Bretons de Lettres
1905
Leconte de Lisle étudiant .............................3
Villiers de l'Isle Adam chrétien .................. 161
Hippolyte Lucas au Temple du Cerisier...... 199
Brizeux à Scaër .......................................241
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[[Catégorie:Leconte de Lisle]] |
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{{titre|Bretons de Lettres|[[Auteur:Louis Tiercelin|Louis Tiercelin]]|1905}} |
{{titre|Bretons de Lettres|[[Auteur:Louis Tiercelin|Louis Tiercelin]]|1905}} |
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<br /><br /> |
|||
<center>TABLE</center> |
|||
<center> |
|||
== LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT (1837-1843) == |
|||
</center> |
|||
Charles Leconte de Liste quitta l'île Bourbon, le 11 mars 1837, pour venir étudier le |
|||
droit en France. Il laissait ses parents désolés de son départ. « J'ai beau chercher à me |
|||
faire une raison de son absence, écrivait son |
|||
père, quand son souvenir me revient, et il me |
|||
revient souvent, mes yeux se mouillent. Je |
|||
me laisse volontiers pleurer. Puisses-tu, mon |
|||
ami, n'être jamais obligé de te séparer de tes |
|||
enfants à d'aussi immenses distances ; cela |
|||
nuit au bonheur de la vie. » Avant de s'installer à Rennes pour y suivre les cours de la |
|||
Faculté de droit, Charles devait passer quelque temps chez son oncle, M. Louis Leconte, |
|||
avoué à Dinan. C'était le plus proche parent |
|||
<center>4 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
<br /> |
||
que M. Leconte de Lisle<ref>Au sujet de l'orthographe du nom, dans les lettres et |
|||
documents de cette époque, il y a lieu de remarquer que le |
|||
nom ''Leconte'' est toujours écrit eu un seul mot par les trois |
|||
correspondants ; l'apostrophe à ''l'Isle'' figure dans les signatures |
|||
du père ; elle est omise dans celles du fils. Je me conformerai, |
|||
eu les nommant, à l'orthographe adoptée par chacun d'eux.</ref>, émigré depuis vingt |
|||
ans, eut laissé dans la petite ville bretonne |
|||
dont il était originaire. C'était à lui qu'il |
|||
confiait la surveillance et la tutelle de son |
|||
fils pendant le temps de ses études, en lui |
|||
donnant tout pouvoir pour l'administration du |
|||
budget et la direction de la vie du jeune étudiant. |
|||
[[Leconte de Lisle étudiant (Louis Tiercelin, 1905)|Leconte de Lisle étudiant]] .............................3 |
|||
La correspondance échangée entre les parents de Bourbon et le cousin de Bretagne, |
|||
les notes que j'ai prises dans les archives de |
|||
l'Université et dans les journaux et revues de |
|||
Rennes, — notes et correspondance éclairées |
|||
ou complétées par quelques lettres de Charles |
|||
Leconte de Lisle et par des souvenirs de famille, — m'ont permis de suivre, à Rennes, |
|||
pendant près de six années, les traces du |
|||
mauvais étudiant qui devait être un grand |
|||
poète. Je dis ''six années'', car voici qu'une |
|||
première rectification s'impose. |
|||
[[Villiers de l'Isle Adam chrétien]] .................. 161 |
|||
« Trois ans, il demeura à Rennes, sous prétexte d'y faire son droit... On le rappela à |
|||
[[Hippolyte Lucas au Temple du Cerisier]]...... 199 |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 5 </center> |
|||
<br /> |
|||
l'Île Bourbon, en 1841. » Jean Dornis, à qui |
|||
j'emprunte ce renseignement, se trompe, Le |
|||
séjour de Leconte de Lisle à Rennes et à |
|||
Dinan fut de six années ; Leconte de Lisle ne |
|||
repartit pour Bourbon qu'en 1843, |
|||
[[Brizeux à Scaër]] .......................................241 |
|||
À ce sujet, j'ai reçu de Jean Dornis la lettre |
|||
suivante : |
|||
« Paris, novembre 1807, |
|||
[[Catégorie:Leconte de Lisle]] |
|||
« Monsieur, vous venez de publier un intéressant article sur Leconte de Lisle. Puisque |
|||
vous me faites l'honneur de citer mon témoignage et que vous croyez pouvoir relever |
|||
dans mes souvenirs quelques légères inexactitudes, je crois vous être agréable en mettant |
|||
sous vos yeux le document dont je me suis |
|||
servi. Je le tire des notes autographes que |
|||
Leconte de Lisle avait bien voulu écrire pour |
|||
me renseigner : « Mon père d'origine normande et Bretonne. Deux branches, aînée |
|||
et cadette. Le nom est ainsi orthographié |
|||
dans les anciens papiers de famille : Le |
|||
Conte de Lisle, branche aînée ; Le Conte |
|||
de Préval, cadette. Les Préval n'ont gardé |
|||
que le nom patronymique, J'ai réuni, le premier ''le'' et ''Conte'', pour éviter le semblant d'un |
|||
titre..... |
|||
Venu en France à 3 ans, retourné à Bourbon à 10 ans avec ma famille, deuxième |
|||
<center>6 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
voyage, seul, à 20 ans, séjourné au Cap |
|||
de Bonne-Espérance et à Sainte-Hélène. |
|||
Retourné à Bourbon à 23. Puis troisième |
|||
voyage, retour définitif en France..... » |
|||
En dépit des renseignements puisés par |
|||
Jean Dornis à la source même, je prouverai |
|||
par des documents que les ''notes autographes'' |
|||
sont erronées et qu'elles tendraient à biffer |
|||
près de trois années dans la vie du Maître. |
|||
Tout d'abord, quelques mots sur les origines de famille et le nom de Leconte de Lisle |
|||
ne seront pas inutiles, pour rectifier tant |
|||
d'erreurs accumulées sur ces deux points. |
|||
De documents remis par {{Mme}} Le Branchu et |
|||
déposés par M. Charles Bellier-Dumaine<ref>L'Hermine tome XVII, page 179 et tome XX, page 61..</ref> aux |
|||
Archives d'Ille-et-Vilaine (série E), il résulte |
|||
que le plus lointain ancêtre connu de Leconte |
|||
de Lisle est un Jean Leconte qui vivait vers |
|||
le milieu du XVI{{e}} siècle ; son fils fut Jean, |
|||
son petit-fils Thomas, son arrière petit-fils |
|||
Charles. Un des fils de celui-ci fut Thomas, |
|||
« aïeul paternel de Leconte de Lisle au cinquième degré. » |
|||
Le fils de Thomas fut Jean, qui vivait dans |
|||
la seconde moitié du XVII{{e}} siècle. Un de ses |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 7</center> |
|||
<br /> |
|||
fils Michel prit le nom de Préval, qui « devait |
|||
se conserver longtemps dans la famille, » et |
|||
que pourtant M. Louis Leconte, le maire de |
|||
Dinan, ne parvint pas à se faire concéder légalement et auquel dès lors il renonça. |
|||
Ce Michel Leconte de Préval, qui était apothicaire, habitait Pontorson, petite ville aux |
|||
frontières de la Bretagne. Parmi d'autres enfants, il eut un fils Jacques Leconte, sieur |
|||
de Préval, qui fut l'arrière grand-père de |
|||
Leconte de Lisle. Il fit ses études de médecine |
|||
à Paris et s'établit a Avranches, Son fils |
|||
Charles-Marie, né en 1759, mort en 1809, vint |
|||
se fixer comme apothicaire à Dinan, Un de |
|||
ses frères, René l'y suivit bientôt ; celui-là fut |
|||
le père de Louis Leconte, |
|||
La poésie apparaît pour la première fois |
|||
dans la famille en la personne de ce Charles |
|||
Marie, grand-père du poète. La pharmacie lui |
|||
laissait des loisirs. Il célébra la Révolution |
|||
naissante et fut à Dinan le chansonnier de la |
|||
Fédération : |
|||
:Souviens-toi que le Dieu qui punit les parjures |
|||
:Lit au fond de ton âme, y voit tes sentiments ; |
|||
:Si par hypocrisie ou par crainte tu jures, |
|||
:Va loin de cet autel porter tes faux serments. |
|||
Le patriote poète n'en fut pas moins emprisonné, et, rendu à la liberté au 9 thermidor, |
|||
<center>8 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
<br /> |
|||
ce fut en vers encore qu'il manifesta sa joie. |
|||
Les ''Souvenirs'' de M. Néel de Lavigne constatent le succès de ces vers et la célébrité locale |
|||
de leur auteur. |
|||
Son fils fut Charles-Guillaume Jacques, né |
|||
en 1787. Il n'avait pas terminé ses études de |
|||
médecine quand, en 1813, il fut nommé chirurgien sous-aide au corps de Bavière. À la |
|||
chute de l'Empire, il quitta son poste, et, en |
|||
1816, il se décida à partir pour lîle Bourbon. |
|||
Ce Charles-Guillaume-Jacques, père du poète, |
|||
s'est toujours fait appeler Leconte de L'IsIe, |
|||
À quel titre et de quel droit ? Voici : |
|||
Parmi les noms additionnels des Leconte, |
|||
nous trouvons ceux de « du Val, de Préval, du |
|||
Désert, du Grimbert, » et enfin de « de Lisle. » |
|||
Ils furent pris, selon l'habitude des bourgeois |
|||
des XVII{{e}} et XVIII{{e}} siècles, pour se distinguer |
|||
entre frères et cousins et n'impliquaient pas |
|||
même une prétention à la noblesse ; ils marquaient, et encore pas toujours, la possession |
|||
d'une terre, |
|||
La terre de l'isle est située sur les anciennes |
|||
paroisses de Saint Samson de l'Isle et de Cendres, qui font partie aujourd'hui de la paroisse de Pleine-Fougères, au diocèse de Rennes. Elle relevait autrefois de l'évêché de Dol |
|||
et des moines de Marmoutiers. Une vieille |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 9 </center> |
|||
<br /> |
|||
église, les ruines d'une autre plus ancienne |
|||
détruite par les Normands, la jolie rivière du |
|||
Couësnon, de vastes marais couverts d'eau |
|||
pendant l'hiver, la cathédrale de Dol d'un |
|||
côté, le mont Saint-Michel de l'autre, les hauteurs d'Avranches à l'Est », au nord et à l'ouest |
|||
la mer et Saint-Malo, voilà les horizons à vol |
|||
d'oiseau de cette région où est enclose la |
|||
petite ''seigneurie'' du poète. N'y avait-il pas de |
|||
quoi éveiller une génération à la poésie ? C'est |
|||
ainsi, du moins, que les Leconte Normands, |
|||
en franchissant le petit fleuve, qui, |
|||
:::''par sa folie |
|||
:A mis le Mont en Normandie.'' |
|||
se sont faits, pour nous dédommager sans |
|||
doute de la Merveille devenue Normande, un |
|||
peu plus Bretons et bientôt, par leur séjour |
|||
à Dinan, Bretons tout à fait. |
|||
C'est par un mariage avec la fille de François Estienne, acquéreur de cette terre et qui |
|||
en prit le nom, que Michel Leconte de Préval |
|||
devint propriétaire de la petite terre de l'Isle. |
|||
Le premier qui en porta le nom fut son petit-fils Charles-Marie, grand-père de notre poète. |
|||
Bien que ''légalement'' ce nom ne lui appartint |
|||
pas, il le porta si constamment que son fils, |
|||
sur l'ordre ministériel de 1813 qui l'appelait |
|||
à l'armée de Bavière, est qualifié : Leconte |
|||
<center>10 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
''dit'' de Lisle. Aussi quand le chirurgien démissionnaire partit pour Bourbon, emportait-il |
|||
son nom presque ''légitimement'' constitué et désormais en fit-il sa signature incontestée, |
|||
avec la seule variante de l'apostrophe mise |
|||
ou omise à ''Lisle''. |
|||
Il n'y avait guère plus de vingt ans que |
|||
M. Leconte de Lisle avait émigré à Bourbon |
|||
pour y exercer la médecine et y faire de la |
|||
culture. Il s'y était marié avec {{Mlle}} Elisée de |
|||
Riscourt de Lanux ; en 1818, Charles-Marie-René, qui fut le poète était né. |
|||
Quand il fut question d'envoyer Charles en |
|||
France pour la seconde fois, en 1837. leur |
|||
plus proche parent dans la petite ville de |
|||
Dinan était M. Louis Leconte, et c'était à lui |
|||
que M. Leconte de l'Isle confiait son fils, en |
|||
le lui recommandant tendrement : « Que nous |
|||
serions heureux, si vous alliez l'aimer, Lucie |
|||
et toi. Mon Dieu ! si je pouvais deviner ce |
|||
qu'il faudrait faire pour cela ! » |
|||
Par malheur, les deux cousins étaient loin |
|||
d'avoir te même tempérament. D'ailleurs, ils |
|||
se connaissaient peu et n'avaient guère |
|||
échangé de lettres depuis la séparation. M. |
|||
Charles Leconte semble tout ignorer de la |
|||
famille de son cousin. Il lui dit : « Fais-moi |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 11</center> |
|||
<br /> |
|||
connaître, je te prie, l'intérieur de ton ménage. Combien as-tu d'enfants ? Leur âge, |
|||
leur nom ? Que nous nous connaissions avant |
|||
de nous voir. » |
|||
Fort estimé dans sa ville natale, dont il |
|||
allait bientôt devenir maire, M. Louis Leconte, |
|||
à en juger par sa correspondance, semble |
|||
d'une nature tin peu sèche, d'une correction |
|||
bourgeoise un peu étroite, de principes un |
|||
peu durs. Il était peu fait, lui, l'homme d'affaires et le citadin d'une petite ville bretonne, |
|||
pour comprendre et pour diriger un jeune |
|||
homme librement élevé à Bourbon et déjà |
|||
atteint de poésie, un enfant gâté, s'il faut tout |
|||
dire, car la correspondance de M. Leconte de |
|||
l'Isle, même aux heures où elle se fera sévère, |
|||
est pleine de la plus grande tendresse et d'une |
|||
exquise faiblesse pour l'enfant exilé. |
|||
Elle marque, dès le début, les préoccupations les plus vives, les inquiétudes les plus |
|||
minutieuses. Les moindres détails de la vie |
|||
de l'étudiant seront l'objet de soucis constants |
|||
et de recommandations pressantes. Si les parents du poète ne l'ont jamais ''compris'', au |
|||
dire d'un biographe qui reçut les confidences |
|||
du Maître, ils l'ont, du moins, profondément |
|||
aimé. Son installation à Rennes les préoccupe |
|||
à divers points de vue. |
|||
<center>12 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
« Mon premier désir, écrit M. Leconte de |
|||
l'Isle, est qu'il habite le quartier le plus aéré |
|||
et conséquemment le plus sain. Je suis loin |
|||
de vouloir et de pouvoir lui fournir un logement autre que modeste et propre, mais |
|||
encore que je ne veuille pas faire une dépense |
|||
folle, suis-je désireux que sa chambre soit |
|||
bien propre, bien garnie de tous les meubles |
|||
nécessaires et commodes — on se plaît mieux |
|||
chez soi, quand on est bien logé — et bien |
|||
située pour l'air et la vue — c'est l'expérience qui me l'a appris... |
|||
« Il est peu difficile en nourriture. Quant |
|||
à la pension, qu'elle soit saine, c'est tout ce |
|||
qu'il lui faut ! Sous ce rapport, il n'est pas |
|||
sensuel. S'il était possible qu'une personne fût |
|||
chargée de son linge (celle chez qui il logerait, |
|||
par exemple), cela serait fort utile pour lui, |
|||
car nul, que je sache, ne porfa plus loin l'insouciance en pareille matière. » |
|||
L'excellent père lient à ce que son fils |
|||
« soigne son costume : il se respectera davantage, quand il sera bien mis. » |
|||
« Je n'ai pas le désir, écrit-il, qu'il soit un |
|||
fashionable, mais cependant je serais désobligé que sa mise ne fût pas soignée. Veuille, |
|||
mon ami, y donner la main, sans permettre |
|||
l'excès contraire, qui jusqu'ici n'a jamais été |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 13 </center> |
|||
<br /> |
|||
dans ses goûts, mais que je désapprouve autant que la négligence. Qu'il soit donc toujours mis avec goût et propreté. L'homme bien |
|||
mis se respecte toujours plus que celui qui |
|||
en raison de son mauvais maintien ne craint |
|||
pas de se mélanger. » |
|||
Et si l'on veut savoir quelle était la façon |
|||
d'être bien mis à Rennes, à cette époque, voici |
|||
ce qu'en écrivait, à la date du 12 février 1838, |
|||
le chroniqueur des Modes du Journal. ''L'Auxiliaire Breton : « Redingote pardessus en drap |
|||
peloté. La jupe ne dépasse pas le dessous des |
|||
genoux, elle n'est pas fendue et l'ampleur par |
|||
derrière est formée par deux gros plis grevés. |
|||
La taille est très longue et d'une largeur prodigieuse. Les boutons d'un très grand diamètre ; les parements, le col et les poches |
|||
garnis de velours... Le paletot est très bien |
|||
porté ; les habits à la française sont une fantaisie négligée. Les pantalons ajustés à la |
|||
botte passent de mode ; on revient aux pantalons droits ; en négligé, on porte encore |
|||
quelques pantalons à plis. Les chapeaux n'ont |
|||
pas varié : fond ballonné avec rebords plus |
|||
larges devant et derrière que sur les côtés. » |
|||
On n'en demandait pas tant au jeune étudiant et sa pension ne lui permettait pas de |
|||
telles fantaisies. Son père semble pourtant |
|||
<center>14 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
très soucieux de la bonne tenue de son fils et |
|||
cette préoccupation revient souvent dans ses |
|||
lettres. |
|||
« Nous désirons vivement, Élysée et moi, |
|||
écrit-il encore, qu'il puisse tenir son rang, |
|||
qui le force à sortir des habitudes de trop |
|||
de laisser aller qui lui sont naturelles. Si je |
|||
me sers du mot ''rang'', je veux dire tout simplement une bonne société, peu soucieux |
|||
qu'il était ici de voir le monde. Nous craignons qu'il vive trop retiré, ce qui est toujours peu avantageux pour un jeune homme, |
|||
lorsqu'il est destiné, si rien ne s'y oppose, à |
|||
entrer dans la magistrature. » |
|||
Mais ce n'était pas tout d'habiter un logement sain, de vivre d'une vie confortable, de |
|||
fréquenter la bonne société, et d'avoir la tenue d'un homme du monde, Charles Leconte |
|||
de Lisle devait encore, au gré de ses parents, |
|||
se teinter d'art, non pas sans doute pour l'art |
|||
en lui-même, mais pour ce qu'il peut ajouter |
|||
d'agrément au bonheur d'une vie bourgeoise. |
|||
On lui a bien recommandé de prendre des |
|||
« maîtres de dessin (paysage), de musique et |
|||
de danse ». Il serait bon aussi qu'il eût « un |
|||
maître d'armes pendant l'hiver » ; tout cela |
|||
est « accessoire, c'est vrai, et secondaire, mais |
|||
utile, pourtant. » |
|||
<center> |
|||
ECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 15 </center> |
|||
Et comme ces recommandations faites au |
|||
départ pourraient être oubliées, le cousin de |
|||
Dinan est prié par lettre d'y tenir la main. |
|||
« Malheureusement, Charles n'est pas encore musicien; fais en sorte qu'il le devienne ; |
|||
tu en conçois tout l'agrément, toi qui as le |
|||
bonheur de l'être. Indique-lui un bon maître, |
|||
car presque toujours, en ces sortes de matières, l'élève dépend du maître. » |
|||
Le chapitre des plaisirs était prévu dans ce |
|||
règlement de vie, sinon dans tous ses détails, |
|||
du moins au point de vue budgétaire. Une |
|||
somme de « dix francs par mois » y devait |
|||
suffire ; cependant M. Leconte de Dinan était |
