Souvenirs littéraires/11

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Souvenirs littéraires
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 783-816).
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ONZIÈME PARTIE.


XXI. — MORALE PUBLIQUE ET RELIGIEUSE.

Au mois de juillet 1869, lorsque Louis Bouilhet mourut, Flaubert écrivit : « C’est pour moi une perte irréparable ; j’ai enterré avant-hier ma conscience littéraire, mon cerveau, ma boussole. » Ceci n’est pas l’explosion d’une douleur qui éclate sans mesure, c’est l’expression de la vérité. Bouilhet a été la conscience de Flaubert ; c’est lui qui s’agitait, s’émouvait, regimbait quand l’écrivain s’égarait. Ce fait, que Flaubert a toujours proclamé et dont si souvent j’ai été le témoin, est des plus honorables pour les deux amis. Est-ce à dire, pour cela, que Bouilhet avait un talent égal ai celui de Flaubert ? Non pas ; jamais Bouilhet n’aurait écrit Madame Bovary, ni Salammbô, ni un Cœur simple, ni Saint Julien l’hospitalier, ni Hérodias ; pas plus, du reste, que Flaubert n’eût écrit Melœnis ou les Fossiles. La prose effrayait Bouilhet ; il disait : « C’est un fleuve ; ça peut couler toujours, comment l’arrêter ? » Flaubert, je l’ai déjà dit, était réfractaire à la poésie. ; mais par cela même qu’ils étaient dissemblables, ils se complétaient L’un l’autre. Flaubert avait réduit sa poétique à l’harmonie, à ce que j’appellerai la vibration du mot : qui l’a entendu lire une seule phrase n’en doutera pas. Dans sa façon de prononcer, de moduler, d’accentuer les mots, d’en modifier la tonalité et souvent d’en dénaturer le son, on pouvait reconnaître l’importance excessive qu’il attachait à la mélodie de la langue écrite. Bouilhet, accoutumé à la cadence du vers, cherchait d’autres qualités dans le style ; il avait le sens critique à la fois très fort, très fin, très développé par son goût et son étude de l’antiquité. Il savait que, si la fantaisie est un élément fécond pour la poésie, on ne peut l’admettre qu’avec une réserve extrême dans le roman, dont la contexture doit se rapprocher de celle de l’histoire, puisque le récit des faits imaginaires est destiné à produire l’illusion ou l’impression de la réalité. Il surveillait donc Flaubert et l’empêchait de tomber dans les incidences qui lui étaient familières, dont la Tentation de saint Antoine était un exemple, et auxquelles son lyrisme naturel le poussait invinciblement. Madame Bovary, Salammbô, ont été écrits sous les yeux mêmes de Bouilhet ; s’il n’avait été mort, lorsque parut l’Éducation sentimentale. (1870), le livre aurait subi des modifications considérables. Bouilhet n’a pas ajouté un mot à Madame Bovary, mais il a fait retrancher beaucoup de phrases parasites, et, il a rendu ainsi à Flaubert un inappréciable service. J’en donnerai une preuve. Flaubert avait imaginé de faire la description d’un jouet d’enfant qu’il avait vu, dont l’étrangeté l’avait frappé et qui, dans son roman, servait à amuser les fils de l’apothicaire Homais. Il n’avait pas fallu moins d’une dizaine de pages pour faire comprendre cette machine compliquée qui figurait, je crois, la cour du roi de Siam. Entre Flaubert et Bouilhet, la bataille dura huit jours, mais le joujou disparut du livre, dans lequel il n’était qu’un hors-d’œuvre. Bouilhet disait : « Quelque belle que soit une bosse, si tu la mets sur les épaules de Vénus, Vénus sera bossue ; donc supprime les bosses. » Ce n’était pas toujours facile de faire entendre raison à Flaubert, qui employait à se défendre cette activité nerveuse que l’on craignait de surexciter ; mais dans l’habitude qu’il avait eue de donner des leçons à des enfans, Bouilhet trouvait une provision de patience qu’il n’épuisa jamais. A les voir ensemble, à voir Flaubert criant haut, s’impatientant, rejetant toute observation et bondissant sous la contradiction ; a voir Bouilhet très doux, assez humble d’apparence, ironique, répondant aux objurgations par une plaisanterie, on aurait pu croire que Flaubert était un tyran et Bouilhet un vaincu ; il n’en était rien ; c’est Bouilhet qui était le maître, en matière de lettres du moins, et c’est Flaubert qui obéissait. Il avait beau se débattre, secouer sa table, jurer qu’il ne supprimerait pas une syllabe, Bouilhet impassible, humant sa prise de tabac, lui disait : « Tu vas éliminer cette incidence parce qu’elle est inutile à ton récit, et qu’en pareil cas ce qui est inutile est nuisible. » Flaubert finissait par céder et ne s’en repentait pas.

Flaubert employa trois années à écrire Madame Bovary ; « c’est, disait-il, le livre que j’ai le plus lestement enlevé. » Pendant ces trois années, toutes les pages du roman passèrent une à une sous les yeux de Bouilhet et subirent son impeccable critique. Le livre fut allégé ; rien d’essentiel n’y fut modifié, et il est devenu le chef-d’œuvre que l’on sait. La Revue de Paris le publia en six numéros, du 1er octobre au 15 décembre 1856. Ce que je vais raconter est de l’histoire ancienne, — heureusement. Dès que les premiers chapitres eurent paru, les abonnés s’insurgèrent ; on criait au scandale, à l’immoralité. On nous écrivait des lettres d’une politesse douteuse ; on nous accusait de calomnier la France et de l’avilir aux yeux de l’étranger. — Quoi ! il y a des femmes pareilles ! des femmes qui trompent leur mari, qui font des dettes, qui ont des rendez-vous dans des jardins et qui vont dans des auberges ! Mais c’est impossible ! Quoi ! en France, dans notre belle France, en province, là où les mœurs sont si pures ! Est-ce pour nuire au gouvernement que nous imprimons de telles choses ? en ce cas notre haine nous aveugle et nous devenons criminels à force d’injustice. — Je n’y comprenais rien ; je montrais les lettres à Flaubert, qui disait : « Tous ces gens-là sont fous. » Cependant le soulèvement était tel que, sans être plus ému qu’il ne convenait, je cherchais à l’expliquer. Ce livre, par sa conception et son exécution, sortait tellement des données admises et de la confection ordinaire des romans, qu’il choqua bien des esprits routiniers accoutumés aux lectures douceâtres qui leur sont chères. En dehors de cette cause générale, il y avait une cause particulière, qui est à la gloire de l’auteur. Il avait poussé l’analyse si loin, que son analyse ressemblait à une autopsie. Elle en avait la valeur et l’aspect. Dans un peuple comme le nôtre, où les gens les moins délicats se piquent de délicatesse, où les balayeurs des rues disent qu’il faut une religion pour le peuple, ou les dévergondées parlent le langage des prudes, où la parole seule est coupable tandis que l’action ne l’est pas, la vigueur des tableaux de Madame Bovary parut non pas inconvenante, mais indécente. Les lecteurs qui savent lire, — ils sont rares, — admirèrent la vigueur du style et la logique des déductions ; les lecteurs qui ne savent pas lire, — ils se nomment légion, — laissaient tomber le livre de dégoût parce qu’un des personnages a du crottin de cheval à ses bottes. Au début de ces colères, j’ai soutenu d’âpres discussions ; à mes raisonnemens, à mes démonstrations, on répliquait : Tarte à la crème ! Quand je disais : C’est un chef-d’œuvre, on me répondait : Vous défendez votre ami, ce sentiment vous honore. Je finis par tourner le dos et me boucher les oreilles.

Le procédé littéraire de Flaubert déroutait tout le monde et même plus d’un lettré. Ce procédé est cependant simple ; c’est par l’accumulation, par la superposition et la précision des détails qu’il est arrivé à la puissance. Ce procédé est physiologique, c’est le procédé des myopes qui voient les choses les unes après les autres, très nettement, et qui les décrivent successivement. Toute la littérature d’imagination peut se diviser eh deux écoles distinctes, l’école des myopes et l’école des presbytes. Les myopes voient par le menu, étudient chaque contour, donnent de l’importance à chaque chose parce que chaque chose leur apparaît isolément ; autour d’eux il y a une sorte de nuage, sur lequel se détache dans une proportion qui semble excessive l’objet qu’ils aperçoivent ; on dirait qu’ils ont un microscope dans l’œil où tout se grossit ; la description de Venise, vue du haut du campanile de Saint-Marc, la description du château de la Misère dans le Capitaine Fracasse, toutes deux faites par Théophile Gautier, sont le produit admirable de la vision myope. Les presbytes au contraire voient l’ensemble, dans lequel les détails disparaissent et forment une sorte d’harmonie générale. Le détail perd toute importance pour eux, à moins qu’ils n’aient un intérêt d’art à le mettre en relief ; s’ils ont un portrait de femme à tracer, ils parleront de la démarche plutôt que du dessin des lèvres ou de la couleur des yeux ; la foule leur apparaît une masse en mouvement, ils ne sont pas forcés de regarder chaque individualité pour la reconnaître ; d’une ville contemplée d’un sommet, ils distinguent tout de suite le caractère particulier ; ils n’ont pas besoin de décrire longuement leurs personnages pour les faire voir ; un mot suffit. Le type de la composition presbyte est Colomba de Mérimée. J’ajouterai que les myopes s’attachent à dépeindre les sensations, tandis que les presbytes cherchent surtout l’analyse des sentimens. Si un homme de lettres presbyte devenait myope tout à coup, sa manière de sentir et, par conséquent d’écrire se modifierait instantanément. Ce que je nomme l’école des presbytes, Théophile Gautier l’appelait l’école des décharnés. Il disait à Mérimée : « Vos personnages n’ont pas de muscles, » et Mérimée lui répondit : « Les vôtres n’ont que des costumes. »

