« L’Avare (Goldoni) » : différence entre les versions

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Ne précipitons point ma résolution.
Ne précipitons point ma résolution.







===<center><span style="color:#006699;text-decoration:underline;">SCÈNE VI.</span></center>===


<center>{{sc|Les mêmes}}, JASMIN, ensuite LE CHEVALIER.</center>



<div style="text-align:center">{{personnage|JASMIN}} (''à part en entrant''.)</div>

Voilà une visite dont monsieur le Comte se serait
bien passé. (''Haut'') Madame, monsieur le Chevalier
demande si vous êtes visible.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Faites entrer. Donnez un siége.

(''Jasmin va prendre un fauteuil''.)


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Madame, je ne veux pas vous importuner davantage. (''Il se lève''.)


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Ah ! Comte ; gardez-vous de rien manifester de vos
craintes.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Mon respect…


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Asseyez-vous.

<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}} (''à part''.)</div>

Je suis au supplice !


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

Je salue très-humblement Madame. (''Il lui baise''
''la main''.)


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Bonjour, Chevalier ; prenez un siége.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

Comte, je vous salue.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Bien le bonjour, Monsieur. Avec la permission
du Chevalier. (''Bas à Eugénie, dont il s’est rapproché''.)
Madame, je ne me suis pas permis la liberté
de vous baiser la main.

<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}} (''bas au Comte''.)</div>

Il ne tenait qu’à vous de le faire.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}} (''à part''.)</div>

Allons, je n’ai que ce que je mérite.

<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}} (''au Chevalier''.)</div>

Pardon, Chevalier.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

Ne vous gênez pas, je vous en prie ; et si vous
avez quelque chose de particulier…


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Rien, absolument rien. C’est une chose dont
Monsieur avait oublié de me parler.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

Ah ! parbleu, j’ai une chose aussi, moi, à vous
communiquer, avec la permission du Comte. (''Bas''
''à Eugénie''.) Faisons-le un peu enrager.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}} (''à part''.)</div>

Il faut un prodige pour que j’y tienne.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Ah ! ça, que la conversation devienne générale.
Que devenez-vous, Chevalier ?


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

Toujours heureux, quand j’ai l’honneur de vos
bonnes grâces.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Mes bonnes grâces sont bien peu de chose.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

On s’en contente cependant, lors même qu’elles sont
partagées entre deux rivaux.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Oui ; êtes-vous de ceux qui se contentent de la
moitié ?


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

Il le faut bien, quand on ne peut pas porter ses
prétentions plus loin.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Madame ne sait point partager son cœur.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

C’est ce que nous ignorons l’un et l’autre.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}} (''au Chevalier''.)</div>

Me mettez-vous au rang de ces femmes perfides…


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

Que le Ciel m’en préserve. Je sais que vous êtes
la femme du monde la plus sage. Mais je n’en soutiens
pas moins qu’il est impossible de mettre des bornes
aux bonnes grâces des Dames ; et qu’à part l’honneur,
qui reste toujours intact, elles peuvent étendre un peu
loin la distribution : accorder plus à l’un, moins
à l’autre, avec une sage économie, de laquelle il
résulte, avec le temps, des effets différens, et toujours
déterminé sur la disposition du cœur qui a reçu sa
portion. Aussi l’un ne se contente pas de la moitié,
tandis qu’un autre se trouve satisfait de beaucoup moins.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Est-ce là penser en homme ?


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}} ('' au Comte''.)</div>

Je ne vous parle point.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}} (''au Chevalier''.)</div>

Ce serait donc en vain qu’une femme vous accorderait
l’entière possession de son cœur ?


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

Je ne ferais certes pas la folie de le refuser ; j’en
ferais même le cas que mérite un semblable don ;
mais la difficulté d’arriver au tout, fait que je me
contente de peu.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Cette difficulté ne me semble pas raisonnable.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

Je la fonde sur l’expérience. Je me suis flatté plus
d’une fois d’un pouvoir absolu dans l’empire de la
Beauté ; mais les monarchies ne durent point en
amour, et je me borne au rôle de Républicain.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Le cœur de donna Eugénie ne doit point se comparer
aux autres.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

J’ai l’honneur de connaître Madame autant que vous.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

S’il en était ainsi, vous tiendriez un autre langage.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}. (''au Comte''.)</div>

