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« L’Avare (Goldoni) » : différence entre les versions

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Nouvelle page : Catégorie:Théâtre Catégorie:XVIIIe siècle Catégorie:1756 <div style="width:10em;display:block;float:right;align:right;">__TOC__</div> {{Titre|[[Auteur:Carlo Goldoni...
 
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===<center><span style="color:#006699;text-decoration:underline;">SCÈNE III.</span></center>===
<br/>



<div style="text-align:center">{{personnage|DON FERNAND}} (''seul'').</div>

Voilà donc où l’avarice conduit les hommes !
Avec de la noblesse et de la fortune, don Ambroise
se regarde comme le dernier, comme le plus malheureux
des hommes. On est forcé d’être de son avis :
ce sont les actions, en effet, qui donnent de l’éclat
à la noblesse ; et c’est au bon usage que l’on en
fait, que les richesses sont redevables de leur valeur.
Je devais quitter cette maison dès l’instant que
don Fabrice, mon ami, a cessé de vivre, et c’est
précisément sa mort qui m’y arrête. Oui, le respect
que j’eus pour donna Eugenie tant que son époux
a vécu, s’est changé en amour depuis qu’elle est
veuve, et mon espérance toujours alimentée…
Mais quelle espérance de voir mes vœux jamais
contens, si, de quelque côté que se tournent mes
regards, ils ne voient que des obstacles à mon amour !
Elle ignore mes sentimens pour elle, et elle peut les
dédaigner en les apprenant. J’ai, auprès d’elle,
deux terribles rivaux ! mon père ne consentira jamais
à mon mariage pour le moment : je n’ai point de
meilleur parti à prendre que de m’en aller. Oui,
je partirai : mais je veux m’épargner le reproche de
m’être trahi moi-même par un excès de délicatesse
mal entendue. Qu’elle sache que je l’aime ; et si mon
amour est rebuté… La voici fort à propos. Je
voudrais lui dire… Et je n’ai pas le courage de
le faire. Je prendrai mon temps, je préparerai mes
paroles… Quelle lâcheté ! je rougis de moi-même.

<div style="text-align:right;padding-right:10%">(''Il sort.'')</div>






===<center><span style="color:#006699;text-decoration:underline;">SCÈNE IV.</span></center>===

<center>DONNA EUGÉNIE, ensuite JASMIN.</center>



<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Trainerai-je encore long-temps une pareille
existence ? La conduite de don Ambroise est elle
supportable ? Ses procédés ont déjà fait périr de chagrin
mon pauvre époux, et aujourd’hui ce maudit vieillard
voudrait me voir mourir à petit feu, par la fureur
qu’il excite en moi, par le désespoir où il me réduit.
Oui, je veux me remarier. Mais le seul désir ne suffit
pas, il faut que l’occasion se présente ; et si je n’ai
pas la certitude d’améliorer ma position, je ne veux
pas courir le danger d’aggraver mes maux.


<div style="text-align:center">{{personnage|JASMIN}}.</div>

Madame, monsieur le comte de l’Isle désirerait
avoir l’honneur de vous voir.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Il en est bien le maître. (''Jasmin sort'') Ce ne
serait point un parti à dédaigner ; c’est un homme de
mérite ; mais son sérieux finit souvent par m’ennuyer.
Il forme un contraste parfait avec le Chevalier, qui
a dans l’esprit un peu trop de vivacité. Je voudrais
cependant fixer mon choix sur l’un des deux : ils
m’aiment l’un et l’autre, je le sais ; et je sais de
plus qu’une rivalité déclarée… Mais j’aperçois le
Comte.






===<center><span style="color:#006699;text-decoration:underline;">SCÈNE V.</span></center>===

<center>{{personnage|La même, le Comte DE L’ISLE}}.</center>



<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Très-humble salut à madame Eugénie.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Votre servante, Monsieur. Donnez-vous la peine
de vous asseoir.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Pour vous obéir.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Vous venez bien à propos ; j’avais besoin de
compagnie.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Je m’estimerais trop heureux de vous pouvoir procurer
un moment de satisfaction.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

C’est l’excès de votre complaisance qui vous dicte
ce langage obligeant.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Il sera toujours bien inférieur à votre mérite.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Toujours aimable, le comte de l’Isle !