Le roman de Madame Bovary a une force exceptionnelle ; la réalité en est telle qu’on l’a appelée du réalisme. C’était nouveau alors, du moins sous cette forme, avec cette valeur d’expression et cette intensité de langage. C’est ce qui étonna, c’est ce que l’on prit pour de l’inconvenance. Entre sa peinture et le spectateur, le talent de Flaubert avait interposé une loupe ; le spectateur regarda et crut voir des monstres là où il n’y avait que des créatures humaines semblables à lui. Une goutte d’eau vue au microscope à gaz est un océan où grouillent des animaux terribles, ce n’est cependant qu’une goutte d’eau où se promènent quelques infusoires. C’est le talent de Flaubert qui avait créé l’illusion ; la sottise publique ne s’en aperçut pas. On alla plus loin ; la Revue de Paris fut dénoncée comme portant outrage aux bonnes mœurs et à la religion. Dès les premiers jours de novembre, un de mes amis qui, par sa situation, connaissait assez bien ce que l’on appelle « les hautes régions du pouvoir, » vint me trouver et m’annonça que nous allions être poursuivis en police correctionnelle. J’eus un haut-le-corps. Les détails qui me furent donnés étaient tels que le doute n’était pas permis. La Revue de Paris était surveillée de très près : quoiqu’elle fût pourvue d’un cautionnement, elle ne s’occupait jamais de politique ; mais, des professeurs démissionnaires après le 2 décembre, mais d’anciens ministres de la seconde république y collaboraient, et cela suffisait pour donner au décret du 17 février la fantaisie de nous appliquer quelques-uns de ses articles. Nous avions déjà reçu plusieurs avertissemens ; une condamnation nous pouvait supprimer. Outrage à la morale publique : c’était une triste épitaphe à mettre sur le tombeau d’un recueil littéraire, et il ne nous plaisait pas d’en supporter l’humiliation : périr de mort violente, soit ; mais avoir l’air de mourir sur le grabat d’un hôpital mal famé, non. Il fallait aller au-devant d’une telle poursuite et, s’il était possible, lui enlever sa raison d’être. Un seul moyen s’offrait à nous : lire attentivement les chapitres que nous avions encore à publier, et en supprimer, de concert avec l’auteur, les passages qui nous paraîtraient offrir, non pas un danger, mais l’apparence d’un danger. Lorsque nous eûmes arrêté les suppressions qui nous semblaient nécessaires, j’allai voir Flaubert, persuadé qu’il comprendrait le motif d’une exigence qui n’était point dans nos habitudes et qu’il nous aiderait à détourner le péril dont nous étions menacés. Il fut inflexible. Il était bon cependant, d’une bonté indulgente et féconde ; mais ce qu’il nommait : « l’art » lui apparaissait comme un dieu jaloux auquel nul sacrifice ne doit être marchandé. Pendant toute sa vie, il fut un mystique littéraire, prêt au martyre pour confesser la divinité qu’il adorait. Il ne comprenait pas que l’on pût reculer devant la persécution, parce que jamais il n’aurait fait la plus légère concession, pour s’y soustraire lui-même. C’est sur ce seul sentiment, honorable entre tous pour un artiste, que s’appuya sa résistance, qui fut invincible. Pour porter secours à ceux qu’il aimait, il se serait ruiné de bon cœur, — il l’a prouvé ; — mais plutôt que de modifier une phrase longuement méditée et définitivement formée, il eût brisé ses relations les plus chères. A tout ce que je pus lui dire il répondit : « Je m’en moque ; si mon roman exaspère les bourgeois, je m’en moque ; si l’on nous envoie en police correctionnelle, je m’en moque ; si la Revue est supprimée, je m’en moque ; vous n’aviez qu’à ne pas accepter la Bovary ; vous l’avez prise, tant pis pour vous ; vous la publierez telle quelle ; je m’oppose à toute suppression. » J’insistai. Longuement, avec des digressions et sans que je l’aie interrompu une fois, il reprit sa théorie de la prédominance de l’artiste sur l’homme : voler n’est rien, assassiner est peu de chose, faire l’abandon d’un seul mot que l’on croit bon pour obéir à des scrupules imbéciles est un crime, et ce crime, il était décidé à ne le point commettre. Pendant que je l’écoutais, je me répétais mentalement une phrase que Charles Lambert m’avait dite : « Aime ton prochain comme toi-même, signifie : aime ton prochain comme il veut être aimé. » J’allai voir Mme Flaubert, comptant que la mère serait plus raisonnable que le fils et me viendrait en aide ; je la trouvai dure, retournée à la sotte idée qui l’avait mue lors de la lecture de la Tentation de saint Antoine et me laissant comprendre, sans me le dire, que nous détruisions de propos délibéré la valeur d’une œuvre littéraire dont le mérite nous portait ombrage. Devant les illusions, devant les cruautés maternelles, il faut se taire, et c’est ce que je fis. J’eus une nouvelle entrevue avec Flaubert, non pour discuter encore, mais pour lui faire connaître la résolution que nous avions adoptée à la Revue de Paris. Je lui dis : « Nous maintenons notre droit de suppression, tu maintiens ton refus, il n’y a qu’un moyen de mettre fin à ce conflit, dont le public se soucie comme d’une noisette vide : tu vas rédiger une note, en tels termes qu’il te plaira, par laquelle tu déclareras que tu n’acceptes plus la responsabilité de ton œuvre « mutilée » et que les lecteurs sont priés de n’y voir que des fragmens et non un ensemble. Les lecteurs ne liront pas la note, ils ne s’apercevront pas que des coupures ont été pratiquées dans ton roman, ton honneur sera sauf, et notre sécurité ne sera plus en péril. » Flaubert me demanda vingt-quatre heures de réflexion « parce qu’il voulait consulter. » Le lendemain, il m’envoya la note, qui fut insérée intégralement. Il était furieux et ne ménageait point ses imprécations ; nous n’en restions pas moins bons amis, car nous étions si bien soudés l’un à l’autre que rien ne pouvait nous désunir.

Que l’on se rappelle cependant que nous étions à la fin de 1856, que la presse périodique vivait, — expirait, — sous le règne de l’arbitraire et que l’administration n’avait qu’à serrer les doigts pour nous étrangler au coin d’un décret. Qu’aurait donc dit Flaubert s’il avait pu être témoin de la publication de son roman posthume ! Le recueil qui a imprimé Bouvard et Pécuchet est un recueil ami du gouvernement près duquel il eût facilement trouvé protection ; l’année 1881 n’a aucun rapport avec l’année 1856 ; le décret de février a repassé le Styx qu’il n’aurait jamais dû franchir, toute liberté est laissée à la discussion, nul ne s’avise, ni ici, ni là, de lire. un roman à la loupe pour y découvrir d’indéfinissables délits, et cependant ce livre n’a pu paraître qu’avec des suppressions ; des pages entières ont été remplacées par des lignes de points et, comme pour Madame Bovary, on a jugé prudent de faire des coupures, quoique la « vindicte publique » soit aussi endormie aujourd’hui qu’elle était éveillée il y vingt-cinq ans. Là où il est, le pauvre Gustave a dû tressaillir, s’indigner et accuser encore ce siècle d’avoir « la haine de la littérature. »

Tout semblait apaisé, il n’était plus question de poursuites judiciaires, ni de rigueurs administratives, lorsqu’une imprudence vint donner corps aux accusations lancées contre nous. Irréfléchi et de prime saut, comme la plupart des nerveux, Flaubert avait compulsé la collection de la Revue de Paris, y avait relevé les phrases scabreuses, les situations délicates ; il avait réuni ainsi un dossier qu’il remit à un chroniqueur dont il avait récemment fait la connaissance. Le chroniqueur fit un article, cita les passages recueillis, me fit l’honneur d’imprimer une phrase de moi. en majuscules et demanda comment des écrivains si hardis pour eux-mêmes devenaient si pudibonds pour les autres. L’article fut remarqué : il prouvait que nous passions notre temps à outrager les bonnes mœurs, et le pouvoir comprit que l’on devait en finir avec les perturbateurs de la moralité publique. L’article, porté aux Tuileries, — je pourrais dire par qui, — fut envoyé au ministre de l’intérieur ; de là au ministre de la justice et enfin au procureur-général. Le roman de Flaubert fut épluché mot à mot ; avec un peu de bonne volonté et beaucoup de mauvais vouloir on y découvrit toute sorte de méfaits tombant sous l’application des lois : Gustave Flaubert, Laurent-Pichat, l’imprimeur A. Pillet, étaient traduits en police correctionnelle : « Outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs, » délits prévus par les articles 1 et 2 de la loi du 17 mai 1819 et 59 et 60 du code pénal.

Le 31 janvier 1857, Gustave Flaubert, l’auteur de Madame Bovary, le fils du docteur Flaubert, qui fut un des grands chirurgiens du siècle, s’assit sur les bancs de la sixième chambre, là où prennent place les voleurs, les rouleurs de barrière, les filles insoumises, les souteneurs et les escrocs. La citation ne m’ayant pas visé, j’étais parmi les spectateurs ; la comédie eut du succès. Pour le tribunal accoutumé à ne juger que des vilenies, une cause exclusivement littéraire où Me Senard portait la parole pour le fils d’un de ses vieux amis était un régal affriolant. Le président, M. Dubarle, était un homme d’esprit, lettré, manifestement disposé en faveur des gens de bien qui comparaissaient devant lui et ne réprimant pas trop ses sourires, lorsque l’avocat faisait des allusions dont la transparence n’avait rien d’obscur. L’avocat impérial chargé de tonner contre nous au nom de la société outragée était un homme encore jeune ; on nous en avait parlé avec éloges, et son éloquence était appréciée. Quelques raffinés du beau langage étaient venus l’écouter, et j’ouvrais très grandes mes oreilles, car je m’attendais, moi aussi, à un plaisir d’artiste. Si c’est là, ce que l’on appelle l’éloquence judiciaire, l’éloquence judiciaire est peu de chose. La cause était mauvaise, j’en conviens, mais le réquisitoire ne fut pas meilleur. L’argumentation ne se tenait guère et ne savait trop où prendre un point d’appui ; elle nous parut étrange, car elle incrimina des passages que la citation n’avait point visés. Flaubert a été cruel, il a fait sténographier le réquisitoire et l’a publié. Dans cette sixième chambre, nous étions, tous des lettrés, et plus d’un clin d’œil fut échangé entre nous. L’avocat impérial s’évertuait à faire condamner l’auteur de Madame Bovary, mais il confondait Apollinaire avec Apollonius de Tyane ; il estimait que « Mme Bovary a une beauté de provocation, » et il regrettait que, lorsqu’elle va communier, elle n’eût pas quelque chose de la Madeleine repentante, c’est-à-dire qu’elle ne fût pas une sainte ; en outre, il convint que l’imprimeur, M. Pillet, « est un homme honorable contre lequel il n’a rien à dire. » En entendant cette phrase, Laurent-Pichat et Flaubert ne purent s’empêcher de rire ; le président lui-même eut quelque hilarité, et personne dans le prétoire ne crut que l’on cessât d’être honorable pour avoir écrit et pour avoir publié Madame Bovary.

Me Senard prit la parole à son tour, il déchiqueta le réquisitoire et le mit si bien en pièces qu’il n’en resta pas vestige. Il aurait pu citer cette phrase de M. Guizot : « Plus j’avance et plus je me confirme dans ma conviction qu’en toutes choses, dans la peinture des scènes extérieures du monde et. de la vie intérieure de l’âme, l’imagination des hommes est toujours restée au-dessous de la réalité. » Cela eût suffi à la défense ; On remit à huitaine pour le prononcé du jugement. Le 7 février, à l’ouverture de l’audience, le président lut un jugement longuement motivé qui avait des prétentions à l’esthétique ; on y disait : « Un pareil système appliqué aux œuvres de l’esprit, aussi bien qu’aux productions des beaux-arts, conduirait à un réalisme qui serait la négation du beau et du bon, » comme si un système d’art pouvait être du ressort de lai justice, comme si Thémis était Apollon et guidait le chœur des Muses. Ce jugement, dont on a souri, était plein d’excellentes intentions, mais il ne dut pas satisfaire le ministère public, car « attendu qu’il n’est pas suffisamment établi que Laurent-Pichat, Gustave Flaubert et Pillet se soient rendus coupables des délits qui leur sont imputés, le tribunal les acquitte de la prévention portée contre eux et les renvoie sans dépens. » C’était une victoire pour la Revue de Paris ; pour Flaubert, ce fut un triomphe.

Le résultat ne fut pas celui que l’administration avait cherché ; grâce à cette persécution, au procès en police correctionnelle, au réquisitoire de l’avocat impérial, Madame Bovary eut un succès colossal ; du jour au lendemain, Gustave Flaubert était devenu célèbre. Tout le monde s’empressa d’acheter le roman qui outrageait les mœurs et vilipendait les choses sacrées. On espérait bien y trouver abondance de ces peintures lascives, de ces scènes voluptueuses qui effarouchaient la pudeur du ministère public ; les amateurs de friandises défendues en furent pour leurs frais ; ils en avaient lu bien d’autres dans Balzac, dans Mérimée, dans Sainte-Beuve, dans Théophile Gautier, et même dans le président de Montesquieu, mais ils trouvèrent un style admirable, une conception très forte, quoique simple, et une profondeur d’analyse à laquelle ils n’étaient point accoutumés. Le succès de curiosité devint un succès littéraire, l’un des plus grands que j’aie vus. À ce succès les critiques de profession, toujours en discorde, ne nuisirent pas. On approuvait, on blâmait, on sifflait, on applaudissait ; on se renvoyait le nom de Flaubert comme un volant sur une raquette ; les plus férus parlaient de l’Ane d’or d’Apulée, les autres se contentaient de quelques divagations sur l’esthétique dans ses rapports avec les œuvres d’imagination, tout comme le jugement de la sixième chambre.