|||
autorisé a fournir un léger supplément à cet |
|||
article et, au besoin « à ne pas se tenir à |
|||
cinquante francs de plus. » Mais M. Louis |
|||
Leconte semblait penser qu'on avait toujours |
|||
trop d'argent pour s'amuser, et je ne crois |
|||
pas qu'il ait jamais dépassé la somme fixée. |
|||
M. Leconte de l'Isle a réfléchi que son fils |
|||
allait arriver en France pour « la saison des |
|||
pluies », et l'hiver le préoccupe. |
|||
Charles ne doit pas regarder « à une brasse |
|||
de bois de plus ou de moins. » Non pas qu'on |
|||
le croie « une demoiselle, mais on travaille |
|||
mieux, quand on n'a pas froid et l'on ne dé- |
|||
<center>16 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
sire pas aller se chauffer ailleurs que chez |
|||
soi.. » |
|||
La maladie aussi est prévue. Il faut qu'on |
|||
lui indique « le médecin qu'il devra faire |
|||
appeler, ainsi que la garde-malade. » |
|||
Cet article ne devait pas être ruineux. |
|||
Charles avait une bonne santé et, d'ailleurs, à |
|||
ce moment, le prix d'une visite de médecin à |
|||
Rennes était taxé à 1 franc 50 ; ce ne fut qu'en |
|||
1841 qu'il fut élevé à ''deux francs''. |
|||
Quel que fut le prix, Charles ne devait « rien |
|||
épargner » en pareille occurrence. |
|||
« J'aime encore mieux, écrit M, Leconte de |
|||
l'Isle, sa santé que sa science. Nous travaillerons pour lui, sa mère et moi ; nous avons |
|||
essentiellement besoin qu'il se porte bien pour |
|||
être heureux. » |
|||
Et comme s'il se rendait compte que ce sont |
|||
beaucoup et de bien minutieuses recommandations, et qu'elles pourraient sembler exagérées, le bon père s'en excuse doucement auprès de son cousin : |
|||
« Tu songeras que c'est un père qui envoie |
|||
son fils à 4000 lieues de lui. » |
|||
Et en lui déléguant ses pleins pouvoirs, il |
|||
ajoute : |
|||
« Remplace-moi, mon ami ; supplée dans |
|||
ses intérêts à ce que j'ai omis ; fais pour le |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 17 </center> |
|||
<br /> |
|||
mieux, comme ton père fit pour moi dans ma |
|||
jeunesse. » |
|||
Hélas ! que ne pouvait-il déléguer, avec |
|||
son autorité, un peu de sa tendresse : mais |
|||
Charles Leconte de Lisle ne devait pas trouver près de son oncle de Dinan l'indulgence |
|||
de ses parents, et la vie à Rennes allait être |
|||
pour lui bien différente de celle de Bourbon. |
|||
Ce à quoi M. Leconte de Lisle tient par |
|||
dessus tout, c'est à savoir « la vérité, toute |
|||
la vérité sur son fils. Si elle est pénible, il |
|||
tâchera d'y remédier. Qui n'a pas commis des |
|||
fautes dans la vie ? Encore vaut-il mieux connaître les erreurs de son fils que de le croire |
|||
dans la bonne voie, quand il est égaré. » |
|||
« Enfin, conclut M. Leconte de Lisle dans |
|||
ses recommandations à son cousin, sois sévère |
|||
avec Charles pour la reddition de ses comptes. |
|||
Cela lui apprendra à avoir de l'ordre. Il n'est |
|||
point habitué à garder de l'argent. Dans le |
|||
principe, ne lui confie que l'argent de ses |
|||
plaisirs et de ses leçons particulières, non |
|||
qu'il soit aucunement capable d'en mésuser, |
|||
mais il est si étourdi qu'il laisserait son secrétaire ouvert et il pourrait être dupe. Lorsqu'il sera habitué a soigner lui-même ses |
|||
affaires, il est digne de toute confiance ; lui |
|||
aussi sera un honnête homme. » |
|||
<center>18 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
En même temps qu'ils prouvent la sensibilité profonde et la vraie tendresse de M. |
|||
Leconte de l'Isle, ces extraits de sa correspondance, ainsi que ceux qui suivront, ont un |
|||
autre intérêt et plus grand pour nous, c'est |
|||
de nous permettre de connaître le caractère |
|||
de notre poète, à vingt ans, et, par ces traits |
|||
épars, d'en fixer la vraie physionomie. |
|||
Pourquoi faut-il que tant d'affection d'un |
|||
côté et tant de de ns heureux de l'autre ne |
|||
suffisent pas à maintenir d'affectueux rapports |
|||
entre les parents et les enfants ? Pourquoi en |
|||
arrive-t-on presque toujours à se séparer et à |
|||
ne plus se comprendre ? |
|||
Charles Leconte de Lisle avait écrit à ses |
|||
parents, du cap de Bonne-Espérance, une lettre qui leur était parvenue au commencement |
|||
du mois de juillet 1837. Ils n'avaient pas reçu |
|||
d'autres nouvelles de lui : peut-être, le bateau |
|||
n'avait-il pas fait escale à Sainte-Hélène, comme l'avait annoncé le capitaine ? Du moins, |
|||
les navires anglais qui avaient touché à l'Île |
|||
de France n'avaient rien apporté et personne |
|||
n'avait entendu parler du voyageur. |
|||
M. Leconte de l'Isle écrivit alors à son cousin ; il ne voulait pas croire a un accident, |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 19 </center> |
|||
<br /> |
|||
mais il prenait prétexte de son inquiétude |
|||
pour prier l'oncle de Charles de bien lui recommander de donner régulièrement de ses |
|||
nouvelles. « Une négligence de sa part à nous |
|||
écrire ferait bien souffrir sa pauvre mère et |
|||
moi aussi. » |
|||
Cette lettre, datée du 3 juillet 1837, est |
|||
pleine d'émotion. La mort de deux compatriotes, Tanguy et Théophile de Querhoënt, à |
|||
huit mois de distance, l'arrivée à Bourbon |
|||
d'un Malouin, le capitaine Moucet, commandant le ''Robert Surcouf'' ; tous ces événements, |
|||
joints au départ de son fils et au manque de |
|||
nouvelles, ont remué au cœur de l'exilé les |
|||
vieux souvenirs du pays natal. |
|||
C'est que M. Leconte de lisle ne se considérait que comme un exilé sur la terre de |
|||
Bourbon. Il avait placé, de manière à l'avoir |
|||
toujours sous les yeux, une ''Vue de Dinan'' que |
|||
lui avait envoyée Louis Leconte. « Je suis fort |
|||
aise, lui écrivait-il, de la revoir tous les jours, |
|||
encore qu'elle soit bien gravée dans mon souvenir. » Et il en prenait occasion pour renouveler sa demande de toutes les vues de Dinan |
|||
du même auteur. « Les 4.000 lieues qui nous |
|||
séparent ne m'enlèveront jamais mon affection pour la terre natale. » |
|||
Son projet bien arrêté était de rentrer au |
|||
<center>20 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
pays. C'est avec le capitaine Moucet qu'il rêvait d'y revenir. Quand on lui annonce la |
|||
mort de {{Mlle}} Robinot, de Dinan, il s'en désole ; |
|||
il se faisait « un plaisir de la compter au |
|||
nombre des amies de sa fille à son retour. Je |
|||
ne saurais te dire, ajoute-t-il, combien cet |
|||
exil me pèse, lorsque je me vois condamné a |
|||
vivre seul, loin de mon pays, de mes amis. » |
|||
De Nantes, où Charles était débarqué, il |
|||
avait écrit « dix lignes » à sa famille, pour |
|||
annoncer son arrivée en bonne santé ; mais |
|||
« de détails, pas encore. » Dieu sait pourtant |
|||
combien « ils en avaient besoin. » Dans une |
|||
lettre, apportée en France par le capitaine |
|||
Moucet qui regagnait Saint-Malo, M. Leconte |
|||
de l'Isle disait toute son impatience d'avoir |
|||
des nouvelles. Cette lettre, datée du 12 septembre 1837, était à peine partie que les nouvelles tant attendues arrivaient par ''l'Ange |
|||
Gardien''. Avec quelle joie les parents de |
|||
Bourbon connurent l'arrivée de leur fils dans |
|||
la famille de son oncle et le bon accueil qui |
|||
lui avait été fait. L'avoué de Dinan annonçait à son cousin qu'il allait, avant peu, être |
|||
nommé maire. Le reste de la lettre était moins |
|||
agréable à lire et quelques points noirs étaient |
|||
signalés déjà dans l'existence de Charles. Son |
|||
oncle avait remarqué chez lui de la tendance |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 21 </center> |
|||
<br /> |
|||
à la « coquetterie, un peu de vanité et d'amour-propre. » |
|||
Dès le 27 novembre, M. Leconte de l'Isle répondait à son cousin pour remercier « les protecteurs, les amis de son enfant. » Et ce n'était |
|||
pas seulement pour la cordialité de leur accueil, c'était même, c'était surtout pour la |
|||
tutelle morale qui s'exerçait déjà par des |
|||
observations, quoique peut-être prématurées, |
|||
sur le caractère de Charles. Il a besoin pourtant qu'on le rassure sur cette vanité et |
|||
cet amour-propre qu'on lui signale. « Soit |
|||
faiblesse de père, soit changement chez Charles, |
|||
je ne m'en étais pas aperçu. Il aime la toilette, me dis-tu : j'avais craint le contraire, |
|||
tant ce triste pays où je suis exilé avait jeté |
|||
d'abandon dans son âme, dans sa tenue. Les |
|||
excès ne valent rien ; je serais aussi peiné |
|||
qu'il s'occupât trop de sa mise que je serais |
|||
contrarié qu'il se négligeât. » On devine pourtant que, s'il fallait choisir entre les deux |
|||
excès, l'excellent homme pencherait plutôt |
|||
pour un peu de coquetterie. « Un costume |
|||
soigné porte au respect de soi-même et vous |
|||
ferme en quelque sorte, à mon avis, l'entrée |
|||
des réunions trop faciles où l'on contracte |
|||
de mauvaises habitudes, » Un point sur lequel les deux cousins sont d'accord, c'est la |
|||
<center>22 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
nécessité de mettre de l'ordre dans les dépenses du jeune homme et l'obligation pour |
|||
lui d'en fournir le compte à son tuteur. Sans |
|||
doute, il arrivera souvent à Charles de faire |
|||
infraction à cet article de son règlement de |
|||
vie : le désordre, l'insouciance du lendemain, |
|||
l'absence des idées d'économie « sont si grandes à Bourbon, dans ce malheureux pays » |
|||
où, même pour un homme d'ordre, le mal |
|||
est contagieux. Ce sera à son oncle « qui a si |
|||
bien mené sa barque » à prêcher d'exemple. |
|||
Et M. Leconte de l'Isle le félicite sur « la |
|||
haute situation » à laquelle il va être appelé ! |
|||
Soit par suite des préoccupations de sa nomination d'abord, puis des charges de sa fonction, soit mauvaise humeur de sa tutelle, je |
|||
ne sais ; toujours est-il que M. Louis Leconte, |
|||
après cette lettre, ne donna plus de ses nouvelles, c'est-à-dire des nouvelles de Charles. |
|||
La famille de Bourbon patienta jusqu'au |
|||
mois de février 1838, mais, le 10 de ce mois, |
|||
M. Leconte de l'Iisle prit la plume et, en même |
|||
temps qu'il envoyait l'argent de la seconde |
|||
année de pension de son fils, il suppliait son |
|||
cousin de rompre enfin le silence. |
|||
La lettre fut confiée au ''Mandarin'' de Nantes. |
|||
Qu'est-il donc arrivé ? L'étudiant aurait-il |
|||
commis quelque faute ? Mais, outre que Char- |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 23 </center> |
|||
<br /> |
|||
les en est incapable, encore le lui eût-on écrit. |
|||
On l'obligerait, si les affaires le permettent, |
|||
de lui écrire deux lignes sur la conduite de |
|||
son enfant. « Puisse cette surveillance ne pas |
|||
te peser trop, conclut-il. Je conçois combien |
|||
il faut de complaisance pour cela. Sa mère et |
|||
moi, nous vous en remercions bien sincèrement. » |
|||
Ce qui augmentait l'inquiétude des parents |
|||
de Bourbon, c'est que, depuis les six lignes |
|||
du Cap, la lettre de Nantes et une autre lettre, |
|||
écrite huit jours après son arrivée à Dinan, |
|||
où il disait toutes les bontés de son oncle et |
|||
de sa tante pour lui, Charles n'avait pas écrit |
|||
à sa famille, ou, du moins, sa famille n'avait |
|||
rien reçu de lui ! |
|||
« Il a eu tort, écrit avec un peu d'amertume ce pauvre père attristé ; aurait-il oublié |
|||
notre amour pour lui ? Si loin, c'eût été cependant bien doux pour nous de recevoir de |
|||
ses nouvelles. » Et à la pensée de cet enfant |
|||
qu'il n'a pas embrassé depuis si longtemps, |
|||
l'attendrissement le gagne. Il faut que l'étudiant soit présent a Bourbon un peu plus que |
|||
par le souvenir, et on demande au cousin que |
|||
Charles fasse faire sa miniature par le meilleur artiste de Rennes ; on paiera la somme |
|||
nécessaire. « Ce sera toujours pour eux un |
|||
<center>24 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
moyen de le revoir. Être éloigné, et si loin |
|||
encore, de son enfant, on ne saurait croire |
|||
combien cela fait de mal, » |
|||
Le 25 février, le ''Col'' de Nantes emporte une |
|||
autre lettre de Bourbon. Toujours pas de |
|||
nouvelles de France. On en attend par tous |
|||
les navires. Et, cependant, pour bien disposer |
|||
le cousin, on lui a envoyé « un petit ballotin |
|||
de café ; il n'est pas gros, mais c'est de la |
|||
crème. » |
|||
Enfin, le 29 mars 1838, arrivait à Bourbon |
|||
une lettre de Dinan, datée du 23octobre 1837 ; |
|||
elle avait mis cinq mois à franchir les quatre |
|||
mille lieues. Mais quelles nouvelles ! |
|||
Le Maire de Dinan semblait épouvanté de |
|||
son neveu et, sous les réticences de sa plume, |
|||
on devine son effroi et sa colère. Charles était |
|||
accusé « d'affecter un mépris sauvage pour tout |
|||
ce que l'on est convenu de respecter dans la |
|||
société » ; son caractère est froid, inégal ; il |
|||
est peu poli ; ses opinions politiques « d'une |
|||
exagération blâmable » ont fortement blessé |
|||
son oncle ; bref, il est républicain et M. le |
|||
Maire n'entend pas que son neveu le compromette. M. Louis Leconte se plaint encore d'une « piétendue myopie » qui ne lui paraît qu'affectation et pose, et de dépenses exagérées |
|||
de toilette, et d'achats excessifs de livres. Il |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 25 </center> |
|||
<br /> |
|||
y a lieu de signaler enfin certains déportements de ce jeune homme, qui n'est pas du |
|||
tout la ''demoiselle'' qu'on lui avait annoncée. |
|||
Comment dire la surprise des parents de |
|||
Charles ? Sa conduite près d'eux avait toujours |
|||
été si ''pure'', le mot est souligné dans une lettre |
|||
du 5 mai 1838 ; son caractère « si égal, si poli |
|||
avec tout le monde », qu'ils en sont littéralement « tombés des nues ». Les compagnons |
|||
de voyage de Charles avaient tous « chanté |
|||
ses louanges » ; sa douceur, son affabilité, son |
|||
travail avaient fait l'admiration des passagers. |
|||
Qui eût pu croire qu'on eût jamais écrit à son |
|||
père qu'il « affectait un mépris sauvage pour |
|||
tout ce que l'on est convenu de respecter |
|||
dans la société. Je n'en reviens pas, écrit M. |
|||
Leconte de l'Isle. Je m'y perds. Quant à sa |
|||
timidité, ou plutôt son caractère froid et réservé, cela lui est naturel, il est peu communicatif, peu causeur. La nature l'a fait ainsi ; |
|||
le temps, les femmes, la société le changeront |
|||
peut-être. » |
|||
Quant à ses opinions politiques, il n'a péché |
|||
que par trop de franchise avec son oncle. Il a |
|||
cru pouvoir s'exprimer avec celui qui lui tient |
|||
lieu de père, comme il le faisait avec son |
|||
père, à Bourbon. |
|||
« Tu as trouvé, continue M. Leconte de |
|||
<center>26 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
<br /> |
|||
l'Isle, ses idées en politique exagérées au-delà de toute expression et tu es assez bon |
|||
enfant pour me demander comment j'ai pu |
|||
lui en inculquer de pareilles. Eh morbleu ! je |
|||
ne les lui ai pas plus données de cette espèce |
|||
que les professeurs de l'École Polytechnique |
|||
et de tous les Collèges Royaux de France n'en |
|||
avaient inculqué de semblables à tous les |
|||
jeunes gens. Cette exaltation de pensée tient, |
|||
comme chez les jeunes gens de son âge, à sa |
|||
jeune organisation ; ses idées religieuses prennent chez lui une teinte plus forte, parce |
|||
qu'il sait mieux soutenir son paradoxe. » |
|||
Certainement, le père ne prêtend pas défendre les exagérations de son fils ; cela serait |
|||
«impardonnable à son âge, mais il veut plaider la cause de son enfant, » lui conserver |
|||
l'affection de son oncle dont il a tant besoin ; |
|||
et, d'ailleurs, avec les années, tout cela s'atténuera. « Le temps et les bons conseils viendront facilement à bout de son républicanisme. » |
|||
Il est clair qu'en défendant le jeune Charles, |
|||
M. Leconte de l'Isle veut éviter surtout de froisser son sévère cousin et qu'il n'ajoute foi qu'à |
|||
moitié à toutes les accusations dont on charge |
|||
son fils. Il avait meilleure opinion de lui et |
|||
cette bonne opinion se trouvait encore confir- |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 27 </center> |
|||
<br /> |
|||
mée par une lettre de France, adressée à un |
|||
parent établi à Bourbon, M. Foucque, et que |
|||
celui-ci lui avait communiquée, « Charles, |
|||
écrivait-on, est un excellent garçon et d'une |
|||
conduite exemplaire. » |
|||
Quant à la prétendue myopie, et je pense |
|||
que M. Leconte de l'Isle dut se tenir à quatre |
|||
pour ne pas rabrouer son farouche cousin, il |
|||
serait à désirer quelle fût vraiment un enfantillage, mais le grand-père, le père et un |
|||
oncle de Charles étant « atteints de cette |
|||
infirmité, » quoi d'étonnant à ce que Charles |
|||
en souffrit également ? Aussi son père lui avait-il bien recommandé de ne jamais travailler le |
|||
soir, sans être éclairé par « deux grosses chandelles. » Ses économies de bouts de chandelle |
|||
« seraient contre lui. » Quant aux dépenses |
|||
exagérées, ne faut-il pas que sa chambre soit |
|||
bien située, bien aérée, les meubles simples, |
|||
mais en quantité suffisante ; sa mise doit être |
|||
« constamment soignée. » Quant aux livres, |
|||
que M. le Maire soit juge de ce qui est utile ? |
|||
Et M. Leconte de lisle s'excuse d'entrer |
|||
dans « de si petits détails, » si toutefois il |
|||
peut y avoir rien de petit, « quand il s'agit |
|||
«d'un fils qu'on aime. » |
|||
Hélas ! il eût bien voulu, le cher père, |
|||
qu'on imitât un peu la minutie de ses lettres |
|||
<center>28 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
dans les réponses ; mais on écrivait si peu, |
|||
et c'était toujours, et si bref et si sec ! « Que |
|||
vous êtes égoïstes, vous autres, gens de France ! |
|||
Un exilé trouverait un adoucissement dans vos |
|||
causeries. Vous les lui refusez, ce n'est pas |
|||
bien ! » |
|||
Parti de Bourbon, le 11 mars 1837, débarqué a Nantes dans les derniers jours de juin, |
|||
Charles Leconte de Lisle avait gagné Dinan, |
|||
