Souvenirs sur Joseph Bonaparte/02

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SOUVENIRS

SUR
JOSEPH NAPOLÉON,


SA COUR, L’ARMÉE FRANÇAISE, ET L’ESPAGNE EN 1811, 1812 ET 1813.

DEUXIÈME PARTIE.[1]

Peu de temps après mon admission à la cour, je fus désigné pour faire le service auprès du roi, avec un autre page appelé Daoiz, nom célèbre dans les fastes de l’insurrection espagnole. Le frère aîné de ce jeune homme, officier distingué d’artillerie, avait été tué à Madrid avec son ami Velarde, dans l’échauffourée du 2 mai 1808 ; ce qui n’avait pas empêché le roi de conserver dans sa maison le jeune Daoiz, ancien page de Charles iv.

Le service des pages, à la cour de Joseph, était analogue à celui des aides-de-camp et des officiers d’ordonnance : nous portions les messages du roi aux officiers-généraux français et espagnols résidant à Madrid ; nous étions particulièrement chargés de toutes les communications écrites ou verbales que sa majesté avait à faire aux fonctionnaires de l’ordre civil, ainsi qu’aux dames et aux seigneurs admis à la cour ; enfin, nous accompagnions le roi dans ses promenades et à la chasse.

Nous avions ainsi, avec les personnages distingués de la capitale, d’agréables et fréquens rapports, qui nous initiaient à tous les détails de ces aventures de société, dont la connaissance a tant de prix pour les oisifs des grandes villes ; et, par nos relations journalières avec les officiers de la maison militaire du roi, nous pouvions facilement être au courant des événemens les plus secrets de la guerre et de la politique.

À peine étais-je installé dans notre salon (c’était aussi celui des officiers d’ordonnance), que Joseph me fit appeler dans son cabinet. Il était debout, adossé à la cheminée, où brillait une flamme vive et claire. Il avait l’uniforme des chevau-légers de la garde, que je lui connaissais déjà, mais il ne portait ni plaque ni cordon ; toute sa figure respirait la douceur et la bonté.

Il venait sans doute de dicter quelque lettre à son secrétaire, car en entrant, j’entendis qu’il lui disait : « C’est bien, Deslandes, fermez et cachetez tout de suite. »

M. Deslandes, secrétaire du cabinet, était depuis long-temps auprès du roi ; il l’avait suivi à Naples et en Espagne. C’était un homme actif, habile, travailleur, d’un zèle et d’une discrétion à toute épreuve ; il avait succédé dans le poste de confiance qu’il occupait, à M. le baron Meneval, que Joseph avait à regret cédé à l’empereur, lorsque celui-ci se débarrassa de M. Bourienne.

« — Prenez cette dépêche, me dit le roi, portez-la au maréchal Jourdan, et dites-lui que je l’attends. »

Je pris la lettre et m’inclinai.

Le roi tenait à la main un autre papier plié :

« — Vous passerez ensuite, continua-t-il, chez M. de M***. »

À ce nom, me rappelant involontairement quelques bavardages de mes camarades, je me pinçai les lèvres pour comprimer un sourire qui allait se montrer.

M. le marquis de M***, grand-chambellan du roi, colonel de la garde civique de Madrid, et mari d’une des femmes les plus jolies et les plus spirituelles de la péninsule, avait été fait grand d’Espagne par Joseph.

Le roi remarqua sans doute le mouvement presque imperceptible de ma physionomie ; car sans attendre ma réponse, mais aussi sans me témoigner aucun mécontentement, il ajouta : « J’oubliais que vous êtes Français, et que vous ne pouvez pas encore bien connaître Madrid. Qui est de service avec vous ?

« — Sire, c’est Daoiz.

« — Envoyez-le-moi, sur-le-champ. »

C’était une opinion généralement répandue, que madame de M***, la femme du marquis espagnol, dont le nom avait appelé sur mes lèvres un sourire indiscret, n’était pas indifférente au roi. Le nom de cette dame se trouvait accolé à celui de Joseph dans toutes les chansons satiriques que les partisans de Ferdinand vii se plaisaient à faire circuler à Madrid. Les Français qui ont visité à cette époque la capitale de l’Espagne, doivent se rappeler un romance, alors fort en vogue dans une certaine classe du peuple, et dont je me bornerai à citer ce couplet intraduisible :

De M*** la dama
Tiene un tintero,
Donde moja su pluma
Don José primero.
Traelo Marica, etc.

Voici d’ailleurs ce qu’on racontait sur la manière dont le roi avait fait connaissance avec cette belle Espagnole :

En 1808, après la capitulation de Baylen, Joseph avait transporté son quartier général à Vittoria ; il y habitait une charmante maison, décorée à la française avec un luxe qui n’excluait pas l’élégance. Cette maison avait été destinée au roi, comme étant la plus belle et la plus convenable de la ville ; elle appartenait au marquis de M***, le plus riche hidalgo du señorio de Biscaye. Celui-ci, en homme bien appris, et afin de laisser plus de liberté à l’hôte qu’il était fier de recevoir, s’était retiré avec sa famille dans une maison voisine, dont les croisées faisaient face à celles de la demeure royale. Un jour que Joseph regardait à travers les jalousies, il aperçut dans les appartemens du marquis, une jeune fille, vive, alerte et gracieuse, fort brune, mais aussi fort jolie : nigra, sed pulchra. C’était la cameriste de la marquise de M***, fille noble comme le sont toutes Biscaïennes. Elle plut au roi, et il le laissa voir ; un de ses valets de chambre, Christophe, Italien, depuis long-temps attaché à son service, s’aperçut de l’impression produite par la sémillante cameriste. Il savait que les rois ne font guère l’amour que par ambassadeurs, et il fut sans doute flatté de pouvoir en cette occasion représenter son souverain. Il se mit donc en grande tenue, frac brodé et l’épée au côté, et se présenta audacieusement devant la jeune fille, qui se trouvait alors auprès de sa maîtresse. Mais Christophe ne fut pas arrêté par la présence de la marquise, qu’il n’avait d’ailleurs jamais vue. Il fit nettement ses propositions. L’amour d’un roi est bien tentant, les offres généreuses de son messager étaient bien séduisantes ; la pauvre cameriste ne savait que répondre : elle hésitait ; un coup-d’œil de madame de M***, qu’elle interrogeait du regard avec embarras, lui permit d’accepter. Christophe se retira, tout fier du succès de sa démarche. Le lendemain il n’y eut pas de lever à la cour.

Cependant l’aventure fit du bruit : le premier écuyer, M. de Girardin, qui en parla au roi, lui raconta que la maîtresse de la jeune cameriste avait, dans quelque terlulias de Vittoria, manifesté son étonnement de ce qu’un homme aussi aimable que le roi ne se fût pas adressé à des personnes d’un rang supérieur. Il ajouta que la marquise de M*** avait dit qu’il se trouvait dans la haute société plus d’une femme qui aurait été flattée d’être l’objet des attentions particulières du prince.

Cette conversation piqua Joseph ; il voulut connaître la dame qui paraissait si bien disposée en sa faveur. La marquise, sans être de la première jeunesse, était encore fort jolie ; elle avait une chevelure magnifique, une taille de reine, des pieds d’enfant. Elle joignait à une instruction variée de la gaîté et beaucoup d’esprit, parlait parfaitement l’italien et le français, peignait assez bien la miniature (j’ai vu d’elle un portrait du roi Joseph fort ressemblant et très finement exécuté), pinçait de la guitare, chantait avec goût et faisait agréablement des vers. Elle acquit promptement de l’ascendant sur l’esprit du roi, qui en devint fort épris. Son mari, grand original, vaniteux et bavard, mais bon homme au fond, trouva très naturel que Joseph rendît un hommage assidu aux perfections de sa femme. Il n’avait pas l’ombre de jalousie, et il parut très honoré, lorsque deux ans plus tard, le roi, sur les sollicitations de madame de M***, voulut bien le coiffer publiquement du chapeau, signe de la grandesse. Il allait partout, disant avec une naïveté qui faisait rire : que hermoso sombrero me ha dado el rey ! « voyez quel beau chapeau le roi m’a donné ! »

La liaison du roi et de madame de M***, qui demeura long-temps couverte d’un voile d’amitié, et qui dura tout le temps que Joseph resta dans la péninsule, est la seule que ce prince ait jamais formée avec une femme espagnole, et il est juste d’ajouter que cette liaison n’eut jamais aucune influence sur l’administration du royaume. Le bon sens du roi le mettait également à l’abri de la domination des maîtresses et de celle des favoris.

