« Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Unité » : différence entre les versions

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UNITÉ

s. f. Dans toute conception d'art, l'unité est certainement la loi première, celle de laquelle toutes les autres dérivent. En architecture, cette loi est peut-être plus impérieuse encore que dans les autres arts du dessin, parce que l'architecture groupe tous ces arts pour en composer un ensemble, pour produire une impression. L'architecture tend à un résultat suprême: satisfaire à un besoin de l'homme. La pensée de l'artiste, en composant un édifice quelconque, ne doit jamais perdre de vue ce but à atteindre, car il ne suffit pas que sa composition satisfasse matériellement à ce besoin, il faut que l'expression de ce besoin soit nette: or, cette expression, c'est la forme apparente, le groupement en faisceau, de tous les arts et de toutes les industries auxquels l'architecte a recours pour parfaire son Œoeuvre. Plus une civilisation est compliquée, plus la difficulté est grande de composer d'après la loi d'unité; cette difficulté s'accroit de la masse des connaissances d'arts antérieurs, des traditions du passé, auxquelles la pensée de l'artiste ne peut se soustraire, qui l'obsèdent, s'imposent à son jugement, et entraînent, pour ainsi dire, son crayon dans des sillons déjà tracés.

Un de nos prédécesseurs, dont les écrits sont justement estimés, a dit: «Aussi faut-il qu'un monument émane d'une seule intelligence qui en combine l'ensemble de telle manière qu'on ne puisse, sans en altérer l'accord, ni en rien retrancher, ni rien y ajouter, ni rien y changer1. » On ne saurait mieux parler, mais on comprendra qu'il est difficile à un architecte qui, pour exprimer sa pensée, va puiser à des sources très-diverses, de remplir ce programme. Nous reconnaissons volontiers que beaucoup d'architectes, de nos jours, n'admettent pas la loi d'unité, qu'ils en nient la puissance, et préconisent une sorte d'éclectisme vague, permettant à la pensée de l'artiste d'aller chercher dans le passé, au nord et au midi, les expressions propres à donner une forme à cette pensée. Ces artistes affirment que, de cet amas de documents mêlés, il sortira l'architecture de l'avenir. Peut-être; mais, en attendant, celle du présent n'exprime le plus souvent que le désordre et la confusion dans les idées.

Nous ne sommes pas de ceux qui nient l'utilité de l'étude des arts antérieurs, d'autant qu'il n'est donné à personne d'oublier ou de faire oublier la longue suite des traditions du passé; mais, ce que tout esprit réfléchi doit faire en face de cet amas de matériaux, c'est de les mettre en ordre, avant de songer à les utiliser. Que fait celui qui hérite d'une riche bibliothèque, si ce n'est d'abord d'en classer les éléments suivant un ordre méthodique, afin de pouvoir s'en servir le jour où il en aura besoin? Faut-il encore, qu'après ce premier classement, il ait fait au moins un résumé analytique de chacun des ouvrages de cette bibliothèque, dans son cerveau, afin de pouvoir choisir et profiter judicieusement de ses choix. Parmi toutes les architectures qui méritent d'être signalées dans l'histoire du monde, il n'en est pas une qui ne procède d'après la loi d'unité. Sur quoi s'établit cette loi d'unité? C'est là d'abord ce qu'il convient de rechercher. Les besoins auxquels l'architecture se propose de satisfaire ne sont pas très-variés. Il s'agit toujours d'abriter l'homme, soit en famille, soit en assemblée, et de lui permettre, sous ces abris, de vaquer à des occupations, ou de remplir des fonctions plus ou moins étendues, suivant que son état social est plus ou moins compliqué. Si ces premières conditions diffèrent peu, la manière d'y satisfaire est très-variée. En effet, l'abri peut être fait de bois ou de pierre; il peut être creusé dans le tuf ou façonné en terre; il peut se composer de parties juxtaposées ou superposées; il peut n'avoir qu'une destination transitoire ou défier l'action du temps. C'est alors que l'art intervient et que la loi d'unité s'établit, et s'établit naturellement, parce que tout, dans l'ordre créé, n'existe que par l'unité d'intention et de conception. On veut faire une cabane de bois, on coupe des arbres: unité d'intention. On réunit ces arbres en utilisant leurs propriétés: unité de conception. Quoi qu'on puisse dire et faire, c'est donc sur la structure, d'abord, qu'en architecture la loi d'unité s'établit, qu'il s'agisse d'une cabane de bois ou du Panthéon de Rome. La nature n'a pas procédé autrement, et il est plus que téméraire de chercher des lois en dehors de celles qu'elle a établies, ou plutôt de nous soustraire à ces lois, nous qui en faisons partie. Les découvertes dans les sciences physiques nous montrent chaque jour, avec plus d'évidence, que si l'ordre des choses créées manifeste une variété infinie dans ses expressions, il est soumis à un nombre de lois de plus en plus restreint à mesure que nous pénétrons plus avant dans le mystère du mouvement et de la vie; et qui sait si la dernière limite de ces découvertes ne sera pas la connaissance d'une loi et d'un atome! En deux mots, la création, c'est l'unité; le chaos, c'est l'absence de l'unité.