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Je voudrais l’être en effet, pour avoir le bonheur
devons plaire.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Votre société m’est toujours infiniment précieuse.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Je le crois, puisque vous le dites, Madame ; mais
qu’est-ce que ma société pour un esprit comme le
vôtre ?


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Vous ne vous rendez pas justice. Heureusement
pour vous, que vous parlez à quelqu’un qui sait à quoi
s’en tenir.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Non, Madame, je parle franchement, et tout mon
mérite se borne à me connaître moi-même. Je sais
tout ce que je perds au parallèle avec le Chevalier :
mais qu’importe ? Votre cœur me rassure autant
que votre esprit, et je me flatte qu’au milieu de
tous mes défauts, vous distinguerez pourtant un
fond de franchise inaltérable.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Ce n’est pas un petit mérite que la sincérité.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Il est souvent stérile auprès des autres.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Avez-vous à vous plaindre de moi ?


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Je n’aurais pas l’audace de le dire.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Malgré votre silence, on voit bien que vous n’êtes
pas content.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

C’est un effet, sans doute, de la franchise dont
vous venez de faire l’éloge.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

En conséquence, cette même franchise ne me doit
pas faire un mystère des motifs de ce mécontentement.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Le plus grand plaisir que vous me puissiez faire,
c’est de m’engager à parler.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

C’est mon cœur qui vous y invite.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Eh bien !je réponds à votre cœur, que, sans
le tourment que me cause un rival, je serais le plus
heureux des hommes.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Voilà la première fois que vous avez parlé aussi
clairement.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Ai-je parlé à temps, Madame ?


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Cela serait possible.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Mais le possible est un abyme, Madame, où
s’égarent, confondues, mes espérances et mes craintes.
Ce que je vous demande à présent, c’est quelque
chose de positif.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Réfléchissez-y bien, et convenez que ce que vous
me demandez n’est pas peu de chose.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Mais il me semble, si je ne me trompe, que ma
demaade est très-modeste. Il y aurait de la témérité
à réclamer votre faveur toute entière ; je me borne
à vous demander si vous êtes maîtresse encore d’en
disposer.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Mais si c’est un secret que je sois jalouse de garder,
votre demande n’excède-t-elle pas les bornes de la
discrétion ?


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Vous avez le don, Madame, de vous faire entendre
sans parler. Je comprends très-bien que votre cœur
est occupé.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Et, dans le cas où cela serait, devineriez-vous
avec la même facilité l’objet qui l’occupe.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Non, Madame ; voilà le secret.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Vous n’en pouvez donc pas conclure que vous soyez
exclus.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Ni m’assurer non plus d’être le mortel favorisé.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Les cœurs discrets se contentent d’un motif quelconque
d’espérance.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Oui, quand un motif plus puissant ne les fait pas
trembler.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Et cette crainte, quel est donc son fondement ?


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Mon peu de mérite, Madame.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Non, Comte : vous vous jugez mal.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Ajoutez à cela le caractère entreprenant de mon
rival.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

C’est une raison de plus qui m’offense.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Je vous en supplie, Madame, excusez-moi.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Je vous excuse.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

C’est mon cœur enflammé qui égare ma langue…


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Comte c’en est assez.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}} (''à part''.)</div>

Qu’il m’en coûte de modérer mes transports !


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Ne précipitons point ma résolution.
{{ThéâtreFin}}
{{ThéâtreFin}}



Version du 4 novembre 2009 à 21:14


L’Avare
1862



L’AVARE,


COMÉDIE


EN UN ACTE ET EN PROSE.