Je sortis pour appeler Daoiz, et je montai à cheval pour me rendre chez M. le maréchal Jourdan ; puis, ma mission étant remplie, je revins au palais.

Parmi les officiers de la maison militaire qui étaient de service ce jour-là, on comptait deux Français et trois Espagnols. C’étaient : comme aides-de-camp, les généraux Bigarré[2] et Virues ; comme écuyer, le colonel Miot[3] ; et comme officiers d’ordonnance, le commandant Van Halen et le capitaine Unzaga. Je ne tardai pas à faire connaissance avec ce dernier, jeune homme rempli de douceur et d’amabilité, d’un esprit cultivé et d’une bravoure remarquable. Il était l’ami du capitaine Manuel de Gorostiza, l’un des premiers auteurs dramatiques de l’Espagne moderne, rival heureux du célèbre Moratin, et qui était alors un des aides-de-camp de mon père[4]. L’amitié que Gorostiza avait pour moi contribua puissamment à me faire bien venir d’Unzaga ; la liaison qui s’ensuivit me rendit fort agréables toutes les journées que mon service m’obligeait à passer au palais. Don Luis Mariano de Unzaga appartenait à une des grandes familles de l’Espagne ; il avait une affection réelle pour Joseph, qui le traitait, malgré sa grande jeunesse et l’infériorité de son grade, avec une distinction marquée. Il en était très reconnaissant ; aussi, non content de donner au roi, pendant qu’il a été sur le trône d’Espagne de fréquentes marques de son dévoûment, il a encore fait preuve d’une persévérante fidélité, en le suivant dans son exil en Amérique. Là, après quelques années de séjour, il est mort vivement regretté du prince dont il était devenu l’ami. M. Unzaga, pour la droiture et la loyauté, était un Espagnol des anciens temps. Il ne pensait pas qu’un serment qui avait été prêté sans contrainte pût être rompu sans félonie.

Alors deux aventures récentes servaient de pâture à la malignité des madrilenos ; on en parlait aussi beaucoup dans le salon de service, car elles intéressaient deux officiers hautement placés auprès du roi, l’un, général de brigade français, et l’autre, maréchal de camp espagnol.

La première histoire était fort singulière. Le Français était entré chez sa femme dans un moment où il n’était évidemment pas attendu, et le Français avait agi à l’espagnole : il avait tué sa femme ; procédé passé de mode d’ailleurs, en Castille même, où il n’y a plus de maris jaloux. Dans le midi de l’Europe, les maris ont décidément pris leur parti. Les Italiens se sont faits aux sigisbés et les Espagnols aux cortejos.

Voici donc l’histoire du général français :

Il avait une jolie femme, une femme de trente ans, fort gracieuse et passionnée, spirituelle et point hautaine, deux qualités rares parmi les femmes des généraux français d’alors. Cependant on ne disait aucun mal d’elle ; elle allait à la cour, et y brillait fort ; son mari était très amoureux. À la cour il y a toujours de jeunes colonels aides-de-camp ; pour le malheur de madame B***, il s’en trouva là un fort jeune, fort beau, fils d’un sénateur, ancien conventionnel, ami du roi Joseph. C’était ainsi sous l’empire : les régicides étaient sénateurs, et leurs fils étaient colonels. Au fait, on ne tue guère les rois que pour en venir là. Les Françaises et les Espagnoles raffolaient du jeune colonel, bien fait et beau danseur. Ce colonel, dit-on, préférait les Espagnoles. Selon les uns, madame B*** tomba subitement éperdue d’amour pour lui, et lui fit toutes les avances. Selon les autres, elle commença par le trouver laid, insolent et disgracieux, et lui tourna le dos partout, ce qui piqua le colonel, qui devint charmant et assidu auprès d’elle, et la rendit amoureuse de lui pour se venger.

On voit qu’il y a deux versions bien différentes sur un point capital de cette aventure. Unzaga, en me la racontant, ne prenait parti pour aucune. Il se contentait de les citer toutes les deux, et quand je lui demandais à laquelle il ajoutait foi, il me répétait pour réponse ces quatre vers d’une ancienne romance sur le roi Rodrigue :

Si dizen, quien de los dos
La mayor culpa ha tenido ?
Digan los hombres : la Cava ;
Y las mujeres : Rodrigo,[5]

Toujours est-il qu’un jour le général B***, qu’on croyait retenu auprès du roi, rentrant à l’improviste dans sa maison, y trouva le colonel, et d’un même coup d’épée perça de part en part les deux amans. Sans s’en douter, le brave Français illettré copiait une des plus belles ballades du Romancero.

L’aventure finit assez prosaïquement ; les chirurgiens se mêlèrent du magnifique coup d’épée espagnol, et gâtèrent tout : personne n’en mourut. La dame guérit, l’amant guérit ; le mari, qui avait eu un beau moment, devint ridicule aussi. Comme si ce n’était pas assez des médecins pour gâter son histoire, il y appela les avocats. Figurez-vous quel dégât peuvent faire des avocats dans une chose poétique ! Le général donc, après avoir poignardé sa femme, plaida avec elle : des coups d’épée il passa au divorce. Chute pitoyable ! Orosmane eut recours à Chicaneau ; Othello se transforma en Georges Dandin. Tomber d’un dénoûment de Shakespeare à un dénoûment de Molière, je ne sache rien de plus humiliant pour un mari. C’était bien la peine de commencer par tuer les gens !

L’histoire du général espagnol n’était pas du genre tragique.

Le maréchal de camp V*** était à la tête d’un corps de l’armée espagnole, lorsqu’il apprit la captivité de Ferdinand et l’invasion de l’Espagne par les troupes de Napoléon. Transporté à cette nouvelle d’une vive indignation, et entraîné par cette chaleur d’imagination naturelle aux hommes du midi, il fit vœu de ne point se raser tant que son roi serait captif, et son pays occupé par les Français. Un pareil vœu doit peu étonner de la part d’un Espagnol ; c’était un reste des coutumes chevaleresques particulières à toute la nation. Pendant deux années, le général V***, décoré d’une barbe noire et touffue comme celle du plus beau sapeur de régiment, combattit à la tête de ses soldats. Enfin, fait prisonnier dans un engagement où les Français eurent l’avantage, il fut dirigé sur Madrid que sa femme habitait. La douceur du gouvernement de Joseph permettait le séjour de la capitale aux familles des personnages les plus compromis dans l’insurrection. Le désir de passer quelque temps auprès de sa femme, qu’il aimait tendrement, fit demander au général espagnol de s’arrêter à Madrid, avant de continuer sa route pour la France. Madame V*** obtint du général Belliard, alors gouverneur de la ville, l’autorisation que son mari désirait. Il fallait remercier le comte Belliard : le général V***, malgré les prières de sa femme, lui rendit visite sans vouloir se raser. Le général français l’engagea à aller saluer M. O’ Farrill, ministre de la guerre du roi Joseph, et lui proposa de l’accompagner. L’Espagnol accepta, non sans quelque hésitation : vainement sa femme renouvela ses instances pour faire appeler un barbier, il tint bon, et se présenta chez le ministre avec une barbe qui témoignait de sa fidélité aux sermens.

Cependant la vue de cette longue barbe, la connaissance du vœu singulier qui l’avait laissé croître, avaient éveillé la curiosité des habitans de Madrid. La barbe du général V*** devint le sujet de toutes les conversations. « Il la coupera, il ne la coupera pas ; » c’était le cri universel. Les Espagnols ferdinandistes pariaient pour, les afrancesados pariaient contre ; les Français seuls se montraient peu intéressés à la querelle, et n’en témoignaient pas moins d’égards et d’estime au prisonnier de guerre.