Inconnu la veille, Flaubert était proclamé chef d’école, de l’école réaliste. Le mot le blessa, et, dans son for intérieur, il ne l’a jamais admis. il crut alors, et il crut jusqu’à la fin de sa vie que le mot de réalisme retombait sur la conception même de son œuvre, tandis qu’il s’appliquait au mode d’exécution, à ce que j’appelle la minutie des myopes. Gustave n’en convenait pas, et ce fut un soir que, causant de ce sujet, sur lequel il revenait sans cesse, il me dit : « Envoie-moi ton Polybe. — Et pourquoi faire, grand Dieu ? — Pour y étudier la guerre des mercenaires. Ah ! on m’accuse d’être réaliste, de faire du réalisme, c’est-à-dire de copier ce que je vois et d’être incapable d’invention ! Eh bien ! je vais leur raconter une histoire dont personne ne sait le premier mot ; la scène se passera près de « la baie voluptueuse » de Carthage, comme dirait un avocat impérial, et, nul ne se doutant de ce qu’était la civilisation carthaginoise, on ne me reprochera pas mon réalisme. » Et il m’expliqua le sujet de Salammbô dont il n’avait pas encore trouvé le titre. Il se trompa dans ses prévisions, car Salammbô est tout aussi réaliste que Madame Bovary ; seulement ce livre lui donna une difficulté extrême à écrire, parce qu’il avait vu les scènes de Madame Bovary et qu’il fut obligé de se figurer celles de Salammbô. Il alla en Tunisie faire des études de paysages africains ; on sait s’il a réussi. Sa description du défilé de la Hache est l’exacte peinture d’un de ces chotts dont il a été si souvent question lors de la dernière insurrection d’Algérie. Ce sujet l’avait envahi, il ne parlait d’autre chose ; il me disait : « Là du moins je serai libre, j’aurai mes coudées franches, je ne serai pas toujours retenu par le terre-à-terre d’une historiette nauséabonde, je n’aurai pas derrière moi ce pion de Bouilhet me rognant mes phrases et m’enlevant mes épithètes ; la fable est si vaste et d’une époque si obscure, que j’y pourrai tout faire entrer sans qu’on m’assomme d’observations. » Et employant un mot qui lui était familier, il ajoutait : « Enfin ! je vais donc pouvoir gueuler à mon aise ! » Salammbô est, en effet, le livre excessif de Flaubert ; il eut moins de retentissement et est moins apprécié que Madame Bovary, je le sais, mais c’est celui qui était le plus dans son tempérament, qui convenait le mieux à sa nature, c’est celui où il s’est abandonné sans contrainte, c’est celui sur lequel on le doit apprécier, car il y a mis tous ses défauts et toutes ses qualités.

Le sujet de Salammbô le troublait, et j’en trouve la preuve dans une lettre qu’il écrivit à Louis de Cormenin : « Je ne sais si c’est vous ou Pagnerre, mon cher ami, qui m’avez envoyé un maître numéro du Loiret où resplendit un article sur votre serviteur. Il est, à coup sûr, celui qui me satisfait le plus et je le trouve naïvement très beau, puisqu’il chante mon éloge. Le livre est analysé ou plutôt chéri d’un bout à l’autre. Cela m’a fait bien plaisir, et je vous en remercie cordialement. Pourquoi ne vous en mêlez-vous pas aussi ? Pourquoi vous bornez-vous à avoir de l’esprit pour vos amis ? Quand aurons-nous un livre ? Quant à moi, celui que je prépare n’est pas sur le point d’être fait ni même commencé. Je suis plein de doute et de terreur. Plus je vais et plus je deviens timide, contrairement aux grands capitaines et à M. de Turenne en particulier. Un encrier, pour beaucoup, ne contient que quelques gouttes d’un liquide noir ; mais pour d’autres, c’est un océan, et moi je m’y noie. J’ai le vertige du papier blanc, et l’amas de mes plumes taillées sur ma table me semble parfois un buisson de formidables épines. J’ai déjà bien saigné sur ces broussailles. Adieu, cher ami, recevez une forte poignée de main. » Cette lettre est du 14 mai 1857 ; le 9, Louis avait publié dans le Journal du Loiret un article qui prouve sa perspicacité, car on y lisait : « Madame Bovary restera, car après l’avoir lue on s’apercevra vite que Balzac a laissé un héritier. Gustave Flaubert ! retenez bien ce nom ; il est de ceux que l’on n’oubliera plus ! »

Pendant que l’on jugeait Madame Bovary en police correctionnelle et avant que l’acquittement eût été prononcé, la Revue de Paris commettait quelques imprudences. On avait publié à Berlin le recueil des toasts du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume, et nous avions laissé dire à un réfugié allemand que bien boire n’est pas toujours bien gouverner. L’ambassadeur de Prusse ne fut pas satisfait ; il alla porter ses plaintes au ministère des affaires étrangères et demanda que la Revue de Paris fût supprimée ; le ministre n’y avait pas d’objection, mais l’empereur estima que la Prusse n’avait droit d’exiger qu’une suspension et nous reçûmes des mains d’un commissaire de police, orné de son écharpe, ordre de suspendre la publication pendant un mois. Je résolus de me reposer pendant les vacances forcées que nous accordaient les bonnes grâces réunies de la monarchie prussienne et de l’empire français. Le mois de février était beau et sec ; le vent d’est qui avait commencé avec la nouvelle lune semblait devoir se maintenir. Tout en fredonnant l’air des Patineurs dans le ballet du Prophète, je sautai en wagon et je m’en allai en Hollande. Mauvais moyen de se reposer, me dira-t-on, que de parcourir les musées, de naviguer en trekschuyte, de franchir le Zuyderzée à travers les glaces, d’être cahoté dans une mauvaise voiture au milieu des sables de la Frise et de l’Over-Yssel ; admirable moyen, au contraire, car je n’ai jamais su un mot de hollandais et l’on ne se repose, on n’est en paix que chez les peuples dont on ignore la langue ; je dirai plus, là seulement on est libre. Quand les paroles ne sont qu’un bruit sans signification, quand les gestes n’ont d’autre valeur que celle d’un, mouvement réflexe, on n’est jamais tiré de soi-même par l’audition d’un mot qui déroute la pensée ; on vit au milieu de la foule, comme si l’on était seul ; on porte sa solitude partout, dans les promenades, dans les galeries de tableaux, sur les bateaux à vapeur, dans les wagons, aux tables d’hôtes, et rien n’est plus doux. Quant aux impressions, elles sont d’autant plus fortes et tenaces qu’on ne les communique pas, et c’est pourquoi il est superflu de les communiquer.

Ce voyage en Hollande est resté bon dans mon souvenir ; le temps était magnifique, je n’ai pas aperçu un nuage pendant près d’un mois ; les gelées qui nacraient les prairies me semblaient charmantes, les musées me racontaient toute sorte d’histoires, les églises sonnaient leurs plus joyeux carillons, les lits n’étaient pas trop courts, la nourriture était suffisante ; tout le jour je regardais ; le soir, près du poêle, j’écrivais mes notes et j’abusais de ma surdité pour ne point répondre aux gens qui me parlaient français. J’allai voir cependant un compatriote pour lequel on m’avait chargé d’une commission verbale. C’était un chef de parti ou peu s’en faut ; il est inutile de prononcer son nom. Il avait quitté la France où, pour des causes politiques, il ne pouvait rentrer et habitait une des grandes villes de la Néerlande. Je l’abordai avec déférence, et nous causâmes. Je lui parlais de liberté, et il me répondait : « Oui, certainement, mais nous devons d’abord établir un gouvernement fort. Cavaignac a été un enfant de ne pas saisir la dictature que nous lui offrions après l’insurrection de juin 1848. » Je revenais à cette vieille marotte qui n’est point encore déménagée de ma cervelle, je répétais : « Et la liberté ? » Il reprenait : « La liberté, j’en veux comme vous ; mais elle n’est possible qu’à la condition d’avoir implanté d’abord de nouvelles institutions dans la nation. » Tout en bavardant, il me dit avec bonhomie : « Pour donner le sentiment de l’égalité aux Bonaparte, nous enlèverons la carcasse qui est aux Invalides, et nous la jetterons à la fosse commune ; quant à Eugénie, on la livrera au peuple ! » Ces paroles, qui expliquent pourquoi je ne prononce pas le nom de mon interlocuteur, me sont bien souvent revenues à la mémoire pendant les journées de la commune, lorsque je lisais les journaux de Vermesch et de Félix Pyat. Le libéralisme dont j’entendais l’expression ne concordait pas suffisamment avec le mien ; j’abrégeai la visite. Il était dix heures du soir ; la nuit était splendide. Au lieu de rentrer à l’hôtel Bellevue, je me promenai, devant la prairie où est le pâtis des daims. Quelques-uns des animaux réveillés au bruit de mes pas se levaient, appuyaient leur tête sur la balustrade et bramaient en soufflant des buées argentées. Tout en cheminant, je me disais : « Quels sont les plus bêtes : ceux qui jettent devant les tribunaux correctionnels un homme comme Flaubert, ou ceux qui veulent donner des leçons d’égalité au cadavre de Napoléon Ier ? » La question était difficile à résoudre ; je ne l’ai pas résolue.

La vie passait occupée à la tâche quotidienne, sans peine, sans plaisir, neutre et un peu brumeuse. Nous étions tous au travail ; Flaubert préparait Salammbô, Bouilhet écrivait une nouvelle pièce en vers, l’Oncle Million, et Gautier s’était enfin décidé à commencer le Capitaine Fracasse, roman d’aventures qui a été tout autre que ce qu’il devait être. Dans le principe, ce ne fut qu’un titre donné par Gautier à un éditeur, — Renduel, je crois, — pour mettre en annonce sur la couverture d’un volume. L’idée première différait essentiellement de celle qui a été mise à exécution. Le Capitaine Fracasse était ce que l’on pourrait appeler un nom en dissonance ; la fable qu’avait imaginée Gautier et dont il m’a souvent parlé semblait empruntée à celle de l’Ane vêtu de la peau du lion. Le capitaine était une sorte de Miles gloriosus, Gascon, hâbleur, fanfaron, panache au vent, flamberge au clair, sacrant le diable, maugréant Dieu, au demeurant poltron, de cœur pâle et rengainant dès que l’on dégainait. Gautier rêvait quelque chose comme le Roman comique avec l’éblouissement de son style et la richesse de son ornementation. Ce fut un médiocre roman d’Eugène Sue, dont j’ai oublié le titré et dont le héros joue un rôle assez semblable à celui que Gautier réservait au Capitaine Fracasse, qui lui fit renverser la donnée qu’il s’était proposée. Il écrivit le premier chapitre sans trop se douter de ce qui devait suivre ; les feuillets s’accumulaient lentement, l’intrigue se nouait, un peu au hasard, mais avec cet imprévu et cette franche allure qui n’ont manqué à aucune de ses œuvres. il nous apportait son manuscrit au fur et à mesure, car son nouveau roman était réservé à la Revue de Paris, qui ne la publia jamais par la raison qu’elle fut supprimée avant que le Capitaine Fracasse eût terminé ses aventures. On n’avait pu faire mourir la Revue de Paris sans une accusation d’outrage aux bonnes mœurs, on allait l’exécuter comme complice d’assassinat, ou peu s’en faut : Ave, Cæsar !

Le jeudi 14 janvier 1858, l’Opéra donnait une représentation extraordinaire au profit d’une œuvre charitable ; le même jour, le Théâtre impérial, ancien Franconi, jouait pour la première fois une grande féerie intitulée Turlututu ; j’y étais, en compagnie de quelques personnes, dans une loge de première découverte. En face de moi, dans une loge fermée, le comte de Morny était assis, paraissant assez dolent et vêtu d’une pelisse en marte zibeline qui le garantissait du froid de la salle. La pièce suivait son cours au milieu des vieux calembours, des coq-à-l’âne, des couplets, des trucs et des changemens à vue lorsque, pendant le second acte, je vis un homme ouvrir précipitamment la loge du comte de Morny ; deux paroles à peine furent échangées. Morny se leva, jeta un regard circulaire sur la salle comme s’il cherchait quelqu’un et disparut. Pendant l’entracte, j’accostai Amédée Berger, qui, récemment, est mort président de chambre à la cour des comptes, et je lui dis : « Sais-tu pourquoi on est venu chercher Morny ? » Il me répondit : « On a tenté de tuer l’empereur à l’aide d’une machine infernale. » La nouvelle se répandit avec rapidité parmi les spectateurs ; des groupes se formèrent ; on était consterné et indigné. Peu à peu les détails arrivaient ; quels étaient les assassins ? Nul ne le savait ; on prononçait avec assurance des noms qu’il vaut mieux ne pas répéter et sur lesquels aucun soupçon n’aurait dû planer. Quelqu’un dit : « Que va faire le gouvernement ? » Je répondis : « Supprimer des journaux. » Personne ne releva ma réponse, mais Amédée Berger me regarda et fit un imperceptible mouvement des paupières qui signifiait : « Tu as raison. »