Je la connais, vous dis-je. (''À Eugénie''.) Je serais
au désespoir, Madame, que vous donnassiez à mes
sentimens le sens défavorable qu’il plaît à Monsieur
de leur prêter, et que vous me privassiez de la portion
de vos bonnes grâces que j’ose me flatter de posséder.
Un mot cependant d’explication, s’il vous plaît.
Commençons par distinguer des faveurs dont les dames
n’ont point coutume d’être avares, cet amour qui se
doit concentrer dans un seul objet. L’époux ne doit
souffrir aucune concurrence : celui qui aspire à la
main d’une Demoiselle doit désirer d’être seul ; celui
qui brigue l’hymen d’une veuve est dans le même
cas. Mais ces faveurs distributives dont il est question
pour le moment, n’occupent point dans le cœur
la place destinée aux autres affections. Et tenez, en
voilà un exemple. Un père aime tendrement son fils,
et aime en même temps ses amis. L’une et l’autre
de ces affections ont leur siége dans le coeur, mais
elles y occupent une place différente ; ou, si nous
voulons que tout ce qui est amour y occupe une
seule et même place, disons donc que la différence
se trouvera alors dans la manière, si elle n’est plus
dans la place. Qu’une femme cependant soit sage,
honnête, fidelle à son époux, sincère envers son
amant ; cet amour à l’épreuve n’exclura pas certaines
petites affections de reconnaissance, d’estime, de
complaisance honnête, et voilà ce qu’on appelle des
grâces, des faveurs qui peuvent se distribuer au
loin. La plus petite de leurs portions peut satisfaire
un cœur discret ; accordées à moitié, elles donnent
un juste orgueil à l’heureux chevalier qui les possède ;
concentrées dans un seul objet, elles inspirent une
témérité qui en méconnaît bientôt le prix, et qui
affecte de les confondre avec les ardeurs réservées
à un plus noble objet.

Voilà, Madame, ma façon de penser à cet égard.
Comte, répondez, si vous pouvez.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Allons, mon cher Comte, voila une belle occasion
de vous faire honneur.

<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Madame, je suis l’ennemi déclaré du verbiage.
J’admire l’esprit du Chevalier ; mais sa distinction
métaphysique est trop subtile pour moi. Au milieu
d’une foule de choses, ou fausses ou inutiles, il en
a dit une bonne cependant, et je me bornerai à y
répondre. Madame est veuve ; et avant de disposer
de ces bonnes grâces, dont il vous plaît de supposer
les Dames si libérales, elle est au moment peut-être
d’éprouver cette espèce d’amour qui n’a qu’un
objet.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

Madame le peut, et le possesseur fortuné de sa
main pourra s’applaudir de la femme du monde la
plus vertueuse. Il me semble, Madame, que le Comte
n’est point étranger à l’état secret de votre cœur.
Je ne puis que louer vos résolutions : mais je ne
croyais pas mériter l’exclusion d’une pareille confidence.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Le Comte ne sait certainement rien de plus que vous.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}} (''au Comte''.)</div>

C’est donc en vain que vous jouez ici l’astrologue,
pour décourager mes espérances.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Pensez-vous qu’une veuve jeune, riche, et d’un
grand nom, qui d’ailleurs est excédée des traitemens
qu’elle reçoit ici, n’ait pas le projet de se remarier ?


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

Elle est bien maîtresse de sa destinée. Madame,
je ne pousse point l’audace jusqu’à deviner ; je désirerais
cependant bien savoir…


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Je ne veux point cacher la vérité à deux Cavaliers
que j’estime. Ma position m’engage à former un
second nœud.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}} (''au Chevalier''.)</div>

Eh bien ! mon astrologie est-elle si mal fondée !


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

Eh bien ! voyons ; puisque vous savez si bien tirer
l’horoscope du cœur humain, cela doit vous encourager
à deviner quel sera le fortuné mortel…


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Je ne me hasarde point jusques-là. Je suis sûr d’une
chose cependant ; c’est que Madame ne donnera pas
son cœur à qui se pourrait contenter de la moitié.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>(''se levant de son siége''.)

Doucement, doucement, Monsieur. Ceci est une
autre thèse, et je me déclare d’un avis différent. Je
sais que je ne suis pas digne d’un aussi grand bonheur.
Mais, en supposant que Madame daignât me combler
de ses grâces, au point de me nommer son époux,
je mettrais ses vertus bien au-dessus encore de la
jeunesse, des biens et du nom, dont vous venez de
lui faire un mérite. Je serais jaloux de sa foi, sans
l’être de ses regards, et séparant toujours la femme
sage, de la femme d’esprit, je serais heureux époux,
mais non cavalier indiscret.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}} (''à part''.)</div>

Un époux de ce caractère ne pourrait que me rendre
très-heureuse.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Monsieur, autre chose est de donner carrière à son
imagination, ou de se trouver dans le cas dont il
s’agit. Je conçois parfaitement que vous cherchez le
meilleur moyen d’établir votre crédit auprès du cœur
qui vous écoute. Mais cette excessive indulgence dont
vous parlez, ne peut rien sur l’âme d’Eugénie : elle
préfère un amour vertueux à toute la galanterie moderne.
Si vous dites vrai, vous ne l’aimez pas ; et si
vous l’aimez, elle ne peut se flatter de la liberté que
vous lui promettez.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}} (''à part''.)</div>

Ce doute me paraît assez raisonnable.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

Je ne suis point venu solliciter le cœur d’Eugénie.
Est elle prévenue en votre faveur ? qu’elle parle ;
je connais mon devoir.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Je vous le répète, Chevalier ; je suis libre encore,
et puis disposer de moi.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

Prononcez donc.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Madame est à temps de le faire.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

Le temps vole ; et l’on pleure stérilement la perte
de ses beaux jours.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

La vertu est toujours belle.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