Le général V***, toujours poursuivi par les instances de sa femme, ne trouva d’autre moyen pour sauver sa barbe que de hâter son départ pour la France, où la captivité l’attendait. Il fait ses adieux et se dispose à partir. Une invitation du ministre de la guerre l’arrête. Il se rend chez le ministre, qui lui annonce que le roi veut le voir, et qu’il l’a confirmé dans tous ses grades et honneurs. Nouvel embarras, nouvelles sollicitations de madame V***. « — Comment, dit-elle, refuser une faveur offerte aussi délicatement ? comment abandonner pour une captivité, sans doute éternelle, sa famille et sa patrie ? comment, enfin, paraître devant sa majesté avec un menton si horriblement barbu ? » La résolution du général est ébranlée ; il résiste encore, mais avec moins de fermeté, et ne paraît pas s’apercevoir, ou ne s’aperçoit pas en effet qu’en le caressant et en le suppliant, sa femme, armée de ciseaux, a raccourci des deux tiers cette barbe, témoin honorable de son opiniâtreté. Il est présenté à la cour dans cette bizarre toilette. Le roi, qui ne semble point faire attention à cette circonstance, l’accueille avec un sourire gracieux, lui adresse des paroles flatteuses sur son courage et son mérite, et finit en lui disant : « J’espère, monsieur le général, que vous me servirez avec le même zèle que vous avez montré pour le roi Ferdinand. » Le général V*** s’incline sans répondre. Rempli d’irrésolution, il quitte le palais, et rentre chez lui, combattu par cent idées différentes. Madame V*** l’attendait, et l’accueille avec un sourire malin ; puis elle le pousse dans un fauteuil disposé à cet effet. Aussitôt un valet lui passe une serviette autour du cou ; un autre, le plat à barbe à la main, le savonne ; un troisième, armé du rasoir, s’empresse de faire tomber ces poils épais, qui formaient la garantie de sa fidélité à Ferdinand, semblables à ces longs cheveux d’où Samson tirait sa force. Bref, le général fut rasé et changea de roi.

J’ai depuis eu l’honneur de connaître madame V*** et son mari ; le général m’a toujours paru avoir le menton épilé avec un soin extrême, il était devenu aide-de-camp du roi Joseph.

À nos conversations frivoles, aux anecdotes parfois scandaleuses, se mêlaient aussi des narrations plus sérieuses ; ce qu’on va lire sur la campagne d’Andalousie en offrira la preuve.

Au commencement de 1810, et après la victoire d’Ocaña, l’armée impériale, heureuse dans ses entreprises, était victorieuse sur tous les points : dans la Vieille-Castille, le général Kellermann battait à Alba de Tormès l’armée du duc de Parque, et la rejetait en Portugal ; dans l’Arragon le général Suchet, en Catalogne le maréchal Augereau, remportaient d’éclatans avantages sur l’ennemi. Gironne, après un siège long et meurtrier, venait de tomber au pouvoir des Français.[6]

La junte centrale établie à Séville, ne sachant plus comment continuer une lutte dont le peuple se montrait évidemment fatigué, ni par quels moyens réveiller l’indifférence toujours croissante des Espagnols, annonça la convocation des cortès pour le mois de mars 1810. Joseph en fut averti ; il projeta de la prévenir et de profiter des circonstances, qui étaient favorables à sa cause, pour atteindre et frapper l’insurrection au cœur, espérant que ce dernier succès amènerait une soumission complète. La conquête de l’Andalousie fut résolue.

Un fait peu connu, mais que je puis attester, c’est que M. le maréchal duc de Dalmatie, qui avait remplacé le maréchal Jourdan dans les fonctions de major-général du roi d’Espagne et des armées françaises dans la péninsule, ne partageait ni les espérances ni l’opinion de Joseph. Il trouvait l’expédition trop hasardeuse pour être tentée, tant que l’armée anglaise, échelonnée sur les frontières du Portugal, serait en mesure de profiter du mouvement des troupes françaises vers le midi, pour essayer de se jeter sur Madrid. Les défilés de la Sierra Morena paraissaient redoutables à nos généraux. On avait encore la mémoire frappée de la funeste capitulation de Baylen.

Le roi ne s’était pas dissimulé le danger qu’il y avait à laisser sa capitale à peu près dégarnie de troupes ; mais dans la campagne précédente, il s’était trouvé en face de lord Wellington, et il avait pu étudier le caractère prudent et le système temporisateur du général anglais. Joseph pensait que le corps du général Kellermann suffirait pour contenir l’armée anglo-portugaise et pour l’empêcher de rien entreprendre d’important. Wellington, d’ailleurs, n’avait pas moins à risquer en s’aventurant au centre de l’Espagne, que le roi en marchant sur Séville. En effet, la réserve de l’armée d’Andalousie faisant volte-face et revenant à l’improviste sur ses pas, le général Kellermann se portant par une manœuvre rapide sur le flanc de l’armée ennemie, auraient placé les Anglais entre deux feux. Enfin Joseph comptait sur le caractère du soldat français, si audacieux et si opiniâtre quand il s’agit de marcher en avant. Il avait le pressentiment du succès.

Le maréchal Soult, loin de se rendre à ces raisons, persista dans son avis de ne rien entreprendre ; et, prétextant que l’empereur n’avait point ordonné cette expédition, avant de la commencer, il exigea un ordre écrit du roi.

En quittant Madrid, Joseph se fit accompagner de ses ministres, des principaux officiers de sa maison et de sa garde : il en partit le 8 janvier 1810, et trois jours après, il se trouva à la tête de soixante mille hommes, au pied de la Sierra Morena, dont les crêtes avaient été soigneusement fortifiées par les insurgés.

Le centre de l’armée, composé du corps du maréchal Mortier et de la réserve, sous les ordres du général Desselles, suivait la grande route de Madrid à Cadix ; l’aile gauche, commandée par le général Sébastiani, marchait sur Lenarès ; l’aile droite, qui avait pour chef le maréchal Victor, se dirigeait sur Almaden. Le mouvement s’opérait simultanément. En peu d’heures les positions formidables de l’ennemi furent emportées, et l’armée insurgée mise en déroute ; on fit dix mille prisonniers.

Le roi arriva devant Séville avec une telle rapidité, que les membres de la junte centrale furent obligés de se disperser, pour se réfugier isolément et précipitamment à Cadix.

Un conseil de guerre, où se trouvèrent les principaux chefs de l’armée française, eut lieu dans un village voisin de Séville, à Alcala de Guadaira ou de los Panaderos.

Deux projets y furent discutés : l’un était de marcher immédiatement sur Cadix, en laissant seulement un corps d’observation devant Séville. On avait la presque certitude d’entrer facilement dans l’île de Léon et à Cadix ; ces deux points étaient dégarnis de troupes, et sans moyens préparés de défense. L’arrivée de la junte réfugiée, celle des fuyards militaires et civils, et surtout la nouvelle de la dernière et complète défaite de l’armée insurgée, y avaient causé une stupeur générale ; tout y était confusion et désordre. Les chefs les plus compromis ne s’étaient réfugiés dans cette ville, qu’afin de chercher à s’y embarquer pour Gibraltar.

L’autre projet consistait à occuper Séville, avant de marcher sur Cadix, pour ne pas laisser derrière soi, au pouvoir de l’ennemi, une cité importante, populeuse, et qui renfermait sans doute un grand nombre de soldats, débris de l’armée qui venait d’être détruite.

Le roi voulait terminer la guerre, il était d’avis de marcher sur Cadix ; le major-général opinait pour entrer d’abord à Séville. Le maréchal avait pour lui l’autorité d’une grande réputation militaire et les sentimens secrets des généraux, que la prolongation de la guerre faisait maîtres des provinces espagnoles. Il ramena à son opinion la majorité du conseil, en disant : « Qu’on me laisse prendre Séville, et je réponds de Cadix. » Le roi fut obligé de céder, avec la conviction, pourtant, que son avis était meilleur que celui du maréchal. Effectivement, quand plus tard, après l’occupation de Séville, on marcha sur Cadix, les insurgés, secourus par les Anglais, avaient repris confiance ; des munitions et des renforts étaient arrivés de Gibraltar ; l’île de Léon avait été fortifiée, le duc d’Albuquerque (un jour seulement avant l’arrivée des Français) avait réussi à s’y jeter avec une division de huit mille hommes, seul reste de l’armée d’Estramadure. Au lieu d’une entrée triomphale, c’est un siége qu’il fallut faire.