Sur quoi établirait-on, en architecture, la loi d'unité, si ce n'était sur la structure, c'est-à-dire sur le moyen de bâtir? Serait-ce sur le goût? Mais le goût, en architecture, est-il autre chose que l'emploi convenable des moyens? Serait-ce sur certaines formes adoptées arbitrairement par un peuple, par une secte? Mais alors, si nous avons à côté de ces formes d'autres formes arbitrairement adoptées par un autre peuple ou une autre secte, nous aurons deux unités. Nous voyons l'architecture des Hellènes parfaitement conforme aux lois de l'unité, parce que cette architecture ne ment jamais à ses moyens de structure; de même, chez les Romains (quand il s'agit des monuments bâtis suivant le mode romain); de même chez les Occidentaux du moyen âge, pendant les XIIe et XIIIe siècles. Cependant ces monuments sont fort dissemblables, et ils sont dissemblables parce qu'ils obéissent à la loi d'unité établie sur la structure. Le mode de structure changeant, la forme diffère nécessairement, mais il n'y a pas une unité grecque, une unité romaine, une unité du moyen âge. Un chêne ne ressemble point à un pied de fougère, ni un cheval à un lapin; végétaux et animaux obéissent cependant à l'unité organique qui régit tous les individus organisés.

De fait, l'unité ne peut exister dans l'architecture que si les expressions de cet art découlent du principe naturel. L'unité ne peut être une théorie, une formule; c'est une faculté inhérente à l'ordre universel, et que nous voyons adaptée aussi bien aux mouvements planétaires qu'aux plus infimes cristaux, aux végétaux comme aux animaux. M. Quatremère de Quincy, dans son Dictionnaire d'architecture2 distingue, dans l'art de l'architecture, «différentes sortes d'unités partielles, d'où résulte l'unité générale d'un édifice». Cet auteur divise ainsi ce qu'il appelle les unités partielles, sans définir, d'ailleurs, ce que peut être une unité partielle:

  • «Unité de système et de principe.
  • Unité de conception et de composition.
  • Unité de plan.
  • Unité d'élévation.
  • Unité de décoration et d'ornement.
  • Unité de style et de goût.»