Mais elle emprunte de la jeunesse un nouvel éclat.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Une épouse n’a pas besoin de tant d’éclat.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

Mais il en faut à une Dame.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Une Dame doit être sage.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

Oui ; mais non pas intraitable.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Elle doit dépendre de la volonté de son époux.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

Que le Ciel l’affranchisse de la tyrannie que vous
vantez.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Et que l’amour ne la sacrifie pas à qui connaît
si peu le prix de la vertu.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

Si vous vous oubliez à ce point avec moi…


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}.</div>

Messieurs, si votre visite a pour but de me faire
plaisir, veuillez ne vous point échauffer à mon sujet.
Je vous révère l’un et l’autre. Je vous trouve à tous
deux de la raison et du mérite. Mais je n’ai point
encore disposé de moi, et je n’ose pas dire que vous
me supposiez du penchant pour l’un de vous. Je suis
ma maîtresse, il est vrai ; mais la bienséance exige
qu’en sortant de cette maison, je consulte d’abord
le père de mon défunt époux. Si son extravagance ne
me propose point un parti indigne de moi, je préférerai
tout autre penchant le devoir qui m’assujettit
à mon beau-père. Que l’on me propose l’un ou l’autre
de vous, je serai également satisfaite.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Ah ! Madame ! est-ce assez pour me consoler ?


<div style="text-align:center">{{personnage|LE CHEVALIER}}.</div>

Et moi, je suis au comble de la joie et je vais
de ce pas faire part de mes vœux à don Ambroise.
Je vous le déclare, Madame, en présence du Comte,
afin qu’il le sache, afin qu’il apprenne en même
temps que je saurai marcher à mon but, sans que
le mérite d’un tel rival me cause un instant de frayeur.
Madame, à l’honneur de vous revoir. (''Il lui baise''
''la main et sort.'')



{{ThéâtreFin}}
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Version du 7 novembre 2009 à 20:37


L’Avare
1862



L’AVARE,


COMÉDIE


EN UN ACTE ET EN PROSE.

N. B. Moliere a tracé de main de maître les travers et le ridicule de l’Avarice : Goldoni en a esquissé l’odieux dans la petite pièce que l’on va lire. Nous ne nous permettrons qu’une réflexion sur ce dernier ouvrage : placer à la suite du Moliere, l’Avare de Goldoni, c’est rendre peut-être à ces deux grands hommes l’hommage le plus flatteur, et en même temps le plus digne d’eux.




PERSONNAGES


Don AMBROISE, vieil avare.

Donna EUGÉNIE, veuve et belle fille d’Ambroise.

Le Comte de l’ISLE.

Le Chevalier des ARBRES.

Don FERNAND, jeune homme de Mantoue.

JASMIN, valet.

Un Procureur, personnage muet.


La Scène est à Pavie, dans une gallerie, chez Don Ambroise.




SCÈNE PREMIÈRE.



DON AMBROISE (seul.)

Ce que c’est pourtant qu’un peu de règle et de conduite ! Il n’y a qu’un an que mon fils est mort, et je me trouve déjà en avance de deux mille écus ! Le Ciel sait combien j’ai été sensible à la mort de l’unique fils que j’eusse au monde : mais s’il eût vécu encore un pareil nombre d’années, c’en était fait ; mes revenus n’y suffisaient pas, et il eût fallu attaquer les capitaux. L’amour paternel a ses droits, sans doute ; mais l’argent ! l’argent est une si belle chose ! Je dépense plus encore que je ne devrais, parce que j’ai ma belle-fille chez moi. – Je voudrais bien m’en débarrasser : mais la seule pensée de la dot qu’il lui faudrait restituer, suffit pour me mettre en fureur. Je me trouve entre l’enclume et le marteau. Qu’elle demeure avec moi, elle me ronge jusqu’aux os : qu’elle s’en aille, elle arrache et emporte mon cœur. Si je pouvais imaginer… Bon, voici un autre fléau qui me poursuit malgré moi jusqu’ici ; un autre présent de mon cher fils. Il me semble pourtant qu’il serait bien temps qu’il s’en allât.




SCÈNE II.

Le Même, DON FERNAND.


DON FERNAND.

Bonjour, seigneur don Ambroise.


DON AMBROISE.

Il n’y a plus ni bonjour ni bonne nuit pour moi.


DON FERNAND.

Je partage la douleur d’un père. Vous perdez, dans le pauvre don Fabrice, le plus aimable cavalier du monde.


DON AMBROISE.

Don Fabrice était un cavalier qui aurait trouvé le fond des mines de l’Inde. Depuis son mariage, il a dissipé, en deux ans, plus que je n’eusse dépensé en dix. Je suis ruiné, mon cher Monsieur ; et pour rétablir un peu mes affaires, il me faudra vivre dorénavant avec la plus sévère économie, et peser jusqu’à mon pain.


DON FERNAND.

Pardon : mais vous me persuaderez difficilement que vous en soyez réduit à cette extrémité.


DON AMBROISE.

Vous ne connaissez pas mes affaires.


DON FERNAND.

Votre fils m’avait dit cependant…


DON AMBROISE.