C’est donc à tort que quelques écrivains militaires ont imputé au roi ce retard qui a eu des conséquences incalculables. L’occupation de Cadix, en coupant court à la guerre péninsulaire, aurait sauvé le trône de Joseph et peut-être par contre-coup le trône même de Napoléon. La fortune de l’empereur n’a eu que deux écueils : Cadix et Moscou.

Le caractère, la loyauté, les talens administratifs, toutes les qualités vraiment grandes de Joseph ont été méconnues en France. Ce prince n’y a été jugé que sur les allégations calomnieuses des Anglais et des insurgés espagnols. Sa conduite à Paris en 1814, si peu connue et si mal appréciée, comme je le ferai voir dans la suite de ces mémoires, a été aussi l’occasion de jugemens bien injustes. C’était une rage alors dans un certain monde d’attaquer l’empereur et sa famille : le grand homme était tombé. Les soldats de Napoléon eux-mêmes, qui avaient servi momentanément sous les ordres du roi d’Espagne, ont aussi contribué à répandre des imputations erronées, souvent mensongères, sur Joseph. Parmi les Français, soldats, officiers, généraux, nul ne voulait comprendre quels devoirs de protection et de clémence le titre de chef de la nation espagnole imposait au frère de Napoléon ; nul ne voulait admettre que l’Espagne fût un pays à ménager, l’Espagnol un allié naturel à ramener par de bons traitemens, à conquérir par la douceur. Soit ambition, soit cupidité, soit vengeance, la péninsule leur semblait à tous une proie à dévorer, et ses habitans des brigands à égorger[7]. Il y eut une époque de la guerre (en 1808) où d’horribles cruautés justifiaient en quelque sorte d’horribles représailles, où le sang demandait du sang ; mais déjà à la fin de 1809 et au commencement de 1810 la férocité, d’ailleurs fort exagérée, des Espagnols, avait disparu pour faire place à un vif désir de repos et de tranquillité, et, comme nous le verrons plus loin, Joseph serait sans doute venu à bout de pacifier son royaume, si l’empereur Napoléon eût voulu le lui laisser gouverner.

Au lieu de trouver à Séville, comme le maréchal Soult avait paru le craindre, une population ennemie ou au moins mal disposée, Joseph fut accueilli par les acclamations d’une multitude empressée de le voir ; il répondit à ces témoignages d’affection par des marques d’une noble confiance. Pendant le court séjour qu’il fit dans cette capitale de l’Andalousie, il sortait souvent à pied, sans escorte, et même sans suite, pour aller visiter les beautés de la ville, le port et le pont du Guadalquivir, la tour d’Hercule, l’alcazar mauresque, palais des anciens rois arabes, la cathédrale célèbre où les cendres de Christophe Colomb reposent à côté de celles des illustres capitaines de la maison de Gusman, la tour avec sa colossale girouette qui donne son nom à l’église, la Giralda ; enfin tous ces édifices remarquables, ces monumens curieux dont la réputation s’est si bien répandue en Espagne avec le dicton populaire :

Quien no ha visto Sevilla,
No ha visto maravilla.

Dans ces promenades, le roi profitait parfois de son incognito, pour répandre ses bienfaits sur les pauvres familles victimes de la guerre.[8]


Nous avions à Madrid, en 1811, à l’hôtel des Pages, un enfant de huit ans, appelé, je crois, Manuel Liria, orphelin resté seul de cinq frères, morts en combattant contre le roi tant à Talaveyra qu’à Ocaña et à la Sierra Morena. Cet enfant appartenait à une famille honorable qui avait servi le pays avec distinction dans les armées de terre et de mer ; son père et son oncle étaient morts à Trafalgar. Privé de tout appui, il avait été recueilli à Séville par un ouvrier du faubourg de Triana, ancien matelot du vaisseau monté par son père, et chez lequel le roi le vit dans une des promenades dont je viens de parler. Joseph fut frappé de la grâce et de la noblesse de sa physionomie, et ayant appris quelles étaient sa famille et sa malheureuse position, il demanda qu’il lui fût confié pour en prendre soin. Le bon vieux matelot ne consentit pas sans peine à se séparer du fils de son ancien officier. L’enfant fut présenté au roi par l’alcade del barrio. Joseph annonça qu’il pourvoirait à son éducation, et dit au magistrat qui le lui conduisait : « En France, nous estimons que les fautes sont personnelles. Cet enfant est innocent de la haine aveugle que ses frères m’ont portée sans me connaître. Roi d’Espagne, je dois, en prenant soin de lui et en le faisant élever, payer la dette de la nation envers sa famille. » Puis il ajouta avec chaleur : « Il convient que des services rendus au pays soient un patrimoine qu’un père puisse laisser à ses enfans. Si la nation est reconnaissante, cette fortune sera la plus enviée, car elle sera du moins à l’abri des coups du sort. » Le jeune Liria fut envoyé aux Pages à Madrid, et quand Joseph nous passait en revue, il ne manquait jamais de s’enquérir de la santé et des progrès de son petit protégé. Nous avons quitté Madrid en 1813, cet enfant resta alors dans l’hôtel avec quelques autres de nos camarades, dont les parens n’habitaient pas la capitale. J’ignore ce qu’il est devenu. Joseph avait recueilli les serviteurs de Ferdinand vii et de Charles iv, Ferdinand vii aura-t-il donné asile à ce page du roi Joseph ?

En franchissant la Sierra Morena, le roi avait annoncé l’intention de tenir les cortès à Grenade, au mois de mars suivant. Cordoue s’était rendue sans coup férir. Grenade et Jaen imitèrent cet exemple. Les capitales des quatre royaumes de l’Andalousie se trouvaient ainsi en son pouvoir.

Joseph n’eut jamais lieu de se repentir de la confiance qu’il témoigna aux Andalous, pendant son séjour dans leur province, bien qu’elle l’ait quelquefois entraîné à des actes qui paraissaient téméraires. En voici un qui m’a été raconté par un témoin oculaire, et qui se rattache à la tournée que le roi fit en Andalousie, après son excursion au port Sainte-Marie.

Le roi voyageait ordinairement avec un escadron de sa garde. Il suivait la route de Ronda à Malaga. On marchait dans la montagne. La chaleur était forte ; les chevaux, harassés, avaient ralenti le pas. Le roi, pressé d’arriver, apercevant à peu de distance une ville où il comptait faire halte, prit les devans, seul avec un aide-de-camp ; un temps de galop le conduisit aux portes de la ville. Il y entra au moment où la guérilla de Lopez Muñoz, chef de contrebandiers célèbre sur la côte, était à cheval au milieu de la place. Il n’y avait pas à délibérer. L’aide-de-camp engageait le roi à retourner sur ses pas. Ce parti avait aussi son danger, le cheval du roi était fatigué de sa course. Joseph s’avança hardiment, mit pied à terre devant une maison d’assez belle apparence, et y entra. Là, il se nomme au maître de la maison, stupéfait de recevoir un pareil hôte, et lui ordonne d’appeler le chef de la guérille. Celui-ci arrive : « Commandant, lui dit le roi, je vais passer votre troupe en revue, faites prendre les armes. » Le brave Lopez est d’abord un peu étonné de l’ordre qu’il reçoit, mais il avait apparemment déjà entendu parler de Joseph favorablement, comme en parlaient communément les Andalous éclairés ; il prit son parti sur-le-champ : — « Sire, vous allez être obéi. » — Et, remontant à cheval, il commande à ses soldats de mettre le sabre à la main. Joseph se montre. Il est accueilli par les cris de viva el rey José, poussés par les contrebandiers, et auxquels se mêlent ceux du peuple de la ville, attiré par ce spectacle inattendu. Il passe la troupe en revue, traverse les rangs, dit au chef quelques mots flatteurs sur l’air martial de ses hommes, sur la propreté des sabres et des trahucos (trombones), puis il lui annonce qu’il les prend tous à son service pour former le noyau d’un régiment de chasseurs d’Andalousie. Ces paroles sont accueillies par de nouvelles acclamations ; Joseph rentre dans sa maison. Un quart d’heure après, quand l’Ayuntamiento se présenta pour lui offrir ses hommages, il trouva deux contrebandiers, complètement armés, en faction à la porte du roi, et des guirlandes de chaînes de fer décoraient déjà les murailles de l’escalier[9]. Ce qui manqua tout gâter, ce furent les chevau-légers de la garde, qui, inquiets du brusque départ du roi, arrivaient au trot et en hâte. Voyant cette troupe de paysans armés réunis sur la place devant une maison, où le roi, causant au balcon avec Lopez Muñoz, leur semblait gardé à vue, ils allaient sabrer sans autre explication, quand l’aide-de-camp envoyé par Joseph arriva à temps, pour empêcher qu’une aventure, qui avait si bien commencé, n’eût un aussi triste dénoûment.