où sa famille l'attendait. De Nantes, il avait |
|||
annoncé son arrivée « en cinq mots », et de |
|||
Dinan, il adressait à sa sœur, avec un complément de nouvelles, un recueil illustré : ''Paris-Londres''. |
|||
Au commencement d'octobre, son oncle et |
|||
sa tante le conduisaient à Rennes pour y surveiller son installation. On lui avait trouvé une |
|||
chambre, dans la partie basse de la ville, au |
|||
bord de la rivière, non encore canalisée, au |
|||
n° 4 de la rue des Carmes. En dépit des recommandations réitérées de son père qui désirait « une exposition bien aérée, » importante surtout « dans une ville humide comme |
|||
Rennes », ce qui avait déterminé le choix, |
|||
c'était le voisinage d'un parent des Leconte, |
|||
M. Liger, brasseur, qui demeurait au n° 1 de |
|||
cette même rue. |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 29 </center> |
|||
Sur les 1.500 francs qui formaient le budget |
|||
annuel de l'étudiant, un crédit de sept à huit |
|||
cents francs était affecté au logement et à la |
|||
nourriture. La somme avait paru suffisante à |
|||
M. Leconte de l'Isle, mais il avait quitté le |
|||
pays depuis vingt-deux ans et les prix s'étaient |
|||
élevés déjà. On le lui fit remarquer et il se |
|||
rendit de bonne grâce aux observations de |
|||
sou cousin. « Fais comme tu le jugeras, lui |
|||
écrivait-il, et ce sera toujours très bien. » |
|||
Le cousin, d'ailleurs, n'en faisait qu'à sa |
|||
tête ; c'est ainsi qu'il n'avait pas cru devoir |
|||
présenter son neveu chez un magistrat rennais, |
|||
M. Arnaud Robinet, auquel Charles cependant |
|||
avait été recommandé par son père et par M. |
|||
Auguste Robinot. |
|||
Cet « oubli » contrariait vivement M. Leconte de l'Isle. « Il n'eût pas manqué d'y rencontrer » (chez M. Robinot) « des hommes de |
|||
robe, dont la société ne pouvait manquer de |
|||
lui être utile et la connaissance avantageuse. » |
|||
Il fallait absolument qu'à son prochain voyage, |
|||
le cousin conduisit Charles chez le magistrat. |
|||
Hélas ! c'était trop tôt parler de robe et de |
|||
magistrature ; il fallait d'abord, avant de faire |
|||
sont droit, obtenir le diplôme de bachelier ès-lettres, et les choses n'allèrent pas toutes |
|||
seules de ce côté. Cette formalité n'est pas |
|||
<center>30 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
sans ennuyer M. Leconte de l'Isle, qui n'en |
|||
comprend pas la nécessité. « Je compte sur |
|||
ton aide, écrit-il à son cousin, et sur tes connaissances de Rennes pour lui faciliter son |
|||
ridicule examen de baccalauréat. Je viens de |
|||
voir qu'il était essentiel d'être bachelier avant |
|||
de prendre sa première inscription. » Et il |
|||
ajoute celte réflexion amusante : « Je ne sais |
|||
en vérité quand ce gouvernement cessera de |
|||
faire des sottises. » |
|||
Mais, s'il fallait être bachelier pour être |
|||
admis à prendre la première inscription de |
|||
Droit, il fallait encore, « autre sottise de ce |
|||
gouvernement, » pour être admis au baccalauréat, fournir un certificat d'études. M. Leconte |
|||
de l'Isle avait omis de munir son fils, au départ, de l'attestation nécessaire. Il fallut écrire |
|||
à Bourbon et l'année fut prise par ces difficultés. |
|||
Charles avait déjà fait en France un premier |
|||
séjour au sujet duquel M. Jean Dornis a bien |
|||
voulu me communiquer une note de Leconte |
|||
de Liste que j'ai transcrite à la première page |
|||
de cette étude : « Venu en France à trois ans, |
|||
retourné à Bourbon avec ma famille à dix |
|||
ans. » |
|||
D'autre part, je liens de M. Auguste Lacaus- |
|||
sade, compatriote du Maître et son collègue à |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 31 </center> |
|||
<br /> |
|||
la Bibliothèque du Sénat, que « Leconte de |
|||
Lisle et lui étaient élèves de la pension Brieugne, place aux Cochons, à Nantes<ref>L'archiviste de la ville de Nantes, M. René Blanchard a |
|||
bien voulu m'adresser les renseignements suivants dont je le |
|||
remercie : |
|||
« la pension Brieugne était une école secondaire autorisée |
|||
par l'Université. Les Annuaires de la ville la citent de 1815 à |
|||
1840, Elle était située sur la place Brancas, (actuellement, |
|||
depuis 1897, place Édouard Normand). |
|||
La ''place aux cochons'' ou plutôt la ''motte aux cochons'' est |
|||
une dénomination populaire de la place Brancas, provenant du |
|||
voisinage du grand champ de foire. »</ref>, pendant |
|||
la Révolution de Juillet. » |
|||
Si ce séjour fut de sept ans, il faut rectifier |
|||
l'assertion de Leconte de Lisle, quant à son |
|||
âge, et lire qu'il arriva à Nantes, vers six ans, |
|||
— ce qui paraît plus naturel, d'ailleurs, puisqu'il y venait en pension, — et qu'il en repartit vers treize. |
|||
Et maintenant, le Maître a-t-il étudié au |
|||
collège de Dinan ? Une lettre de lui écrite à |
|||
Rennes, à la date du 12 janvier 1838, et dont |
|||
un extrait m'a été adressé par M. Rellier-Dumaine, le montre occupé à faire « démonter |
|||
entièrement pour remporter, » un grand bureau qui taisait partie de son mobilier de |
|||
Rennes, cherchant le moyen d'expédier ses |
|||
malles à Dinan et prenant soin « de payer |
|||
<center>32 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
tout » avant son départ, selon la recommandation de son oncle. |
|||
Il est probable que, prévoyant les difficultés |
|||
et les lenteurs que l'éloignement des parents |
|||
de Charles allait mettre à la solution de cette |
|||
affaire du certificat d'études, M. Louis Leconte |
|||
avait rappelé son neveu près de lui. Il est |
|||
possible encore que, pour occuper les loisirs |
|||
forcés du candidat, il l'ait fait entrer au collège |
|||
de Dinan, pour y compléter la préparation de |
|||
son examen. |
|||
Aucune trace du passage de Leconte de Liste |
|||
n'est restée au collège ; c'est une tradition |
|||
pourtant qu'il y fut élève. En tout cas, il n'a |
|||
pu y entrer avant le mois de février 1838 et y |
|||
rester après la fin de l'année scolaire, en tout |
|||
six mois environ. |
|||
C'est à cette époque qu'il faudrait rapporter |
|||
les témoignages tournis en faveur de son séjour au collège de Dinan, par M. Bellier Dumaine, dans une lettre que j'ai publiée dans |
|||
l'''Hermine'', tome XVII, page 179. |
|||
Enfin le certificat fut envoyé. Le père de |
|||
Charles grormmelait un peu : « C'est absurde ! |
|||
Car s'il ne savait rien, à quoi bon ? Et s'il sait, |
|||
qu'importe un certificat ? Mais enfin le voilà ! |
|||
Je ne pense pas que cela l'ait empêché de |
|||
prendre des inscriptions. » |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 33 </center> |
|||
Pourtant, à la date de l'envoi, (5 mai 1838) |
|||
Charles attendait toujours que la Commission |
|||
d'examen l'admit à se présenter devant elle. |
|||
Mais de nouvelles difficultés surgirent à la |
|||
remise des pièces. Une lettre de Charles à son |
|||
oncle, datée de Rennes, octobre 1838, y fait |
|||
allusion. |
|||
Le Secrétaire de l'Académie vient de lui |
|||
rendre ses pièces, afin qu'il rectifie deux |
|||
erreurs qui lui seraient très préjudiciables. |
|||
Peu s'en fallut qu'il ne fût encore « repoussé |
|||
de l'examen, parce que son père ne désignait |
|||
pas d'une manière spéciale les professeurs qui |
|||
avaient dirigé ses études, avant qu'il les eût |
|||
continuées avec lui. » Enfin on voulut bien |
|||
passer sur ce manque « des formalités voulues et borner les difficultés à la demande |
|||
qu'on lui faisait faire, » et lui permettre de |
|||
passer l'examen, les premiers jours de novembre. |
|||
Quels étaient ces maîtres, non désignés |
|||
d'une manière spéciale ? On s'en tira « d'une |
|||
manière générale » en inscrivant, au lieu du |
|||
nom de ces maîtres, sans doute ceux de la |
|||
pension Brieugne, la mention : « Élève du ''Collège de Nantes'' et de son père ». |
|||
Tout conspirait d'ailleurs, contre ce pauvre |
|||
baccalauréat et « quelques difficultés » sem- |
|||
<center>34 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
blent être venues du candidat lui-même. |
|||
Charles se montrait peu soucieux de s'y préparer, à moins que, se trouvant suffisamment |
|||
préparé d'avance, il ne crût inutile de peiner |
|||
sur des bouquins classiques, Déjà se manifestaient en lui les premières rébellions et l'artiste s'éveillait dans l'étudiant. |
|||
Ce serait la peinture qui aurait motivé sa |
|||
première escapade, s'il faut en croire un billet |
|||
au crayon, destiné à calmer les fureurs de son |
|||
oncle. |
|||
Deux artistes de Paris, amis de son ami |
|||
Cliquot, l'avaient invité « à faire avec eux une |
|||
petite tournée » ; ce dernier l'engagea à partir avec lui, contrarié qu'il eût été de revenir |
|||
seul. Charles consentit à l'accompagner « certain de pouvoir revenir de suite » mais le |
|||
manque d'argent les retint en route et notre |
|||
étudiant en rupture d'études dut faire « treize |
|||
lieues de chemin à pied et un sac de peinture |
|||
sur le de s, ce qui fait, écrit-il, que je suis |
|||
maintenant harassé de fatigue ». Il comprenait |
|||
bien l'inquiétude de son oncle, mais « une |
|||
petite tournée comme celle-là » ne devait |
|||
pourtant pas le fâcher contre lui. Comme on |
|||
le battait froid depuis quelque temps, il n'avait |
|||
pas osé en demander l'autorisation, ce qui ne |
|||
l'empêche pas de reconnaître qu'il n'a pas agi |
|||
« comme il aurait dû le faire. » |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 35 </center> |
|||
La « petite tournée », comme écrivait le |
|||
jeune « vagabond, » ne fut pas du goût de M. |
|||
Louis Leconte. Non seulement il gourmanda |
|||
vertement son neveu, mais il envoya {{Mme}} Louis |
|||
Leconte à Rennes, pour remettre le coupable |
|||
dans la bonne voie. Ce n'était pas ainsi que les |
|||
parents de Bourbon entendaient encourager |
|||
« les leçons de paysage ; » le plein air n'était |
|||
pas encore à la mode en art. Aussi les mit-on, |
|||
sans tarder, au courant de cette peccadille et |
|||
de quelques autres ; le pauvre père en fut |
|||
navré. |
|||
« J'ai vu avec bien de la peine, écrivait-il |
|||
le 30 octobre 1838, que Charles t'avait donné |
|||
quelques sujets de mécontentement. Je ne |
|||
saurais m'expliquer les motifs qui ont pu le |
|||
porter à oublier son devoir pendant tant de |
|||
jours. Lucie est allée le chercher. Ma chère |
|||
Lucie, permets-moi de t'en remercier de tout |
|||
mon cœur. Si mon enfant commet quelques |
|||
fautes, ramène-le ; il t'écoutera, puisqu'il est |
|||
mon fils. Il n'est pas infaillible ; puis, il n'est |
|||
pas bien vieux ! On pèche si facilement à son |
|||
âge, » |
|||
Quelle différence entre ce père indulgent |
|||
qui a l'intelligence du cœur, qui se souvient |
|||
de sa vingtième année, et cet oncle aux idées |
|||
étroites qui voudrait que son jeune neveu |
|||
<center>36 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
regardât la vie avec les lunettes de M. le Maire |
|||
et par les fenêtres de son étude. M. Leconte |
|||
de l'Iisle est désolé pourtant que son fils « ait |
|||
perdu une année ». Du moins, « il devait avoir |
|||
travaillé tout de même et il serait reçu à son |
|||
examen. » |
|||
Il le fut, en effet, le 14 novembre 1838, et |
|||
voici le certificat qui lui fut délivré en atten- |
|||
dant le diplôme, |
|||
{{Centré|COLLÈGE ROYAL DE RENNES}} |
|||
Je soussigné, proviseur du Collège Royal de Rennes, remplissant les fonctions de doyen près la |
|||
Commission du baccalauréat, certifie que l'elève |
|||
Leconte de l'Isle, né à Saint-Paul (de Bourbon), a été |
|||
déclaré admissible au grade de bachelier ès-lettres, |
|||
dans la avance du 14 novembre 1838. |
|||
Rennes, le 14 novembre 1838. |
|||
RÉPÉCAUD |
|||
Il n'est pas sans intérêt de connaître les |
|||
notes qui furent attribuées à l'élève Leconte |
|||
de Lisle. Je les ai copiées sur le registre du |
|||
baccalauréat de la Faculté des Lettres. Elles |
|||
ne manquent pas, sur certains points, de quelque piquant. |
|||
Les voici : |
|||
LECONTE DE LISLE, né le 20 novembre 1818, |
|||
à Saint-Paul (Île Bourbon). |
|||
Établissements où il a étudié : Collège de Nantes et |
|||
chez son père. |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 37</center> |
|||
''Interrogations.'' ''Notes.'' |
|||
:En Grec (Homère)............. médiocre. |
|||
:En Latin (Cieèron).........assez bien. |
|||
:Sur la rhétorique.........assez bien. |
|||
:En histoire et géographie.........assez bien. |
|||
:Sur la philosophie.......passable. |
|||
:En mathématiques...........faible. |
|||
:En physique...........très faible. |
|||
:En Français..........suffisant. |
|||
Voilà ! Maintenant, mélangez ces ''assez bien'', |
|||
ces ''médiocre'', ces ''passable'', ces ''suffisant'', ces |
|||
''faible'', et ces ''très faible'', vous avez le traducteur d'Homère et d'Eschyle, d'Euripide et |
|||
d'Horace, le curieux de toutes les histoires |
|||
et de toutes les géographies, le philosophe, |
|||
l'érudit, le plus grand poète de la seconde |
|||
moitié de ce siècle. |
|||
On pensera peut-être que, comme pierre de |
|||
touche de l'avenir du Maître, cette épreuve |
|||
du baccalauréat fut insuffisante. Mais il n'était |
|||
pas au bout des épreuves académiques et la |
|||
Faculté de droit de Rennes lui en réservait de |
|||
plus nombreuses et de plus rudes. D'ailleurs, |
|||
le jeune bachelier ne se plaignit pas. Si les |
|||
notes étaient « sévères, » il ajoutait en riant |
|||
qu'elles étaient « justes ». Deux lettres témoignent de sa joie d'en avoir fini. (15 novembre |
|||
et décembre 1838). Fort peu prépaie à son |
|||
baccalauréat, il n'était pas sans crainte. « Heu- |
|||
<center>38 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
reusement, écrit-il que les demandes qu'on |
|||
m'a faites étaient des plus faciles, puisque j'y |
|||
ai répondu passablement et que le résultat a |
|||
été plus favorable que je ne le méritais. » |
|||
Pure modestie ! Il ajoute, faisant un retour |
|||
sur les escapades de l'année, qu'il y a en lui |
|||
« plus de faiblesse que de propension à mal |
|||
faire. » L'aveu est gentil, pour un garçon de |
|||
vingt ans, dans sa naïveté qui charme, et il |
|||
conclut : « La ville de Rennes me plaît beaucoup, rien ne me manque : la bibliothèque, |
|||
le théâtre, une chambre tranquille, commode |
|||
et point d'amis !!! Que demanderais-je de |
|||
plus ? » Le philosophe pessimiste s'éveille ! |
|||
Ce jour même, 14 novembre 1838, Charles |
|||
Leconte de Lisle prenait sa première inscription de droit. J'en ai trouvé le certificat dans |
|||
les archives. |
|||
:J'autorise M. Le Conte de Lisle<ref>Le nom ''Le Conte'' est ici en deux mots et Lisle en un ; |
|||
sur le registre de la Faculté de Lettres, il est écrit : Le Conte |
|||
de L'Isle en cinq morceaux.</ref> à prendre une |
|||
première inscription sans représentation de son acte |
|||
de naissance, parce qu'il s'oblige à le déposer avant |
|||
la fin du mois, sinon son inscription serait de nul |
|||
effet pour lui. |
|||
Et cette autorisation, signée du doyen Vatar, |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 39 </center> |
|||
<br /> |
|||
est datée, par erreur sans doute, du 13 novembre. Quant à l'extrait de naissance qui |
|||
manquait encore à cette date, il ne figure pas |
|||
au de ssier de Leconte de Lisle. Fut-il présenté, je ne le crois pas, car celui de tous les |
|||
autres étudiants est soigneusement épinglé |
|||
avec les autres pièces qui les concernent ; un |
|||
seul fait défaut, celui de Leconte de Lisle. |
|||
C'est à l'absence de l'acte de naissance qu'il |
|||
faut attribuer ces variantes d'orthographe du |
|||
nom sur les registres des deux Facultés et ce |
|||
sont ces variantes sans doute qui avaient été |
|||
cause des dernières difficultés pour le certificat d'études. |
|||
Quoi qu'il en soit, le 14 novembre 1838. |
|||
Charles Leconte de Lisle était étudiant en droit |
|||
à la Faculté des Lettres de Rennes. |
|||
« Encore que Rennes ne soit pas précisément une ville enchanteresse, a dit M, Henri |
|||
Houssaye dans son discours de réception à |
|||
l'Académie Française, Leconte de Lisle s'y |
|||
plaisait, grâce au milieu intellectuel où il |
|||
vivait. » |
|||
La ''Civitas Rubra'', l'ancienne ville aux murailles de briques rouges, Rennes n'est pas |
|||
« une ville enchanteresse ! » M. Henri Houssaye n'est pas le premier à décocher contre |
|||
<center>40 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
la capitale de la Bretagne un de ces traits |
|||
malicieux que nous recevons et recueillons, |
|||
nous autres Rennais, avec une souriante tranquillité. La mauvaise réputation de Rennes |
|||
auprès des écrivains et des artistes ne date |
|||
pas d'aujourd'hui ! |
|||
Ce sont les Angevins qui ont commencé. |
|||
Baldric, évêque de Dol, appelait Rennes « un |
|||
nid de scorpions et un repaire de bêtes doublement féroces<ref>''Préface de la vie de Robert d'Arbrisset'', citée par |
|||
S. Ropartz dans ses ''Poèmes de Marbode'' traduits en vers |
|||
français.</ref>. » Son compatriote et ami |
|||
Marbode a laissé, parmi d'autres vers plus |
|||
aimables, une satire contre notre ville, qui |
|||
s'aggrave de cela qu'il fut évêque de Rennes |
|||
(on aimerait à croire que ce poème fut antérieur à son épiscopat) et de ceci qu'elle est |
|||
écrite en vers catapultins<ref>M. Léon Ernault, dans son livre ''Marbode, sa vie et ses |
|||
œuvres'', cite tel vers de notre évêque : |
|||
:In quibus, exercens animum, sudare solebam. |
|||
qui pourrait servir d'inscription sur sa catapulte dirigée contre |
|||
Rennes ou d'épigraphe à ce méchant poème.</ref>. M. Henry Houssaye, |
|||
qui est un vrai lettré, ne les lira pas sans plaisir. Voici ce morceau, curieux de facture, où la |
|||
consonne d'appui et la double assonnance et |
|||
la triple répétition pourraient faire envie aux |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 41</center> |
|||
<br /> |
|||
auteurs, de nos rimes batelées, fraternisées, |
|||
emperières et couronnées. |
|||
DE CIV1TATE RHEDONIS |
|||
:Urbs Redonis Spoliata bonis, Viduata colonis, |