Mon fils était un fou, gonflé de morgue et de vanité, l’esclave de sa femme, et la dupe des amis qui le grugeaient.


DON FERNAND.

Je ne sais si vous parlez pour moi, Monsieur ; mais il me semble que, depuis un an que j’habite chez vous pour prendre dans cette université le grade de docteur, mon père a suffisamment pourvu à ma dépense.


DON AMBROISE.

Je ne parle point pour vous. Mon fils vous aimait, et je vous ai gardé chez moi pour l’amour de lui : mais maintenant que vous voilà Docteur, pourquoi perdre ici votre temps ?


DON FERNAND.

J’attends aujourd’hui des lettres de mon père, et je compte vous débarrasser au premier jour.


DON AMBROISE.

Je suis surpris de ne pas vous voir plus d’empressement à retourner dans votre patrie, pour vous y entendre appeler Monsieur le Docteur ! Votre mère brûle sans doute de l’impatience d’embrasser monsieur le Docteur son fils.


DON FERNAND.

Ma maison, Monsieur, peut, à la rigueur, se passer de ce nouveau titre. Je crois que ma famille vous est connue.


DON AMBROISE.

Je sais que votre noblesse ne le cède à qui que ce soit : mais la noblesse sans biens, ce n’est pas l’habit sans la doublure, c’est la doublure sans l’habit.


DON FERNAND.

Je ne suis cependant pas des plus maltraités de la fortune.


DON AMBROISE.

Raison de plus pour aller jouir bien vîte de votre noblesse et de votre fortune. Vous n’êtes point à votre place dans la maison d’un homme aussi pauvre que moi.


DON FERNAND.

Seigneur don Ambroise, vous me feriez vraiment rire !


DON AMBROISE.

Dites donc pleurer, si vous connaissiez tout mon malheur. J’ai à peine de quoi vivre et ma très-chère belle-fille, cette tête sans cervelle, veut avoir de la société, un équipage, de la toilette, chocolat café… Malheureux que je suis ! vous me voyez au désespoir.


DON FERNAND.

Mais je ne vois pas la nécessité de la garder chez vous.


DON AMBROISE.

Elle n’a ni père ni mère, ni proches parens. Voulez-vous que je la laisse seule ? Une veuve, à son âge ! Eh ! ne me faites point parler.


DON FERNAND.

Engagez-la à se marier.


DON AMBROISE.

Oui, s’il se présentait une bonne occasion.


DON FERNAND.

Rien de plus facile. Donna Eugénie a du mérite, ajoutez à cela une dot considérable…


DON AMBROISE.

Quelle dot ? que parlez-vous, s’il vous plaît, d’une dot considérable ? Elle n’a presque rien apporté ici, et nous a coûté des sommes énormes. Voilà la note des dépenses faites pour l’illustrissime épouse : la voilà ! le jour elle ne quitte pas ma poche, et la nuit mon oreiller. La longue suite de mes disgraces n’est rien à mes yeux, en comparaison de toutes ses gentillesses. Oh ! mode ! maudite mode ! puisses-tu être une bonne fois à tous les diables ! Je veux être un coquin, si, en supposant qu’elle se remariât, toutes ses extravagances n’entrent pas pour la moitié, au moins, dans la restitution que j’ai à lui faire.


DON FERNAND.

Dites pour un tiers.


DON AMBROISE.

Bien obligé, monsieur le Docteur. (Il va pour sortir, et revient sur ses pas. ) À propos ; j’oubliais de vous dire une chose.


DON FERNAND.

Parlez.


DON AMBROISE.

Afin de savoir à quoi m’en tenir, dites-moi un peu quand vous comptez partir.


DON FERNAND.

J’attends, je vous le répète, aujourd’hui des lettres de mon père.


DON AMBROISE.

Et si elles n’arrivent pas ?


DON FERNAND.

Si elles n’arrivent pas… il faudra bien que je reste.


DON AMBROISE.

Mon ami, suivez mon conseil. Procurez à votre père une surprise agréable ; allez à Mantoue, et paraissez à l’improviste. Dieu ! avec quel plaisir ils vont embrasser monsieur le Docteur !


DON FERNAND.

Il y a quelques lieues d’ici à Mantoue.


DON AMBROISE.

Vous êtes sans argent ?


DON FERNAND.

À dire vrai, je n’en ai pas beaucoup.


DON AMBROISE.

Je vais vous donner un expédient. On va au Tézin, on s’embarque, et l’on arrive, à peu de frais, à l’embouchure du Mincio.


DON FERNAND.

Et de là à Mantoue ?


DON AMBROISE.

À pied, mon ami.


DON FERNAND.

Les jeunes gentilshommes de mon rang ne voyagent point ainsi.


DON AMBROISE.

Et les gens de ma classe déclarent à ceux de la vôtre, que la maison d’un pauvre homme, comme moi, n’est point un séjour digne d’un Docteur comme vous. (Il sort.)




SCÈNE III.



DON FERNAND (seul).