N. B. Moliere a tracé de main de maître les travers et le ridicule de l’Avarice : Goldoni en a esquissé l’odieux dans la petite pièce que l’on va lire. Nous ne nous permettrons qu’une réflexion sur ce dernier ouvrage : placer à la suite du Moliere, l’Avare de Goldoni, c’est rendre peut-être à ces deux grands hommes l’hommage le plus flatteur, et en même temps le plus digne d’eux.




PERSONNAGES


Don AMBROISE, vieil avare.

Donna EUGÉNIE, veuve et belle fille d’Ambroise.

Le Comte de l’ISLE.

Le Chevalier des ARBRES.

Don FERNAND, jeune homme de Mantoue.

JASMIN, valet.

Un Procureur, personnage muet.


La Scène est à Pavie, dans une gallerie, chez Don Ambroise.




SCÈNE PREMIÈRE.



DON AMBROISE (seul.)

Ce que c’est pourtant qu’un peu de règle et de conduite ! Il n’y a qu’un an que mon fils est mort, et je me trouve déjà en avance de deux mille écus ! Le Ciel sait combien j’ai été sensible à la mort de l’unique fils que j’eusse au monde : mais s’il eût vécu encore un pareil nombre d’années, c’en était fait ; mes revenus n’y suffisaient pas, et il eût fallu attaquer les capitaux. L’amour paternel a ses droits, sans doute ; mais l’argent ! l’argent est une si belle chose ! Je dépense plus encore que je ne devrais, parce que j’ai ma belle-fille chez moi. – Je voudrais bien m’en débarrasser : mais la seule pensée de la dot qu’il lui faudrait restituer, suffit pour me mettre en fureur. Je me trouve entre l’enclume et le marteau. Qu’elle demeure avec moi, elle me ronge jusqu’aux os : qu’elle s’en aille, elle arrache et emporte mon cœur. Si je pouvais imaginer… Bon, voici un autre fléau qui me poursuit malgré moi jusqu’ici ; un autre présent de mon cher fils. Il me semble pourtant qu’il serait bien temps qu’il s’en allât.




SCÈNE II.

Le Même, DON FERNAND.


DON FERNAND.

Bonjour, seigneur don Ambroise.


DON AMBROISE.

Il n’y a plus ni bonjour ni bonne nuit pour moi.


DON FERNAND.

Je partage la douleur d’un père. Vous perdez, dans le pauvre don Fabrice, le plus aimable cavalier du monde.


DON AMBROISE.

Don Fabrice était un cavalier qui aurait trouvé le fond des mines de l’Inde. Depuis son mariage, il a dissipé, en deux ans, plus que je n’eusse dépensé en dix. Je suis ruiné, mon cher Monsieur ; et pour rétablir un peu mes affaires, il me faudra vivre dorénavant avec la plus sévère économie, et peser jusqu’à mon pain.


DON FERNAND.

Pardon : mais vous me persuaderez difficilement que vous en soyez réduit à cette extrémité.


DON AMBROISE.

Vous ne connaissez pas mes affaires.


DON FERNAND.

Votre fils m’avait dit cependant…


DON AMBROISE.

Mon fils était un fou, gonflé de morgue et de vanité, l’esclave de sa femme, et la dupe des amis qui le grugeaient.


DON FERNAND.

Je ne sais si vous parlez pour moi, Monsieur ; mais il me semble que, depuis un an que j’habite chez vous pour prendre dans cette université le grade de docteur, mon père a suffisamment pourvu à ma dépense.


DON AMBROISE.

Je ne parle point pour vous. Mon fils vous aimait, et je vous ai gardé chez moi pour l’amour de lui : mais maintenant que vous voilà Docteur, pourquoi perdre ici votre temps ?


DON FERNAND.

J’attends aujourd’hui des lettres de mon père, et je compte vous débarrasser au premier jour.


DON AMBROISE.

Je suis surpris de ne pas vous voir plus d’empressement à retourner dans votre patrie, pour vous y entendre appeler Monsieur le Docteur ! Votre mère brûle sans doute de l’impatience d’embrasser monsieur le Docteur son fils.