|||
:Plena de lis, Odiosa polis, Sine lumine solis, |
|||
:In tenebris Vacat illecebris Gaudet que latebris. |
|||
:Desidiam Putat egregiam Spernitque sophiam ; |
|||
:Jus atrum Vocat omne patrum, Meritura barathrum. |
|||
:Causidicos Per falsidicos Absolvit iniquos, |
|||
:Veridicos Et pacificos Condemnat amicos. |
|||
:Quisque bonus Reputatur onus. Nequit esse patronus. |
|||
:Bella ciet Neque deficiet, Quia pessima fiet. |
|||
:Nemo quidem Scit habere fidem, Nutritus ibidem. |
|||
:Quid referam Gentemque feram Sævamque Megæram ? |
|||
:Ruricolis Fit ab armicolis Oppressio solis. |
|||
:Mors currit. Quia prædo furit Villasque perurit ; |
|||
:Ira Dei Non obstat ei, Plenæ rabiei. |
|||
:Qui graditur Miser exuitur Pugnisque feritur. |
|||
:Pauperibus Deest inde cibus. Sunt vulnera gibbus. |
|||
C'est une boutade, a dit un Rennais, |
|||
Alphonse Marteville (1), qui en a essayé une |
|||
traduction, et cet ami et contemporain de Leconte de Lisle ajoute, en parlant de la ville |
|||
qu'habitait le jeune étudiant en droit : « Qui |
|||
reconnaîtrait aujourd'hui (vers 1840) la ville |
|||
de lionnes au portrait qu'en lait Marbode ? » |
|||
Parmi ces boutades contre Rennes, il faut |
|||
signaler encore une amusante traduction en |
|||
''Rennes ancien et moderne''. |
|||
<center>42 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
<br /> |
|||
vers du poème de Marbode par M. Sigismond |
|||
Ropartz. Le spirituel auteur — mettons que |
|||
ce fut pour des nécessités de rime, et encore |
|||
le traducteur contemporain n'a pu atteindre à |
|||
l'étonnante richesse de rimes du poète du |
|||
XIe siècle — a parfois aggravé la virulence du |
|||
texte primitif. Qu'on en juge. |
|||
LA VILLE DE RENNES |
|||
:La ville des Redons |
|||
:Que désertent les bons |
|||
:Est pleine de fripons. |
|||
:Ville chère à l'enfer, |
|||
:Où la fraude est dans l'air ; |
|||
:On n'y voit jamais clair. |
|||
:Amante de la nuit, |
|||
:Dans l'ombre elle poursuit |
|||
:Quelque infâme déduit. |
|||
:Là, le plus insensé |
|||
:Du peuple est encensé ; |
|||
:Le sage est méprisé. |
|||
:0 damnable cité, |
|||
:Où le droit est traité |
|||
:Comme une iniquité. |
|||
:Des avocats menteurs |
|||
:Et retors et rhéteurs |
|||
:Défendent les voleurs<ref>« Les notaires du tablier de Rennes, comme ils ont l'esprit gaillard et esveillé... » ''Contes d'Eutrapel'', XIV, NOËL DU |
|||
FAIL.</ref>. |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 43 </center> |
|||
:Les hommes droits et vrais, |
|||
:Amoureux de la paix, |
|||
:Perdent tous leurs procès. |
|||
:Là, le bon citoyen |
|||
:N'est jugé propre à rien : |
|||
:On le lui montre bien. |
|||
:Là, toujours des débats, |
|||
:Des guerres, des combats |
|||
:Qui ne finissent pas. |
|||
:Oh ! que voir je voudrais |
|||
:Ce qu'on ne vit jamais : |
|||
:Un honnête Rennais<ref>« Je n'ay congneu, dit Polygame, pour vray et entier |
|||
marchant homme de bien qu'un marchant drapier de Rennes |
|||
l'appelé Jamet Jan, » Contes d'Eulropel. XXXVI. C'est un bel |
|||
eloge, après la satire de Marbode.</ref>. |
|||
:En quels traits plus hideux |
|||
:Te dépeindrais-je mieux, |
|||
:Mégère aux traits affreux ? |
|||
:Tes soldats, vrais brigands, |
|||
:Pillent tes paysans |
|||
:Et sèment dans leurs champs |
|||
:La mort et ses horreurs, |
|||
:Le vol et ses fureurs, |
|||
:L'incendie et les pleurs, |
|||
:Brigandage sans frein |
|||
:Qui brave avec dédain |
|||
:Le châtiment divin. |
|||
<center>44 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
:L'étranger mal venu |
|||
:Est bientôt reconnu, |
|||
:Dépouillé, puis battu ! |
|||
:Aux mendiants, enfin, |
|||
:Qui périssent de faim, |
|||
:Les coups servent de pain. |
|||
Faut-il m'excuser de renouveler de si |
|||
cruelles accusations contre ma ville natale ? |
|||
Un éditeur de Marbode, de m Beaugendre, en |
|||
a senti la nécessité. En reproduisant le poème |
|||
de Marbode dans l'édition de 1708, il écrivait : |
|||
''Ne Redonenses indigenas, tot nominibus et virtutibus nunc illustres, XXdere voluisse, videremur.'' |
|||
Nous ne voudrions pas, nous aussi, blesser |
|||
nos compatriotes, non moins vertueux et non |
|||
moins illustres maintenant qu'au dix-huitième |
|||
siècle... et avant ! car ce ''nunc'' de Beaugendre |
|||
n'est pas sans impertinence pour les contemporains de Marbode. Nous ne sommes pas au |
|||
bout cependant du chapelet des méchancetés |
|||
débitées contre Rennes et les poètes vraiment |
|||
ont abusé contre nous de leur droit à l'irritabilité. |
|||
Elle est encore d'un compatriote Breton, |
|||
d'un Morlaisien, Charles Alexandre, celle boutade qui n'est pas sans valeur... poétique. |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 45 </center> |
|||
:Ô terre de l'ennui, morne pays de Rennes, |
|||
:Où la route serpente au fond des vastes plaines, |
|||
:Où le sol affaissé, sans sève et sans sommets, |
|||
:Perd l'horizon du ciel sous les flots des forêts ; |
|||
:Champs aux fossés touffus tout recouverts de chênes, |
|||
:Dont les troncs émondés n'ont que des branches naines, |
|||
:Vieux arbres mutilés où le vent sans échos |
|||
:Passe impuissant et mort dans les bois sans rameaux ; |
|||
:Contrée aux flancs taris, monotone nature, |
|||
:Sans souffle, sans oiseaux, sans hymne, sans murmure, |
|||
:Aux rivières de rmant dans les ajoncs épais, |
|||
:Aux plaines de blé noir, de lande, de genêts, |
|||
:Aux murs de terre jaune, aux foyers en décombres, |
|||
:Aux vieilles croix en bois, au bord des chemins sombres, |
|||
:Aux sentiers s'enfonçant sous les taillis ombreux, |
|||
:Où les Chouans cachés frappaient sans peur les Bleus ; |
|||
:Aux paysans trapus vêtus de peaux de chèvre, |
|||
:Passant d'un air farouche et tout pâles de fièvre ; |
|||
:Pays mort, sans élan, aux bas et lourds clochers, |
|||
:Dont les flèches d'ardoise, au sein des verts halliers, |
|||
:Montant d'un vol pesant, sans essor et sans aile, |
|||
:Donnent à peine au cœur la pensée éternelle, |
|||
:Et perdant à demi les fourrés de leurs croix, |
|||
:Semblent des mâts noyés dans l'océan des bois. |
|||
Un Rennais, M. Raoul de la Grasserie, savant doublé d'un poète, n'a pas été clément |
|||
pour sa ville natale : |
|||
:Comment te chanter, ma ville natale ! |
|||
:Dans tes monuments tu n'as rien de beau. |
|||
:Le soir, un gaz maigre éclaire un tombeau, |
|||
:Des sombres Bretons terne capitale. |
|||
<center>46 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
:Quand le jour enfin montre son flambeau, |
|||
:La pluie et le vent te font un ciel sale ; |
|||
:L'été, ton bourgeois bien vite détale, |
|||
:Le noble plus loin porte son drapeau. |
|||
:Tes quais sont étroits, ton canal est jaune, |
|||
:Une boue épaisse entoure la zone |
|||
:Où deux piétons seuls marchent à pied sec. |
|||
:Et si de ta flore on passe à ta faune, |
|||
:On voit petit homme et fier comme un trône |
|||
:Et dame pointue aiguisant son bec. |
|||
Et le poète continue sa critiqué dans un" |
|||
second sonnet, dont voici les tercets : |
|||
:Ta morgue, dit-on, au monde est unique. |
|||
:Breton à lui-même, ah ! souvent se pique, |
|||
:Rennais est piqué bien plus que piquant ; |
|||
:Et comme sa rue est étroit, modique ! |
|||
:Cependant il fait de la politique, |
|||
:Comme un député, tout en s'en moquant. |
|||
Voilà certes de bien méchants vers. Et le |
|||
poète récidive en un troisième sonnet pas |
|||
meilleur. Cependant les tercets s'adoucissent |
|||
et s'améliorent ; le Rennais, mécontent de ses |
|||
compatriotes et de sa ville, aperçoit le Thabor. |
|||
:C'est là qu'il faut vivre et qu'il faut mourir. |
|||
L'abbé Neveu a pensé, lui, qu'il fallait y |
|||
vivre et y rimer. Il s'est fait en maint endroit |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 47 </center> |
|||
<br /> |
|||
de son œuvre imprimée<ref>''Ait grand air'', poésies. </ref> ou inédite, le panégyriste de Rennes, non pas de ses habitants, |
|||
mais de sa nature et surtout, — il n'a que cela |
|||
de commun avec M. de la Grasserie, — de son |
|||
admirable Thabor. |
|||
Son Thabor avec ses marronniers et ses |
|||
enfants, son Jardin des Plantes avec ses vieux |
|||
chênes et ses oiseaux, lui ont inspiré ses meilleurs vers. |
|||
Ah ! ce Thabor, Hippotyte Lucas aussi l'a |
|||
chanté dans ses ''Heures d'amour'', mais en amoureux, pour les yeux de sa bien-aimée, car |
|||
c'est elle qu'il suivait partout à travers Rennes |
|||
jusqu'à ''notre Musée''. Où M. Taine a vu des |
|||
toiles, le poète, lui, ne voit que son amour. |
|||
Aux buttes Saint-Cyr, dans la forêt de Rennes<ref>''Les cahiers roses de la Marquise.''</ref>, |
|||
il cherche partout la bien aimée, et partout |
|||
il ne trouve qu'Elle; le reste est indifférent. |
|||
Les rues ou elle passe ne sont que ''vieilles'', l'église où elle entre n'est que ''vénérée'', le porche |
|||
qu'elle franchit n'est que sombre. |
|||
:Où près d'un bénitier dans l'ombre |
|||
:Il attendait cet ange pur. |
|||
La beauté de Rennes, c'est celle de « la belle |
|||
marquise. » |
|||
<center>48 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
Mettons que Rennes a gardé pour Hippolyle |
|||
Lucas quelque chose du charme de {{Mme}} de P.... |
|||
son « ange pur ». |
|||
C'est Souvestre, dans ses ''Souvenirs d'un Bas |
|||
Breton'', qui fait dire à l'un de ses personnages, |
|||
à propos de Rennes : « J'étais frappé de la |
|||
largeur des rues, de la hauteur des maisons. |
|||
En arrivant à la place du Palais, je demeurai |
|||
immobile d'admiration. » Il y a d'ailleurs un |
|||
peu d'anachronisme dans cette admiration, la |
|||
régularisation de la place du Palais étant |
|||
toute moderne, mais le Palais, sans doute, |
|||
méritait à lui seul cette stupeur élogieuse, |
|||
d'autant que le jeune voyageur était natif et |
|||
arrivait de Guingamp. |
|||
Moins régulière, alors, la place avait, ce |
|||
qu'elle n'a plus, en son milieu, l'ornement |
|||
d'une statue équestre de Louis XIV, semblable |
|||
à celle de la place Vendôme et dont l'érection |
|||
avait enrichi le répertoire des dictons de la |
|||
ville de celui-ci, pour qualifier l'entêtement de |
|||
certains Rennais : « Plutôt que de l'en faire |
|||
démordre, on ferait faire un p.. au Cheval de |
|||
bronze. » |
|||
De Souvestre encore, ce poétique éloge de |
|||
Rennes, dans ''Riche et Pauvre'' : « Peu de cités |
|||
possèdent autant de promenades charmantes |
|||
que l'ancienne capitale de la Bretagne. De |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 49 </center> |
|||
<br /> |
|||
quelque côté que vous tourniez vos pas, vous |
|||
rencontrez des allées verdoyantes ou des jardins fleuris, ouvrant devant vous leurs oasis |
|||
embaumées. Aussi conçoit-on facilement, en |
|||
parcourant ses parcs publics, que Rennes ait |
|||
produit dans ces dernières années tant de |
|||
jeunes poètes intimes et mélancoliques. C'est |
|||
en effet par excellence la ville de l'élégie. |
|||
Tout vous y pousse ; on la sent dans l'air du |
|||
Champ de Mars, on la respire sous les dômes |
|||
gazouillants du Thabor ; elle s'exhale au bord |
|||
du Mail avec les parfums du soir, alors que |
|||
l'odeur du foin coupé vient des prairies et que |
|||
les chants des ''Filles repenties'' s'élèvent des |
|||
buttes éloignées de Saint-Cyr. À Rennes, la |
|||
rêverie trouve partout des asiles muets, des |
|||
retraites nombreuses, où le vers peut germer |
|||
et éclore. Rien ne manque à ses promenades, |
|||
pas même la solitude, car à peine si vous y |
|||
rencontrez de loin en loin quelque penseur |
|||
solitaire qui, la tête baissée, pousse devant |
|||
lui avec distraction les feuilles dont la terre |
|||
est jonchée. » |
|||
Il est vrai qu'ailleurs le même Souvestre a |
|||
traité Rennes de «vieille ville replâtrée, » qui |
|||
essaie de faire « peau neuve » et à laquelle on |
|||
ne saurait trouver « un caractère décidé. » |
|||
Il faut en prendre notre parti, Rennes |
|||
<center>50 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
n'est pas une ville sympathique. C'est de |
|||
Rennes qu'Évarisle Boulay-Paty, qui y fit son |
|||
droit, a écrit : « Pauvres villes, où point çà |
|||
et là un artiste inconnu, poète, peintre, musicien, sculpteur, qui s'échappe bien vite et |
|||
qu'elles sont tout à coup stupéfaites d'entendre proclamer grand homme, dans ce |
|||
Paris, le Capitale des Reaux-Arts ! Bonnes |
|||
gens de compatriotes, qui, après avoir dénigré sans jugement le jeune homme, s'enorgueillissent de l'homme fait sans enthousiasme et qui, après avoir tenu l'aigle dans |
|||
leurs mains sans en reconnaître les plumes, |
|||
le voient avec étonnement planer haut et |
|||
disent alors : C'est d'ici qu'il est parti ! » |
|||
Il est vrai, par contraste, que celui qui fut |
|||
avant Hérédia, le maître du sonnet, écrivait à |
|||
son ami Hippolyte Lucas : |
|||
« J'ai regretté que vous ne fussiez plus à |
|||
Rennes, lorsque j'y suis arrivé. Pourquoi donc |
|||
n'avez-vous pas profité du voyage fait pour |
|||
rester quelque temps dans la vieille ville qui |
|||
vous a inspiré des vers si jolis ? On aime, malgré Paris et le temps qui nous presse, à parcourir ces rues tranquilles qui rappellent le |
|||
passé ; on retrouve mille émotions dans les |
|||
lieux chéris autrefois. La belle jeunesse nous |
|||
sourit de loin et nous fait encore signe du |
|||
doigt. » |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 51 </center> |
|||
En 1636, un voyageur, Dubuisson-Aubenai, |
|||
a parcouru la Brctagne ; voici comment il a |
|||
vu Rennes. |
|||
D'abord, il cite l'opinion de d'Argentré, très |
|||
flatteuse, au moins pour les fortifications de |
|||
Rennes : « que le circuit de Rhennes, parsus |
|||
ses murs aujourd'hui, est de 3.450 marches |
|||
ou pas communs et que c'est la ville de la plus |
|||
grande étendue de Bretagne, en très bonne |
|||
assiette, et jugée forte de tous les hommes de |
|||
guerre, en sorte qu'il y a peu de villes en |
|||
France qui la secondent ». Sur quoi Dubuisson |
|||
proteste : « ''Belle, belle, o bone vir, sed nunc non |
|||
est vere, » et il redécrit à sa manière : « Le |
|||
circuit est médiocre et comme d'une demi-heure ou fort petite heure de chemin... |
|||
« La plus menue populace sont les artisans |
|||
de toute sorte, épars par toute la ville, mais |
|||
principalement abondants et presque tous |
|||
en la basse ville, au delà de la rivière et du |
|||
côté de sa rive gauche. On appelle ces sortes |
|||
do gens ''les gars de Rhennes'' et sont la plupart |
|||
ivrongnes et séditieux... La ville est peu belle. |
|||
Le pavé est comme celui de Vienne, en |
|||
Autriche, fort petit et pointu, les rues étroites, |
|||
les maisons s'élargissant par le haut, en sorte |
|||
qu'en beaucoup de lieux, elles se touchent |
|||
presque l'une l'autre et à peine le jour entre- |
|||
<center>52 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
t-il dans les rues, car les seconds étages |
|||
s'avancent en dehors sur les premiers, les |
|||
troisièmes sur les deuxièmes et ainsi toujours |
|||
se vont estrécissant. Par dedans, elles sont |
|||
mal ordonnées, les chambres et quartiers mal |
|||
disposés. En la plupart des logis, il faut |
|||
passer par la salle ou la cuisine pour aller à |
|||
l'écurie ou estable. C'est comme au reste de |
|||
la Bretagne, les bestiaux passent par même |
|||
passage que les hommes et peu s'en faut |
|||
qu'ils ne logent ensemble. Et comme les logis |
|||
sont partie de pierre ardoisine et principalement de bois, les rats et les souris y sont en |
|||
plus grand nombre que j'aie jamais vu en |
|||
aucun autre lieu. |
|||
« Leur meuble est à l'avenant ; leurs licts |
|||
sont fort courts et fort aults de terre, leurs |
|||
tables aultes et les sièges d'autour fort bas. |
|||
Les puces et les punaises n'y manquent pas. » |
|||
M. Henri Houssaye avait raison, la ville |
|||
n'est pas « précisément enchanteresse » ; du |
|||
moins ne le semble-t-elle pas en 1636, sous la |
|||
plume de Dubuisson-Aubenai. |
|||
A. de la Borderie a publié<ref>''Mélanges historiques, littéraires et biographiques''</ref> d'amusantes |
|||
stances d'un poète méridional qui mourut |
|||
prêtre (Décidément Rennes n'a pas de chance |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 53 </center> |
|||
<br /> |
|||
avec le clergé) et où Rennes est sévèrement |
|||
traité. |
|||
Le petit poème a pour titre : ''Le Cours de |
|||
Rennes'', et le poète a pour nom Benech de |
|||
Cantenac. C'est presque un contemporain de |
|||
Dubuissou-Aubenai. Le volume d'où A. de la |
|||
Borderie a extrait cette satire est un petit |
|||
in-12, paru à Paris chez Théodore Girard, |
|||
en 1662 |
|||
Le Cours de Rennes était la promenade à la |
|||
mode au XVII{{e}} siècle, « sorte d'esplanade plus |
|||
longue que large située au sud de la ville et |
|||
sur le bord extérieur des fossés de l'enceinte |
|||
murale, lesquels sont aujourd'hui représentés |
|||
par les boulevards établis de la place de Bretagne à l'avenue de la Gare. » |
|||
:Juste Dieu ! que ce cours est sale ! |
|||
:Il ne s'en vit jamais de tel ; |
|||
:L'on ne sent rien de si mortel |
|||
:Que les puanteurs qu'il exhale. |
|||
:Qu'il est mal pris, qu'il me déplaît ! |
|||
:Il mérite le plus noir trait |
|||
:De la plus piquante satire. |
|||
Et voici la description qu'en donne Cantenac : |
|||
:Ce lieu, sale en toutes saisons, |
|||
:Est borde de vieilles maisons |
|||
:Qui le bornent par leurs mazures |
|||
:Et l'on ne voit rien de plus beau |
|||
:Qu'un canal tout rempli d'ordures |
|||
<center>54 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
:Où coule la bourbe avec l'eau ; |
|||
:Là, pour tout poisson, la grenouille |
|||
:Sort de la fange et du limon. |
|||
:Puis avec un horrible ton |
|||
:Se jette dans l'eau qui la souille. |
|||
:Là tous les égouts d'alentour |
|||
:Viennent apporter chaque jour |
|||
:Un tribut d'ordure et de peste ; |
|||
:Là le flambeau de l'univers |
|||
:Puise cette vapeur funeste |
|||
:Dont on voit infecter tes airs. |
|||
Suit une énumération des galanteries des |
|||
dames de la ville, qui essayent par leurs grâces |