Voilà donc où l’avarice conduit les hommes ! Avec de la noblesse et de la fortune, don Ambroise se regarde comme le dernier, comme le plus malheureux des hommes. On est forcé d’être de son avis : ce sont les actions, en effet, qui donnent de l’éclat à la noblesse ; et c’est au bon usage que l’on en fait, que les richesses sont redevables de leur valeur. Je devais quitter cette maison dès l’instant que don Fabrice, mon ami, a cessé de vivre, et c’est précisément sa mort qui m’y arrête. Oui, le respect que j’eus pour donna Eugenie tant que son époux a vécu, s’est changé en amour depuis qu’elle est veuve, et mon espérance toujours alimentée… Mais quelle espérance de voir mes vœux jamais contens, si, de quelque côté que se tournent mes regards, ils ne voient que des obstacles à mon amour ! Elle ignore mes sentimens pour elle, et elle peut les dédaigner en les apprenant. J’ai, auprès d’elle, deux terribles rivaux ! mon père ne consentira jamais à mon mariage pour le moment : je n’ai point de meilleur parti à prendre que de m’en aller. Oui, je partirai : mais je veux m’épargner le reproche de m’être trahi moi-même par un excès de délicatesse mal entendue. Qu’elle sache que je l’aime ; et si mon amour est rebuté… La voici fort à propos. Je voudrais lui dire… Et je n’ai pas le courage de le faire. Je prendrai mon temps, je préparerai mes paroles… Quelle lâcheté ! je rougis de moi-même.

(Il sort.)




SCÈNE IV.

DONNA EUGÉNIE, ensuite JASMIN.


DONNA EUGÉNIE.

Trainerai-je encore long-temps une pareille existence ? La conduite de don Ambroise est elle supportable ? Ses procédés ont déjà fait périr de chagrin mon pauvre époux, et aujourd’hui ce maudit vieillard voudrait me voir mourir à petit feu, par la fureur qu’il excite en moi, par le désespoir où il me réduit. Oui, je veux me remarier. Mais le seul désir ne suffit pas, il faut que l’occasion se présente ; et si je n’ai pas la certitude d’améliorer ma position, je ne veux pas courir le danger d’aggraver mes maux.


JASMIN.

Madame, monsieur le comte de l’Isle désirerait avoir l’honneur de vous voir.


DONNA EUGÉNIE.

Il en est bien le maître. (Jasmin sort) Ce ne serait point un parti à dédaigner ; c’est un homme de mérite ; mais son sérieux finit souvent par m’ennuyer. Il forme un contraste parfait avec le Chevalier, qui a dans l’esprit un peu trop de vivacité. Je voudrais cependant fixer mon choix sur l’un des deux : ils m’aiment l’un et l’autre, je le sais ; et je sais de plus qu’une rivalité déclarée… Mais j’aperçois le Comte.




SCÈNE V.

La même, le Comte DE L’ISLE.


LE COMTE.

Très-humble salut à madame Eugénie.


DONNA EUGÉNIE.

Votre servante, Monsieur. Donnez-vous la peine de vous asseoir.


LE COMTE.

Pour vous obéir.


DONNA EUGÉNIE.

Vous venez bien à propos ; j’avais besoin de compagnie.


LE COMTE.

Je m’estimerais trop heureux de vous pouvoir procurer un moment de satisfaction.


DONNA EUGÉNIE.

C’est l’excès de votre complaisance qui vous dicte ce langage obligeant.


LE COMTE.

Il sera toujours bien inférieur à votre mérite.


DONNA EUGÉNIE.

Toujours aimable, le comte de l’Isle !


LE COMTE.

Je voudrais l’être en effet, pour avoir le bonheur devons plaire.


DONNA EUGÉNIE.

Votre société m’est toujours infiniment précieuse.


LE COMTE.

Je le crois, puisque vous le dites, Madame ; mais qu’est-ce que ma société pour un esprit comme le vôtre ?


DONNA EUGÉNIE.

Vous ne vous rendez pas justice. Heureusement pour vous, que vous parlez à quelqu’un qui sait à quoi s’en tenir.


LE COMTE.

Non, Madame, je parle franchement, et tout mon mérite se borne à me connaître moi-même. Je sais tout ce que je perds au parallèle avec le Chevalier : mais qu’importe ? Votre cœur me rassure autant que votre esprit, et je me flatte qu’au milieu de tous mes défauts, vous distinguerez pourtant un fond de franchise inaltérable.


DONNA EUGÉNIE.

Ce n’est pas un petit mérite que la sincérité.


LE COMTE.

Il est souvent stérile auprès des autres.


DONNA EUGÉNIE.

Avez-vous à vous plaindre de moi ?


LE COMTE.

Je n’aurais pas l’audace de le dire.


DONNA EUGÉNIE.

Malgré votre silence, on voit bien que vous n’êtes pas content.


LE COMTE.

C’est un effet, sans doute, de la franchise dont vous venez de faire l’éloge.


DONNA EUGÉNIE.

En conséquence, cette même franchise ne me doit pas faire un mystère des motifs de ce mécontentement.


LE COMTE.

Le plus grand plaisir que vous me puissiez faire, c’est de m’engager à parler.


DONNA EUGÉNIE.