DON FERNAND.

Ma maison, Monsieur, peut, à la rigueur, se passer de ce nouveau titre. Je crois que ma famille vous est connue.


DON AMBROISE.

Je sais que votre noblesse ne le cède à qui que ce soit : mais la noblesse sans biens, ce n’est pas l’habit sans la doublure, c’est la doublure sans l’habit.


DON FERNAND.

Je ne suis cependant pas des plus maltraités de la fortune.


DON AMBROISE.

Raison de plus pour aller jouir bien vîte de votre noblesse et de votre fortune. Vous n’êtes point à votre place dans la maison d’un homme aussi pauvre que moi.


DON FERNAND.

Seigneur don Ambroise, vous me feriez vraiment rire !


DON AMBROISE.

Dites donc pleurer, si vous connaissiez tout mon malheur. J’ai à peine de quoi vivre et ma très-chère belle-fille, cette tête sans cervelle, veut avoir de la société, un équipage, de la toilette, chocolat café… Malheureux que je suis ! vous me voyez au désespoir.


DON FERNAND.

Mais je ne vois pas la nécessité de la garder chez vous.


DON AMBROISE.

Elle n’a ni père ni mère, ni proches parens. Voulez-vous que je la laisse seule ? Une veuve, à son âge ! Eh ! ne me faites point parler.


DON FERNAND.

Engagez-la à se marier.


DON AMBROISE.

Oui, s’il se présentait une bonne occasion.


DON FERNAND.

Rien de plus facile. Donna Eugénie a du mérite, ajoutez à cela une dot considérable…


DON AMBROISE.

Quelle dot ? que parlez-vous, s’il vous plaît, d’une dot considérable ? Elle n’a presque rien apporté ici, et nous a coûté des sommes énormes. Voilà la note des dépenses faites pour l’illustrissime épouse : la voilà ! le jour elle ne quitte pas ma poche, et la nuit mon oreiller. La longue suite de mes disgraces n’est rien à mes yeux, en comparaison de toutes ses gentillesses. Oh ! mode ! maudite mode ! puisses-tu être une bonne fois à tous les diables ! Je veux être un coquin, si, en supposant qu’elle se remariât, toutes ses extravagances n’entrent pas pour la moitié, au moins, dans la restitution que j’ai à lui faire.


DON FERNAND.

Dites pour un tiers.


DON AMBROISE.

Bien obligé, monsieur le Docteur. (Il va pour sortir, et revient sur ses pas. ) À propos ; j’oubliais de vous dire une chose.


DON FERNAND.

Parlez.


DON AMBROISE.

Afin de savoir à quoi m’en tenir, dites-moi un peu quand vous comptez partir.


DON FERNAND.

J’attends, je vous le répète, aujourd’hui des lettres de mon père.


DON AMBROISE.

Et si elles n’arrivent pas ?


DON FERNAND.

Si elles n’arrivent pas… il faudra bien que je reste.


DON AMBROISE.

Mon ami, suivez mon conseil. Procurez à votre père une surprise agréable ; allez à Mantoue, et paraissez à l’improviste. Dieu ! avec quel plaisir ils vont embrasser monsieur le Docteur !


DON FERNAND.

Il y a quelques lieues d’ici à Mantoue.


DON AMBROISE.

Vous êtes sans argent ?


DON FERNAND.

À dire vrai, je n’en ai pas beaucoup.


DON AMBROISE.

Je vais vous donner un expédient. On va au Tézin, on s’embarque, et l’on arrive, à peu de frais, à l’embouchure du Mincio.


DON FERNAND.

Et de là à Mantoue ?


DON AMBROISE.

À pied, mon ami.


DON FERNAND.

Les jeunes gentilshommes de mon rang ne voyagent point ainsi.


DON AMBROISE.

Et les gens de ma classe déclarent à ceux de la vôtre, que la maison d’un pauvre homme, comme moi, n’est point un séjour digne d’un Docteur comme vous. (Il sort.)