|||
de réparer la laideur du lieu : œillades, appas, |
|||
mouchoirs à l'envers, doux propos, etc. |
|||
Elles auraient perdu leur temps, je crois, |
|||
auprès de ce religieux de Vitré qui écrivait, à |
|||
l'occasion de l'incendie de 1720 : « Pour vous |
|||
figurer la situation de cette infortunée ville, |
|||
rappelez-vous ou Rome ou Troie ou les villes |
|||
criminelles : ce n'est qu'un monceau de cendres et un tas fumant de débris, » comparaison qui ne peut sembler excessive, étant donné |
|||
que l'excellent Père affirmait qu'une « pluie |
|||
de feu visible » était tombée sur la ville, sans |
|||
doute pour la châtier, et que « tous l'ont vu |
|||
et l'assurent ». Sodome ou Gomorrhe, n'est-ce |
|||
pas ? |
|||
Dans son livre, l'''Élégie en France'', Henri Potez |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 55 </center> |
|||
<br /> |
|||
écrit, à propos du séjour de Parny dans notre |
|||
ville : |
|||
« On le mit au collège de Rennes. De ce séjour, il conserva un fort mauvais souvenir. |
|||
Eennes était alors comme aujourd'hui une |
|||
grande ville solennelle, sombre et morne, au |
|||
seuil de l'austère Bretagne. » |
|||
Bernardin de Saint-Pierre a eu la même impression à peu près : |
|||
« Rennes m'a paru triste. Les faubourgs sont |
|||
formés de petites maisons assez sales, ses rues |
|||
mal pavées. » |
|||
M. Taine non plus ira pas dépeint Rennes |
|||
comme « une ville enchanteresse. » Ses ''Carmis de Voyage'' sont amusants à consulter : |
|||
« Belles grandes rues monumentales au centre, pavés et trottoirs en granit, mais rien pour |
|||
le goût. La ville a été brûlée au XVIII{{e}} siècle. |
|||
La Cathédrale, à colonnes superposées en consoles, ira rien d'intéressant au dehors et, au |
|||
dedans, elle est blanche<ref>M. Taine écrivait ceci en 1863 ; on a surabondamment |
|||
maquillé la Cathédrale depuis.</ref> et plate » |
|||
Le pavé est « pointu, exécrable et blesse les |
|||
pieds. Les maisons sont misérables, comme un |
|||
reste du Moyen Âge<ref>M. Taine nous flatte. Il reste trop peu de Moyen Âge à |
|||
Rennes ; l'incendie de 1720 et les bâtisseurs modernes y ont |
|||
mis bon ordre.</ref>, bâties en bois, ventrues, |
|||
<center>56 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
bossues, protégées par une espèce de cuirasse |
|||
lézardée eu vieilles ardoises ébréchées, salies, |
|||
branlantes, un pêle-mêle bizarre. Des escaliers |
|||
vermoulus, obscurs, sortent de mauvaises |
|||
odeurs. » |
|||
Le type des habitants n'est pas plus avantagé que leurs maisons : « quelque chose de |
|||
grêle, de souffreteux, de pâlot. » Cependant, |
|||
ne peut s'empêcher de remarquer M. Taine, |
|||
cela produit parfois chez certaines jeunes filles |
|||
des « expressions admirables de virginité parfaite, de sensibilité exquise, de délicalesse charmante, de suavité étrange. » Saluez, Mesdemoiselles, mais dépêchez-vous, car, s'il fallait |
|||
en croire M. Taine, ce ne seraient qu'apparences au grand jour et, la nuit, il faudrait en |
|||
rabattre avec la réalité. Enfin « saleté, puanteur, pauvreté, tapage, mendiants, » la ''Juiverie de Francfort'', et tous les « imbéciles de l'endroit » recevant les fonctionnaires à genoux |
|||
pour obtenir « des routes et des écoles...» |
|||
Quant aux mœurs, elles sont primitives : on |
|||
boit, on mange, on est « rouge, gonflé, on |
|||
fume, on danse, on est ivre-mort ! Pour échapper à tout ce vilain monde, M. Taine se réfugie au Musée, où il admire quelques toiles de |
|||
maîtres et lit quelques légendes, celle de sainte |
|||
Tryphine entre autres, mais comme il lit mal, |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 57</center> |
|||
<br /> |
|||
puisqu'il appelle M. de la Villemarqué, ''Hersent'' |
|||
au lieu de Hersart, et qu'il lait de Saint Trémeur Saint Travers, je suis persuadé qu'il a |
|||
mal vu aussi et qu'il a vu Rennes de travers. |
|||
Un ami d'Amiens, pour consoler le Rennais que |
|||
je suis, m'affirme que M, Taine a dû mal voir, |
|||
en effet. Ses notes sur Amiens, élogieuses pourtant, sont, paraît-il, tout à fait fausses. |
|||
Il avait vu Rennes de travers encore, ce personnage des ''Propos Rustiques'' de Noël du Fail |
|||
qui dit : |
|||
— « Ne voudrois principalement aller à |
|||
Renes, car aucuns de mes compaignons qui se |
|||
estimaient bien fins et qui en vendoyent aux |
|||
autres y ont esté frottez et estrellez et laissé |
|||
quelque oreille. » |
|||
Il est vrai que c'est un « coquiin et maraud » |
|||
qui parle. |
|||
Il est vrai, d'autre part, qu'un saint, un |
|||
bienheureux, du moins— mais j'espère bien |
|||
que sa satire contre Rennes l'empêchera de |
|||
monter plus haut dans la hiérarchie céleste — |
|||
un bienheureux, le P. Grignion de Montfort, a |
|||
fulminé contre Rennes un cantique sévère. De |
|||
bonnes âmes ont vu même la prédiction de |
|||
rincendie dé 1720, dans le refrain : |
|||
<center>58 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
:Adieu Rennes, Rennes, Rennes ! |
|||
:On déplore ton destin ; |
|||
:On t'annonce mille peines : |
|||
:Tu périras a la fin. |
|||
Lé Père Grignion de Alonttort fut toujours |
|||
prolixe. Citons deux couplets seulement de sa |
|||
pieuse chanson, plus pieuse que poétique, selon son habitude. « Si Montfort l'eût voulu, |
|||
dit un de ses biographes, l'abbé Quérard, il |
|||
eût peut-être été l'un des plus grands poètes |
|||
de son siècle, » Mais, par modestie, sans doute, |
|||
comme saint Mathurin qui aurait pu être le |
|||
Bon Dieu et ne voulut pas, le Vénérable Montfort a préféré demeurer un mauvais poète. En |
|||
voici la preuve : |
|||
:Tout est en réjouissance, |
|||
:Monsieur est au cabaret, |
|||
:Mademoiselle à la danse |
|||
:Et Madame au lansquenet |
|||
:Où chacun fait sa bombance |
|||
:Et sans croire avoir mal fait. |
|||
:Que voit-on en tes églises ? |
|||
:Souvent des badins, des chiens, |
|||
:Des coureuses des mieux mises, |
|||
:Des libertins, des païens, |
|||
:Qui tiennent là leurs assises |
|||
:Parmi très peu de chrétiens. |
|||
À rapprocher de cette satire des ménages |
|||
Rennais, cette tradition sur leur mauvaise entente, consignée par Noël du Fail : |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 59 </center> |
|||
« À l'abbaie de Saint Melaine près Rennes, |
|||
y a plus de 600 ans, sont un costé de lard encore tout frais et non corrompu, et néanmoins |
|||
voué et ordonné aux premiers qui, par an et |
|||
jour ensemble mariez, ont vescu sans débat, |
|||
grondement et sans s'en repentir. » (Contes |
|||
d'Eutrapel XXX). |
|||
« Rennes, dit Jouanne, a conservé l'aspect |
|||
froid et sévère de l'ancienne cité parlementaire. |
|||
Si les maisons furent rebâties dans un style |
|||
uniforme avec un granit gris ou même noirâtre qui assombrit la ville, les places du Palais, |
|||
de l'Hôtel de Ville et les rues avoisinantes sont |
|||
dignes d'une grande cité. Mais tout autour... |
|||
se serrent et s'enchevêtrent les rues étroites, |
|||
noires, mal pavées et tortueuses de la vieille |
|||
cité... » |
|||
« Le Palais de Justice, affirme Conty, a quelque chose de grandiose. » |
|||
Enfin, conclut {{Mme}} de Sévigné, à propos de |
|||
l'exil du Parlement en 1675 : « On a transféré |
|||
le Parlement (à Vannes) ; c'est le dernier coup, |
|||
car Rennes sans cela ne vaut pas Vitré. » |
|||
C'est le dernier coup, en effet ! |
|||
Aussi, c'est avec un peu de surprise et beaucoup de joie, que j'ai lu au début d'un livre |
|||
récent de M. A. Pigeon, ''Un Ami du Peuple'', ces |
|||
aimables lignes que je transcris très volontiers, |
|||
<center>60 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
tout en me demandant si M. Pigeon est jamais |
|||
venu à Rennes, pour y avoir vu tout ce qui n'y |
|||
est pas! |
|||
« De toutes les villes de la Bretagne, Rennes |
|||
est celle qui rappelle le mieux le passé d'une |
|||
des plus grandes provinces de France, et qui |
|||
conserve les plus vieux souvenirs de ce passé... |
|||
On va droit au Palais de Justice, on se croit |
|||
transporté en plein XVII{{e}} siècle... On ne serait |
|||
pas surpris de rencontrer, dans une des rues |
|||
qui avoisinent le Palais, un contemporain du |
|||
comte de Rieux et du maréchal de Montesquiou... De vieux hôtels, semblables à ceux |
|||
qu'on voit encore à Paris dans la rue du Bac |
|||
et dans les rues qui l'entourent, forment autour du Palais de Justice comme une ceinture |
|||
qui le protège. On sent là l'âme d'une époque |
|||
où les architectes savaient faire grand... De |
|||
graudes portes de pierre, des cours pavées... |
|||
Quelquefois une statue rappelant le style de |
|||
Coysevox ou de Coustou, un bas-relief encadré dans une façade... Le Palais de Justice, si |
|||
vaste, si majestueux, avec sa grande salle des |
|||
Pas-Perdus... avec ses longs couloirs, avec ses |
|||
statues grises et sa porte sculptée est lui-même |
|||
comme la fleur d'une époque processive et batailleuse... Les peintures de Jouvenet, de Coypel, d' Érard, de Ferdinand témoignent des |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 61 </center> |
|||
<br /> |
|||
goûts artistiques des anciens commandants de |
|||
la province et rappellent un peu les splendeurs du Louvre et de Versailles. |
|||
« Les églises de Rennes, Notre-Dame, Saint-Sauveur et la Cathédrale ont aussi d'anciennes |
|||
boiseries, des vitraux, des fragments de tombeaux qui font songer au passé. » |
|||
D'ailleurs, les « agréments de Rennes » ont |
|||
eu leurs poètes. |
|||
« Souvent je me suis demandé où était M. |
|||
Turquety, écrit Brizeux ; si sa douce ville de |
|||
Rennes le tenait toujours et s'il rêvait pour |
|||
la poésie. » (''La vie d'un poète'', par F. SAULNIER, |
|||
p. 128.) Paul Féval écrit a Hippolyte Lucas : |
|||
« La même cité, une belle ! nous a fourni le |
|||
jour. » |
|||
Chateaubriand a dit : « Rennes me semblait |
|||
une Babylone.» |
|||
Boulay-Paty, dont j'ai cité une boutade qu'il |
|||
faut mettre au passif d' Élie Mariaker, a eu, |
|||
quoique nantais, pour la ville où il avait vécu |
|||
sa jeunesse, de bonnes paroles et de gracieux |
|||
souvenirs. Il a chanté une de ses rues : |
|||
:Je me souviens toujours de la petite rue |
|||
:bes Violiers, auprès de Saint-Georges ; souvent, |
|||
:Au milieu de l'hiver, lorsque soufflait le vent, |
|||
:Qu'on entendait te bruit de là rivière accrue, |
|||
<center>62 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
:Sans plus m'apercevoir de la fleur disparue, |
|||
:J'allais dans cet endroit promener en rêvant |
|||
:Et, le moindre rayon de soleil arrivant, |
|||
:Pour moi la saison belle était vite accourue. |
|||
:Ce nom des Violiers me rendait le printemps ; |
|||
:Malgré les blancs frimas et l'âpreté du temps, |
|||
:Sur le vieux mur soudain les tiges désolées |
|||
:Me montraient leurs bouquets de toutes les couleur ; |
|||
:J'aspirais les parfums des douces giroflées |
|||
:Et janvier me semblait un avril tout en fleurs. |
|||
Hélas, on nous l'a enlevé ce joli nom : la |
|||
rue des Violiers est maintenant la ''rue Gambetta'', |
|||
Rrrou ! Je ne crois pas que la nouvelle rue |
|||
rectifiée inspire jamais un poète. |
|||
''La Promenade du Canal, à Rennes'', a été chantée encore par le même poète et en un sonnet |
|||
aussi, car c'est toujours en sonnets que s'exprime son ''quidquid tentabam''. |
|||
:Charmante promenade aux sentiers frais et lisses, |
|||
:Je ne t'oublierais pas au bout de l'univers ! |
|||
Il est vrai que le souvenir du Canal est associé par Boulay-Paty aux souvenirs chers « de |
|||
sa mère et de sa sœur... |
|||
:Elle, ma sœur et moi, nous descendions les Lices. |
|||
Et, la rime y aidant un peu, — chez Boulay-Paty elle aide beaucoup, à moins qu'elle ne |
|||
nuise aux idées, — vous ne serez pas surpris |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 63</center> |
|||
<br /> |
|||
que la promenade fit leurs ''délices''. Ne fait-elle |
|||
pas nos délices, aussi, puisqu'on nous la conservée encore ? Car, hélas ! les « promenades » |
|||
ne sont pas éternelles et les Rennais d'aujourd'hui peuvent, comme ceux de jadis, pleurer |
|||
sur le Mail, délicieuse promenade<ref>''Nature'', Sonnet LXXX. </ref> », détruit |
|||
de nos jours pour la seconde fois. |
|||
:Le beau qui meurt, poète, à tes pleurs doit s'attendre. |
|||
Et les pleurs de Boulay-Paty n'ont pas manqué au crime des premiers Vandales... Pauvre |
|||
Mail ! |
|||
:On change donc en un triste chemin |
|||
:La fraîche promenade, un admirable ouvrage ; |
|||
:La poussière à ton front va faire un dur outrage, |
|||
:Le poète et l'oiseau te quitteront demain<ref>''Nature'', Sonnet LXXXL </ref>. |
|||
Mais avec les vieux arbres, tombent aussi |
|||
les vieilles maisons. Et les regrets et les re- |
|||
proches sont les mêmes : |
|||
:Démolisseurs, je hais votre métier, |
|||
:Car votre main est prosaïque et vile. |
|||
:D'un vil chagrin, je vois l'ancienne ville |
|||
:Sous le marteau disparaître en entier<ref>''Philosophie'', Sonnet LV.</ref>. |
|||
Vraiment nos pères furent de grands coupables, et si notre ville est si cruellement dé- |
|||
<center>64 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
<br /> |
|||
nigrée, c'est qu'ils ont détruit l'œuvre pittoresque des aïeux. Et nous-mêmes, s'il y avait |
|||
encore des poètes parmi nous, ne devrions-nous pas venger par un sonnet la calme beauté |
|||
de nos rues et de nos places que les tramways |
|||
à trolley ont détruite à jamais. Boulay-Paty |
|||
pleurait ''la Place aux Arbres'' ; ne pourrions-nous |
|||
avoir un regret pour 'la Place de la Mairie'', et |
|||
refaire, sur la destruction de la Motte, le sonnet du poète sur ''la Place aux Arbres<ref>''Nature'', Sonnet XXXVI</ref> : |
|||
:Comme à son sein la fille des champs met |
|||
:La fleur des bois, et dort dans la prairie, |
|||
:Rennes, la ville humble, calme et fleurie, |
|||
:Avait au cœur un bouquet qu'on aimait. |
|||
:Verte ramée où tant d'ombre charmait, |
|||
:Lieu ravissant de longue causerie, |
|||
:Place où, le soir, errait la rêverie |
|||
:Et qu'à plaisir le tilleul embaumait. |
|||
:On a détruit ta belle promenade, |
|||
:Chère à l'enfant, au vieillard, au malade ; |
|||
:Rennes n'a plus ses frais parfums au cœur ! |
|||
:La hache abat ce que le temps effeuille ! |
|||
:Du lieu qui fut des oiseaux le doux chœur, |
|||
:Que ce sonnet reste une verte feuille. |
|||
Les touristes modernes n'ont pas été très |
|||
cléments pour Rennes. |
|||
Rennes, dit un voyageur, « grande préfec- |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 65</center> |
|||
<br /> |
|||
ture, aux rues propres, spacieuses, régulières, |
|||
bordées de trottoirs larges et de massives bâlisses uniformes, de couleur sombre, d'aspect, |
|||
hélas ! tout à fait moderne. La Vilaine y mèrite son nom, dans ses quais larges mais inanimés, silencieux et tristes<ref>''En Bretagne, de Saint-Malo à Brest'', May et Motteroz. |
|||
Paris.</ref>. » |
|||
Un autre<ref>''Zig-Zags en Brelagne'', P. Lethielleux, Paris.</ref> n'est pas séduit davantage par |
|||
les « casernes neuves, » par les beaux « quartiers, » par la « lugubre monotonie des angles |
|||
droits, » par les « embellissements » du goût |
|||
moderne qui, avec l'incendie, ont défiguré « la |
|||
vieille capitale. » |
|||
On connaît l'opinion de Mérimée<ref>''Notes de Voyage''.</ref> sur Rennes : « La manière, le mauvais goût du dix-huitième siècle déparent presque tous les édifices publics qui, d'ailleurs, construits en granit, offrent une teinte grise, uniforme, à laquelle mes yeux ont de la peine à s'habituer. |
|||
Il faut cependant reconnaître dans quelques-uns un caractère de grandeur. » |
|||
Mais l'éloge ne dure guère et Mérimée conclut ainsi : |
|||
« On a généralement peu de goût à Rennes, |
|||
pour les objets d'art et les antiquités. » |
|||
<center>66 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
Peut-être Mérimée se trouvait-il à Rennes au |
|||
moment où l'évêque venait de faire enterrer |
|||
un certain nombre de vieux saints de bois, « façonnés de façon tellement grossière qu'ils en |
|||
étaient grotesques ! » Et je comprendrais alors |
|||
sa critique, mais il l'eut atténuée pourtant, si |
|||
on lui avait raconté la spirituelle riposte d'un |
|||
curé de campagne au prélat. |
|||
Ayant appris que Sa Grandeur arrivait en |
|||
visite pastorale, le bon curé, qui avait de |
|||
vieux saints dans son église et qui les aimait, |
|||
donna l'ordre à son bedeau de les cacher dans |
|||
le clocher pour les soustraire à la vue de l'évêque proscripteur. |
|||
— Vous n'avez donc pas de vieux saints ici ? |
|||
fit Monseigneur, en interrogeant du regard tout |
|||
le presbytère. |
|||
Silence, d'abord. Insistance du prélat. Gêne |
|||
de tout le monde. Alors le bedeau s'approche : |
|||
— Il ne faut pas mentir à Monseigneur ; |
|||
nous avions des vieux saints, mais quand ils |
|||
ont su qu'on enterrait leurs camarades à Rennes, ils sont partis pour assister à la cérémonie. |
|||
L'évêque ne put s'empêcher de rire : |
|||
— Oh ! alors ils reviendront, fit-il. |
|||
Et les vieux saints de bois sont revenus dans |
|||
l'église. Mérimée ne les y a pas vus ! |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 67</center> |
|||
Encore une autre opinion et qui n'est pas |
|||
négligeable, d'autant qu'elle est contemporaine du séjour de Leconte de Lisle. Par une |
|||
coïncidence curieuse, au moment où, débarqué à Nantes, il traversait Rennes pour se |
|||
rendre à Dinan, Stendhal visitait la « capitale |
|||
de la Bretagne. » Voici quelles étaient ses impressions de voyageur<ref>''Mémoires d'un Touriste'', II, 43 et seq.</ref> (Juillet 1837) : |
|||
« Comme je savais que Rennes avait été entièrement détruite par l'incendie de 1720, je |
|||
m'attendais à n'y rien trouver d'intéressant |
|||
sous le rapport de l'architecture. J'ai été agréablement surpris. Les citoyens de Rennes viennent de se bâtir une salle de spectacle, et, ce |
|||
qui est bien plus étonnant, une sorte de promenade à couvert, première nécessité dans |
|||
toute ville qui prétend à un peu de conversation. |
|||
« On a commencé depuis nombre d'années |