L’émotion de Paris fut très vive, on se le rappelle ; le crime lâche et diffus, mené par des gens qui sacrifiaient la vie des autres et voulaient sauver la leur, avait tué, frappé, blessé des passans et avait épargné l’empereur. Avec d’autres procédés, plus cruels et qui paraissaient plus sûrs, c’était une répétition de l’attentat de Fieschi. Les assassins étaient tous des Italiens, on le savait, et le Moniteur universel put s’écrier : « Aucune main française n’a trempé dans ce complot. » Si aucune main française n’est coupable, aucun journal français ne sera inquiété ; nous raisonnions ainsi et notre raisonnement était tellement logique qu’il en était absurde. Le mardi 19 janvier, j’avais passé une partie de la journée rue Chanoinesse à faire des préparations microscopiques ; j’arrivai assez tard aux bureaux de la Revue de Paris ; j’y appris qu’un commissaire de police aux délégations judiciaires était venu signifier un décret impérial en vertu duquel la Revue de Paris était et demeurait supprimée. C’était la mort sans phrase. Les exigences gouvernementales doivent faire excuser bien des sottises, surtout dans les momens exceptionnels et lorsque les hommes chargés de conduire la machine sont de pauvres cervelles sans ressources, affolées et ne sachant pas que l’arbitraire ne peut jamais faire œuvre de salut. Le ministre de l’intérieur était alors M. Billault, le même qui, seul, en 1848, avec Greppo, vota en faveur du droit au travail ; il crut sans doute faire un acte politique en supprimant la Revue de Paris : il ne commit qu’un acte d’iniquité : le rapport qui précède le décret est d’une improbité flagrante, il vise des fragmens d’histoire, des contes, des nouvelles où il serait impossible de trouver trace de polémique ou d’allusion. Je n’en citerai que deux exemples : le décret vise le Coup de Jarnac, par Michelet. C’est le récit du duel de La Châtaigneraie emprunté a un volume de l’Histoire de France qui allait paraître ; pour M. Billault, le Coup de Jarnac ne pouvait être qu’une allusion au coup d’état du 2 décembre ; une nouvelle de moi : l’Ame du bourreau, écrite pour expliquer la théorie de la transmigration des âmes, a paru sans doute une analyse psychologique de Napoléon Ier ou de Napoléon III. Si le second empire a suscité tant de haine, les serviteurs qui l’ont obstinément desservi n’en sont-ils pas un peu la cause ? N’être pas responsable, posséder la toute-puissance, n’avoir qu’un mot à prononcer pour réduire ses adversaires à néant, c’est bien tentant pour des hommes médiocres, et les ministres de ce temps-là ne s’en firent faute. J’en gardai rancune, je l’avoue ; mais toute rancune s’évanouit lorsque le marquis de Chasseloup-Laubat, prenant la direction des affaires en 1869, donna à la France une liberté qu’elle ne connaissait plus depuis longtemps et vers laquelle mes désirs platoniques avaient toujours aspiré.

Le petit bataillon de la Revue de Paris se dispersa ; les uns se dirigèrent du côté de la politique et ont touché au but ; les autres se réfugièrent plus que jamais vers les lettres. Dans notre défaite, nous n’avions perdu que les bagages ; « peine d’argent n’est point mortelle, » dit un vieux proverbe. Ce n’est pas l’heure de désespérer quand on a trente-six ans ; je me retrouvai dans ma solitude, apte au travail et peu découragé. J’habitais alors une petite maison que l’indulgence de mes amis qualifiait d’hôtel ; dans mon jardinet, il y avait des rosière, un jasmin et des lilas ; j’étais en bons termes avec les fourmis et les moineaux francs ; un microscope pour le jour, un télescope pour la soirée, une nombreuse bibliothèque, de bonne encre noire dans l’encrier, Louis de Cormenin, Flaubert, Gautier, Bouilhet, Lambert, Enfantin pour interlocuteurs, c’était plus qu’il ne fallait et je n’étais pas à plaindre. Cependant, vers le printemps, des hirondelles semblaient battre de l’aile en moi ; le chant des bateliers du Nil murmurait dans mes souvenirs ; quand soufflait le vent du sud, je levais la tête et je humais l’air comme pour sentir l’odeur des syrtes et des sables infinis. Je passais des journées couché sur les cartes de Caillaud, je remontais le Nil au-delà de Khartoum, je m’engageais sur le fleuve Bleu et je m’en allais dans la presqu’île de Méroë. Je luttais contre ce désir qui m’emportait vers les berges de la rivière Astaboras ; j’aurais voulu franchir la frontière abyssinienne, gagner les pays de Gondar et de Choa, causer avec les chrétiens de Saint-Jean et voir face à face le terrible Négus, dont on commençait à parler. Il me semblait que j’avais besoin de me retremper dans la vie sauvage et de dormir encore sous les étoiles. J’eus quelque peine à ne pas mettre à exécution ce projet ; j’y renonçai cependant, car il n’eût été, en somme, qu’une perte considérable de temps, à un âge où il faut déjà commencer à être avare de ses heures : Eheu, fugaces labuntur anni ! Mais pour me récompenser de ce que j’appelais un sacrifice, je gravis le Simplon, je descendis en Italie et j’allai m’installer à Venise, au quai des Esclavons, en face de la lagune, avec la verdure du Lido, tout au fond.

Aux jours de fête, la bannière jaune et noire de l’Autriche flottait au sommet des mâts de Saint-Marc, à moins que, malgré les sentinelles, quelque agile marinier de Malamocco n’y eût arboré le drapeau d’Italie. La ville était triste et la vie y était douce. Rien n’était changé ; je retrouvais ce que j’avais vu quatorze années auparavant lorsque, venant de Constantinople, j’y étais arrivé un matin à l’heure où le soleil se levait. La Gloire de Venise, l’Enlèvement d’Europe de Véronèse, les toiles de Palma Vecchio et du Titien me ravirent comme autrefois, et comme autrefois j’estimai que la Vierge de Jean Belin est un inestimable chef-d’œuvre. Je m’intéressais aux Tiepolo ; j’avais contemplé tous ceux que garde la ville, depuis le Portement de croix, qui est à Sant’ Alvise, jusqu’à l’Antoine et à la Cléopâtre du palais Labbia ; j’allai sur la Brenta afin de voir, dans la villa Cordini-Pisani, la grande fresque représentant l’arrivée d’Henri III à Venise. Cette villa, qui appartenait au gouvernement autrichien, avait été donnée au général Grabowski, un des lieutenans de Radetzki pendant le siège de Venise. Le général y était mort ; dans un parterre attenant à la villa, on lui a élevé un tombeau autour duquel on a planté des lauriers. C’était un paysan qui me guidait ; je lui dis « Qu’était-ce que ce général Grabowski ? » Le paysan me répondit textuellement ceci : « Era galantuomo, ma senza lettere : C’était un honnête homme, mais sans littérature. »

Je restai deux mois à Venise ; pour rentrer en France, je pris le chemin des écoliers, par Padoue, Ferrare, Bologne, Florence, Pise, la Spezzia, Gênes, Turin et le Mont-Cenis. À cette époque, l’Italie, morcelée encore et fléchie devant ses principicules vassalisés par l’Autriche, était très intéressante à étudier. Calme à la surface, indolente et comme endormie à l’ombre des pins-parasol, elle dissimulait avec son astuce ordinaire le frémissement dont elle était agitée. Elle semblait avoir déserté toute politique et ne s’occuper que d’art ; la musique la passionnait ; elle avait adopté Verdi, elle l’acclamait en toute circonstance ; dans les villes soumises au roi de Naples, au pape, aux grands-ducs, à l’Autriche, sur toutes les murailles on lisait : Evviva Verdi ! Cette popularité du maestro était une façon de s’entendre ; Evviva Verdi ! était un mot d’ordre qu’il fallait lire : Evviva Vittorio Emmanuele Re D’Italia ! Les sociétés secrètes étaient en permanence, le Piémont était lieu de refuge pour les conspirateurs ; comme au temps de Charles II, Ruy Blas aurait pu dire :

La Savoie et son duc sont pleins de précipices.

Un soir, je me promenais à Florence sur la place du Grand-Duc en compagnie d’un officier florentin. La nuit était belle, et, comme une gerbe d’or, la comète s’épanouissait au milieu des étoiles. Nous nous étions arrêtés devant la Loggia ; je regardais l’Enlèvement des Sabines par Jean de Bologne, le Persée de Benvenuto Cellini, la Judith de Donatello ; aux lueurs vacillantes du gaz, les statues ressemblaient à des fantômes ; sur la façade du palais, le David de Michel-Ange se détachait en blancheur. L’officier me dit : « Ce sont des emblèmes. Comme David, nous renverserons le géant philistin. Voyez ; dans le Persée ne reconnaissez-vous pas Naples qui vient de décapiter la monarchie de Ferdinando Bomba ? Judith, c’est Venise qui tient en main la tête de l’Holopherne d’Autriche ; le Romain qui emporte sa Sabine, c’est le peuple italien saisissant enfin son indépendance, sa liberté ! « Plusieurs fois il répéta : « La fille des dieux, la blanche liberté. » Puis, me montrant du doigt la comète, il ajouta : « Regardez le signe qui est dans le ciel ; les temps sont proches et de grands changemens vont survenir ! »

Un an après, nous étions à Palestro, à Magenta, à Solferino, et nous commencions l’œuvre d’émancipation qui devait faire de l’Italie une alliée peut-être, à coup sûr une rivale. On ne le vit pas alors ; la passion publique n’avait pas raisonné et je ne raisonnai pas mieux qu’elle. J’aimais l’Italie- ; elle avait été la famille initiatrice de notre race ; elle était la mère de toute grandeur et de toute poésie. Délivrer la patrie de Dante, de Léonard, de l’Arioste et de Michel-Ange me semblait un devoir pour tout homme qui a touché Une plume et admiré un tableau. Avec la foule je battis des mains quand l’empereur traversa Paris pour aller prendre le commandement de l’armée. J’eus mon ivresse après Magenta et j’étais à Milan lorsque arrivèrent les premiers prisonniers de Solferino. A Gênes et à Turin, j’avais connu un homme dont la destinée allait bientôt se clore sinistrement, c’était le comte Ladislas Téléki, un des triumvirs du gouvernement provisoire hongrois que Napoléon III avait reconnu et près duquel il avait accrédité un ambassadeur. Téléki était un homme de grand nom, très intelligent et d’une rare habileté, malgré une certaine diffusion de paroles. En 1848 et 1849, il avait été le diplomate attitré de l’insurrection magyare et s’était créé de hautes relations en Angleterre et en France. Un an après la guerre d’Italie, au mois de décembre 1860, Ladislas Téléki se rendit à Dresde afin de suivre une aventure où la politique n’était pour rien. Le gouvernement saxon, — for shame ! — le fit arrêter, et au lieu de l’expulser, si sa présence lui semblait périlleuse, le livra à l’Autriche. En Europe, ce fut un cri de réprobation. La première protestation qui se fit entendre partit d’ici même, et c’est Saint-René Taillandier qui la formula[1].

Au nom du droit des gens, au nom du contrat qui engage la maison de Habsbourg envers l’antique royaume de Saint-Étienne, Saint-René Taillandier demanda que Ladislas Téléki fût rendu à l’exil, qu’il honorait par son intelligence et la correction de son attitude. L’empereur d’Autriche entendit-il cette voix française qui l’adjurait et lui parlait de justice ? Il se présenta inopinément devant Ladislas et lui accorda, lui imposa la liberté à la condition qu’il résiderait en Hongrie et renoncerait à toute conspiration. Contraint d’accepter cette grâce qu’il n’avait point sollicitée, forclos du labeur de sa vie entière, qui était la revendication des droits écrits de la Hongrie, Ladislas Téléki, calomnié par les siens, humilié par ses adversaires, demanda à la mort la fin des souffrances morales qu’il ne pouvait plus supporter. Il se tua d’un coup de pistolet au cœur ; autour de son cadavre, on retrouva dix-sept capsules brûlées qui prouvent qu’il avait fait une longue répétition de son propre drame afin de n’en point manquer le dénoûment. C’était un diplomate très fin auquel les traditions n’avaient point fait défaut, et c’était l’homme le plus remarquable de ce triumvirat improvisé qui, pendant la guerre de 1859, tournait autour du quartier-général français et rassemblait à Acqui les déserteurs hongrois de l’armée autrichienne. Sa mort fut un deuil pour ceux qui l’avaient connu et une perte grave pour son pays. Si l’empereur François-Joseph avait écouté les nobles paroles de Saint-René Taillandier, l’Austro-Hongrie compterait aujourd’hui un homme éminent de plus parmi ses hommes d’état.