SCÈNE III.



DON FERNAND (seul).

Voilà donc où l’avarice conduit les hommes ! Avec de la noblesse et de la fortune, don Ambroise se regarde comme le dernier, comme le plus malheureux des hommes. On est forcé d’être de son avis : ce sont les actions, en effet, qui donnent de l’éclat à la noblesse ; et c’est au bon usage que l’on en fait, que les richesses sont redevables de leur valeur. Je devais quitter cette maison dès l’instant que don Fabrice, mon ami, a cessé de vivre, et c’est précisément sa mort qui m’y arrête. Oui, le respect que j’eus pour donna Eugenie tant que son époux a vécu, s’est changé en amour depuis qu’elle est veuve, et mon espérance toujours alimentée… Mais quelle espérance de voir mes vœux jamais contens, si, de quelque côté que se tournent mes regards, ils ne voient que des obstacles à mon amour ! Elle ignore mes sentimens pour elle, et elle peut les dédaigner en les apprenant. J’ai, auprès d’elle, deux terribles rivaux ! mon père ne consentira jamais à mon mariage pour le moment : je n’ai point de meilleur parti à prendre que de m’en aller. Oui, je partirai : mais je veux m’épargner le reproche de m’être trahi moi-même par un excès de délicatesse mal entendue. Qu’elle sache que je l’aime ; et si mon amour est rebuté… La voici fort à propos. Je voudrais lui dire… Et je n’ai pas le courage de le faire. Je prendrai mon temps, je préparerai mes paroles… Quelle lâcheté ! je rougis de moi-même.

(Il sort.)




SCÈNE IV.

DONNA EUGÉNIE, ensuite JASMIN.


DONNA EUGÉNIE.

Trainerai-je encore long-temps une pareille existence ? La conduite de don Ambroise est elle supportable ? Ses procédés ont déjà fait périr de chagrin mon pauvre époux, et aujourd’hui ce maudit vieillard voudrait me voir mourir à petit feu, par la fureur qu’il excite en moi, par le désespoir où il me réduit. Oui, je veux me remarier. Mais le seul désir ne suffit pas, il faut que l’occasion se présente ; et si je n’ai pas la certitude d’améliorer ma position, je ne veux pas courir le danger d’aggraver mes maux.


JASMIN.

Madame, monsieur le comte de l’Isle désirerait avoir l’honneur de vous voir.


DONNA EUGÉNIE.

Il en est bien le maître. (Jasmin sort) Ce ne serait point un parti à dédaigner ; c’est un homme de mérite ; mais son sérieux finit souvent par m’ennuyer. Il forme un contraste parfait avec le Chevalier, qui a dans l’esprit un peu trop de vivacité. Je voudrais cependant fixer mon choix sur l’un des deux : ils m’aiment l’un et l’autre, je le sais ; et je sais de plus qu’une rivalité déclarée… Mais j’aperçois le Comte.




SCÈNE V.

La même, le Comte DE L’ISLE.


LE COMTE.

Très-humble salut à madame Eugénie.


DONNA EUGÉNIE.

Votre servante, Monsieur. Donnez-vous la peine de vous asseoir.


LE COMTE.

Pour vous obéir.


DONNA EUGÉNIE.

Vous venez bien à propos ; j’avais besoin de compagnie.


LE COMTE.

Je m’estimerais trop heureux de vous pouvoir procurer un moment de satisfaction.


DONNA EUGÉNIE.

C’est l’excès de votre complaisance qui vous dicte ce langage obligeant.


LE COMTE.

Il sera toujours bien inférieur à votre mérite.


DONNA EUGÉNIE.

Toujours aimable, le comte de l’Isle !


LE COMTE.

Je voudrais l’être en effet, pour avoir le bonheur devons plaire.


DONNA EUGÉNIE.

Votre société m’est toujours infiniment précieuse.


LE COMTE.

Je le crois, puisque vous le dites, Madame ; mais qu’est-ce que ma société pour un esprit comme le vôtre ?