|||
une cathédrale, où les colonnes sont, ce me |
|||
semble, en aussi grand nombre qu'à Sainte-Marie Majeure, ou à Saint-Paul-hors des murs |
|||
(Rome). Mais, grand Dieu ! quel contraste ! |
|||
Rien de plus sot que cette assemblée de colonnes convoquée par le génie architectural |
|||
du siècle de Louis XV. |
|||
<center>68 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
« L'aspect du palais, remarquable par son |
|||
immense toit d'ardoises, n'est que triste ; il |
|||
n'est pas imposant : mais l'intérieur est décoré |
|||
avec beaucoup de richesse. Ces vastes salles |
|||
disent bien : nous appartenons à..., ont bien |
|||
l'air d'appartenir à un palais : il y a certainement abus de de rures, les formes des ornements sont tourmentées. |
|||
« La grande rue qui passe devant la place |
|||
du Palais est assez belle ; mais les gens qui y |
|||
passent marchent lentement, et peu de gens y |
|||
passent. |
|||
« À Sainte-Mclaine, l'ancienne cathédrale, |
|||
on voit des colonnes engagées, probablement |
|||
du XIIe siècle : leurs chapiteaux ont été masqués avec du plâtre, pour ménager, dit-on, la |
|||
pudeur des fidèles. |
|||
« Saint-Yves, l'église de l'hôpital, de la fin |
|||
du XV{{e}} siècle, présente à l'extérieur quelques |
|||
ornements gothiques. Parmi les caricatures |
|||
sculptées à l'intérieur, on remarque un marmouset tournant le dos, pour ne pas dire plus, |
|||
au grand autel. Quel chemin les convenances |
|||
n'ont-elles pas fait depuis ce temps-là ! |
|||
« Une porte de la ville est en ogive, et l'une |
|||
des pierres que l'on a employées pour la construire présente une inscription romaine. |
|||
« Il faut avouer que ta couleur ''gris-noirâtre'' |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 69</center> |
|||
<br /> |
|||
des petits morceaux de granit carrés avec lesquels les maisons de Rennes sont bâties, n'est |
|||
pas d'un bel effet. |
|||
« On construisait un pont sur la Vilaine, |
|||
qui là est une bien petite rivière ; il me semble |
|||
qu'il est tombé depuis. J'ai été fort content |
|||
des promenades du Tabor et du Mail. Les pantalons rouges des conscrits, auxquels on enseignait le maniement des armes, faisaient un |
|||
très bon effet au coucher du soleil ; c'était un |
|||
tableau du ''Canatello''. |
|||
« Je me suis hâté de courir au Musée, avant |
|||
que le jour me quittât ; les tableaux sont placés dans une grande salle, au rez-de-chaussée ; |
|||
une grosse église voisine la prive tout à tait |
|||
du soleil ; aussi elle est fort humide et les tableaux y dépérissent-ils rapidement. J'y ai vu |
|||
un Guerchin presque tout à fait dévoré par |
|||
l'humidité. Dans deux ou trois petites salles, |
|||
voisines, où les tableaux et les gravures sont |
|||
entassés, faute d'espace, on a le plaisir d'aller |
|||
comme à la découverte. J'y ai trouvé une jolie |
|||
collection des maîtresses de Louis XIV ; elles |
|||
ont des yeux singuliers et bien dignes d'être |
|||
aimés ; mais, par l'effet de l'humidité, une |
|||
joue de {{Mme}} de Maintenon venait de se détacher de la toile. |
|||
« Il faut que l'on ait en ce pays-ci bien peu |
|||
<center>70 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
<br /> |
|||
de goût pour les arts : un Musée aussi pauvrement tenu fait honte à une ville aussi riche. » |
|||
Un peu plus loin, Stendhal, en quittant |
|||
Rennes, la qualifie de « ville si aristocratique. » |
|||
Il en reparlera une dernière fois, au même |
|||
tome II des ''Mémoires d'un Touriste'', dans une |
|||
lettre datée de Genève : « Je ne rencontre |
|||
jamais ici cet esprit de ''routine'' étroite qui me |
|||
désole dans les villes de l'intérieur de la |
|||
France, Bourges, Rennes, etc. » |
|||
Un Anglais, Arthur Young, a décrit Rennes, |
|||
au point de vue gastronomique et l'a louée : |
|||
c'est quelque chose. Par malheur, Leconte de |
|||
Lisle, au dire de son père, n'avait pas le moindre sensualisme sous ce rapport. |
|||
« Rennes, dit le vovageur d'outre-Manche, |
|||
est bien bâti. Il a deux belles places, particulièrement celle de Louis XV, où est sa statue. |
|||
Le jardin des Bénédictins, appelé le Thabor, |
|||
mérite d'être vu. |
|||
« Je trouve que Rennes n'est pas cher, la |
|||
table d'hôte à ''La Grande Maison'' est fort bonne. |
|||
On y donne deux services avec abondance de |
|||
plats et un ample dessert. Au souper, un service avec un gros gigot de mouton et un autre |
|||
bon dessert. Chaque repas avec le vin ordinaire coûte quarante sols et pour vingt sols |
|||
de plus on a de bon vin : de sorte qu'avec de |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 71</center> |
|||
<br /> |
|||
bon vin, ce n'est que 6 livres 10 sols par jour. » |
|||
Enfin pour terminer cette revue des opinions sur Rennes, longue certainement et pourtant incomplète, on lit dans ''Les Actionnaires'' de |
|||
Scribe et Bayard (1829) : |
|||
''Gustave''. — Je suis arrivé hier à Rennes. |
|||
''Piffart''. — Notre pays ! « À tous les cœurs |
|||
bien nés... » La plus vilaine ville que je connaisse !.. Et nos chers compatriotes, têtus, querelleurs, mauvaises langues !.. C'est égal, le |
|||
souvenir de la patrie !... Je vois que tu as fait |
|||
comme moi, tu n'as pas pu y rester...» |
|||
Somme toute, les reproches les plus graves |
|||
qu'on pût faire à la ville, vers 1840, étaient |
|||
ceux-ci, qu'Alphonse Marteville résume sensément : « Les eaux potables manquent et les |
|||
étrangers admirent toujours en riant ce magnifique escalier-fontaine de la Motte<ref>On vient de le transporter pour faire une entrée monumentale au Thabor par la rue de Paris et l'eau y coule maintenant quelque peu et quelquefois dans les cascades.</ref>, qui |
|||
attend l'eau pour ses cascades. Rennes, en perdant son Parlement, a conservé ses habitudes |
|||
d'un autre siècle; elle ne peut croire qu'elle |
|||
soit le moins du monde destinée au commerce |
|||
et se proclame tour à tour, se drapant dans |
|||
son apathie, ville d'études, de droit, de garnison. Rennes a beaucoup de propriétaires qui |
|||
<center>72 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
<br /> |
|||
vivent sans travailler, non dans l'aisance, mais |
|||
dans la gêne, à l'abri de quelques petits revenus fonciers ou d'intérêts de capitaux... » |
|||
Les chemins de ter, l'adduction des eaux, |
|||
l'invasion des tramways ont déjà changé tout |
|||
cela et je crois que désormais la modernisation |
|||
de la ville ira vite. Ceux qui ont mon âge ont |
|||
connu l'ancienne ville et l'ancienne vie dans |
|||
leur tranquille douceur, et peuvent se faire |
|||
une plus juste idée de ce que pouvait être |
|||
l'existence à Rennes un quart de siècle avant |
|||
leur naissance. |
|||
Le mieux est de prendre l'opinion d'un contemporain, d'un homme sage qui écrivait en |
|||
1838, l'année même où Leconte de Lisle se faisait inscrire sur les registres de la Faculté de |
|||
Droit. Ce contemporain, cet homme sage, c'est |
|||
l'abbé Manet, et son ''Essai sur la Ville de Rennes'' |
|||
paraissait justement cette année-là même, chez |
|||
MM. Vatar, Molliex et M<sup>lles</sup> Blouet, libraires. |
|||
Voyons un peu ce que pense de Rennes, ce |
|||
Malouin au franc parler. |
|||
« Le climat de Rennes est doux et l'air y |
|||
est sain, mais presque toujours humide et |
|||
chargé de vapeurs... Les orages y sont rares |
|||
et encore bien plus rarement y tonne-t-il avec |
|||
force ; mais les pluies y sont fréquentes, et il |
|||
y pleut même souvent tandis que le ciel est |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 73</center> |
|||
<br /> |
|||
serein à trois lieues de là. » Je vous fais grâce |
|||
de toutes les facilités de la vie qu'on y rencontre : beurre très estimé, excellent cidre, fort |
|||
bons légumes, fruits délicieux et des lièvres |
|||
et des lapins et des perdrix et du bœuf qui, |
|||
selon Manet, figure « avantageusement à la |
|||
boucherie. » |
|||
La ville est divisée par la Vilaine : « la ville |
|||
haute est la plus belle et la plus considérable ; » |
|||
Manet en loue « l'unité, la magnificence, la |
|||
propreté et l'agrément, (Altrappe, Monsieur |
|||
Taine !) mais la ville basse est ordinairement |
|||
assez sale et renferme beaucoup de tanneries<ref>C'était justement ''jouxte'' les tanneries qu'on avait installé |
|||
Leconte de Lisle.</ref>, |
|||
de rues aussi tortueuses que mal pavées, de |
|||
maisons ou maisonnettes en simple bousillage... |
|||
et l'abattoir ! » C'est la ville basse qu'avait |
|||
surtout visitée M. Taine. |
|||
Manet note encore que « de deux ou trois |
|||
points, Rennes se présente assez pittoresquement » et qu'au Thabor, « la vue est magnifique. » Il fait l'énumération des promenades |
|||
publiques, ''mais''... et c'est ici que le ''mais'' familier triomphe et pendant près de cinq pages, pleines d'insinuations, qui, sous leur forme |
|||
volontairement vague, ressemblent terrible- |
|||
<center>74 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
<br /> |
|||
ment à des personnalités. Et c'est sur les habitants que tous ces ''mais'' s'abattent. Que voit-on dans ces belles promenades et dans ces |
|||
belles places ? Regardez passer tous ces gens, |
|||
et Manet les nomme au passage : |
|||
« Ce pauvre naufragé du déluge révolutionnaire, marchant le front humilié ; et cet héritier de Robespierre aux mains encore rouges |
|||
de sang, trottant fièrement, la tête haute, prêt |
|||
à cracher au visage des victimes dont il regrette de ne pouvoir plus consommer le meurtre : ce professeur émérite dans le noble art |
|||
de boire, fléchissant sous l'influence du rameau de gui : et ce cortège bruyant de polissons, saluant d'un haro général ce vieux silène ; |
|||
ce maigre rentier végétant sans honneurs dans |
|||
ses foyers de mestiques ; et ce gros industriel |
|||
fou d'un bon dîner ; ce pétitionnaire important renvoyé par les distributeurs des grâces |
|||
au médecin des fous ; et cet être sans nom |
|||
dont les grands cercles ne valent pas mieux |
|||
que les épicycles ; ces beaux messieurs et ces |
|||
belles dames ensevelis sous la dentelle, le velours et le drap d'or ; et ces misérables hères |
|||
à demi cachés sous leurs guenilles ; ce jeune |
|||
insensé, livré à toutes les illusions de l'amour, |
|||
qui croit voir dans l'objet aimé un objet divin : et cette rustique Galathée qui écoute les |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 75</center> |
|||
<br /> |
|||
flatteuses paroles d'un suborneur, comme Ève |
|||
écouta colles du serpent ; ce gyrovague qui |
|||
n'a jamais su s'arrêter à l'embranchement de |
|||
deux routes et qui a constamment arboré la |
|||
couleur du Jour, sans s'embarrasser si elle |
|||
faisait gloire ou tache à la France ; et ce vrai |
|||
citoyen, pur comme le soleil, dans l'histoire |
|||
de nos désastres, qui n'a jamais apporté la |
|||
moindre matière combustible dans le brasier |
|||
de nos discordes civiles ; cette vierge ingénue, |
|||
peu inquiète si son nom se retrouvera ou pas |
|||
dans les débris du siècle et ne voyant dans son |
|||
âme qu'une immortelle exilée ; et cette vieille |
|||
coquette qui n'a pas songé un seul instant à |
|||
embellir de saintes espérances son existence |
|||
terrestre ; ce politique turbulent, livré à d'interminables discussions, pour trouver quelque |
|||
intermède propre à rapprocher des éléments |
|||
inassociables de leur nature ; et ce cacochyme |
|||
maladif allongé sur la pelouse, tout occupé de |
|||
se remémorer le tissu de ses anciennes puérilités ou d'ajouter de nouveaux |
|||
rêves à ses espérances invétérées : cette bonne vieille, revenue des joies vulgaires, causant tout bas |
|||
dans un coin avec Dieu ; et cette petite déité |
|||
d'argile fort satisfaite de sa draperie, de ses |
|||
'charmes et de sa pantomime : ce fumeur à la |
|||
journée, tirant symétriquement de sa poche |
|||
<center>76 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
<br /> |
|||
l'étui de cuir où sont renfermés sa pipe et |
|||
son briquet ; et ce priseur au ton doucereux |
|||
et emmiellé, vous offrant galamment une pincée de la poudre que contient sa tabatière ; |
|||
cet adolescent sans expérience qui pense prématurémenl à asseoir sa vie en prenant femme ; |
|||
et cet ennuyeux barbon lassé de la sienne, qui |
|||
ne sait comment s'ingénier pour s'en débarrasser au plus vite ; ce polyphème à moustaches de sapeur, qui, après avoir été en quelque sorte un des dromadaires de l'armée |
|||
d'Égypte, est revenu faire mettre des compresses sur ses contusions, par ceux qui l'appelaient jadis tout court Gabriel ; et ce compagnon du Devoir, qui, las d'être une machine |
|||
à fabriquer des clous où des têtes d'épingle, |
|||
vient de s'engager, dans l'espoir de devenir un |
|||
des maréchaux de Philippe Ier et veut avant |
|||
de partir, fêter ici pour la dernière fois son |
|||
vieux maître, ses voisins et ses amis : ces |
|||
nymphes parfumées au goudron, et au corsage |
|||
épais, dont les pieds parchus font sur le sable |
|||
des allées le même effet que l'instrument du |
|||
paveur dans nos rues... » |
|||
Qui disait donc qu'il n'y avait personne dans |
|||
les rues de Rennes ? C'est une foule que nous |
|||
dépeint l'abbé Manet. Ce Rennes est un vrai |
|||
microcosme ! Et ce n'est pas tout, car le dé- |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 77</center> |
|||
<br /> |
|||
filé continue, dans la prose du satirique abbé, |
|||
qui a des chatoiements de cinématographe. |
|||
« Et ce véritable bourgeois gentilhomme, |
|||
qui a des raisons pour se montrer très content |
|||
de tout ce qui existe dans notre ordre social ; |
|||
et ce modeste boutiquier qui continue de vivoter dans la France comme à son insu ; ce |
|||
libertin fini qui, n'ayant bientôt plus qu'une |
|||
bouche sans lèvres, ne cesse de blasphémer |
|||
Dieu dans sa rage impie : et cette chrétienne |
|||
méticuleuse qui s'imagine honorer par des |
|||
frayeurs excessives l'Être infiniment bon, |
|||
comme un marmot qui se cache à la vue d'un |
|||
objet inconnu : ces grosses tôles d'un fort relief qui ne singent pas mal Pasquin et Marforio et ces espèces de cylindres qui ont bien |
|||
de la peine à tenir leurs bretelles affermies sur |
|||
leurs épaules ; ces bonnes, rassemblées sur le |
|||
gazon destiné aux États Généraux de l'enfance |
|||
du quartier, caquetant, bavardant, ricanant |
|||
sans mesure en se racontant les confidences |
|||
de leurs amoureux ; et ces écoliers espiègles, |
|||
faisant autour du même sopha les excursions |
|||
vagabondes de leur carrousel ; ce spéculateur |
|||
s'orientant sur un lord tel ou tel, comme le |
|||
marinier sur la brillante étoile du Nord ; et |
|||
cet auteur dont le nom est à peine prononcé |
|||
dans le village où il naquit, exigeant pour |
|||
<center>78 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
<br /> |
|||
ainsi dire que ses œuvres soient gravées sur |
|||
le granit et sur le marbre ; cette esquisse |
|||
d'homme dont les péripéties de l'existence sont |
|||
le matin et le soir et qui, sentant son infériorité en tout genre, se tient à l'écart comme un |
|||
suspect de la fièvre jaune ; et ce malencontreux chanteur faisant dans une longue complainte le récit de ses nombreuses infortunes ; |
|||
Ce pauvre diable de gentillâtre fier encore de |
|||
sa misère native, se vantant à qui voulait l'entendre de l'honneur qu'il a eu autrefois de se |
|||
griser à la table du Président des États. Et |
|||
cette vénérable antique comtesse de N*** qui, |
|||
ayant depuis plus de trente ans achevé son |
|||
bail, prétend que le millésime qu'elle porte sur |
|||
la figure est faux d'autant et tâche de plâtrer |
|||
cette erreur par le fard et la céruse ; enfin, ces |
|||
marchandes d'oranges, de limonade, de petits |
|||
pains au lait ou de babioles, soutenant à qui |
|||
mieux mieux les duels de la concurrence dans |
|||
leurs appels aux consommateurs ; et ce désœuvré à la journée travaillant, heureusement en |
|||
vain, à ce qu'on puisse dire de ses compatriotes : les joueurs de Rennes<ref>« Mon fils est revenu de Rennes, écrivait {{Mme}} de Sévigné ; |
|||
il y a dépensé 400 francs en trois jours. »</ref>, comme on disait |
|||
jadis les buveurs d'Auxerre, les fainéants de |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 79</center> |
|||
<br /> |
|||
Verdun, les usuriers de Metz, les mangeurs de |
|||
Poitiers. » |
|||
Voilà ce que l'abbé Manet avait vu dans les |
|||
rues de Rennes. Quand aura-t-il tout vu ? |
|||
Est-ce un fragment de sermon ? Est-ce une |
|||
satire réelle ? N'est-elle pas un peu générale ? |
|||
Gabriel est-il un Malouin ? La comtesse de N*** |
|||
est-elle une Rennaise ? Faut-il prendre cette |
|||
boutade au pied de la lettre ? L'abbé Manet |
|||
corrige un peu plus loin ce qu'elle semble |
|||
avoir d'excessif et d'oratoire et de vague. |
|||
« Les Rennais, dit-il, sont, en général, d'un |
|||
naturel doux, sociables<ref>L'abbé Manet ne croit pas à ta tradition de l’''Épaule |
|||
rennaise''.</ref>, obligeants. L'esprit |
|||
et un certain sel épigrammatique leur sont |
|||
particuliers. Chez eux l'honneur ne s'escompte |
|||
pas, et s'il est ailleurs des palais où l'argent |
|||
est tout, il est là des chaumières où il est regardé comme rien. Ils ne se sont pas chargés |
|||
de fournir l'Europe d'arlequins et leur coutume n'est nullement de laisser d'un œil sec |
|||
le misérable languir à leur porte pour aller au |
|||
théâtre pleurer les malheurs de la famille |
|||
d'Agamenmon. » |
|||
Les Rennais ne sont pas loin, à ce compte, |
|||
d'avoir maintenant toutes les qualités, et c'é- |
|||
<center>80 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
<br /> |
|||
taient sans doute des étrangers de passage que |
|||
Manet a photographiés dans nos rues. Voyons |
|||
maintenant ce qu'il pense des Rennaises ; un |
|||
si grave abbé est incapable de flagorner le |
|||
beau sexe. |
|||
« Elles sont polies, belles, enjouées, costu- |
|||
mées d'une façon assez avenante<ref>Frère Thomas Conecte, de l'ordre des Carmes « personne |
|||
mémorable et digne issue de la ville de Rennes » (D'ARGENTRÉ, |