À Grenade, en visitant l’enceinte fortifiée du palais mauresque de l’Alhambra, le roi Joseph s’arrêta avec un douloureux intérêt dans la tour qui avait servi de prison au général Franceschi-Delonne, son aide-de-camp et son ami. Ainsi que l’inconnu prisonnier de Gisors, dont les sculptures originales et délicates, hiéroglyphes encore inexpliqués, font le désespoir des antiquaires et l’admiration des artistes, le malheureux général, habile dessinateur, avait esquissé, sur les murailles de son cachot, les événemens de sa vie et de sa captivité. Tantôt tracés au crayon, tantôt colorés avec le sang, qu’il avait tiré de ses veines, lorsque ses crayons lui avaient été enlevés, ses dessins reproduisaient les sentimens divers de son âme. C’était une suite de petits tableaux historiques, de portraits de famille, de mordantes caricatures, remarquables par l’ordonnance, par la verve et par l’expression. À côté d’un chiffre amoureux, auprès du portrait mélancolique de sa femme[10], ou de la tête gracieuse de son enfant, on voyait l’image burlesquement crayonnée du chef de partisans qui l’avait arrêté. C’était un guérillero, moine défroqué, surnommé el Capuchino. Le général avait aussi retracé, de mémoire et avec une étonnante vérité, les traits de ses deux compagnons d’infortune, le lieutenant Bernard, son aide-de-camp (aujourd’hui chef de bataillon d’état-major) et le capitaine Anthoine de Saint-Joseph (aujourd’hui maréchal-de-camp). Dans sa fantaisie, il s’était plu à peindre différentes circonstances, qui lui rappelaient son récent mariage. Il aimait passionnément sa femme : quelque part, dans un recoin discret du mur, il l’avait représentée lui apportant dans ses bras leur enfant, né pendant sa captivité, tête charmante que le pauvre père n’avait pas vue et qu’il avait été forcé de deviner. Il avait aussi dessiné quelques scènes de sa vie militaire, et entre autres le moment où, au bivouac d’Austerlitz, Napoléon lui avait témoigné sa satisfaction de sa belle conduite pendant la bataille. Mais la verve de Franceschi s’était principalement exercée contre le moine guerrier qu’il considérait comme la cause de son infortune ; la figure du capucin était reproduite de cent façons différentes, ou grotesques ou horribles, tantôt avec sa robe de bure et le grand capuchon, tantôt avec l’accoutrement, le cheval et les armes d’un chef de bande : ici on voyait le moine pendu à un arbre, là il était représenté, monté sur un âne, le visage tourné en arrière, tenant dans ses mains la queue de l’animal et promené en signe de mépris au milieu d’une foule ricanante. Plus loin, il était renfermé dans une cage, et comme le lion que don Quichotte voulait combattre, conduit sur une charrette avec une ménagerie de bêtes féroces. Au-dessus de chaque dessin on lisait une inscription en français, en italien ou en espagnol, pleine de haine ou de douleur.

Il y a lieu de penser que les mauvais traitemens qu’on avait fait subir au général, avaient mêlé un peu de folie à son désespoir.

Le général de division Franceschi[11], un des officiers les plus braves de nos armées, et auquel je m’étonne que les biographies contemporaines n’aient consacré aucun article, commandait, en 1809, la cavalerie légère de l’armée de Portugal. À la rentrée de cette armée en Espagne, après l’évacuation d’Oporto, il avait été chargé par le maréchal duc de Dalmatie d’aller rendre compte au roi Joseph des opérations de la campagne. Parti de Zamora à franc étrier, sans escorte, et accompagné seulement des deux officiers dont j’ai cité les noms plus haut, il avait été fait prisonnier aux environs de Toro par la guérille du Capuchino. Ce chef, dont la conduite ne méritait pas la haine que lui avait vouée le général Franceschi, n’avait pu empêcher ses prisonniers d’être pillés ; il leur avait du moins sauvé la vie en les faisant conduire au duc del Parque, qui commandait alors à Ciudad Rodrigo.

Le général reçut Franceschi et ses compagnons de captivité avec les égards que se témoignent entre eux les gens de guerre ; mais il avait des ordres, et il dut envoyer ses prisonniers à Séville, à la disposition de la junte, qui s’était emparée du gouvernement suprême de l’insurrection. Malheureusement cette junte se composait d’individus qui pour conserver le pouvoir, étaient obligés de caresser les passions et les fureurs de la multitude. Elle traita des prisonniers de guerre comme des malfaiteurs, et permit qu’ils fussent exposés aux outrages de la populace pendant le voyage de Séville à Grenade, où elle les envoya pour être renfermés dans l’Alhambra. Le prétexte des mauvais trailemens auxquels ces malheureux furent en butte, était leurs fonctions dans la maison militaire de Joseph ; le général Franceschi, comme aide-de-camp du roi ; le lieutenant Bernard, comme fourrier du palais. Le capitaine Anthoine de Saint-Joseph, aide-de-camp du maréchal Soult et beau-frère du maréchal Suchet, avait eu le bonheur d’obtenir promptement d’être échangé.

À Grenade, le général Franceschi fut séparé de son aide-de-camp et confiné dans un étroit cachot, où il pouvait à peine faire trois pas le long d’un méchant grabat. Les habitans de la ville étaient honteux de la conduite de ses geôliers à son égard. Ils lui témoignèrent plus d’une fois une vive sympathie, soit par leurs gestes, dans les courts instans où ils l’apercevaient prenant l’air sur la plate-forme de la tour, soit en lui donnant des sérénades que son oreille italienne savourait avec enivrement. L’intérêt général qu’on lui témoignait aurait peut-être forcé le commandant de l’Alhambra à permettre que des adoucissemens fussent apportés à une captivité inique, et que la conduite généreuse des Français envers les prisonniers espagnols rendait infâme, lorsque la marche de nos troupes sur l’Andalousie fit donner l’ordre de conduire à Carthagène le général et son aide-de-camp. On les y transféra. La sympathie publique les y suivit, et se prononça en leur faveur assez vivement, pour que de généreux ennemis, indignés de la barbarie dont on usait envers eux parce qu’ils tenaient au roi Joseph, songeassent à les délivrer. Les gardes de la prison mirent un prix à leur évasion. Des Carthagénois, qui avaient des parens prisonniers de guerre en France et qui étaient reconnaissans des soins qui leur étaient prodigués, se chargèrent de réunir les fonds demandés ; ce fut l’objet d’une collecte secrète, à laquelle bien des hommes charitables voulurent contribuer, et qui honore ceux qui en eurent l’idée.

