tour, est devenu classique, c’est-à-dire hors de contestation. La mêlée fut violente et on y apportait une passion extraordinaire. Un jour, par suite de je ne sais plus quel incident, les leçons de la classe prirent fin plus tôt que de coutume, et une causerie s’établit entre nous et notre professeur de troisième, petit homme à figure longue, à cheveux jaunes et de caractère très doux qui s’appelait Taranne ; il avait fait une sorte de parallèle entre Horace et Béranger, parallèle qui m’a bien étonné depuis, lorsque j’ai été en état de le faire moi-même. On avait parlé de différens poètes sur lesquels le professeur avait donné son opinion avec la modération qui était dans ses habitudes, lorsqu’un de nos camarades lui dit : « Et Victor Hugo ? » — Ce petit homme, ordinairement si plein de mansuétude, devint écarlate et, frappant sur sa chaire, il s’écria : « Ne me parlez pas de votre M. Hugo, c’est un malfaiteur ! » Il y eut un murmure dans toute la classe. Le professeur reprit : « Oui, un malfaiteur, je ne m’en dédis pas :

Oui de ta suite, ô roi, de ta suite, j’en suis !


C’est une honte pour notre nation de supporter des folies pareilles : que dis-je des folies ? des crimes. L’homme qui a commis ce vers mérite les galères, c’est une insulte à la probité littéraire de la France ! et ceci, ceci que j’oubliais, écoutez :

On frappe à l’escalier
Dérobé !

Dérobé ! dérobé ! rejeté à l’autre vers ! ces messieurs appellent cela des enjambemens : ce sont des écartellemens qu’ils devraient dire ! »

Un écolier eut la malencontreuse idée de citer à haute voix le vers des Géorgiques :

Vox quoque per lucos vulgo exaudita silentes
Ingens…


M. Taranne se voilà le visage : « N’insultez pas Virgile ! Le rejet que vous rappelez est un trait de génie ; celui de votre M, Hugo est, — il chercha le mot et finit par dire à voix basse, — est une mauvaise action. » Puis très sincèrement ému, il ajouta : « Laissons cette conversation, ça fait trop de mal. » Nul de nous, alors, n’était en état d’expliquer à cet honnête homme qu’il avait été nécessaire de rompre les allures du vers dramatique pour briser le moule racinien où, depuis cent cinquante ans, les poètes versaient les mêmes comparaisons, les mêmes exclamations, les mêmes pensées, et qu’il avait également fallu, afin de détruire la monotonie de l’ode invariablement calquée sur la Prise de Namur, revenir aux rythmes variés où Ronsard avait trouvé tant de ressources et où la poésie moderne devait se rajeunir. Nous aurions certainement bien étonné notre maître si nous lui avions démontré, livre en main, que La Fontaine, pour lequel il professait une admiration sans limite, avait, en fait de rejets, d’enjambemens, de hardiesses poétiques de toute sorte, dépassé les crimes que l’on reprochait à l’école romantique. Rien de ce que disaient nos professeurs ne modérait notre enthousiasme ; nous nous contentions de les traiter de « perruques « et nous n’en lisions pas un vers de moins, fiers d’être injuriés pour avoir confessé notre dieu. J’eus à souffrir pour lui dans des circonstances que je n’ai pas oubliées et qui prouveront comment l’auteur de tant de chefs-d’œuvre était alors apprécié dans les collèges. De temps en temps, pendant que nous étions en classe, on faisait dans nos quartiers ce que l’on appelait la visite des pupitres. Tous les pupitres étaient ouverts, en notre absence, fouillés, et on enlevait les pièces de théâtre, les romans, les feuilletons que nous y cachions vainement derrière nos cahiers et nos dictionnaires. Une de ces visites eut lieu quelques jours avant les congés du carnaval 1838. Dans mon pupitre, on découvrit les Feuilles d’automne de Victor Hugo, un beau volume broché en jaune, que j’avais apporté en rentrant de ma dernière sortie. Je n’y fis pas grande attention, pensant en être quitte pour une retenue de promenade. Deux jours après, je fus appelé au parloir, et je me trouvai en présence de mon tuteur ; son visage était dur et son regard sévère. Avant que j’eusse pu dire un mot, je recevais une semonce effroyable : — J’étais une brebis galeuse, j’empoisonnais le troupeau ; j’introduisais de mauvais livres au collège et je pervertissais mes camarades. Je me récriai, on ne me laissa pas le loisir de répondre : Quel livre ? comment est-il intitulé ? et on me cita plusieurs ouvrages dont le titre m’était inconnu, et que je n’ai même pas entr’ouverts à l’heure qu’il est. Lorsqu’il me fut enfin permis de parler et que je prononçai le nom des Feuilles d’automne, je fus traité d’imposteur et menacé d’une paire de soufflets si je ne disais la vérité. Mon attitude était tellement sincère que mon tuteur crut devoir aller aux informations chez le proviseur. Lorsqu’il revint, il était assez penaud. Il me dit : « En effet, ce sont les Feuilles d’automne ; il paraît que c’est un livre abominable. J’ai cependant obtenu que tu ne serais pas renvoyé ; mais en cas de récidive, le proviseur te mettra à la porte. » Je n’en fus pas quitte pour cette algarade, tant s’en faut. Je passai aux arrêts les quatre jours de congé du carnaval ; j’eus à copier l’Art poétique d’Horace et l’Art poétique de Boileau ; sur ma feuille de punition, le proviseur avait écrit : pour se former le goût. — C’était un peu excessif ; mon crime était d’avoir, à l’âge de seize ans, lu un volume qui contient : la Prière pour tous.