C’est mon cœur qui vous y invite.


LE COMTE.

Eh bien !je réponds à votre cœur, que, sans le tourment que me cause un rival, je serais le plus heureux des hommes.


DONNA EUGÉNIE.

Voilà la première fois que vous avez parlé aussi clairement.


LE COMTE.

Ai-je parlé à temps, Madame ?


DONNA EUGÉNIE.

Cela serait possible.


LE COMTE.

Mais le possible est un abyme, Madame, où s’égarent, confondues, mes espérances et mes craintes. Ce que je vous demande à présent, c’est quelque chose de positif.


DONNA EUGÉNIE.

Réfléchissez-y bien, et convenez que ce que vous me demandez n’est pas peu de chose.


LE COMTE.

Mais il me semble, si je ne me trompe, que ma demaade est très-modeste. Il y aurait de la témérité à réclamer votre faveur toute entière ; je me borne à vous demander si vous êtes maîtresse encore d’en disposer.


DONNA EUGÉNIE.

Mais si c’est un secret que je sois jalouse de garder, votre demande n’excède-t-elle pas les bornes de la discrétion ?


LE COMTE.

Vous avez le don, Madame, de vous faire entendre sans parler. Je comprends très-bien que votre cœur est occupé.


DONNA EUGÉNIE.

Et, dans le cas où cela serait, devineriez-vous avec la même facilité l’objet qui l’occupe.


LE COMTE.

Non, Madame ; voilà le secret.


DONNA EUGÉNIE.

Vous n’en pouvez donc pas conclure que vous soyez exclus.


LE COMTE.

Ni m’assurer non plus d’être le mortel favorisé.


DONNA EUGÉNIE.

Les cœurs discrets se contentent d’un motif quelconque d’espérance.


LE COMTE.

Oui, quand un motif plus puissant ne les fait pas trembler.


DONNA EUGÉNIE.

Et cette crainte, quel est donc son fondement ?


LE COMTE.

Mon peu de mérite, Madame.


DONNA EUGÉNIE.

Non, Comte : vous vous jugez mal.


LE COMTE.

Ajoutez à cela le caractère entreprenant de mon rival.


DONNA EUGÉNIE.

C’est une raison de plus qui m’offense.


LE COMTE.

Je vous en supplie, Madame, excusez-moi.


DONNA EUGÉNIE.

Je vous excuse.


LE COMTE.

C’est mon cœur enflammé qui égare ma langue…


DONNA EUGÉNIE.

Comte c’en est assez.


LE COMTE (à part.)

Qu’il m’en coûte de modérer mes transports !


DONNA EUGÉNIE.

Ne précipitons point ma résolution.




SCÈNE VI.

Les mêmes, JASMIN, ensuite LE CHEVALIER.


JASMIN (à part en entrant.)

Voilà une visite dont monsieur le Comte se serait bien passé. (Haut) Madame, monsieur le Chevalier demande si vous êtes visible.


DONNA EUGÉNIE.

Faites entrer. Donnez un siége.

(Jasmin va prendre un fauteuil.)


LE COMTE.

Madame, je ne veux pas vous importuner davantage. (Il se lève.)


DONNA EUGÉNIE.

Ah ! Comte ; gardez-vous de rien manifester de vos craintes.


LE COMTE.

Mon respect…


DONNA EUGÉNIE.

Asseyez-vous.

LE COMTE (à part.)

Je suis au supplice !


LE CHEVALIER.

Je salue très-humblement Madame. (Il lui baise la main.)


DONNA EUGÉNIE.

Bonjour, Chevalier ; prenez un siége.


LE CHEVALIER.

Comte, je vous salue.


LE COMTE.

Bien le bonjour, Monsieur. Avec la permission du Chevalier. (Bas à Eugénie, dont il s’est rapproché.) Madame, je ne me suis pas permis la liberté de vous baiser la main.

DONNA EUGÉNIE (bas au Comte.)

Il ne tenait qu’à vous de le faire.


LE COMTE (à part.)

Allons, je n’ai que ce que je mérite.

DONNA EUGÉNIE (au Chevalier.)

Pardon, Chevalier.


LE CHEVALIER.

Ne vous gênez pas, je vous en prie ; et si vous avez quelque chose de particulier…


DONNA EUGÉNIE.

Rien, absolument rien. C’est une chose dont Monsieur avait oublié de me parler.


LE CHEVALIER.

Ah ! parbleu, j’ai une chose aussi, moi, à vous communiquer, avec la permission du Comte. (Bas à Eugénie.) Faisons-le un peu enrager.


LE COMTE (à part.)

Il faut un prodige pour que j’y tienne.


DONNA EUGÉNIE.

Ah ! ça, que la conversation devienne générale. Que devenez-vous, Chevalier ?


LE CHEVALIER.

Toujours heureux, quand j’ai l’honneur de vos bonnes grâces.


DONNA EUGÉNIE.

Mes bonnes grâces sont bien peu de chose.


LE CHEVALIER.

On s’en contente cependant, lors même qu’elles sont partagées entre deux rivaux.


DONNA EUGÉNIE.