La somme nécessaire pour obtenir la liberté du lieutenant Bernard fut réunie la première ; celle demandée pour le général était beaucoup plus considérable. M. Bernard sortit de prison. Les sbires du gouverneur et les agens de la junte se livrèrent en vain aux recherches les plus actives et les plus minutieuses pour découvrir sa retraite. Les libérateurs du jeune officier étaient trop heureux et trop fiers de leur succès pour le laisser reprendre. Ils exigèrent même qu’il se prêtât à une mystification qui fut faite au gouverneur, homme méprisé et détesté. C’était pendant le carnaval. On conduisit Bernard déguisé à un bal masqué où le chef espagnol devait se rendre. Là, au milieu des éclats de rire de tous ceux qui étaient dans le secret (et ils étaient nombreux), le captif et le geôlier figurèrent à la même contredanse. Le lendemain le capitaine d’un navire qui mettait à la voile reçut l’officier français à son bord, et le débarqua sur la plage de Malaga, à peu de distance de nos avant-postes.

L’heureuse issue de cette première tentative encouragea les amis du général Franceschi. Ils redoublèrent d’efforts ; mais l’infortuné captif ne devait ni revoir sa patrie ni voir son enfant. Atteint par les émanations humides et malsaines de sa prison, privé de tout secours médical, il succomba au moment où la somme, prix de sa liberté, allait être comptée à ses gardiens. Sa mort fut un deuil général pour la haute société de Carthagène.

Madame Franceschi, qui habitait la France, avait appris l’évasion de M. Bernard ; elle s’attendait à la délivrance de son mari. On lui cacha long-temps le sort du malheureux prisonnier. On prit des précautions pour ne lui faire arriver que par degrés la terrible nouvelle. Alors, tout entière à sa douleur, elle rejeta les consolations que lui offrait la tendresse paternelle, et, refusant de prendre aucun aliment pour soutenir une existence qui lui était devenue à charge, elle mourut bientôt, heureuse, dit-elle en mourant, d’aller retrouver son mari.

À Séville, Joseph régla, par différens décrets, la division du territoire, l’administration civile et la formation des gardes nationales sous le nom de gardes civiques. Ce fut dans cette ville qu’il apprit les obstacles qui avaient empêché les Espagnols, ses partisans, d’entrer en négociation avec les réfugiés de Cadix, comme le lui avaient proposé les députés de l’Andalousie ; ils avaient été arrêtés par les Anglais.

Cependant, malgré cette difficulté, tels étaient alors, dans les masses, le besoin du repos et le désir d’une paix générale, telle était, parmi les hommes éclairés, la conviction des bonnes intentions et des royales qualités de Joseph, que l’entière pacification de l’Espagne n’aurait encore été qu’ajournée, si Napoléon lui-même, par un décret inopportun et impolitique, ne fût en quelque sorte devenu l’auxiliaire des intrigues britanniques, et l’ennemi le plus réel du trône de son frère.

L’empereur était fatigué des sacrifices que coûtait à la France l’opposition obstinée des insurgés espagnols. Il déclara qu’il voulait qu’à l’avenir la guerre nourrît la guerre. Cédant aux rapports intéressés de quelques généraux français, qui ne voyaient dans la péninsule qu’une mine riche à exploiter, il institua des gouvernemens militaires dans chacune des provinces de l’Espagne. Le général de division devint le président de la junte administrative, l’intendant espagnol n’en fut plus que le secrétaire. Le prétexte apparent de cet ordre était l’avantage de réunir le commandement civil et militaire dans les mains des généraux qui commandaient les troupes de chaque gouvernement, et de les investir ainsi des pouvoirs les plus amples, afin qu’ils retirassent de ces pays, non-seulement ce qui était nécessaire pour la solde, l’équipement et la subsistance des soldats, mais encore pour rétablir le matériel de l’armée, remonter la cavalerie, réparer et augmenter l’artillerie, etc. L’opinion générale fut que l’on voulait, par cette mesure, préparer l’incorporation à la France des provinces au nord de l’Ebre, et peut-être même de quelques autres, si l’Espagne et le Portugal se soumettaient entièrement. Le décret impérial qui traitait l’Espagne en pays conquis, fut publié au moment où Joseph tendait par tous ses efforts à calmer l’exaspération des Espagnols et à étouffer l’insurrection. Le nouvel état de choses qu’on établit, ne pouvait manquer de détruire tout le bien que la conduite noble et mesurée du roi avait produit. Les Espagnols comprirent qu’il s’agissait d’honneur national, ils devinèrent les vues ambitieuses de l’empereur. L’effervescence apaisée se ranima, l’insurrection reprit des forces, les guérilles rentrèrent en campagne.

Trompé dans ses espérances de pacification, Joseph avait quitté l’Andalousie, dont le maréchal Soult avait pris le commandement supérieur[12]. Après cinq mois d’absence, il était revenu à Madrid, mais il n’avait pas attendu l’effet désastreux produit par le décret impolitique de Napoléon pour adresser d’énergiques protestations au chef du gouvernement français. Deux notes avaient déjà été remises à M. le comte de Laforest, ambassadeur de France en Espagne, lorsque, trouvant que ces notes ne produisaient pas assez promptement l’effet qu’il en attendait, le roi ordonna à son ministre des affaires étrangères de se rendre à Paris, en qualité d’ambassadeur extraordinaire. Le but de la mission du duc de Santa-Fé n’était pas seulement, comme on l’a publié dans le Moniteur du temps, de féliciter l’empereur sur son mariage avec l’archiduchesse d’Autriche, mais bien de lui représenter les graves inconvéniens qui résultaient de l’établissement récent des gouvernemens militaires. Joseph en était si préoccupé et si affecté, que, pendant cette ambassade, qui fut de courte durée, il envoya encore à Paris, pour appuyer les représentations de M. Azanza, le marquis d’Almenara, son ministre de l’intérieur, avec l’ordre exprès de déclarer qu’il renonçait à la couronne d’Espagne, si l’empereur persistait à vouloir attaquer l’intégrité du territoire espagnol.

La situation de l’empereur était alors si compliquée et tellement critique, que, pour la suppression des gouvernemens militaires, il ne put condescendre aux désirs du roi. Les deux ministres rapportèrent à Madrid des espérances, mais non un résultat positif de leur mission.

Les rapports que le roi recevait de chaque province de l’Espagne, devenaient de plus en plus sombres. Les généraux français traitaient l’Espagne tout-à-fait en pays conquis. Les ministres de Napoléon imitèrent leur exemple, et de jeunes auditeurs au conseil d’état, nommés à Paris intendans civils, vinrent s’emparer, au nom de l’empereur, de l’administration des provinces entre l’Ebre et les Pyrénées. Bientôt le roi apprit qu’au mépris de l’acte qui l’avait placé sur le trône d’Espagne, la question d’ajouter au territoire français les provinces de Biscaye, de Navarre et de Catalogne, s’agitait encore dans le cabinet impérial. Il n’y avait plus à hésiter. Joseph se décida à aller lui-même à Paris. Il profita de l’occasion apparente que lui offrait le baptême prochain du roi de Rome, et partit. À Saint-Jean-de-Luz, on voulut lui opposer un ordre de l’empereur qui défendait de le laisser pénétrer jusqu’à la capitale. Le but de son voyage était trop grave et trop important pour qu’il se laissât retenir par la crainte de mécontenter son frère. Il passa outre, arriva à Paris et se présenta devant l’empereur.

Là, dans une entrevue qui fut orageuse, Joseph lui déclara que, ne pouvant pas faire le bonheur de l’Espagne, il renonçait à régner sur ce pays ; qu’il voulait être roi et non pas oppresseur. Napoléon, alarmé de cette chaleur généreuse, et redoutant l’effet moral que pouvait produire une telle abdication, se décida, afin de calmer son frère, dont il aimait la personne et dont il estimait le caractère, à abandonner ses prétentions sur la péninsule. Pour le déterminer à retourner en Espagne, il lui donna l’assurance positive que les gouvernemens militaires cesseraient bientôt, et que l’administration des provinces serait rendue aux autorités espagnoles.

Dans cette occasion, voulant fournir au roi les moyens de réprimer les excès des chefs militaires, l’empereur lui donna le titre et les pouvoirs de généralissime des armées françaises en Espagne[13].

Pour prouver à son frère que les gouvernemens militaires n’avaient pas été sans résultats utiles, Napoléon lui fit savoir qu’ils avaient déjà produit un bon effet sur le gouvernement anglais, qui offrait de quitter le Portugal, si les troupes françaises évacuaient l’Espagne, et de le reconnaître comme roi, si la nation voulait bien l’adopter pour tel, et si la France consentait de son côté à reconnaître la maison de Bragance en Portugal.