L'illustre auteur du Dictionnaire d'architecture ne nous dit pas comment l'unité de système se distingue de l'unité de conception, ni comment ces deux unités peuvent se séparer de l'unité de style et de goût; comment l'élévation d'un édifice, qui semblerait dériver nécessairement du plan, possède cependant son unité distincte de celle qui régit la composition de ce plan. Nous pensions que l'unité possédait cette propriété de ne pouvoir être divisée, et que ce qu'on peut diviser est pluralité. Cette colonne de six unités (et nous ne voyons pas pourquoi on s'en tiendrait à ce nombre) précède le paragraphe où il est dit que l'unité de système et de principe ne permet pas de poser des arcs sur des colonnes, ni un chapiteau corinthien sur un style ionique. C'est, semble-t-il, un préambule bien solennel pour une mince conclusion. Plus loin, cependant, l'auteur du Dictionnaire, à propos de l'unité d'élévation, écrit ces lignes que l'on ne saurait trop soumettre aux méditations de l'architecte: «Ce qui constitue particulièrement, dans l'architecture, l'unité d'élévation, c'est d'abord une telle correspondance de l'extérieur de sa masse avec l'intérieur, que l'œil et l'esprit y aperçoivent le principe d'ordre et la liaison nécessaire qui en ont déterminé la manière d'être. Le but principal d'une façade ou élévation de bâtiment n'est pas d'offrir des combinaisons ou des compartiments de formes qui amusent les yeux. Là, comme ailleurs, le plaisir de la vue, s'il ne procède pas d'un besoin ou d'une raison d'utilité, loin d'être une source de mérite et de beauté, n'est plus qu'un brillant défaut. Mais là, comme ailleurs, le plus grand nombre se méprend en transportant les idées, c'est-à-dire en subordonnant le besoin au plaisir. De là cette multitude d'élévations d'édifices, dont les formes, les combinaisons, les dispositions, les ordonnances, les ornements, contredisent le principe d'unité fondé sur la nature propre de chaque chose. Ce qui importe donc à l'unité dont nous parlons, ce n'est pas qu'une élévation ait plus ou moins de parties, plus ou moins d'ornements, c'est qu'elle soit telle que la veulent le genre, la nature et la destination de l'édifice; c'est qu'elle corresponde aux raisons, sujétions et besoins qui ont ordonné de sa disposition intérieure; c'est que l'extérieur de cet édifice soit uni par le lien visible de l'unité à la manière d'être que les besoins du dedans auront commandée.» Nous n'avons pas à essayer, heureusement, d'accorder les opinions de l'ancien secrétaire perpétuel de l'Académie des beaux-arts avec les enseignements qui découlent des œuvres d'architecture laissées par les membres passés et présents de la docte assemblée. Ce sont affaires de famille; nous constatons seulement que cette définition de l'unité des élévations, quant au fond, peut s'appliquer à l'unité dans les œuvres d'architecture, sans qu'il soit utile de diviser cette unité. Ne mentir jamais au besoin, à l'ordonnance qu'impose ce besoin, aux moyens que fournit la matière en œuvre, aux nécessités de la structure, ce sont les premières conditions de l'unité en architecture, et ces conditions ne sauraient séparer le plan de l'élévation, la conception du style3. Nous ne concevons pas plus un architecte faisant un plan sans prévoir les élévations que donne ce plan, que nous ne concevrions l'ombre sans la lumière, ou la lumière sans l'ombre. D'ailleurs qu'entend-on par l'unité de plan? Est-ce que chaque partie de l'édifice projetée sur un plan horizontal possède les dimensions nécessaires, qu'elles soient placées en raison des besoins exprimés, qu'elles satisfassent pleinement à ces besoins en même temps qu'aux nécessités de la stabilité, de l'économie, de la durée, de l'orientation, de l'aspect intérieur et extérieur? Que chaque partie ne puisse être arbitrairement augmentée, diminuée, changée, sans qu'il en résulte quelque chose de moins bon? Que les pleins soient en raison de ce qu'ils doivent porter et que le mode de bâtir soit en rapport avec les matériaux à employer et avec les usages locaux? Si c'est là ce que l'on entend par l'unité de plan, c'est fort bien, à notre avis; mais nous ne pourrions comprendre la conception d'un plan ainsi dressé sans la conception simultanée des élévations; car, à prendre les choses à la lettre, le plan n'est que la projection horizontale de ce qu'on appelle l'élévation: or, comment concevoir et tracer la projection horizontale d'une chose qui serait à créer, qui n'existerait pas? Mais si, par l'unité de plan, on entend une image tracée sur le papier suivant certaines données symétriques, une sorte de dessin de broderie plaisant aux yeux par certaines pondérations de masses, de pleins et de vides, en torturant d'ailleurs les besoins auxquels tout édifice doit satisfaire, afin de rendre cette image plus agréable, alors nous avouons ne rien comprendre à cette unité; mais nous comprenons que cette unité peut être distincte de l'unité d'élévation, puisqu'elle n'a rien à voir avec les nécessités auxquelles il faut satisfaire, avec le mode de bâtir, avec la nature des matériaux à employer, avec l'économie et le bon sens, qui commande, paraît-il, de ne rien faire en architecture qui n'ait une raison d'être et dont on ne puisse justifier.

Il est un seul moyen de donner à une œuvre d'architecture l'unité: c'est le programme et les forces connues--nous entendons par forces les ressources en hommes, argent et matériaux,--de trouver les combinaisons qui permettent de satisfaire à ce programme, et d'employer ces forces de manière à leur faire produire le résultat le plus complet. Il est évident que si, pour satisfaire à sa fantaisie, l'artiste jette une notable partie des ressources dont il dispose sur un point d'un édifice pour produire un effet, au détriment des autres; que si son édifice présente des échantillons de tous les moyens de structure et d'ornementation par amour de l'éclectisme; que s'il ment à la structure que lui fournit son temps pour imiter des formes appartenant à un mode passé; que si le monument qu'il élève n'a aucun lien avec les mœurs du temps; s'il choque ces mœurs par des dispositions appartenant à une civilisation différente ou à un autre climat, son œuvre ne peut prétendre à l'unité.





1 : Quatremère de Quincy, Dict. d'architect., Unité.

2 : Voyez l'article Unité.

3 : Voyez les articles Goût, Style.