De telles répressions n’atténuaient en rien mon amour pour les lettres, qui, alors, était général dans les collèges ; la politique et le reste nous laissaient dans une indifférence absolue : nous ne voulions que lire des vers, des romans et des drames. Lorsque, au mois de décembre 1838, je m’évadai de Saint-Louis, dans des circonstances assez dramatiques, avec deux de mes camarades, nous passâmes la journée dans un cabinet de lecture de la galerie d’Orléans ; nous y lûmes Lucrèce Borgia, le Roi s’amuse de Victor Hugo, et les Souvenirs d’Antony d’Alexandre Dumas. Nous avions de l’argent dans nos poches cependant, nous étions curieux de bien des choses, et Paris n’a jamais refusé aucun plaisir à qui peut payer. De Saint-Louis, d’où mon escapade m’excluait nécessairement, je passai à la pension Favard, qui suivait les classes du collège Charlemagne. Là j’eus plus de liberté, car on s’aperçut promptement et je m’empressai de démontrer que je n’étais pas du bois dont on fait les lauréats du concours général. Or les récompenses obtenues au concours étant « une réclame » pour une institution scolaire, « on pousse » les élèves forts et on néglige les autres qui en profitent, se mettent de loisir et ne font plus rien. En outre, comme le prix intégral de la pension appartient au chef de la maison, celui-ci sait se montrer indulgent et prouver de la tolérance en faveur des écoliers auxquels leur mauvaise réputation fait imposer un supplément à chaque versement trimestriel, et c’était mon cas. Les quartiers étaient sales et mal chauffés, la nourriture était misérable, les dortoirs étaient infestés de punaises ; qu’importe ? Je me trouvais mieux et plus indépendant qu’au collège, dans cette vieille maison de la rue Saint-Antoine, qui avait été autrefois l’hôtel d’Ormesson ; j’y passai deux années, les deux dernières de ma vie de collège ; j’ai pu y faire du grec et du latin ; j’ai pu y travailler l’histoire, pour laquelle j’avais du goût, mais j’y ai surtout fait des vers, des nouvelles et des romans. Louis de Cormenin m’avait prêté Albertus, de Théophile Gautier, et tout aussitôt je me mis en de voir de composer un poème fantastique. Inventer une fable dans laquelle le diable aurait le beau rôle, bâcler un millier de vers où l’on réunirait le plus d’invraisemblances possible, n’était pas pour m’effrayer ; mais trouver un titre, un vrai titre, horripilant et farouche, formé de vocables extravagans et de saveur abracadabrante, comme nous disions alors, c’était là le difficile. J’hésitai longtemps, je consultai Louis, et enfin, après bien des tâtonnemens, je m’arrêtai à Wistibrock l’Islandais. Pourquoi Wistibrock ? pourquoi l’Islandais ? je ne l’ai jamais su. J’ai conservé ce poème, à la fois familier et fatal, comme il convenait. Il m’est fort utile. Lorsque je suis morose, je le relis, et il n’y a pas de chagrin qui lui résiste. Louis de Cormenin l’admira beaucoup, et je l’admirai au moins autant que lui. Depuis, notre opinion s’est modifiée, et il nous suffisait d’en parler pour éclater de rire. Il n’a de compréhensible que l’épigraphe empruntée à Albertus même et que voici : « Husch ! husch ! hop ! hop ! trap ! trap ! »