Oui ; êtes-vous de ceux qui se contentent de la moitié ?


LE CHEVALIER.

Il le faut bien, quand on ne peut pas porter ses prétentions plus loin.


LE COMTE.

Madame ne sait point partager son cœur.


LE CHEVALIER.

C’est ce que nous ignorons l’un et l’autre.


DONNA EUGÉNIE (au Chevalier.)

Me mettez-vous au rang de ces femmes perfides…


LE CHEVALIER.

Que le Ciel m’en préserve. Je sais que vous êtes la femme du monde la plus sage. Mais je n’en soutiens pas moins qu’il est impossible de mettre des bornes aux bonnes grâces des Dames ; et qu’à part l’honneur, qui reste toujours intact, elles peuvent étendre un peu loin la distribution : accorder plus à l’un, moins à l’autre, avec une sage économie, de laquelle il résulte, avec le temps, des effets différens, et toujours déterminé sur la disposition du cœur qui a reçu sa portion. Aussi l’un ne se contente pas de la moitié, tandis qu’un autre se trouve satisfait de beaucoup moins.


LE COMTE.

Est-ce là penser en homme ?


LE CHEVALIER ( au Comte.)

Je ne vous parle point.


DONNA EUGÉNIE (au Chevalier.)

Ce serait donc en vain qu’une femme vous accorderait l’entière possession de son cœur ?


LE CHEVALIER.

Je ne ferais certes pas la folie de le refuser ; j’en ferais même le cas que mérite un semblable don ; mais la difficulté d’arriver au tout, fait que je me contente de peu.


DONNA EUGÉNIE.

Cette difficulté ne me semble pas raisonnable.


LE CHEVALIER.

Je la fonde sur l’expérience. Je me suis flatté plus d’une fois d’un pouvoir absolu dans l’empire de la Beauté ; mais les monarchies ne durent point en amour, et je me borne au rôle de Républicain.


LE COMTE.

Le cœur de donna Eugénie ne doit point se comparer aux autres.


LE CHEVALIER.

J’ai l’honneur de connaître Madame autant que vous.


LE COMTE.

S’il en était ainsi, vous tiendriez un autre langage.


LE CHEVALIER. (au Comte.)

Je la connais, vous dis-je. (À Eugénie.) Je serais au désespoir, Madame, que vous donnassiez à mes sentimens le sens défavorable qu’il plaît à Monsieur de leur prêter, et que vous me privassiez de la portion de vos bonnes grâces que j’ose me flatter de posséder. Un mot cependant d’explication, s’il vous plaît. Commençons par distinguer des faveurs dont les dames n’ont point coutume d’être avares, cet amour qui se doit concentrer dans un seul objet. L’époux ne doit souffrir aucune concurrence : celui qui aspire à la main d’une Demoiselle doit désirer d’être seul ; celui qui brigue l’hymen d’une veuve est dans le même cas. Mais ces faveurs distributives dont il est question pour le moment, n’occupent point dans le cœur la place destinée aux autres affections. Et tenez, en voilà un exemple. Un père aime tendrement son fils, et aime en même temps ses amis. L’une et l’autre de ces affections ont leur siége dans le coeur, mais elles y occupent une place différente ; ou, si nous voulons que tout ce qui est amour y occupe une seule et même place, disons donc que la différence se trouvera alors dans la manière, si elle n’est plus dans la place. Qu’une femme cependant soit sage, honnête, fidelle à son époux, sincère envers son amant ; cet amour à l’épreuve n’exclura pas certaines petites affections de reconnaissance, d’estime, de complaisance honnête, et voilà ce qu’on appelle des grâces, des faveurs qui peuvent se distribuer au loin. La plus petite de leurs portions peut satisfaire un cœur discret ; accordées à moitié, elles donnent un juste orgueil à l’heureux chevalier qui les possède ; concentrées dans un seul objet, elles inspirent une témérité qui en méconnaît bientôt le prix, et qui affecte de les confondre avec les ardeurs réservées à un plus noble objet.

Voilà, Madame, ma façon de penser à cet égard. Comte, répondez, si vous pouvez.


DONNA EUGÉNIE.

Allons, mon cher Comte, voila une belle occasion de vous faire honneur.

LE COMTE.

Madame, je suis l’ennemi déclaré du verbiage. J’admire l’esprit du Chevalier ; mais sa distinction métaphysique est trop subtile pour moi. Au milieu d’une foule de choses, ou fausses ou inutiles, il en a dit une bonne cependant, et je me bornerai à y répondre. Madame est veuve ; et avant de disposer de ces bonnes grâces, dont il vous plaît de supposer les Dames si libérales, elle est au moment peut-être d’éprouver cette espèce d’amour qui n’a qu’un objet.


LE CHEVALIER.

Madame le peut, et le possesseur fortuné de sa main pourra s’applaudir de la femme du monde la plus vertueuse. Il me semble, Madame, que le Comte n’est point étranger à l’état secret de votre cœur. Je ne puis que louer vos résolutions : mais je ne croyais pas mériter l’exclusion d’une pareille confidence.


DONNA EUGÉNIE.