XXII. — EN GUERRE.

En 1860, j’avais gravi l’échelle de Jacob. On la secoua ; je tombai, et comme je tombai de haut, je me fis très mal. Mécontent de moi, ce qui n’est pas un bon moyen d’être content des autres, je traversai une de ces crises de marasme où tout est nuit, où tout est fiel. Je me lamentais, et je retrouve dans une lettre de Louis de Cormenin, écrite à cette époque, une semonce méritée : « J’ai reçu de toi une dernière lettre désespérante, et cela me navre quand je te vois t’abandonner à tes découragemens et à tes amertumes ; tu as tort contre toi-même, et si tu voulais bien te juger, tu ne penserais ni ne parlerais ainsi. » Louis avait raison et j’avais tort de crier au perdu comme un chien égaré en forêt ; mais certaines douleurs sont vives, et lâchement je me laissais glisser dans la torpeur. En général, on se rend maître de ses passions quand on n’en a pas ; or ma souffrance était réelle et je ne m’en rendais pas maître. Elle se doublait d’irritation ; j’étais morose, plus enfermé que jamais dans ma solitude, lisant beaucoup, écrivant peu, ne sortant guère et m’en allant dans la vie, à vau-l’eau, comme une épave. Cet état de spleen ne pouvait durer ; il est dans ma nature de réagir, d’accepter le combat et de lutter contre l’ennemi que je porte en moi. Ce fut un coup de clairon qui me réveilla ; on eût dit qu’il sonnait la diane ; je secouai le sommeil plein de cauchemars où j’étais engourdi, et je me redressai pour regarder par-delà les Alpes. Garibaldi, avec mille compagnons, venait de partir pour l’aventure de Marsala. Je tressaillis et j’eus envie d’aller le rejoindre. Je n’avais ni passé, ni avenir politique ; quelles que fussent mes sympathies, j’avais côtoyé les factions sans m’y mêler ; j’étais libre et seul ; il me sembla qu’une longue course à cheval, au grand air, me serait favorable. En outre, concourir à délivrer deux volcans n’était point œuvre commune, et apporter quelque soulagement au peuple que j’avais vu si durement asservi en 1851 ne me paraissait pas une mauvaise action. Quant au voyage à travers les Calabres, il me tentait. L’annexion de Nice et de la Savoie impliquait la connivence du gouvernement français dans l’unification de l’Italie par la maison de Savoie ; je ne me trouverais donc pas en opposition avec l’action diplomatique de la France.

Je roulais ce projet dans ma tête, sans m’arrêter à une détermination définitive. Un cousin du comte Ladislas Téléki vint me voir ; il partait pour la Sicile et me proposa de faire route avec lui. Le général Türr, envoyé en mission à Paris, m’offrit de prendre rang dans son état-major. J’acceptai, à la condition que je ne recevrais pas de solde, que je serais libre de me retirer si bon me semblait, qu’aux jours de bataille j’obéirais sans discussion et que, si Garibaldi devait marcher sur Rome, je serais prévenu afin de pouvoir quitter immédiatement l’armée qui s’exposait à combattre celle de mon pays. On se frappa dans les mains et on se donna rendez-vous à Gênes. Je n’avais communiqué ma résolution à personne, je trouvais inutile de batailler et de m’exposer à des objections dont j’étais résolu à ne point tenir compte. Je n’en parlai qu’à un seul de mes amis et, chose singulière, à celui qui paraissait le moins apte à m’encourager, à Théophile Gautier. Cinq jours avant mon départ, je l’avais rencontré au milieu du jardin des Tuileries ; nous restâmes ensemble plus de deux heures assis à l’ombre des marronniers. Il était dans un état moral déplorable, il sombrait ; toutes les difficultés de sa vie semblaient se grouper devant lui et lui faire obstacle ; il me racontait ses chagrins, ses luttes, son existence faite d’épines et de lacets, où il se blessait et s’enchevêtrait à chaque pas ; il se demandait à quoi lui servaient sa célébrité, son talent, sa faculté de travail. « Ils me font faire des feuilletons dramatiques, me disait-il, parce que je sais les faire, c’est heureux que je ne sache pas scier des bûches, car ils me feraient scier du bois ; je suis un cheval de course et ils m’ont attelé à une charrette chargée de moellons ; ils n’ont pas un poète à eux, pas un, et l’idée ne leur vient même pas de me demander des vers ; ils me croient leur obligé et l’odieuse besogne qu’ils m’imposent m’empêche à peine de mourir de faim. » Je l’écoutais, ce pauvre poète me désespérait. Il me disait : « Ah ! si j’avais seulement douze cents francs de rentes, je quitterais tout, je me sauverais ; j’irais dans le quartier Latin, aux environs du Luxembourg, je mènerais la vie des étudians, je ferais des poèmes, j’écrirais un volume de sonnets et jamais, jamais, jamais je ne mettrais le pied dans un théâtre ! » C’est alors qu’il me dit : « Comme ceux qui suivent ce fou de Garibaldi sont heureux ! » Je répondis : « Je pars dans cinq jours pour le rejoindre, veux-tu venir avec moi ? Tu seras l’historiographe de l’expédition et nous mangerons à la même gamelle. » Il secoua la tête : « Je suis la bête attachée au poteau du journal ; il faut brouter l’herbe amère du feuilleton. » Puis il s’écria : « O Max ! trois fois fortuné Max ! tu vas affronter Charybde et Scylla. Tu ne comprends pas ton bonheur ! » Lorsque nous nous séparâmes après la dernière poignée de main échangée, il revint vers moi et m’ouvrit ses bras : « O Max, embrasse le pauvre Théo ! » Je crois bien que nous avions l’œil humide en nous disant adieu.

Quelques jours après j’étais à Turin et j’allais voir le comte de Cavour, qui avait demandé au député E. Marliani de me présenter à lui. J’avais grand désir de le connaître : ce petit homme, ministre d’une petite monarchie qui avait un petit trésor et une petite armée m’inspirait un intérêt extrême, car on comprenait, sans être un clerc bien avisé, qu’il était en train de reconstituer une nation. Il était l’âme de l’Italie entière, qui conspirait avec lui et le comprenait à demi mot. L’entrevue dura plusieurs heures et la conversation ne languit pas. Il était de courte taille, avec une redingote mal faite qui bouffait sur la poitrine et l’engonçait aux épaules. Son regard interrogateur brillait derrière des lunettes d’or et correspondait au sourire de ses lèvres épaisses ; la figure était remarquablement intelligente, et le front paraissait énorme sous les cheveux désordonnés. L’ironie dominait en lui, et je ne serais pas surpris qu’il ait considéré les hommes, — j’entends les plus puissans, — comme des marionnettes dont il savait mouvoir les fils. Pour parfaire son jeu : et entamer la partie, il ne dédaigna aucun atout et se servit avec une égale aisance des souverains, des journalistes, des conspirateurs et des capitaines d’aventure. Au milieu des hommes politiques de la seconde moitié du XIXe siècle, le comte Cavour est à part. On disait à Rossini : « Beethoven est le plus grand des compositeurs. — Oui, répondit-il, Beethoven est le plus grand, mais Mozart est le seul. » Ce mot peut s’appliquer à Camille Cavour : il est le seul ; tout ce qu’il a fait, il l’a fait avec le concours de sa nation ; jamais il n’eut besoin de dictature ; jamais il n’eut à faire ordonnancer ses budgets par le roi de Piémont ; jamais il n’eut à lutter contre le parlement pour améliorer l’armée ; il était le porte-voix, le porte-glaive de son peuple, et c’est ce qui lui a donné une invincible force. Il avait l’oreille fine et entendait ce qui se disait dans la conscience de chaque Italien ; il avait le regard perçant et voyait ce que renfermaient les portefeuilles les mieux clos dans les chancelleries des cours italiennes. Nul ne fut aussi populaire que lui, Victor-Emmanuel en était jaloux. Un jour qu’ils avaient fait une entrée solennelle ensemble et dans la même voiture, les cris de : « Vive Cavour ! » dominèrent les cris de : « Vive le roi ! » En pénétrant au Municipio, Victor-Emmanuel, rouge de dépit, se tourna vers un de ses aides de camp et lui dit : « J’ai l’air d’un ténor qui ramène une chanteuse. » Cavour baissait modestement les yeux, mais l’ironie de son sourire dénonçait sa pensée. Si l’on se rappelle ce qu’était le Piémont en 1849, après Novare, et si l’on considère ce qu’il est devenu sous l’impulsion de Cavour, on conviendra que la grandeur du résultat dépasse singulièrement la faiblesse des ressources. Sa pensée allait loin et était complexe. Il annexait les royaumes conquis par la révolution et intervenait dans ces mêmes royaumes pour empêcher la révolution de se propager, donnant ainsi satisfaction à l’ambition piémontaise et aux scrupules diplomatiques de l’Europe. L’expédition de Garibaldi, appuyée par lui en sous-main, et secrètement soudoyée par Victor-Emmanuel, ne pouvait que le servir. Vaincu et tombé aux mains du roi de Naples, Garibaldi était fusillé et Cavour était délivré d’un agitateur qui pouvait lui créer un jour de graves embarras ; victorieux, Garibaldi ne pouvait rester dictateur du royaume des Deux-Siciles, qui se joindrait naturellement aux provinces déjà réunies à la couronne de Savoie, et un tel accroissement de puissance valait m’en les ennuis qu’il ne serait pas dans la nature du vainqueur de ménager. C’est pourquoi Cavour se frottait les mains et était en correspondance avec quelques voyageurs qui parcouraient alors les Calabres et la Capitanate. Quant à ce qui pouvait survenir dans les états de l’église, il disait avec conviction : « Nous savons trop ce que nous devons au saint-père pour permettre jamais à Garibaldi d’attaquer l’armée du pape. » En effet, ce n’est pas Garibaldi qui était à Castel-Fidardo.

Les hommes comme Cavour ne laissent point d’héritiers et n’ont pas d’élèves, parce que l’on n’enseigne pas l’intelligence, la vision profonde et la divination. Ce sont là des dons que l’on ne peut transmettre et qui ne se trouvent pas dans tous les portefeuilles de ministre. Croire à son génie, ou avoir du génie, ce n’est pas la même chose, et les huit maréchaux que l’on appelait la monnaie de M. de Turenne n’ont jamais pu que rendre plus désastreux le coup de canon de Salzbach. Il en fut ainsi de Cavour, dont la finesse n’excluait pas la grandeur et qui avait compris que l’union de la race latine était indispensable à la puissance de chacune des familles qui la composent. Bien des infortunes nous ont visités depuis qu’au mois de juin 1861, Cavour a été brusquement arraché à son œuvre ; jamais je n’ai pensé à nos désastres, aux mutilations que nous avons subies, sans comprendre que sa mort avait été un irréparable malheur pour l’Italie et pour la France.