Pendant un des congés de l’année 1839, Louis et moi nous lisions ensemble l’Histoire des ducs de Bourgogne, par M. de Barante, et l’un de nous dit : « Nous devrions faire un roman historique. » Je me chargeai de trouver le sujet et de le diviser en chapitres que nous nous distribuerions par parties égales. Mon choix fut bientôt fait ; je me fixai à une des années les plus terribles de l’histoire de France, au point culminant de la querelle d’Armagnac et de Bourgogne, à 1418. Le roman fut intitulé : Capeluche le Bourreau, ou l’Homme rouge. Avant de nous mettre à l’œuvre, il y eut un travail préparatoire. Le livre comportait deux volumes et trente chapitres. Nous étions esclaves et esclaves respectueux des usages romantiques ; or, chaque chapitre devait être précédé d’un nombre indéterminé d’épigraphes. J’en réunis une prodigieuse quantité, grecques, latines, françaises, italiennes, espagnoles, allemandes, anglaises ; il y en avait beaucoup que je ne comprenais pas, et elles ne m’en étaient que plus précieuses. La préparation de ce roman eut pour nous un résultat auquel nous n’avions pas songé. Il nous parut indispensable, — et ceci m’étonne, — d’étudier l’époque que nous voulions peindre. Alexandre Buchon publiait alors en volume in-4o à deux colonnes, dans le Panthéon littéraire, les principales chroniques relatives aux annales françaises ; nous achetâmes celles qui concernaient les périodes comprises entre 1380 et 1430 ; nous lûmes Froissart, Pierre de Fenin, Christine de Pisan, Monstrelet et le Bourgeois de Paris. Cela nous familiarisa avec le vieux français et nous donna de sérieuses notions sur cette époque. Quand nous crûmes être suffisamment imprégnés de « couleur locale, » c’est-à-dire quand nous fûmes assurés de pouvoir intercaler, dans nos phrases modernes quelques expressions empruntées au « vieil langaige, » nous abordâmes notre travail. Pendant la semaine, au lieu de faire des versions grecques ou des vers latins, Louis et moi, nous écrivions chacun un chapitre, que nous nous communiquions le dimanche. Mort et damnation ! quelles tueries ! quels coups de dague ! On assassinait, on volait, on violait, on brûlait, on torturait à chaque paragraphe. L’adultère et l’inceste étaient racontés avec des détails tels que pouvaient les imaginer deux grands innocens de notre espèce ; on jurait par les corbignoles de Madame la Vierge, et le duc de Bourgogne prenait le menton de la reine Isabeau, pendant que Charles VI, « le povre fol, » jouait aux cartes avec Odette de Champdivers. Nous n’avions pas manqué de faire de belles descriptions ; d’architecture, ne nous souciant guère de confondre les gargouilles avec les pendentifs, les pinacles avec les clochetons ; mais toutes nos constructions étaient en queue d’aronde, tous nos ornemens étaient chicoracés et toutes nos fenêtres étaient séparées par des meneaux prismatiques ; on buvait de l’hypocras et de l’hydromel, on rossait les manans et on respectait les privilèges des « escholiers. » Conformément à la tradition historique, Capeluche était décapité aux halles par son propre valet, auquel avant de mourir il donnait ses instructions : « Et surtout, corne du Père ! que ta main ne tremble pas. Par messire Satanas, qui est le patron des juifs, tu seras vilain, ribaud et sabouleux, si mon chef ne choit pas à ton premier heurt ! » Voilà du vrai XVe siècle ou je ne m’y connais pas.