C’est dans l’espoir du succès de cette négociation avec l’Angleterre, et de l’exécution fidèle des promesses de l’empereur, que Joseph revint à Madrid, où il recommença à défendre avec courage ses sujets espagnols contre les vexations des généraux français. Mais la désobéissance de ces derniers rendait souvent inutiles et ses efforts et sa bonne volonté. Ils étaient encouragés dans leur résistance par le gouvernement impérial, dont les ministres et les agens en Espagne voyaient avec peine l’autorité que l’empereur avait donnée au roi. Bientôt même ceux-ci annoncèrent hautement que le décret de réunion des provinces septentrionales de la péninsule, n’avait été qu’ajourné, et qu’il serait incessamment publié dans le Moniteur. Les avis que le roi recevait directement de Paris confirmaient cette malheureuse nouvelle.

Enfin, désespérant d’atteindre le but honorable, qu’il s’était proposé, de la pacification et de la prospérité de l’Espagne, tant que cette monarchie serait menacée d’un démembrement, il se décida à donner suite à son projet d’abdication, et il adressa à la reine Julie, sa femme, les lettres que nous allons reproduire, parce qu’elles font parfaitement connaître quels sentimens animaient le prince, dont on a trop souvent méconnu le caractère et calomnié la conduite.


À LA REINE JULIE.


Madrid, 23 mars 1812.


« Ma chère amie, tu remettras la lettre que je t’envoie pour l’empereur, si le décret de réunion a lieu et s’il est publié dans les gazettes.

« Dans tout autre cas, tu attendras ma réponse.

« Si le cas de la remise de ma lettre arrive, tu m’enverras par un courrier la réponse de l’empereur et les passeports.

« Je t’embrasse, ainsi que mes enfans.
« Joseph. »


À cette lettre était jointe une lettre pour l’empereur, où l’abdication de la couronne d’Espagne est nettement exprimée : la voici :


À L’EMPEREUR NAPOLÉON.


Madrid, 23 mars 1812.


« Sire,

« Lorsqu’il y a bientôt un an, je demandai à votre majesté son avis sur mon retour en Espagne, elle m’engagea à y retourner, et j’y suis : elle eut la bonté de me dire, qu’au pis aller, je serais à temps de la quitter, si les espérances qu’on avait conçues ne se réalisaient pas ; que dans ce cas, votre majesté m’assurerait un asile dans le midi de l’empire, où je pourrais partager ma vie avec Morfontaine.

« Sire, les événemens ont trompé mes espérances ; je n’ai fait aucun bien et je n’ai pas l’espoir d’en faire : je prie donc votre majesté de me permettre de déposer entre ses mains les droits qu’elle daigna me transmettre sur la couronne d’Espagne, il y a quatre ans ; je n’ai jamais eu d’autre but, en l’acceptant, que celui de faire le bonheur de cette monarchie. Cela n’est pas en mon pouvoir.

« Je prie votre majesté de m’agréer au nombre de ses sujets, et de croire qu’elle n’aura jamais de serviteur plus fidèle que l’ami que la nature lui avait donné.

« De votre majesté impériale et royale, Sire, l’affectionné frère.


« Joseph. »


Il est à remarquer que lorsque le roi Joseph signait cette honorable renonciation à la couronne, la péninsule était occupée par une armée nombreuse et triomphante ; la bataille des Arapyles n’avait pas commencé les désastres des Français en Espagne, et enfin la campagne de Russie n’avait pas encore ébranlé le trône de Napoléon.

Une seconde lettre du roi à sa femme explique très bien et sa position et ses vœux, et les motifs qui réglaient alors sa conduite. Je la transcris encore.


À LA REINE JULIE.


Madrid, 23 mars 1812.


« Ma chère amie, M. Deslandes, qui te remettra cette lettre, te donnera tous les détails que tu pourras désirer sur ma position. Je vais t’en parler moi-même, afin que tu puisses la faire connaître à l’empereur, et qu’il prenne un parti quelconque : tous me conviennent pour sortir de ma situation actuelle.

« 1o Si l’empereur fait la guerre à la Russie et qu’il me croie utile ici, je reste avec le commandement général et l’administration générale.

« S’il fait la guerre et qu’il ne me donne pas le commandement et ne me laisse pas l’administration du pays, je désire rentrer en France.

« 2o Si la guerre avec la Russie n’a pas lieu, soit que l’empereur me donne le commandement, ou ne me le donne pas, je reste encore tant qu’on n’exigera rien de moi qui puisse faire croire que je consens au démembrement de la monarchie, tant que l’on me laissera assez de troupes et de territoire, et que l’on m’enverra le million de prêt mensuel que l’on m’a promis.

« J’attends dans cet état tant que je peux, parce que je mets mon honneur autant à ne pas quitter l’Espagne trop légèrement, qu’à la quitter dès que, durant la guerre avec l’Angleterre, on exigera de moi des sacrifices que je ne peux ni ne dois faire qu’à la paix générale, dans le but du bien de l’Espagne, de la France et de l’Europe.

« Un décret de réunion de l’Ebre qui m’arriverait à l’improviste me ferait partir le lendemain.

« Si l’empereur ajourne ses projets à la paix, qu’il me donne les moyens d’exister pendant la guerre.

« Si l’empereur incline à ce que je quitte, ou à l’une des mesures qui me ferait quitter, il m’importe de rentrer en France en paix avec lui, et avec son consentement sincère et entier. J’avoue que la raison me dicte ce parti, si conforme à la situation de ce malheureux pays, si je ne peux rien pour lui ; si conforme à mes relations domestiques qui ne m’ont pas donné d’enfant mâle, etc.

« Dans ce cas là, je desire obtenir de l’empereur une terre dans la Toscane ou dans le midi à 300 lieues de Paris. Je pourrai y passer une partie de l’année et l’autre à Morfontaine. Les événemens et une position aussi fausse que celle où je me trouve, si éloignée de la droiture et de la loyauté de mon caractère, ont beaucoup affaibli ma santé ; l’âge arrive aussi : il n’y a donc que l’honneur et le devoir qui puissent me retenir ici ; mes goûts m’en chassent, à moins que l’empereur ne se prononce différemment qu’il n’a fait jusqu’ici.


« Je t’embrasse ainsi que mes enfans.


« Joseph. »


Les lettres de Joseph ne parvinrent pas à la reine.

M. Deslandes, qui en était porteur, et qui, pour réparer une santé affaiblie par les fatigues et les veilles, revenait en France avec sa famille, n’arriva pas à sa destination. Le convoi dont il faisait partie fut arrêté, à deux marches de la France, dans le défilé de Salinas, par une des guérilles aux ordres de Mina. Les insurgés massacrèrent l’escorte, s’emparèrent du convoi et le pillèrent. M. Deslandes fut tué en cherchant à protéger sa famille et à conserver les dépêches qui lui étaient confiées. M. Deslandes parlait très bien espagnol ; il voulut recommander sa femme, alors enceinte de sept mois, à un officier insurgé, témoin du pillage de sa voiture ; la pureté de son langage le fit prendre pour un Espagnol et causa sa fin. Un paysan le frappa d’un coup mortel, en l’appelant traydor (traître). Il tomba dans les bras de sa malheureuse femme. Le général Mina, qui arriva comme il expirait, témoigna une profonde affliction de ce funeste événement. Il chercha par des égards empressés à adoucir la position de madame Deslandes, et il la fit mettre en liberté trois mois après, aussitôt que son accouchement et l’état de sa santé permirent de la reconduire aux avant-postes français. La mort de M. Deslandes forme l’épisode principal d’un tableau de M. le général Lejeune qui a été remarqué à l’exposition de 1819.

Cependant, la réunion, dont l’Espagne était menacée, n’eut pas lieu : Napoléon ajourna ses projets sur la péninsule ; il venait de décider l’expédition de Russie. Le regard de l’aigle, si long-temps fixé sur le Midi, venait de se tourner brusquement vers le Nord.