|||
''Histoire de Bretagne'') était moins indulgent pour les « délices |
|||
et pompes des habits des femmes et damoiselles » de son |
|||
temps.</ref>. » |
|||
Les femmes de Rennes n'ont donc rien à |
|||
envier aux hommes, dans les éloges du bon |
|||
abbé, qui dit encore qu'« on se ressent peu, à |
|||
Rennes, de l'entêtement indomptable reproché |
|||
aux habitants de la partie basse de la province. » La ''partie basse'' est un peu dur ! Si |
|||
l'on ajoute que « les belles-lettres y sont cultivées, que les jeunes gens ont du goût pour |
|||
le commerce et l'état militaire, qu'ils s'y faisaient moines lorsque c'en était la mode, » |
|||
Rennes était, vers 1838, comme il est aujourd'hui, un petit paradis terrestre, surtout lorsque l'Adam avait nom Leconte de Liste. |
|||
Voilà dans quelle ville, peu différente à cette |
|||
époque de ce qu'elle avait été aux dix-sep- |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 81</center> |
|||
<br /> |
|||
tième et dix-huitième siècles, le jeune bachelier Leconte de Lisle s'installait définitivement |
|||
pour faire son droit, obtenir le diplôme de |
|||
licencié et se faire nommer à un poste dans |
|||
la magistrature. |
|||
Pour occuper les loisirs de son fils et lui |
|||
donner aussi quelque notion des affaires, M. |
|||
Leconte de L'Isle avait demandé que « Charles |
|||
pût travailler, une heure le matin et autant le |
|||
soir, dans l'étude d'un avoué. » Il avait recommandé à Charles de suivre un cours d'anatomie et de physiologie : « Ces connaissances |
|||
sont de toute utilité en médecine légale ; j'ai |
|||
rencontré en Cour d'Assises, disait le colon, |
|||
qui n'avait pas oublié sa médecine, trop de |
|||
magistrats ignorants sur cette matière, incapables de concevoir nos explications et conséquemment de fixer leur jugement. » Charles |
|||
devait encore étudier « la botanique, au printemps, et la chimie, dans les cours d'hiver. |
|||
Quant aux leçons d'histoire, il en aime l'étude, |
|||
ajoutait M. Leconte de L'isle ; une Faculté des |
|||
Lettres étant établie à Rennes, je ne doute pas |
|||
qu'il ne se rende à ces conférences avec plaisir. M. Salvandy a bien mérité de la patrie. |
|||
C'est comme cela que j'entends les améliorations de la chose publique ; trop vite, non ! » |
|||
L'important d'abord, était que le temps de |
|||
<center>82 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
<br /> |
|||
l'étudiant fûtt entièrement pris par des occu- |
|||
pations sérieuses et quelques distractions honnêtes. M. Leconte de L'Isle y tenait beaucoup. |
|||
Il avait recommandé surtout, ordonné même |
|||
« l'étude de la flûte et du paysage. » Enfin, la |
|||
fréquentation de la bonne société était un des |
|||
points importants du programme paternel. |
|||
« Un jeune homme qui porte notre nom, écrivait-il, est admissible partout, non pour assister à toutes les fêtes, mais pour y paraître |
|||
dans l'occasion. » Et, se figurant, à tort d'ailleurs, qu'on avait pu « faire l'épaule Rennaise » |
|||
à son fils, il concluait : « Qu'il reste donc dans |
|||
son étude, maïs qu'il sache comme moi s'abstenir plutôt que de mal choisir, » |
|||
Dans ses lettres, en effet, Charles ne parlait |
|||
pas de cette société-là ; par un mot des « deux |
|||
Robinot » et M. Leconte de Dinan, toujours |
|||
aussi peu prolixe, ne donnait aucune assurance |
|||
qui pût tranquilliser les parents de Bourbon. |
|||
M. l'avoué avait bien d'autres choses à faire |
|||
en ce moment : non content d'être maire, il |
|||
rêvait de plus hautes destinées, et la situation |
|||
de sous-préfet le tentait. Il travaillait à l'obtenir. Voilà un oncle plus pratique que son |
|||
neveu ! M. Leconte de Bourbon, lui, suivant |
|||
toujours son idée, essayait par tous les moyens |
|||
de réchauffer le zèle de son cousin : dans une |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 83</center> |
|||
<br /> |
|||
lettre du 30 octobre 1838, il lui annonce l'envoi d'un nouveau ballot de café. |
|||
À dire le vrai, cette année scolaire 1838-1830 fut fort mal employée par l'étudiant, au |
|||
point de vue du moins de ses études de droit. |
|||
Il prit une seconde inscription en janvier 1839, |
|||
mais son manque d'assiduité aux cours lui |
|||
avait fait perdre la première (novembre 1838) ; |
|||
il perdit de même encore celle d'avril 1839 |
|||
pour les mêmes raisons, et ne prit pas celle |
|||
de juillet. Inutile d'ajouter que, n'ayant pas le |
|||
nombre d'inscriptions réglementaire, il ne put |
|||
se présenter à l'examen à la fin de l'année |
|||
scolaire. |
|||
Aussitôt les inscriptions prises, Charles Leconte de Lisle ne se rappelait plus qu'il y avait |
|||
une Faculté de droit, des professeurs et qu'il |
|||
était étudiant à Rennes. La première fougue |
|||
de jeunesse s'épanchait librement : il oubliait |
|||
tous les freins ; il oublia même sa famille. |
|||
Pendant plus de six mois, il ne donna pas de |
|||
ses nouvelles à Bourbon. Son oncle, qui n'avait |
|||
rien de bon à écrire, hormis les espérances de |
|||
sa sous-préfecture. |
|||
:Imitait de Conrart le silence prudent. |
|||
Les parents de Bourbon étaient désolés. |
|||
« j'ai peine à comprendre, écrivait le père, |
|||
<center>84 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
<br /> |
|||
que Charles ait pu rester six mois sans nous |
|||
écrire, si des motifs sérieux ne l'en eussent |
|||
empêché. Est-il malade ? Voilà notre plus |
|||
grande crainte ! » M. Leconte de L'isle ne pouvait prendre son parti de ce double silence de |
|||
son fils et de son cousin. Il avait « besoin de |
|||
consolation après la lettre qui lui apprenait |
|||
l'escapade inqualifiable » de son fils. « Éloigné |
|||
que je suis, écrivait-il à la date du 10 juin |
|||
1839, silencieux que tu es toi-même, dans la |
|||
crainte sans doute de trop m'affliger, je courbe |
|||
la tête, priant Dieu qu'il s'amende, plus en |
|||
état, à des distances pareilles, de pleurer, |
|||
malgré mon caractère sévère, que de heurter |
|||
trop duremcnt le coupable ; craignant d'ailleurs de frapper à faux et à contretemps. Il |
|||
est si loin de nous ! » Et l'excellent homme va |
|||
jusqu'à remercier avec des larmes son peu sensible cousin de ne pas avoir abandonné Charles, |
|||
« malgré sa conduite aussi impolie que peu |
|||
respectueuse. » Et les recommandations de |
|||
pleuvoir de plus belle sur l'étudiant « léger |
|||
et peu soucieux du lendemain. » |
|||
Tous ceux qui ont connu le Maître, ne fût-ce que pour l'avoir vu traverser le jardin du |
|||
Luxembourg ont gardé mémoire du laineux |
|||
monocle, dont il accentuait le dédain de son |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 85</center> |
|||
<br /> |
|||
regard. Tous ceux qui ont franchi le seuil de |
|||
son appartement à l'École des Mines se rappellent la cigarette fichée au coin moqueur de |
|||
sa bouche. Je ne sais si dans sa garde-robe |
|||
modeste<ref>À propos de la façon de se vêtir, Leconte de Liste m'a |
|||
raconté ceci. Ver» la fin de sa vie, il avait acquis une pelisse |
|||
de fourrure, qui n'avait rien d'une splendeur provocante. Un |
|||
de ses confrères à l'Académie, pourtant, l'arrêtait, un jour, par |
|||
un des boutons de cette pelisse, et, faisant attention à sa grande |
|||
assiduité aux séances, lui demandait brusquement : |
|||
— Est-ce avec vos jetons de présence que vous vous êtes |
|||
payé ça, mon cher confrère ? vous vous êtes |
|||
Et j'entends encore Leconte de Liste, me rapportant sa réponse, qui prenait des proportions épiques : |
|||
- Confrère ! Confrère !… Le misérable ! riche comme il est |
|||
et poète comme il n'est pas !</ref> et dont la postérité ne connaîtra |
|||
jamais sans doute l'inventaire, — les comédiens, seuls, ont de ces honneurs-là ! — je ne |
|||
sais si on a retrouvé la flûte dont retentirent |
|||
les échos de sa chambre d'étudiant à Rennes, |
|||
et certaine pipe et certaines lunettes. Et cependant flûte, pipe et lunettes, car c'était une |
|||
pipe et des lunettes alors, ont joué un rôle |
|||
dans sa vie de jeune homme. |
|||
Un de ses premiers ennuis lui est venu de |
|||
ces lunettes et de cette pipe : il dut ses premières joies musicales, — ses dernières sans |
|||
doute, car il goûtait peu la musique vers la fin |
|||
de sa vie, — à la flûte, aimée de son père et |
|||
imposée par lui. |
|||
<center>86 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
Le 18 janvier 1839, Charles Leconte de Lisle, |
|||
« étudiant en droit et demeurant rue des Carmes, n° 4, » se présentait chez le sieur Binda, |
|||
afin « d'obtenir crédit d'une paire de lunettes |
|||
et d'une pipe en écume garnie d'argent, » le |
|||
tout d'une valeur de 22 francs, « soit dix-huit |
|||
francs pour la pipe et quatre francs pour les |
|||
lunettes. » C'est Binda lui-même qui raconte |
|||
la chose, en français d'Italien, dans une lettre |
|||
de réclamation adressée à M. Leconte de Dinan. |
|||
Il promettait de s'acquitter « fin courant. » Le |
|||
temps révolu, Binda présente sa facture rue |
|||
des Carmes, mais l'étudiant était sans argent |
|||
et priait son créancier « d'attendre quelque |
|||
temps. » Binda ''patienta'' quelque temps, mais, |
|||
fatigué par des remises successives, il se dirigea |
|||
à un oncle habitant Rennes, M. Liger probablement. « Chargé seulement du paiement de |
|||
la pension, du logement et de l'habillement. » |
|||
''M. l'oncle dirigea'' Binda à un attire oncle, le |
|||
vrai celui-là, et qui n'était autre que M. le |
|||
Maire de Dinan. |
|||
On devine les récriminations de ''M. l'oncle'', |
|||
après les réclamations de Binda ; cette année |
|||
scolaire en fut empoisonnée. L'écho en parvint jusqu'à Bourbon. Que signifiait cette myopie ; cette « prétendue myopie ? » ''M. l'oncle'' |
|||
n'y pouvait pas croire. Évidemment c'était |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 87 </center> |
|||
<br /> |
|||
quelque farce d'étudiant ! On n'est pas myope |
|||
à vingt ans ! Et quatre francs de lunettes sont |
|||
une dépense excessive ! |
|||
Et le tabac ! On fume ! Et ou fume dans des |
|||
pipes « en écume garnies d'argent ! » Dans |
|||
des pipes « de seize francs ! » La voilà bien la |
|||
vie folle ! Et ce n'est point ainsi qu'on devient |
|||
maire et qu'on peut aspirer à se faire nommer sous-préfet. |
|||
M. Leconte de L'Isle fut moins ému que M. |
|||
Louis Leconte ne l'avait pensé à la lecture de |
|||
la lettre qui contenait ces commérages. Cette |
|||
myopie n'était point si « prétendue ; » son |
|||
père et son frère avaient été myopes, rien |
|||
n'empêchait donc que son fils eût « la même |
|||
infirmité. » C'était tellement prévu même qu'au |
|||
moment du départ, il avait « recommandé à |
|||
Charles de ne jamais travailler sans être éclairé |
|||
par deux grosses chandelles. » Quant au tabac, le père ne l'acceptait pas aussi facilement |
|||
que les lunettes. Pour ce qui est de « cette |
|||
singulière habitude de fumer, je n'en reviens |
|||
pas, écrivait-il ; sévère jusqu'à la rudesse, |
|||
c'est la dernière manie que j'eusse permise, |
|||
moi qui la considère comme la plus propre à |
|||
éloigner un homme de la société des femmes, |
|||
la seule agréable selon moi : moi qui n'avais |
|||
jamais voulu lui permettre de la contracter ! |
|||
<center>88 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
S'il ne la perd pas entièrement, j'ose espérer |
|||
du moins qu'il la modifiera. Je saurai me répéter... » |
|||
Le Maître devait la modifier, en effet, puisque, de fumeur de pipe, il devint fumeur de |
|||
cigarettes ; ce fut, je pense, la seule modification que les répétitions du père obtinrent |
|||
du fils incorrigible. |
|||
Les objurgations pour commander n'eurent |
|||
guère plus de succès que pour défendre, s'il |
|||
faut en croire ce passage d'une lettre de Bourbon : « Ce qui m'étonne bien, c'est que dans |
|||
aucune de ses lettres, Charles ne me parle de |
|||
son étude de la flûte et du paysage que je lui |
|||
avais recommandée verbalement et que je n'ai |
|||
cessé, chaque fois que je lui ai écrit de renouveler avec instance. Après le droit, ces talents |
|||
sont considérés par moi essentiellement utiles |
|||
à la position d'un jeune homme de la société. » |
|||
Hélas ! le droit, la flûte, le paysage, notre |
|||
« jeune homme de la société » n'en avait cure, |
|||
et, s'il devait demeurer, en dépit des plaintes |
|||
de M. l'oncle, un vrai myope et un parfait fumeur, il ne devait pas mourir dans la peau |
|||
d'un magistrat — c'est l'hermine que je veux |
|||
dire — et dans celle d'un musicien, pas davantage. |
|||
Cependant, averti par son cousin de l'indiff- |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 89 </center> |
|||
<br /> |
|||
férence que son fils marquait pour ses études, |
|||
de ses pertes d'inscriptions successives, de |
|||
l'impossibilité pour lui de subir son premier |
|||
examen, bref de toute une année gâchée, après |
|||
un an déjà gaspillé pour le baccalauréat ès-lettres, M. Leconte de L'Isle écrivit à son fils pour |
|||
le rappeler au devoir et le prier de tenir un |
|||
peu plus compte des observations de son oncle |
|||
de Dinan. La lettre était sérieuse ; elle dut être |
|||
accentuée par une glose solennelle de ''M. l'oncle'' |
|||
de Dinan. La double mercuriale fit son effet sur |
|||
l'étudiant coupable et nous trouvons le gentil |
|||
témoignage de son repentir et de ses bonnes |
|||
résolutions dans une lettre adressée à M. Louis |
|||
Leconte. |
|||
Mais on sait ce que valent ces promesses de |
|||
la vingtième année. |
|||
M. Leconte de L'Isle disait vrai, M. de Salvandy avait bien mérité de la Brelagne en accordant à Rennes une Faculté des Lettres : son |
|||
fils put assister à la séance d'installation ; elle |
|||
eut lieu le samedi 1{{er}} décembre 1838. Le Palais |
|||
Universitaire actuel n'était pas encore bâti : |
|||
on projetait d'en construire un sur la Motte ; |
|||
M. Chevremont développait dans l’''Auxiliaire |
|||
Breton'' les raisons qui imposaient cet établissement à la Ville. Il faut, disait-il, s'appuyer |
|||
<center>90 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
sur le sentiment provincial ; Rennes est peu |
|||
soucieuse de l'entretenir ; c'est une indifférence coupable; il ne se produit aucune tentative pour y concentrer le mouvement intellectuel, artistique, industriel de la province ; |
|||
aucun enseignement n'est consacré aux antiquités, à la littérature, à l'histoire de Bretagne : aucun monument ne rappelle les vieilles |
|||
gloires du pays ; il faudrait à Rennes un enseignement destiné aux Bretons : nous avons |
|||
une histoire et une poésie ! |
|||
« Dans leur intérêt commun, ajoutait M. |
|||
Chevremont, la Ville et les Facultés doivent |
|||
s'attacher à tout ce qui peut restaurer chez |
|||
nous le patriotisme provincial, l'attachement |
|||
au sol, le culte des traditions, la vénération |
|||
des ancêtres. » |
|||
Hélas, ces idées, pour lesquelles nous luttons encore aujourd'hui, étaient peu en faveur |
|||
à cette époque, et comment pouvait-on songer |
|||
à les faire triompher ? Elles n'avaient d'asile |
|||
que dans la tête des rêveurs et les Palais demandés pour elles n'existaient guère que dans |
|||
les brouillards de Bretagne. |
|||
La Faculté de Droit était au Palais de Justice ; |
|||
la Faculté des Lettres tenait toute dans la salle |
|||
des Séances du Conseil municipal : le Musée |
|||
de tableaux était dans une chapelle, et le Mu- |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 91 </center> |
|||
<br /> |
|||
sée d'Histoire Naturelle, dans un grenier. La |
|||
Faculté des Sciences n'était pas encore établie, |
|||
mais on cherchait un « local important » pour |
|||
elle et le rapport constatait avec effroi qu'elle |
|||
devait comporter essentiellement « une cour |
|||
et un puits<ref>Tous |es enseignements manquaient de ''Palais'' et pourtant, en dette année 1839 quatre Rennais, Ramel, Noury, |
|||
Chrétien et Bertrand, étaient admis à l'École Polytechnique.</ref> pour ses expériences ! » Il était |
|||
à peine question d'une Faculté de Médecine ! |
|||
Telle quelle, pourtant, dans la salle municipale, la Faculté des Lettres faisait bonne |
|||
figure et Leconte de Lisle y suivit, il me l'a |
|||
dit, quelques cours pendant ses années d'étude. |
|||
M. Martin, helléniste éminent, y étudiait la |
|||
tragédie grecque, puis la poétique d'Aristote ; |
|||
M. Delaunay y fit de remarquables leçons sur |
|||
la poésie au XVI{{e}} siècle et sur Ronsard, puis |
|||
sur Montaigne ; M. Charles Labitte parlait de |
|||
Dante et de Pétrarque. Avec M. Varin, c'était |
|||
l'histoire des temps Mérovingiens. Le 2 février |
|||
1839, M. Xavier Marmier inaugurait son cours, |
|||
qui ne devait durer que jusqu'en mai, les |
|||
voyages vers le Nord requérant le jeune professeur, que le savant Lehuérou venait remplacer. Aux leçons de celui-ci, Leconte de |
|||
Lisle a pu sentir s'éveiller en lui les premières |
|||
émotions de l'histoire. M. Émile de la Digne |
|||
<center>92 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
Villeneuve, le 4 mars de la même année, ouvrait un cours libre de langue hébraïque ; |
|||
peut-être y parla-tdl de Qaïn et d'Achat. |
|||
À dire le vrai, à la Faculté des Lettres, |
|||
comme à celle de Droit, Charles Leconte de |
|||
Lisle ne fut qu'un étudiant irrégulier ; cette |
|||
année scolaire 1838-1839 fut occupée a prendre possession de la vie rennaise,. |
|||
Elle n'était point si ennuyeuse alors et si |
|||
dénuée d'intérêt artistique et littéraire. |
|||
Les concerts étaient fort brillants à Rennes |
|||
à cette époque et nos entrepreneurs demusique devraient revenir aux anciennes habitudes, en faisant entendre aux Rennais, ce dont |
|||
il se gardent bien à cette heure, les vrais |
|||
grands artistes parisiens et étrangers. |
|||
Pendant les années du séjour de Leeonlo de |
|||
Lisle à Rennes, je trouve dans les programmes des concerts les noms de Stamaty, M. et |
|||
{{Mme}} Schecht, Charles Delioux, Ernst, Anna |
|||
Thillon, Filippa, Ghys, {{Mme}} de Paw, Tellier, |
|||