DONNA EUGÉNIE.

Vous ne vous rendez pas justice. Heureusement pour vous, que vous parlez à quelqu’un qui sait à quoi s’en tenir.


LE COMTE.

Non, Madame, je parle franchement, et tout mon mérite se borne à me connaître moi-même. Je sais tout ce que je perds au parallèle avec le Chevalier : mais qu’importe ? Votre cœur me rassure autant que votre esprit, et je me flatte qu’au milieu de tous mes défauts, vous distinguerez pourtant un fond de franchise inaltérable.


DONNA EUGÉNIE.

Ce n’est pas un petit mérite que la sincérité.


LE COMTE.

Il est souvent stérile auprès des autres.


DONNA EUGÉNIE.

Avez-vous à vous plaindre de moi ?


LE COMTE.

Je n’aurais pas l’audace de le dire.


DONNA EUGÉNIE.

Malgré votre silence, on voit bien que vous n’êtes pas content.


LE COMTE.

C’est un effet, sans doute, de la franchise dont vous venez de faire l’éloge.


DONNA EUGÉNIE.

En conséquence, cette même franchise ne me doit pas faire un mystère des motifs de ce mécontentement.


LE COMTE.

Le plus grand plaisir que vous me puissiez faire, c’est de m’engager à parler.


DONNA EUGÉNIE.

C’est mon cœur qui vous y invite.


LE COMTE.

Eh bien !je réponds à votre cœur, que, sans le tourment que me cause un rival, je serais le plus heureux des hommes.


DONNA EUGÉNIE.

Voilà la première fois que vous avez parlé aussi clairement.


LE COMTE.

Ai-je parlé à temps, Madame ?


DONNA EUGÉNIE.

Cela serait possible.


LE COMTE.

Mais le possible est un abyme, Madame, où s’égarent, confondues, mes espérances et mes craintes. Ce que je vous demande à présent, c’est quelque chose de positif.


DONNA EUGÉNIE.

Réfléchissez-y bien, et convenez que ce que vous me demandez n’est pas peu de chose.


LE COMTE.

Mais il me semble, si je ne me trompe, que ma demaade est très-modeste. Il y aurait de la témérité à réclamer votre faveur toute entière ; je me borne à vous demander si vous êtes maîtresse encore d’en disposer.


DONNA EUGÉNIE.

Mais si c’est un secret que je sois jalouse de garder, votre demande n’excède-t-elle pas les bornes de la discrétion ?


LE COMTE.

Vous avez le don, Madame, de vous faire entendre sans parler. Je comprends très-bien que votre cœur est occupé.


DONNA EUGÉNIE.

Et, dans le cas où cela serait, devineriez-vous avec la même facilité l’objet qui l’occupe.


LE COMTE.

Non, Madame ; voilà le secret.


DONNA EUGÉNIE.

Vous n’en pouvez donc pas conclure que vous soyez exclus.


LE COMTE.

Ni m’assurer non plus d’être le mortel favorisé.


DONNA EUGÉNIE.

Les cœurs discrets se contentent d’un motif quelconque d’espérance.


LE COMTE.

Oui, quand un motif plus puissant ne les fait pas trembler.


DONNA EUGÉNIE.

Et cette crainte, quel est donc son fondement ?


LE COMTE.

Mon peu de mérite, Madame.


DONNA EUGÉNIE.

Non, Comte : vous vous jugez mal.


LE COMTE.

Ajoutez à cela le caractère entreprenant de mon rival.


DONNA EUGÉNIE.

C’est une raison de plus qui m’offense.


LE COMTE.

Je vous en supplie, Madame, excusez-moi.


DONNA EUGÉNIE.

Je vous excuse.


LE COMTE.

C’est mon cœur enflammé qui égare ma langue…


DONNA EUGÉNIE.

Comte c’en est assez.


LE COMTE (à part.)

Qu’il m’en coûte de modérer mes transports !


DONNA EUGÉNIE.

Ne précipitons point ma résolution.