Je m’embarquai à Gênes, sur le bateau à vapeur la Provence, le 13 août ; nous étions treize compagnons, — au-dessus de l’écoutille du carré des premières, il y avait un trophée de treize fusils : un Romain aurait reculé. Je fus nommé dans une dépêche télégraphique expédiée de Gênes aux journaux de Paris. Il y eut parmi mes amis un haro contre moi. Louis de Cormenin accourut en Italie dans l’espoir de me rejoindre et de me ramener. Lorsqu’il arriva à Turin, j’avais déjà quitté Palerme, traversé la Sicile et j’étais à Messine au milieu du bruit des cloches, des sonneries de clairon, de la poussière, de la chaleur et des coups de canon, que la citadelle restée aux mains des royaux ne nous épargnait pas. Gustave Flaubert m’écrivait : « Si tu as devant toi cinq minutes, mon bon Max, envoie-moi un mot seulement que je sache ce que tu deviens, sacrebleu l si tu es mort, vif ou blessé. Je fais tout ce que je peux pour ne point penser à toi, mais ton souvenir m’obsède et me revient cent fois par heure. Je te vois dans des positions atroces ; j’ai l’imagination fertile en images, tu le sais ; je compose des tableaux qui ne sont pas gais et qui me serrent le cœur. Je ne te demande aucun détail, bien entendu ; je veux savoir seulement ce que tu deviens. Te souviens-tu de ce réfugié italien qui, à Jérusalem, t’appelait : « Mon colonel ? » C’était donc une prophétie ! Je rêve de toi, tu me fatigues et tu me possèdes : parfois tu galopes en riant, parfois tu es couché sur le dos, la poitrine ouverte, et tu m’appelles. Animal, tu ne te tiendras donc jamais tranquille ? Ici rien de neuf, calme plat. Quant à moi, je m’enfonce de plus en plus dans Carthage (Salammbô) ; je travaille vigoureusement, mais j’en ai pour une année encore. Les répétitions de la pièce de Bouilhet (l’Oncle Million) commenceront à l’automne : la première représentation aura lieu vers le milieu de novembre. Adieu, mon vieux compagnon ! je t’embrasse bien tendrement. Bonne chance, bonne santé, bonne humeur, et evviva la libertà ! » Un autre de mes amis, le seul survivant des groupes de notre jeunesse, le plus fidèle toujours et aujourd’hui le plus cher, Frédéric Fovard, m’écrivait : « A quoi penses-tu ? a-t-on jamais vu pareille sottise ? de quel droit vas-tu aider à une insurrection et à une spoliation ? est-ce que les affaires de ces marchands de marrons te regardent ? Tu es en belle compagnie, je t’engage à t’en vanter ! tu es comme Gil-Blas dans la bande du capitaine Orlando. Tu ferais bien de quitter ce mauvais monde et de nous revenir. Si tu as toujours le diable au corps, va-t’en sur l’Euphrate ou sur le Tigre ; ça vaudra mieux que de te mêler à une aventure que rien ne peut excuser. Ton oncle est furieux contre toi. » Dans l’expression de ces inquiétudes, dans ces reproches, dans cette colère, je ne voyais qu’une preuve d’affection dont j’étais ému. Lorsque Louis de Cormenin m’écrivait : « Mon amitié est comme une blessure qui s’ouvre et qui saigne dès que je te sens en péril, » j’étais prêt à tout abandonner et à courir vers ceux qui me rappelaient. Mais il était bien tard pour renoncer à une entreprise déjà commencée, et il était bien dur, bien humiliant de quitter la partie au moment même où elle menaçait de devenir périlleuse. Et puis, je l’avouerai, je ne trouvais pas, je n’ai jamais trouvé que cette expédition fût coupable ; il s’agissait d’indépendance et non point de révolution. J’étais d’accord avec la politique extérieure de mon pays ; je n’étais à la solde de personne, je ne servais aucun pouvoir ; j’étais un libre partisan, volontaire de ma fantaisie, amateur entraîné par ma curiosité et par ma sympathie pour un peuple dont j’avais apprécié les souffrances. Donc je n’étais pas convaincu que mon péché fût indigne de miséricorde, et puisque j’avais tant fait que de commencer la route, je la continuai.

Je ne l’ai point regretté, car j’ai assisté à l’un des spectacles les plus étranges dont notre époque ait été le témoin. Ah ! la belle aventure, au gué ! Vit-on jamais pareil soulèvement, si spontané, si universel ? J’en doute. Les villages, les villes se précipitaient au-devant de nous et l’armée royale disparaissait à notre approche comme un vol d’oiseaux effarouchés. Le pays se dressait contre le gouvernement des Bourbons, les soldats s’insurgeaient contre leurs généraux incapables ou soupçonnés de trahison. Parfois ils les tuaient. Je suis arrivé à Mileto un quart d’heure trop tard pour empêcher le meurtre du général Briganti ; la course que j’avais fournie était telle que mon cheval en tomba fourbu. De Reggio à Naples nous avons marché en corps, en groupes, isolés, sans avoir à tirer un coup de fusil, sans nous heurter à un acte de malveillance, sans éveiller une protestation. Les troupes royales en débandade refluaient vers Capoue et vers Gaëte. La garde nationale de Naples se concentrait pour venir au-devant de nous. Le vieil édifice de la royauté absolue était lézardé, disjoint, pourri dans ses fondations, branlant au faîte ; dès qu’on l’eut touché, il s’écroula. Je n’ai point à parler de cette expédition, je l’ai racontée ici même[2]. Je ne dirai qu’un mot relatif à la bataille du Vulturne (1er octobre 1860), car il est bon de rectifier une erreur qui tend à s’accréditer et que les Lettres de Mérimée à Panizzi ont répétée. On a dit que, dans cette journée, qui fut un combat de treize heures, l’armée commandée par Garibaldi aurait été défaite par les troupes du roi de Naples si des régimens piémontais n’étaient intervenus pour déterminer la victoire, A la date du 11 octobre 1860, Mérimée écrit à Panizzi : « Il paraît, d’après des rapports que j’ai lieu de croire exacts, que Garibaldi aurait été battu complètement sans l’intervention de quelques bataillons réguliers piémontais. » C’est absolument faux. Nul soldat de l’armée piémontaise n’apparut sur le champ de bataille du Vulturne, ni à Maddaloni, ni à Santa Maria di Capua, ni à Sant’ Angelo, qui ont été les trois points de contact. L’armée de Garibaldi seule a supporté le choc des troupes royales, qui, au cours de la journée, ont fait trois renouvellemens de lignes. La vérité est que, le lendemain 2 octobre, une demi-brigade napolitaine s’étant égarée la veille, n’ayant pu ni combattre ni rentrer à Capoue, se trouvait en l’air et débucha par San Leuccio dans le grand parc de Caserte. On crut à une attaque générale ; un bataillon de bersaglieri, appelé en hâte, arriva de Naples et tira quelques coups de fusil qui amenèrent la capitulation des royaux. La première intervention piémontaise se produisit ce jour-là et dans les circonstances que je viens de dire ; je n’ai pas quitté le champ de bataille pendant la journée du 1er octobre, et le 2, j’étais à Caserte. En qualité de témoin, je dépose sous la foi du serment, et on peut me croire, car en réalité le fait m’est indifférent.

Lorsque, aux premiers jours de novembre, Victor-Emmanuel vint prendre possession du royaume de Naples, Garibaldi se rendit au-devant de lui et, l’apercevant, il s’écria : « Salut au roi d’Italie ! » Le roi riposta : « Salut à mon meilleur ami ! » Ce fut le point culminant de l’existence de celui qui aime à se nommer « le solitaire de Caprera ; » depuis cette heure, il n’a fait que décroître ; il marche dans sa gloire éteinte ; son vieil esprit enfantin n’a plus de lueur ; il se survit à lui-même. Le Cid mort, attaché sur Babieça, gagnait encore des batailles ; Garibaldi vivant est pour toujours tombé sur la cime d’Aspromonte, il ne s’en est pas relevé. C’était un homme de sabre et de coups de main, il s’est cru un homme politique ; lorsqu’il écrit, il est insuffisant, il ne l’est pas moins quand il parle. Nul n’est plus mal jugé que lui ; ses admirateurs en font un dieu, ses détracteurs le traitent de vieille bête ; des deux côtés on est hors de mesure ; son intelligence est ordinaire et son esprit est court ; c’est un simple, illuminé à ses heures. Scialoja, qui fut ministre des finances, a dit de lui : « C’est un homme de grands instincts. » Le mot porte juste[3]. Garibaldi a aimé son pays avec frénésie, il en partage les illusions et voudrait lui donner l’empire du monde ; le patriotisme est une vertu si belle qu’elle doit faire excuser bien des fautes. Garibaldi a eu un tort, un tort irréparable que l’histoire ne lui pardonnera jamais : il n’est pas mort à temps. Pour les personnages qui auront à se démêler avec la postérité, s’en aller à l’heure opportune, disparaître quand l’œuvre est accomplie est le plus beau coup du destin. Quelques hommes traversent toute l’histoire indemnes et respectés parce que la fortune les a enlevés du même choc à la vie et aux occasions de faillir. On mène grand bruit aujourd’hui autour des vertus austères de Roche et de Marceau ; s’ils avaient vécu, m’est avis qu’ils eussent été maréchaux et princes de l’empire. Quel était donc le général le plus républicain de la république ? N’était-ce point Bernadotte ?

Je vivais le plus souvent à l’état-major du général Türr, parmi de jeunes Hongrois, qui aimaient les aventures et avaient reçu de leurs ancêtres quelque chose de chevaleresque dont leur caractère était agrandi. Il y avait là des cavaliers et des sabreurs pour qui le repos semblait une fatigue. Ils rêvaient d’entraîner l’armée de Garibaldi de l’autre côté de l’Adriatique, de traverser la Croatie et d’aller chanter la marche de Hakoczy aux oreilles de l’Autriche sur les bords du Danube et jusque devant les glacis de Comorn. Ils faisaient un peu bande à part au milieu des Italiens ; ils avaient au képi les armes de Hongrie timbrées de la couronne de Saint-Etienne et portaient l’attila, la veste de hussard, qui est leur costume national. Aux heures de combat, ils furent les premiers à l’action et chantaient les chansons de Petoefi-Sandor. Lai plupart, depuis cette époque, sont retournés au pays des Magyars ; quelques-uns ont pris du service dans l’armée italienne et y sont devenus généraux. C’étaient des hommes énergiques, entreprenans et bons soldats. Celui qui fut leur compagnon ne les a pas oubliés.

Parmi les Italiens accourus pour se mettre au service de l’unité il en est un que j’avais promptement remarqué à cause de sa courtoisie naturelle et de son tour d’esprit éminemment français : c’était Luigi Frapolli, qui suivait l’état-major général en qualité de colonel hors cadre et dont Garibaldi, pour des causes que j’ignore, ne semblait pas disposé à utiliser les talens. Il était cependant député au parlement de Turin, bon administrateur et habile aux choses militaires. Je crois que Garibaldi, irrité de la cession de Nice à la France, ne pardonnait pas à Frapolli d’avoir pris la parole lorsque la question avait été posée devant le parlement et d’avoir dit : « Soit, à toi, Français, la France entière ; mais à nous, Italiens, l’Italie une ! » Cette approbation conditionnelle d’un abandon qui devait être si amplement compensé pesait sur Garibaldi ; quand il parlait de Frapolli, il disait : « Ce n’est qu’un Français ! » En tous cas, c’était ; un Français. Ainsi que tant de ses compatriotes compromis dans des révoltes contre l’Autriche ou contre les grands-ducs, il avait eu des fortunes diverses ; un moment, dans une heure d’insurrection triomphante, il fut dictateur à Modène ; la chance devint mauvaise et Frapolli vint demander asile à la France ; il y vécut et il l’aima. Dès que le glas de nos désastres eut sonné, il vint à nous et fit de son mieux. Il y avait en lui une bonhomie charmante mêlée de tristesse et une sorte de chaleur native qui semblait tempérée par les longs séjours que ses travaux de géologie lui avaient fait faire en Suède et en Norvège. Il avait trop de mobilité dans l’esprit et me disait : « Lorsque j’étais en Dalécarlie, je rêvais au golfe de Naples ; quand je suis sur la Chiaja, je regrette de ne plus être au long des fiords, dans les forêts d’arbres verts. » Il avait le désir indéfini et l’aspiration confuse, ce qui n’est pas une condition pour être heureux. Bien souvent, en nous promenant, la nuit, aux environs de Pausilippe ou près des cascades de Caserte, pendant que l’ombre de sa grande taille marchait devant lui au clair de lune, il m’a raconté sa vie, qui avait touché à tant de choses, à la science, à l’industrie, aux lettres, à la politique et qui jamais n’avait pu se concentrer dans une action unique et déterminée. Il accusait les événemens, l’instabilité du sort qui oscille et fait perdre l’équilibre aux plus solides, et il ne s’apercevait que l’instabilité était en lui ; il ressemblait à un homme qui croirait que les objets remuent, tandis que c’est lui qui a un tremblement involontaire. Souvent je l’ai revu arpentant mon cabinet à grands pas, m’expliquant ses projets dont le but paraissait se déplacer de lui-même, se lamentant ou s’égayant sans cause apparente, se trouvant dépaysé dès qu’il n’était plus à Paris et n’y pouvant rester, ayant dans l’esprit quelques tendances mystiques qui le poussèrent vers la franc-maçonnerie, dont il fut le grand-maître en Italie, s’oubliant des journées entières à causer et se rappelant tout à coup qu’il était attendu à un rendez-vous d’affaires depuis plusieurs heures, tendre, démonstratif, serviable, toujours pressé et toujours inexact. C’était le type de l’homme à projets. Malgré son intelligence et son instruction, qui était étendue, il n’a jamais réussi à rien ; sa route ressemblait au chemin d’un labyrinthe ; Ariane ne lui avait pas remis le fil conducteur, et le pauvre homme, tournant sur lui-même, refoulant sa voie, tâtonnant les murs, finissait par arriver au fond d’une impasse. Pendant la commune, Frapolli était à Versailles. M. Thiers le chargea de s’aboucher avec La Cécilia et de lui offrir une somme d’argent considérable en échange de l’abandon d’une des portes de Paris. La Cécilia fut inflexible. La défaite de la France, les crimes de la commune frappèrent Frapolli de stupeur. Ses projets se multiplièrent, devinrent de plus en plus diffus ; il y eut de l’incohérence dans ses pensées, le regard était souvent immobile comme fixé sur des choses invisibles, la tristesse augmentait, le cerveau ne concevait plus que des rêves ; la folie accourut et, par bonheur, la mort la suivit de près.