Le Comte ne sait certainement rien de plus que vous.


LE CHEVALIER (au Comte.)

C’est donc en vain que vous jouez ici l’astrologue, pour décourager mes espérances.


LE COMTE.

Pensez-vous qu’une veuve jeune, riche, et d’un grand nom, qui d’ailleurs est excédée des traitemens qu’elle reçoit ici, n’ait pas le projet de se remarier ?


LE CHEVALIER.

Elle est bien maîtresse de sa destinée. Madame, je ne pousse point l’audace jusqu’à deviner ; je désirerais cependant bien savoir…


DONNA EUGÉNIE.

Je ne veux point cacher la vérité à deux Cavaliers que j’estime. Ma position m’engage à former un second nœud.


LE COMTE (au Chevalier.)

Eh bien ! mon astrologie est-elle si mal fondée !


LE CHEVALIER.

Eh bien ! voyons ; puisque vous savez si bien tirer l’horoscope du cœur humain, cela doit vous encourager à deviner quel sera le fortuné mortel…


LE COMTE.

Je ne me hasarde point jusques-là. Je suis sûr d’une chose cependant ; c’est que Madame ne donnera pas son cœur à qui se pourrait contenter de la moitié.


LE CHEVALIER.
(se levant de son siége.)

Doucement, doucement, Monsieur. Ceci est une autre thèse, et je me déclare d’un avis différent. Je sais que je ne suis pas digne d’un aussi grand bonheur. Mais, en supposant que Madame daignât me combler de ses grâces, au point de me nommer son époux, je mettrais ses vertus bien au-dessus encore de la jeunesse, des biens et du nom, dont vous venez de lui faire un mérite. Je serais jaloux de sa foi, sans l’être de ses regards, et séparant toujours la femme sage, de la femme d’esprit, je serais heureux époux, mais non cavalier indiscret.


DONNA EUGÉNIE (à part.)

Un époux de ce caractère ne pourrait que me rendre très-heureuse.


LE COMTE.

Monsieur, autre chose est de donner carrière à son imagination, ou de se trouver dans le cas dont il s’agit. Je conçois parfaitement que vous cherchez le meilleur moyen d’établir votre crédit auprès du cœur qui vous écoute. Mais cette excessive indulgence dont vous parlez, ne peut rien sur l’âme d’Eugénie : elle préfère un amour vertueux à toute la galanterie moderne. Si vous dites vrai, vous ne l’aimez pas ; et si vous l’aimez, elle ne peut se flatter de la liberté que vous lui promettez.


DONNA EUGÉNIE (à part.)

Ce doute me paraît assez raisonnable.


LE CHEVALIER.

Je ne suis point venu solliciter le cœur d’Eugénie. Est elle prévenue en votre faveur ? qu’elle parle ; je connais mon devoir.


DONNA EUGÉNIE.

Je vous le répète, Chevalier ; je suis libre encore, et puis disposer de moi.


LE CHEVALIER.

Prononcez donc.


LE COMTE.

Madame est à temps de le faire.


LE CHEVALIER.

Le temps vole ; et l’on pleure stérilement la perte de ses beaux jours.


LE COMTE.

La vertu est toujours belle.


LE CHEVALIER.

Mais elle emprunte de la jeunesse un nouvel éclat.


LE COMTE.

Une épouse n’a pas besoin de tant d’éclat.


LE CHEVALIER.

Mais il en faut à une Dame.


LE COMTE.

Une Dame doit être sage.


LE CHEVALIER.

Oui ; mais non pas intraitable.


LE COMTE.

Elle doit dépendre de la volonté de son époux.


LE CHEVALIER.

Que le Ciel l’affranchisse de la tyrannie que vous vantez.


LE COMTE.

Et que l’amour ne la sacrifie pas à qui connaît si peu le prix de la vertu.


LE CHEVALIER.

Si vous vous oubliez à ce point avec moi…


DONNA EUGÉNIE.

Messieurs, si votre visite a pour but de me faire plaisir, veuillez ne vous point échauffer à mon sujet. Je vous révère l’un et l’autre. Je vous trouve à tous deux de la raison et du mérite. Mais je n’ai point encore disposé de moi, et je n’ose pas dire que vous me supposiez du penchant pour l’un de vous. Je suis ma maîtresse, il est vrai ; mais la bienséance exige qu’en sortant de cette maison, je consulte d’abord le père de mon défunt époux. Si son extravagance ne me propose point un parti indigne de moi, je préférerai tout autre penchant le devoir qui m’assujettit à mon beau-père. Que l’on me propose l’un ou l’autre de vous, je serai également satisfaite.


LE COMTE.

Ah ! Madame ! est-ce assez pour me consoler ?


LE CHEVALIER.

Et moi, je suis au comble de la joie et je vais de ce pas faire part de mes vœux à don Ambroise. Je vous le déclare, Madame, en présence du Comte, afin qu’il le sache, afin qu’il apprenne en même temps que je saurai marcher à mon but, sans que le mérite d’un tel rival me cause un instant de frayeur. Madame, à l’honneur de vous revoir. (Il lui baise la main et sort.)