L’ardeur que nous déployâmes à la confection, de ces turlutaines nous agitait jusqu’à nous donner la fièvre. Louis et moi nous ne parlions que de Capeluche, et nous nous imaginions avoir fait un chef-d’œuvre. Une fois le roman terminé, nous devions en extraire un drame à grand spectacle qui serait joué à la Porte-Saint-Martini et qui, du jour au lendemain, rendrait nos noms célèbres. Nous avions déjà distribué les rôles : Marie Dorval ferait Isabeau de Bavière et Frédérick-Lemaître remplirait le personnage de Capeluche. Le drame resta en projet, mais j’ai sous les yeux le manuscrit du roman, et je ne puis revoir sans émotion la fine écriture de Louis, rapide et sans ratures, côtoyer mon écriture épaisse, barbouillée de surcharges, toute pâle encore de la mauvaise encre que nous avions à la pension. J’ai jeté au feu, et depuis longtemps, tout le fatras que j’avais griffonné sur les bancs du collège, mais je n’ai pas encore pu me résoudre à anéantir ces cahiers de papier à écolier où le travail de Louis s’est uni au mien, comme nos deux affections se sont unies pendant notre existence. Ce n’est pas sans regret que je me rappelle les heures que nous avons passées ensemble à revoir et à corriger cet informe roman qui, après tout, n’était pas beaucoup plus bête que la plupart des romans moyen âge publiés alors et dont il n’était, dont il ne pouvait être qu’une plate imitation. Nous étions sévères l’un pour l’autre. Louis, bien plus correct que moi, me vitupérait pour mes fautes de français, et je ne le ménageais guère lorsqu’il avait écrit morion au lieu de heaume ou flèche à la place de vireton. Rien ne rend hardi comme un premier succès, et le nôtre ne nous semblait point douteux. Nous résolûmes de faire une œuvre véritablement nationale et dont l’héroïsme serait apprécié par les générations futures, car il ne s’agissait de rien moins que de nous rendre immortels. Puisque Walter Scott avait mis en romans une partie de l’histoire d’Ecosse, pourquoi ne mettrions-nous pas en romans toute l’histoire de France ? Nous ne nous appuierions que sur des textes positifs, car notre devoir, avant tout, était de respecter l’exactitude historique. Ab Jove principium. Nous devions commencer à l’invasion des Gaules par Jules César et terminer à la révolution de juillet, sans nous dissimuler que les derniers volumes seraient difficiles à faire, parce que nous aurions à y parler de personnages encore vivans. Louis leva la difficulté : « Nous changerons les noms, mais nous maintiendrons les faits. » Il faut avoir dix-huit ans et ne rien connaître de la vie pour concevoir de tels projets, pour les envisager sans effroi et pour avoir la confiance de les mener à bonne fin.

Mettre l’histoire de France en romans, rien ne nous paraissait plus simple ; nous ne nous souvenions pas que Mascarille a dit : « Je travaille à mettre en madrigaux toute l’histoire romaine. »


MAXIME DU CAMP.

  1. J’y sois retourné le 16 mai 1881 ; un poêle en fonte placé dans une pièce intermédiaire doit les rendre moins froids en hiver. Il ne s’agit pas de les améliorer, il faut simplement les supprimer.