Rien, lorsque j’étais à Naples avec lui, ne faisait prévoir que tant de facultés se perdraient dans les brouillards de la démence et que ce causeur alerte tomberait dans le sommeil de l’âme qui est fait de nuit et de silence. Son plus grand plaisir, alors, était d’aller voir Alexandre Dumas et de se retremper dans la quintessence même de l’esprit français. J’étais un des familiers du petit palais de Chiatamone, où Dumas était installé fort modestement, dans des chambres pauvrement meublées, et non pas au milieu d’un prétendu luxe royal qu’on lui a reproché parce que la médisance est le premier besoin des niais. Dumas avait alors soixante ans, et jamais son éternelle jeunesse n’avait été plus apparente. Sa haute taille, sa carrure et sa force, son visage toujours souriant, sa large tête couronnée de cheveux crépus et grisonnans, son empressement à plaire, sa poitrine profonde et sa ferme démarche lui donnaient l’apparence d’un Hercule bon enfant. Comme les géans qui connaissent leur force et craignent d’en abuser, il était doux. Jamais je n’ai surpris en lui, je ne dirai pas un signe de colère, mais un geste d’impatience. Si un homme fut aimable, au sens originel du mot, c’est-à-dire fait pour être aimé, c’est celui-là. Malgré son esprit étincelant et sa prodigieuse intelligence, il avait un fond de naïveté dont le charme séduisait les plus rebelles. Il croyait en lui, c’est vrai et c’était légitime, mais il croyait aussi aux autres et s’efforçait de faire valoir ceux-là mêmes qui souvent se riaient de lui. Qui donc a frappé à sa porte, a fouillé dans sa bourse, a réclamé son aide et a été repoussé ? J’ai beaucoup aimé Alexandre Dumas, et comme mon affection se doublait d’admiration pour ses facultés, je ne l’ai jamais abordé qu’avec les témoignages de respect qui sont dus aux talens exceptionnels. La vie avait chez lui une intensité extraordinaire ; on eût dit qu’il avait peine à la contenir ; elle le débordait. C’était un instrument d’une sonorité permanente ; il suffisait de le toucher pour l’entendre ; après dix ou douze heures de conversation, — et quelle conversation ! — il était aussi dispos qu’à la première minute. Lorsque Alexandre Dumas était quelque part, il y avait des vibrations supplémentaires auxquelles nul n’échappait ; sa puissance expansive était telle qu’elle pénétrait les plus engourdis ; il avait tant d’esprit qu’à ses côtés chacun croyait en avoir. Michelet disait de lui : « C’est un élément, c’est une des forces de la nature. » Le mot n’a rien d’excessif ; son impétuosité intellectuelle avait des éruptions de volcan, sa lave pouvait couler toujours. Lorsque son large rire frappait l’oreille, on y courait comme à une fête. Malgré cette verve qui ne lui laissait aucun repos, son âme était bénigne : on peut examiner son œuvre, on n’y trouvera pas un mot méchant. On lui a reproché quelques accès d’orgueil ; qui donc en aurait eu, si ce n’est lui ? Mais je puis affirmer que sa vanité paraîtrait d’une trempe bien molle si on la comparait à celle de quelques Trissotins qu’il ne serait pas difficile de nommer. Le public est trop exigeant ; il veut qu’un homme ait tous les talens et les ignore. Si Dumas a voulu connaître sa valeur, il lui a suffi de regarder autour de lui.

Au moment où Garibaldi passa en Sicile et s’empara de Marsala, Alexandre Dumas venait de commencer un voyage dans la Méditerranée ; il avait dit qu’il voulait la découvrir et l’on avait ri. On avait eu tort de rire, car, n’en déplaise aux touristes qui ont visité Marseille, Valence, Alger, Tunis, Alexandrie, Beyrouth, Naples, Gênes et Toulon, la Méditerranée est inconnue. Lorsqu’un homme comme Dumas parcourt les rivages d’une mer, ce n’est point pour étudier les escales que desservent les bateaux-poste ; ceux-là seuls connaissent la Seine de Paris au Havre qui l’ont descendue en canot. Dumas naviguait sur une petite goélette nommée l’Emma ; deux matelots et un ou une mousse formaient l’équipage. C’était une simple barque pontée ; dans la chambre, Dumas se tenait courbé et cognait sa tête au plafond. A sa première relâche sur les côtes d’Espagne, il apprit que Garibaldi, après avoir livré le combat de Galatafimi, s’était rendu maître de Palerme. Il mit le cap sur la Sicile, invoquant comme Ulysse les vents qui poussent vers Trinacria, et il aborda à Melazzo, vers l’heure où Garibaldi venait de s’y établir, après en avoir chassé les troupes royales. De ce moment, Damas devint l’ambassadeur de Garibaldi. Il avait en poche une cinquantaine de mille francs, destinés aux frais de son voyage, il les employa à acheter des fusils qu’il expédia à Messine ; il alla à Turin voir Cavour, à Gênes stimuler l’action des comités d’enrôlement, à Naples, où il eut une entrevue avec Liborio Romano, le ministre de l’intérieur, ce qui ne l’empêcha pas d’être expulsé ; à Saiemie, où il fut reçu au son des cloches ; partout il donna le mot d’ordre, il s’entretint avec les hommes influens et travailla à préparer l’unité italienne. Aussi quand il arriva à Naples, après l’entrée de Garibaldi, on lui assigna pour logement le palais de Chiatamone, et, à sa demande, on le nomma directeur des beaux-arts, fonction gratuite à laquelle n’était même pas attachée une indemnité, et qu’il avait réclamée pour toute récompense, afin de pouvoir faire continuer les fouilles de Pompéi, que le gouvernement déchu avait menées avec mollesse.

Alexandre Dumas était tout à ce projet, qu’il avait épousé avec son ardeur habituelle : les plans de Pompéi étaient étalés sur sa table, il me les montrait, nous les discutions, car je connaissais le terrain ; il me disait : « Vous verrez, vous verrez ce que nous allons découvrir ; à coups de pioche, nous mettrons l’antiquité en lumière. » Il voulait écrire à Paris pour qu’on fît partir immédiatement des savans, des archéologues, des artistes qui l’aideraient dans ses travaux, dirigeraient les tranchées, classeraient et détermineraient les objets. Il n’était plus question ni de Capoue, qui tenait encore et menaçait de tenir longtemps, ni de Gaëte, où l’on rassemblait des troupes, ni de Lamoricière, qui s’épuisait à équiper ses hommes ; il ne s’agissait que de Pompéi, de la maison de Diomède, du théâtre et de la caserne des vétérans. Hic jacet felicitas, me disait-il avec son bon rire, en me répétant l’inscription gravée sur une des maisons de la ville endormie. Nous ne délivrions plus les peuples, nous délivrions les ruines et nous n’épargnions pas les illusions. Dumas espérait que Victor-Emmanuel pourrait mettre à sa disposition une compagnie de sapeurs du génie qui conduiraient le travail des fouilles. Il avait compté sans son hôte, c’est-à-dire sans le peuple de Naples, qui trouva mauvais que l’on pourvût un étranger d’une fonction, — non rétribuée, — qui demanda si le régime des privilèges allait renaître, qui estima que l’intrusion d’Alexandre Dumas dans les cendres de Pompéi était un scandale, et qui murmura : Fuori straniero ! De tout ceci Alexandre Dumas ne se doutait guère, mais nous étions prévenus et sur nos gardes.

Parmi les popolani du quartier de Santa Luccia où se brassent à Naples toutes les émeutes, nous avions quelques amis qui n’étaient point avares de renseignemens, lorsque ces renseignemens pouvaient nous intéresser et étaient suffisamment payés. C’est par un de ces hommes que l’on apprit au palais de la Foresteria, où était notre quartier-général, qu’une manifestation se préparait contre Alexandre Dumas, dont on voulait exiger l’expulsion ; le jour et l’heure nous furent indiqués. Je reçus directement les instructions du général, et, au moment indiqué, je me rendis chez Dumas en compagnie de deux officiers supérieurs qui avaient été avertis. La garde de Castelnuovo, situé dans le voisinage du palazzino de Chiatamone, avait été confiée à une compagnie hongroise. C’était vers la fin du jour ; Dumas était encore à table entouré de quelques-uns de ces commensaux qui jamais ne manquèrent autour de lui. Il était en verve et riait à gorge déployée des histoires qu’il nous racontait. Une rumeur vint du dehors, lointaine, indécise, comme un bruit de flot sur des galets ; elle se rapprocha ; Dumas dressa l’oreille et dit : « . Il y a donc une manifestation ce soir, contre qui ? contre quoi ? Que veulent-ils encore, n’ont-ils pas, leur Italia una ? » Comme les clameurs commençaient à devenir distinctes : « Dehors Damas ! Dumas à la mer ! » les deux colonels et moi nous sortîmes et nous nous postâmes devant la porte même de Chiatamone ; au Castelnuovo, la compagnie hongroise était massée, dans la première cour. Les sentinelles avaient été doublées ; le capitaine, — qui est actuellement général de brigade, — se tenait les bras croisés et le dos appuyé contre la muraille. La manifestation s’avança précédée d’une grosse caisse, d’un chapeau chinois et d’Un drapeau aux couleurs d’Italie ; elle était composée d’environ trois cents braillards qui vociféraient à toute poitrine ; elle n’était guère redoutable, car il suffit de quelques paroles et de quelques gestes pour la disperser. La vue des fantassins qui prirent position dans la rue acheva de la mettre en déroute ; tout cela n’avait pas duré cinq minutes ; lorsque je ; rentrai dans le palais, je trouvai Alexandre Dumas assis, la tête entre les deux mains. Je lui frappai sur l’épaule ; il me regarda ; ses yeux étaient baignés de larmes ; il dit : « J’étais accoutumé à l’ingratitude de la France, je ne m’attendais pas à celle de l’Italie. » Ce mot fera sourire, il me toucha. Dumas avait le droit de s’attendre, non pas à la reconnaissance, mais du moins au bon vouloir du peuple napolitain ; il ne s’était pas ménagé pour lui ; il avait donné son temps, son argent, son activité, et ce n’était pas faire acte d’outrecuidance que d’espérer qu’on le lui pardonnerait. Le comte***, qui était un des colonels dont j’étais accompagné, lui dit : « C’est toujours la même racaille que du temps de Masaniello. » Dumas leva les épaules et répondit : « Bast ! le peuple de Naples est semblable à tous les autres peuples ; exiger qu’une nation ne soit pas ingrate, c’est demander aux loups d’être herbivores. C’est nous qui sommes des naïfs de nous tant fatiguer pour ces espèces-là. Quand je calcule ce que l’unité de l’Italie m’a rapporté et me rapportera, ce n’est vraiment pas la peine de me le reprocher ; travail perdu, argent dépensé : il faut avoir le caractère mal fait pour vouloir me mettre à la porte à cause de cela. »

Cet incident, qui n’était que ridicule, fut pénible à Alexandre Dumas ; dans notre état-major, chacun s’efforça d’effacer l’impression mauvaise ; on donna un grand dîner en son honneur, on organisa une excursion à Pompéi, on lui délivra une permission de chasser dans le parc de Capo-di-Monte ; il restait triste, parlait de remonter à bord de l’Emma et de s’en aller à Tripoli de Barbarie. Peu à peu, l’insouciance qui était une des forces de sa nature repiit le dessus et le souvenir de sa mésaventure sembla s’être effacé. Sa mémoire cependant ne l’avait pas oubliée ; six ou sept ans après, me rencontrant à Paris, il m’en parla encore avec amertume. Lorsque, le mercredi 7 novembre 1860, le roi Victor-Emmanuel fit son entrée solennelle à Naples, Alexandre Dumas et moi nous étions l’un près de l’autre à une fenêtre du palais de la Foresteria, le temps était déplorable, un coup de vent de sud-ouest soufflait en rafales ; la houle creusait de larges sillons sur la mer et agitait les navires à l’ancre jusqu’à pousser leurs vergues dans les vagues ; la pluie tombait à torrens ; on ne voyait que des parapluies ; les plus ardens étaient décontenancés et les Napolitains avaient beau faire de la main le signe contre la jettatura, le ciel était de méchante humeur. Dumas me dit : « Regardez la haie des soldats qui borde le parcours du cortège ; regardez bien, vous n’y verrez pas une chemise rouge, pas un des volontaires de Marsala, de Calatafimi, de Palerme, de Melazzo, de Beggio, de Cajazzo, du Vulturne ; ils sont moins heureux que l’étendard de Jeanne d’Arc : ils étaient à la peine et ne sont point à l’honneur ; aujourd’hui, il n’y a que des Piémontais ; la fête est pour eux ; ils vont manger les marrons sans qu’ils se soient brûlé les doigts pour les tirer du feu. Décidément les souverains sont aussi ingrats que les peuples, il faut faire le bien d’une façon abstraite et ne jamais penser à la récompense ; c’est le seul moyen de n’être pas déçu et de garder son âme en paix. »