Abel Hugo.

    au sein de l’assemblée constituante, ainsi qu’on peut le voir dans les journaux de Cadix, qui nous les ont conservés. Les deux partis, libéraux et serviles, dans les discussions, se faisaient également une arme des améliorations introduites en Espagne par Joseph. On défendait l’inquisition dont la suppression était proposée, en disant : « Voulez-vous traiter les institutions du pays et les supprimer aussi cavalièrement que fait un prince étranger ? » On réclamait la liberté individuelle, en s’écriant : « Accorderez-vous à l’Espagnol moins de sûreté et de protection que ne lui en donne un roi français ? Ferez-vous pour la liberté individuelle moins que le frère de Napoléon ? »

    Néanmoins, il faut le dire, tant que les armées françaises occupèrent l’Espagne, la constitution de Cadix eut peu d’influence sur l’esprit du peuple espagnol, et par suite sur les événemens de la guerre. Elle y resta même presque inconnue jusqu’en janvier 1814, où la rentrée de nos troupes en France permit aux cortès et à la régence de venir siéger à Madrid.

  1. Voir, pour la première partie, la livraison du 1er février
  2. Lieutenant-général, commandant en ce moment la 13e division militaire, à Rennes.
  3. Aujourd’hui maréchal de camp, sous-directeur du personnel au ministère de la guerre.
  4. M. de Gorostiza, qui est d’origine américaine, est devenu citoyen de la république mexicaine. Il réside aujourd’hui à Londres, en qualité de ministre plénipotentiaire de cette république, auprès des états européens. J’ai eu le plaisir de l’y voir en 1831. Sa maison est le rendez-vous des citoyens les plus distingués des républiques hispano-américaines, qui viennent visiter l’Angleterre.
  5. « Si l’on demande : — qui des deux a commis la plus grande faute ? que les hommes disent : c’est Florinde (la Cava) ; et les femmes : c’est Rodrigue. »
  6. Le siège de Gironne dura six mois. Le brave gouverneur, qui résista si long-temps avec une faible garnison aux efforts successifs du général Gouvion-Saint-Cyr et du maréchal Augereau, s’appelait don Mariano Alvarez. Il déploya dans sa défense toutes les ressources que peuvent donner un caractère ferme et une grande connaissance de l’art militaire ; il fut parfaitement secondé par la bravoure de la garnison et par le fanatisme de la population. Afin de stimuler la superstition des habitans, et d’encourager leurs efforts, les autorités de Gironne nommèrent, pendant le siège, le saint, patron de la ville, général en chef des troupes espagnoles et gouverneur de la place. Sa statue, revêtue d’un uniforme d’officier-général, fut promenée processionnellement dans les rues de la ville. Cette manifestation singulière, à laquelle M. Alvarez demeura étranger, mais qu’il laissa faire, contribua à retarder de deux mois la prise de la forteresse. La défense de Gironne mérite d’être citée à l’égal de celle de Saragosse.
  7. Le maréchal Lefebvre, avec son énergie toute militaire, disait en 1809, au roi Joseph : « Pour arranger les affaires de votre royaume et y assurer la tranquillité, il faut envoyer vos f… Espagnols à tous les diables, et les remplacer par de bons Alsaciens, qui vous devront tout et vous seront attachés. »

    Le général qui commandait la garde impériale, détachée à Madrid en 1808, soutenait hautement que les choses n’iraient jamais bien, tant que les réverbères de la rue d’Alcala ne seraient pas remplacés par des grands d’Espagne. Il proposait, lors de la première entrée du roi à Madrid, en 1808, de placer ses Mameloucks dans l’escorte, et de les charger de couper les têtes de ceux, qui, se trouvant sur le passage de sa majesté, ne lui ôteraient pas leurs chapeaux.

  8. Joseph est essentiellement bon et charitable ; la générosité est une vertu qu’on ne lui a jamais contestée. Sa fortune se trouve aujourd’hui considérablement réduite, par les secours multipliés qu’il a distribués aux Français de toutes conditions, que des revers de fortune ou les proscriptions politiques conduisaient dans les provinces de l’Union-Américaine où il s’était retiré. Sa bienfaisance n’était pas limitée aux Français seuls, les Italiens, les Espagnols, les Polonais malheureux, pouvaient s’adresser à lui avec confiance. Il traitait en fils de la France tous ceux qui avaient partagé les combats, les revers et la gloire de nos armées.

    Voici un trait qui est resté ignoré jusqu’à ce jour, et dont l’authenticité est certaine :

    En 1815, le roi Joseph fut prévenu qu’un assez grand nombre de familles espagnoles réfugiées en France, et dont les chefs avaient embrassé sa cause, se trouvaient dans une profonde misère ; leurs biens en Espagne étaient sous le séquestre, et des décrets de proscription leur interdisaient la rentrée de leur pays. Joseph fut très sensiblement affecté du malheur de ses anciens sujets. C’était pendant les cent jours, et il n’avait à sa disposition aucune somme considérable ; il donna ordre alors de vendre secrètement sa vaisselle plate, et il en fit remettre le produit à M. le marquis de San Adrian, grand d’Espagne, qui avait été attaché à sa maison, et à M. de Arce, patriarche des Indes, en les chargeant d’en faire la répartition aux plus nécessiteux de leurs compatriotes. Il exigea seulement que les distributeurs de ses bienfaits gardassent le silence le plus absolu sur la source d’où ils provenaient : « ne voulant pas, dit-il, enchaîner par la reconnaissance ceux de ces malheureux Espagnols qui, à l’aide de leurs amis ou de leurs parens, pourraient obtenir de retrouver en Espagne un emploi et une patrie. »

  9. D’après un usage fort ancien en Espagne, le propriétaire de toute maison où a logé le roi a le droit d’orner de chaînes de fer le portail et le vestibule de sa maison.

    L’origine de cet usage ne m’est pas connue ; un Espagnol fort instruit des antiquités de son pays pense qu’elle remonte aux temps féodaux. La visite du roi affranchissait alors de toute servitude ; et, en mémoire de cet affranchissement, on suspendait des chaînes à la maison qu’il avait habitée ou visitée.

  10. Mademoiselle Octavie Dumas, fille du lieutenant-général de ce nom, capitaine-général de la garde du roi Joseph ; M. Franceschi l’avait épousée peu de temps avant son départ pour la campagne de Portugal, à la suite de laquelle il avait été fait prisonnier.
  11. Il ne faut pas confondre le général Franceschi-Delonne avec un autre général Franceschi, ancien aide-de-camp du maréchal Masséna, qui a été aussi aide-de-camp du roi Joseph. Ce dernier Franceschi était général de brigade ; il fut tué en duel à Vittoria, par le fils du célèbre Filangieri, qui, comme lui, était aide-de-camp du roi, et qui avait eu avec lui une discussion relative à des affaires de service.
  12. Au moment où Joseph quitta l’Andalousie, les affaires du parti insurrectionnel paraissaient dans un état si désespéré, même à ceux qui en avaient la direction, que la régence de Cadix, pour ranimer l’esprit d’insurrection prêt à s’éteindre, avait songé à placer un prince de la maison de Bourbon à la tête des troupes destinées à agir contre l’armée de Napoléon.

    Ce fut l’occasion du voyage que M. le duc d’Orléans (aujourd’hui Louis-Philippe Ier) fit, à cette époque, en Espagne. On sait que les intrigues de l’Angleterre s’opposèrent alors à ce qu’un commandement militaire fût donné à ce prince.

    Les cortès, qui se réunirent peu de temps après, au lieu de chercher, comme la régence, un appui dans la coopération d’un homme, crurent devoir en demander à ces grands principes de libertés publiques, qui faisaient tant de partisans au roi Joseph ; ce fut en quelque sorte pour lutter avec lui dans le champ des institutions constitutionnelles, pour le combattre dans son action sur les intelligences, que la célèbre constitution de 1812 fut rédigée. Cela ressort de tous les discours qui furent prononcés

  13. Ce fut par suite de cette décision de l’empereur, que M. le maréchal Jourdan quitta son titre de major-général des armées françaises, pour prendre celui de chef d’état-major de S. M. C.