J’ai conservé d’Alexandre Dumas un souvenir ineffaçable ; malgré un certain laisser-aller qui tenait à l’exubérance de sa nature, c’était un homme dont tous les sentimens étaient élevés. On a été injuste pour lui ; comme il avait énormément d’esprit, on l’a accusé d’être léger ; comme il produisait avec une facilité inconcevable, on l’a accusé de gâcher la besogne, et, comme il était prodigue, on l’a accusé de manquer de tenue. Ces reproches me semblent misérables. Il n’était point ennuyeux, point pédant, point avare, j’en conviens et je ne me sens pas le courage de lui en faire un crime. Dumas avait une générosité naturelle qui ne comptait jamais ; il ressemblait à une corne d’abondance qui se vide sans cesse dans les mains tendues ; la moitié, sinon plus, de l’argent gagné par lui a été donnée ; lorsque sa bourse était vide, il empruntait ; dire qu’il a été spolié est inutile, les tribunaux ne l’ont laissé ignorer à personne. Je me rappelle avoir été, en 1853, visiter la maison qu’il s’était fait bâtir sur les coteaux de Marly et qu’il avait baptisée du nom de Monte-Christo. Le jardin était petit ; la maison n’avait rien d’excessif ; c’était une façon de villa comme celles que les marchands modestes font élever lorsqu’ils abandonnent leur négoce ; les chambres étaient simples, assez grandes au premier et au second étage. Tout en haut, sous le toit, une chambrette avec une table où reposait un pupitre couvert de velours rouge, taché d’encre : c’est là qu’il travaillait, manœuvre infatigable, tout le jour, une partie des nuits, pendant que le reste du « palais de Monte-Christo, » comme disaient les bonnes langues, était livré aux amis, aux amies, aux oisifs, aux curieux et aux parasites. En voyant la maison déserte et démeublée, le jardin rongé par les mauvaises herbes, j’eus un sentiment d’amertume. Quoi ! cet homme qui de sa cervelle a tiré de quoi amuser, de quoi instruire nos générations, et la France et l’Europe et le monde entier, n’a pas pu conserver la demeure qu’il aimait et où il ne réservait pour lui que la place nécessaire à sa table de travail ! Il était imprudent, je le sais : il ne plaçait pas ses bénéfices à 10 pour 100 ; il n’était pas à l’affut des affaires ; il ne répondait point par de bons conseils aux malheureux qui vers lui tendaient les mains ; il ne rationnait pas les amis qui s’asseyaient à sa table, toujours trop étroite ; je le sais, je le sais et ça mérite châtiment, mais, néanmoins, il est pénible de penser que l’écrivain qui a renouvelé les formes théâtrales, qui a donné aux romans historiques une valeur inconnue jusqu’à lui, ait été chassé de sa maison par les huissiers et par les recors. Il ne s’est jamais arrêté ; il a été le juif errant de la plume et il n’avait pas toujours cinq sous dans sa poche, car il s’escomptait, donnait, dépensait d’avance, et, malgré son énorme labeur, n’a jamais pu combler le trou qu’il avait creusé pour les autres plus encore que pour lui-même. Qu’il ne se soit pas trouvé, à notre ; époque, un financier pour prendre en main les intérêts d’Alexandre Dumas, le retirer de ses travaux forcés et lui rendre la liberté du travail, c’est là un fait qui m’a toujours surpris, car l’œuvre était de nature à tenter un galant homme.

Les jeunes gens de la génération actuelle ne peuvent se douter à quel point ceux de ma génération ont aimé Dumas. Pendant notre. enfance, nous dévorions, dans le Journal des enfans, l’Histoire du capitaine Pamphile ; dans notre adolescence, nous allions applaudir Antony et la Tour de Nesle, qui pendant quinze ans ont soulevé la foule ; puis sont venus les grands drames, la Reine Margot, les Mousquetaires ; partout et toujours nous retrouvions Dumas, dans les feuilletons, dans les livres, sur les théâtres : son esprit universel planait au-dessus de nous. Antony, qu’un des virtuoses de la critique dramatique a trouvé démodé, fut peut-être le plus grand événement littéraire de son temps. La vigueur des conceptions d’Alexandre Dumas était en lui, en lui seul, dans cette vie qui coulait comme un fleuve et entraînait tout dans son courant. C’est la situation psychologique de ses héros qui crée, soutient, accroît l’intérêt du drame. Tandis qu’il faut à Victor Hugo les défroques de l’histoire, le tombeau de Charlemagne, l’apparition de Barberousse, les cercueils de Lucrèce Borgia, il suffit à Alexandre Dumas d’une chambre d’auberge où se rencontrent des gens en redingote pour émouvoir l’âme jusqu’au dernier degré de la terreur ou de la pitié. Il est maître en son art et a donné au théâtre : des élémens nouveaux qui ont permis à toute une génération d’auteurs dramatiques de quitter les voies où le vieux mélodrame, où la tragédie caduque se traînaient en boitant. Sa puissance d’invention tient du prodige ; une phrase de Brantôme, de L’Estoile, du cardinal de Retz, de Delaporte, lui permet de reconstruire ai sa manière toute une période historique. Un jour les Mémoires de la police de Peuchet, auxquels Lamothe-Langon a trop collaboré, lui tombèrent sous la main ; il y lut le récit d’un fait réel qui s’était produit au début de la seconde restauration, lorsque l’aventure des cent jours servait de prétexte au gouvernement des Bourbons à être plus sévère que son intérêt ne l’eût exigé. Alexandre Dumas fut frappé de cette anecdote qui est racontée en trois pages ; il en fit un roman en huit volumes, Monte-Christo. Il n’avait besoin que d’un point d’appui pour soulever une conception où tout s’enchaîne, se déduit, palpite, intéresse et émeut. Est-ce parce qu’il eut la faculté de l’invention poussée jusqu’au génie que de braves gens incapables de former une panse d’à ont dit de lui : « C’est un blagueur ? » Peut-être ; et si l’on y regarde de près on verra qu’on lui a surtout reproché d’être amusant. Dans notre pays qui vise à l’esprit et qui a des prétentions à la gaîté, on n’a la réputation d’un écrivain sérieux qu’à la condition de n’être pas trop spirituel et d’être parfois un peu frotté d’ennui. Ce ne fut pas le cas de Dumas, dont la bonne humeur a été intarissable. Les lecteurs les moins instruits lui ont reproché les invraisemblances historiques devant lesquelles il n’a pas reculé pour activer l’intérêt de ses romans. Je ne disconviens pas qu’il ait souvent péché contre la tradition ; certains écrivains, — certains historiens, — en ont fait bien d’autres. Mais lorsqu’il plaît à Alexandre Dumas d’être exact, il l’est plus que nul autre. Il est un fait de la révolution française qui m’inspirait une curiosité spéciale, c’est la fuite à Varennes. Cette étrange expédition entreprise pendant la nuit la plus courte de l’année, si mal conduite, si follement préparée, si misérablement avortée, presque en vue de la frontière, m’avait toujours semblé un incident mal connu et digne d’être étudié ; j’avais en outre une sorte d’intérêt personnel qui me poussait, car ce fut mon bisaïeul maternel auquel fut réservé le soin de préparer les fonds destinés à pourvoir au voyage. Mon enfance a été bercée de ce récit. Je crois pouvoir affirmer qu’aucun des documens publiés sur cet événement ne m’a échappé, pas même la lettre écrite à l’encre sympathique que Louis XVI et Marie-Antoinette envoyèrent par Champcenetz à Barthélémy alors ministre de France à Londres ; eh bien ! de tous les livres qui traitent de la fuite du roi, le seul exact est le Voyage à Varennes d’Alexandre Dumas ; la vérité y est scrupuleusement respectée ; il suit les fugitifs étape par étape, pas à pas, et donne une leçon d’histoire dont les historiens les moins légers peuvent profiter. Il a le tort d’y mêler des anecdotes parasites, d’y parler de son cabriolet de poste et des omelettes qu’il mange ; mais il est expansif et ne peut se soustraire à sa nature ; dans une forêt, le chêne tient plus de place que les fougères.

Lorsque l’on écrira l’histoire du romantisme, un rang très élevé sera réservé à celui que nous aimions à nommer le père Dumas et qui ne se choquait point de notre familiarité. Quand les œuvres issues du renouveau littéraire se seront tassées sous l’action du temps, il apparaîtra alors dans toute son ampleur ; on ne le confondra plus avec ses élèves, et lorsque l’on verra ce que le théâtre était avant lui, on sera étonné et dans l’admiration de la révolution dramatique dont il a été le chef avant et au-dessus de tout autre. Henri III et sa Cour est une borne milliaire qui marque l’entrée d’une route dont il a été le premier pionnier ; ne serait-ce qu’à ce titre, il est un artiste exceptionnel, un créateur. Son œuvre est immense, c’est presque une bibliothèque. J’ai dit qu’aucun mot méchant ne s’y rencontrait, j’ajouterai, ni un mot grossier, ni même un mot inconvenant. Il a tout dit comme on devait le dire ; le vocabulaire des gens de bon ton lui a suffi ; tout autre lui eût été inutile, il n’en avait pas besoin pour parler à ses lecteurs et pour en être compris ; sous ce rapport, il avait des habitudes d’esprit irréprochables.

Alexandre Dumas avait tant vécu au milieu des chroniques françaises, il avait si souvent écouté le récit des hauts faits des armées du premier empire, qu’il croyait la France invincible. Lorsqu’elle fut vaincue, il oscilla sur lui-même et tomba. C’était un colosse ; l’apoplexie s’y reprit à plusieurs fois pour le détruire. Le corps n’obéissait plus à la volonté ; la tête était restée lucide. Il regardait vers la postérité et s’inquiétait : « Il me semble, disait-il un jour, que je suis au sommet d’un monument qui tremble comme si les fondations étaient assises sur le sable. » Son fils lui répondit : « Sois en paix, le monument est bien bâti et la base est solide. » Il est mort pendant la guerre, cherchant, comme tant d’autres à se raccrocher à des illusions et espérant toujours que la victoire, l’insaisissable transfuge, reviendrait dans ce camp français qu’elle a si longtemps habité. Il n’a pas vu la capitulation de Paris, il n’a pas vu l’amputation de la France, il n’a pas vu la commune : il était aimé des dieux !

Comme le père Dumas m’a entraîné loin ! J’ai rencontré ce charmeur sur ma route et je l’ai suivi ; c’était inévitable. Du petit palais de Chiatamone où je le voyais souvent en 1860, je m’en suis allé jusqu’à Dieppe, où il est mort. Lorsque l’on était avec lui, on ne pouvait le quitter ; on se réchauffait à ce foyer qui flambait toujours, on s’éclairait à cette lumière dont les étincelles étaient éblouissantes. Jamais je n’oublierai les heures que nous avons passées ensemble, à la rive de Chiaja, sur les bords du golfe où nous regardions le fanal des pêcheurs glisser à côté du reflet des étoiles. Il vint le 10 novembre me donner une dernière accolade, à bord du Céphise, sur lequel je m’embarquais pour rentrer en France. L’expédition des Deux-Siciles ne m’aurait-elle permis que de vivre pendant deux mois dans la familiarité d’Alexandre Dumas, je ne regretterais cas de m’y être associé.


MAXIME DU CAMP.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1861.
  2. Voyez la Revue du 15 mars au 1er mai 1861.
  3. Un des quatre sénateurs qui accompagnèrent le doge de Gènes à Versailles (mai 1685 ; se nommait Garibaldi. (Mém. du marquis de Sourches, t. I, p. 221. )