M. et {{Mme}} Richelmi, Loisa Puget, Huerla, Forzonni, {{Mme}} Ernst-Seidler, Danjou, Luigi Elena, |
|||
M. et {{Mme}} Yweins d'Hennin, M<sup>lles</sup> Anaïs Bazin |
|||
et Thomassetti, Gareau, Lecorbellier, Teresa |
|||
et Maria Millanollo, {{Mme}} Mazinni, Giorgis, Polydore Devos, A. de Latour, Le Maout, Prudent, |
|||
Morandy, Bourguy, etc., auxquels des artistes |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 93 </center> |
|||
<br /> |
|||
locaux comme Warot, Pilet, {{Mlles}} Comettant et |
|||
Sorbiatti, Godfroy, Brune, Ferdinand prêtaient |
|||
leur concours. |
|||
Nous n'avions pas de Conservatoire alors, et, |
|||
pourtant, je relève, parmi les lauréats du |
|||
Conservatoire de Paris on 1810, les noms d'Eugène Claudel, âgé de 14 ans, second prix de |
|||
cor ; Carlier, second prix de basson ; Chapelle, |
|||
sans un mal de lèvres qui l'empêcha de concourir, allait obtenir le premier prix. Tous |
|||
trois sont des Rennais ; deux Brestois remportent deux premiers prix de chant et de |
|||
flûte, la même année. |
|||
Le théâtre fut pour le jeune créole la première distraction favorite. |
|||
Est-ce aux auditions de la troupe d'opéra de |
|||
Rennes qu'il devait prendre l'horreur de ce |
|||
genre de spectacles. On jouait ''La Muette, La |
|||
Juive, Robert'', « toujours une solennité, » dit |
|||
un chroniqueur, et où triomphait Warot, le |
|||
père du professeur de chant du Conservatoire. |
|||
L'opéra comique était représenté par ''La Dame |
|||
Blanche, Le Postillon, Le Serment, Le de minoNoir, |
|||
L'Ambassadrice''<ref>Le 4 mars, le directeur Laurent abandonnait sa troupe : |
|||
« C'est un fait nouveau pour notre arrondissement théâtral, dit |
|||
un chroniqueur, les troupes d'opéra sont devenues pour les directeurs mi trop lourd fardeau ; elles coûtent trop et rapportent trop peu. » Déjà !</ref>, encore frais et pimpants et |
|||
<center>94 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
<br /> |
|||
jeunes alors. Pour la comédie et le drame, |
|||
c'était ''{{Mlle}} de Belle-Isle, L'Alchimiste, Le Fils de la |
|||
Folle, L'Homme au Masque de fer, Le Manoir de |
|||
Montlourier, Le Mariage de Figaro, Le Naufrage |
|||
de la Méduse''. |
|||
Tel était le répertoire des soirées ordinaires |
|||
mais il y eut aussi quelques soirées de gala, |
|||
et pour un jeune créole de vingt ans, exilé |
|||
dans une province lointaine, ce dut être une |
|||
grande joie d'art d'applaudir, à quelques mois |
|||
de distance, {{Mme}} Breval et Frederick Lemaître, |
|||
{{Mme}} de XXrval, voilà de ces fêtes qu'on ne nous |
|||
procure plus à Rennes ! y donna quatre représentations les 5, 7, 10 et 14 février 1839 ; elle |
|||
joua ''Angelo, Trente Ans ou la Vie d'un Joueur, Les |
|||
Suites d'une Faute, Clotilde'' el La Belle-sœur. Toute |
|||
sa lyre, comme on voit. Son succès fut très |
|||
grand. |
|||
Celui de Frederick fut plus grand encore et |
|||
marqué par des manifestations des étudiants |
|||
en droit. |
|||
I| vint en juillet pour jouer ''Kean, Ruy Blas'' |
|||
et ''Trente Ans ou la Vie d'un Joueur''. C'était bien, |
|||
mais le public de Rennes voulait mieux encore, |
|||
c'est-à-dire ''Robert Macaire'' et ''L'Auberge des Adrets''. |
|||
Le préfet refusait l'autorisation. « Le développement donné plus lard à ce caractère (celui |
|||
de ''Robert Macaire'') et la lâcheuse célébrité qu'il |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 95</center> |
|||
<br /> |
|||
a acquise en ont fait un de ces types dont |
|||
l'exposition publique serait un danger pour |
|||
l'homme ignorant et une honte pour l'administration qui l'autoriserait. » Telle était l'opinion de la Préfecture, basée surtout, je pense, |
|||
sur la ressemblance de la tête que Frederick |
|||
se faisait dans ce rôle, |
|||
À la représentation du 11 juillet, il y eut |
|||
du tapage ; le public s'obstinait à réclamer les |
|||
deux pièces. Le soir, une agression eut lieu |
|||
contre la Préfecture, dont un communiqué |
|||
officiel rend compte dans l'''Auxiliaire Breton'', |
|||
Quelques jeunes gens, « assez bien mis et parlent le langage de ce qu'on appelle communément des gens bien élevés, » s'étaient réunis |
|||
sur la Motte, Une fanfare de cors de chasse |
|||
les accompagnait. Au signal des cors, une volée de pierres est lancée contre l'appartement |
|||
du préfet et de sa famille. Une seconde fanfare |
|||
se fait entendre, rythmée par une seconde |
|||
volée de pierres adressée cette fois à l'aile de |
|||
la rue de Fougères. Puis, la troupe se disperse. |
|||
La Préfecture ne céda pas, et pour éviter de |
|||
nouveaux désordres, Frederick Lemaître dut |
|||
filer à l'anglaise. Déjà, depuis un an, les étudiants, à la suite de coups de cannes aux |
|||
agents dans l'intérieur du théâtre, avaient dû, |
|||
<center>96 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
<br /> |
|||
par ordonnance de M. le Maire, abandonner |
|||
cannes et bâtons à la porte<ref>Les étudiants sont toujours houleux et profitent de toutes les occasions pour faire du tapage. Le 28 octobre 1811, le |
|||
Maire prend un nouvel arrêté pour interdire « les cris, sifflets, |
|||
ou autres actes de même genre contraires à la décence et aux |
|||
égards dûs au public. » Cette année, la troupe joue ''L'École |
|||
des Jeunes Filles, Le Marchand d'Habits, Les Trois Lionnes, |
|||
Renaudin de Caen, Marie Tudor, Un Mariage sous Louis XV, |
|||
Paul le Corsaire, Les Saltimbanques, Le Verre d'Eau, La |
|||
Fête des Fous, Le Sonneur de Saint-Paul, La Grâce de Dieu, |
|||
La Tour de Nesle''…</ref>, |
|||
Du moins, ne leur ordonna-t-on pas de couper leurs cheveux qu'ondulait savamment un |
|||
célèbre coiffeur, installé « sous les arcades de |
|||
la comédie, ''M. Edouard'', auteur de ''L'HUILE |
|||
D'ALCIBIADE !! » |
|||
Deux cafés surtout étaient fréquentés par |
|||
les clients de M. Édouard : au bas de la rue |
|||
Saint-Louis, dans le vieux cabaret du ''Fort de |
|||
Plaisance'', où s'allongeait un ancien jeu de |
|||
boules célèbre, on allait boire du « cidre en |
|||
bouteilles ; » au café moderne ''du Cirque'', on dégustait les boissons parisiennes, dans un « local » nouvellement installé « à l'instar, » avec |
|||
des « lustres à branches d'or et de magnifiques |
|||
rideaux de soie rouge reflétés par des glaces |
|||
multipliées.» |
|||
Un troisième, le ''Café de Bretagne'', avait surtout pour clients les jeunes gens de la no- |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 97 </center> |
|||
<br /> |
|||
blesse Voici ce qu'en disait le baron Régis de |
|||
Trobriand dans son roman, rarissime aujourd'hui, ''Les Gentilshommes de l'Ouest'' : « Ô mon |
|||
joyeux café de Bretagne, ingrat qui pourrait |
|||
oublier les soirées de fête arrosées de vin vieux |
|||
et parfumées de tabac ; tu n'étais qu'un trou |
|||
ohscur, le premier de la ville où l'on allumai |
|||
les lampes, chaque soir ; jamais le soleil n'y |
|||
jetait un timide rayon qui n'y fût obscurci autant par la fumée que par le sombre reflet de |
|||
tes tentures rouges, traces vieillies des temps |
|||
passés, quels stupides gens sont venus te défigurer à plaisir, toi, le dernier cabaret de |
|||
France peut-être, où la noblesse vînt encore |
|||
se régaler ! Combien de marquis sortirent au |
|||
matin par la rue d'Estrées, cherchant à reconnaître à travers les fumées d'Aï, le chemin |
|||
de leur hôtel et combien de gentilshommes y |
|||
noyèrent dans le punch, les soucis plébéiens |
|||
de notre misérable époque. Aujourd'hui que |
|||
sont-ils devenus ? » Hélas ! l'ancien cabaret |
|||
lui aussi allait être transformé ''à l'instar'', « doré |
|||
sur tous les lambris, chargé de glaces sur tous |
|||
les murs, bariolé de fresques sur tous les |
|||
plafonds... Pauvre café ! de gentilhomme qu'il |
|||
était, il est devenu presque banquier ! » |
|||
A trois kilomètres de Rennes, sur la route |
|||
<center>98 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
<br /> |
|||
de Saint-Malo, les étudiants allaient encore |
|||
« manger de la galette » chez Jamet, |
|||
Ce Jamet, surnommé ''Poganne'', était célèbre |
|||
à Rennes pour les bonnes farces qu'il avait |
|||
faites aux Prussiens, en 1815. L'une de ces |
|||
farces consistait à mettre du suif, au lieu de |
|||
beurre, sur les galettes qu'il était forcé de |
|||
leur vendre. Où le patriotisme va-t-il se nicher ? |
|||
Les joies de la Basoche ne se bornaient pas |
|||
à boire et l'un de ces jeunes gens, Leconte de |
|||
Lisle peut-être, nous en conte de plus poétiques dans le numéro du 30 décembre 1838 du |
|||
journal ''Le Foyer'', |
|||
:Mais vienne le printemps avec ses soleils d'or |
|||
:Et nous aurons le Mail et le riant Thabor |
|||
:Et les champs pleins de fleurs et le Jardin des Plantes, |
|||
:Où se glissent, le soir, tant de femmes charmantes, |
|||
:Qui viennent voir fleurir un arbuste étranger |
|||
:Ou sentir les parfums qu'exhale l'oranger. |
|||
:Puis au bord du canal les joyeuses baignades |
|||
:Et de la Prévalais les douces promenades. |
|||
Paul Loysel, étudiant d'alors, et qui devait |
|||
mourir sous la robe du Jésuite, a chanté, lui |
|||
aussi, la beauté calme du Thabor et ses plaisirs permis, dans un poème de ses ''Paysages |
|||
Bretons'', intitulé ''À Paul'' et adressé à son cousin |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 99 </center> |
|||
Paul de Geslin, étudiant Rennais aussi, qui |
|||
lut plus tard le P. de Geslin. |
|||
:Le Thabor près de nous ouvrait son Élysée |
|||
:Et nous y promenions aux matins de printemps |
|||
:Pour voir la tendre feuille humide de rosée |
|||
:Lentement dérouler ses bourgeons éclatants, |
|||
:……………………………. |
|||
:Et nous nous arrêtions auprès du chêne antique, |
|||
:De la forêt rennaise admirable débris, |
|||
:Celte forêt semblable aux mœurs de l'Armorique, |
|||
:Où tombent chaque jour de beaux arbres flétris, |
|||
Le Thabor, ou, pour mieux dire, ses environs, n'était pas uniquement le lieu de rêverie |
|||
des poètes en herbe ; la noblesse rennaise en |
|||
avait fait le théâtre des duels à sensation. |
|||
« Derrière le Thabor est un chemin peu |
|||
fréquenté qui borde la promenade dans toute |
|||
sa longueur et se prolonge dans la plaine. |
|||
Comme tous les chemins de Bretagne, il est |
|||
assez mal tenu et tracé irrégulièrement, de |
|||
sorte que tantôt il se trouve de niveau avec les |
|||
champs d'alentour, et tantôt, creusé comme |
|||
un vaste sillon, il s'enfonce entre deux talus |
|||
couronnés de haies et élevés de chaque côté |
|||
de huit ou dix pieds, |
|||
— Que dites-vous, Messieurs, de ce terrain ? |
|||
dit le premier Ulric de Puyceney avec une |
|||
tranquillité parfaite. |
|||
— Excellent ! répondit Arthur d'Ortenailles. |
|||
<center>100 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
''Les Gentilshommes de l'Ouest'', dont j'extrais les |
|||
lignes qui précèdent, ont paru en 1841 chez |
|||
Louis Dessessart, 22, rue des Grands-Augustins, |
|||
à Paris, et racontent la vie Rennaise de 1832 |
|||
à 1839. |
|||
À propos des étudiants de Rennes et de |
|||
leurs amusements, je trouve justement dans |
|||
un livre récent : ''Le P. Geslin de Kersolon, d'après |
|||
ses souvenirs'', quelques amusants détails sur les |
|||
« farces académiques » du temps de Leconte |
|||
de Lisle. |
|||
« Il paraît qu'à Rennes, il y avait aussi de |
|||
joyeux « esbattements » et Paul de Geslin ne |
|||
refusait pas non plus de prendre part aux |
|||
farces académiques, quand, bien entendu, elles |
|||
n'étaient pas de mauvais aloi et ne nuisaient |
|||
à personne. On s'en allait, par exemple, la |
|||
nuit, et à l'aide de longues échelles, enlever |
|||
les enseignes d'une rue tout entière et, le matin, le coiffeur se réveillait boucher et l'épicier, dentiste ; par le même procédé, on échangeait les pots de fleurs d'une fenêtre à l'autre, |
|||
et, au jour, on venait en tapinois et l'air le |
|||
plus innocent du monde, jouir de l'agréable |
|||
surprise des propriétaires. » |
|||
Ainsi s'amusaient Messieurs les étudiants, |
|||
parmi lesquels les plus ardents étaient certes |
|||
les jeunes rédacteurs du ''Foyer''. |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 101 </center> |
|||
Ce bon petit journal ''Le Foyer'', qui, à toutes |
|||
ses qualités d'alors, joint aujourd'hui celle |
|||
d'être introuvable, il se fondait à Rennes au |
|||
moment même où Leconte de Lisle y arrivait |
|||
pour passer son baccalauréat (15 novembre |
|||
1837.) Il paraissait, sur papier de couleur, tous |
|||
les dimanches, pendant la saison théâtrale, au |
|||
prix de 4 francs pour la ville. Son imprimeur |
|||
était Alphonse Marteville ; le libraire chargé |
|||
de la vente était Blin, place du Palais, il s'intulait : ''Le Foyer, journal de littérature, musique, |
|||
beaux-arts et programme''. J'ai parcouru avec |
|||
plaisir<ref> Je n'en ai quelques numéros ; la seule collection complète que je connaisse des deux premières années appartient |
|||
à M. Frédéric Sacher, qui a bien voulu me la communiquer |
|||
aimablement.</ref> la collection des deux premières années. Elle contient, sous le titre ''Étincelles'', une |
|||
partie satirique ; beaucoup de vers. La plupart des articles ne sont pas signés ; cependant, peu à peu les jeunes rédacteurs s'habituent à la publicité et y prennent goût ; ils tirent leurs masques les uns après les autres ; |
|||
parmi les poètes, je relève le nom de Kerambrun, le premier qui brave la publicité avec |
|||
une pièce ''Le Poète'', 5 décembre 1837. « Aujourd'hui, disent les ''Étincelles, Le Foyer'' paraît en |
|||
<center>102 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
<br /> |
|||
vert ; nous pouvons nous flatter d'en faire |
|||
voir à nos abonnés de toutes les couleurs. » |
|||
Le numéro suivant parait encadré de noir, |
|||
avec des larmes ! Il annonce la mort supposée |
|||
du journal ; le 17 décembre, il ressuscite en |
|||
rose et une pièce intitulée : ''Passion et Résurrection du Foyer'', nous conte les épisodes de |
|||
cette mort. |
|||
Dans le numéro du 7 janvier, je remarque |
|||
une poésie d'H. Lucas, « notre spirituel compatriote » : ''La Bretagne''. |
|||
La littérature Bretonne est représentée dans |
|||
le numéro du 11 janvier par une traduction |
|||
du ''Kanomp oll an dero de Brizeux ; le 21 janvier, c'est une romance d'Émile Langlois, « La |
|||
Rose blanche ». Puis ce sont des vers de Keram |
|||
brun encore, d'Ernest Turin, d'Émile Langlois, |
|||
de Paul Rabuan, C. Bethuys, A. Desbarres, E. |
|||
Udelez, Louis de Léon, Aristide Letourneux, |
|||
Eugénie Vaillant, A. Marteville, Les ''Étirncelles |
|||
critiquent de plus en plus les choses locales |
|||
avec calembours par à peu près ; c'est souvent |
|||
spirituel et parfois mordant. |
|||
Le numéro du 20 décembre 1838 est particulièrement amusant ; il est tout en vers depuis la manchette jusqu'à la signature de l'imprimeur : |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 103 </center> |
|||
:Avis important : on s'abonne, |
|||
:Sans jamais souffrir de refus |
|||
:En payant cinq francs par personne<ref>Le prix avait augmenté et le libraire vendeur était maintenant Molliex.</ref> ; |
|||
:Et par la poste un franc de plus. |
|||
Le numéro débute par des « souhaits de |
|||
bonne année, » ou Rennes est moqué sous le |
|||
nom de ''Castel-Gorin ; ou critique son Conseil |
|||
municipal, ses gouttières, les pavés pointus |
|||
de la ville. |
|||
La seconde pièce est intitulée ''Rennes''. On |
|||
décrit les « magasins de fraîches nouveautés, » |
|||
de jouets ; on parle des librairies, où brillent |
|||
:Les chefs-d'œuvre nouveaux en pompeux exemplaires ; |
|||
:Souvestre, Turquety, Chateaubriand, Hugo, |
|||
:Surchargeant les comptoirs de leurs ''in-octavo''... |
|||
des cours, de la Bibliothèque, |
|||
:Que Maillet met en ordre et range par étages... |
|||
et des promenades. La poésie lyrique est représentée par ''Prière'', d'Émile Langlois. |
|||
On annonce, en vers toujours, le bal du |
|||
''Cercle musical'', la première soirée du ''Concert |
|||
Musard'', la représentation du cirque. Le compte rendu du théâtre est aussi en vers ; et le vo- |
|||
<center>104 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
lume nouveau de Turquely est annoncé en |
|||
vers. La signature de l'imprimeur elle-même |
|||
est rédigée dans la langue des dieux. |
|||
:Notre petit journal s'imprime en cette ville |
|||
:Chez notre typographe Alphonse Marteville. |
|||
Le numéro du 10 mars 1830, dernier de la |
|||
deuxième année, est aussi en vers : |
|||
:Notre journal qui fit rire toute la Ville |
|||
:Pour la dernière fois s'imprime. A. Marteville. |
|||
Hâtons-nous de dire que ''Le Foyer'' devait renaître de ses cendres et reparaître à des intervalles divers. |
|||
J'en ai des numéros de l'année 1847, qui |
|||
s'intitule huitième année ; mais Leconte de |
|||
Lisle n'y collaborait plus. |
|||
Quelle fut sa part de collaboration au ''Foyer'', |
|||
je ne saurais le dire ; les rédacteurs étaient |
|||
ses amis ; il y collabora, voilà tout ce que je |
|||
sais, mais sans doute pour des plaisanteries |
|||
qu'il ne crut pas devoir signer de son nom et |
|||
que pendant longtemps il n'aima pas à rappeler. |
|||
La Faculté multiplia les avertissements au |
|||
cours de cette année 1838-1839. |
|||
Leconte de Lisle avait pris sa seconde inscription en janvier 1839 ; pendant ce second |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 105</center> |
|||
<br /> |
|||
trimestre, les admonestations ne lui manquèrent pas. Les professeurs MM. Richelot (Code |
|||
Civil) et Saiget (Droit Romain) constataient de |
|||
nombreuses absences et les signalaient sans |
|||
pitié. Le 16 février 1839, Charles recevait la |
|||
lettre que voici : |
|||
::MONSIEUR, |
|||
La Faculté, dans sa séance d'hier, a décidé que |
|||
vous seriez mandé devant elle pour justifier de vive |
|||
voix ou par écrit des absences que vous avez faites |
|||
aux cours que vous deviez suivre. Vous aurez, en |
|||
conséquence, à comparaître devant elle, le 28 février |
|||
courant, à midi et demi, salle des examens, ou à |
|||
envoyer avant cette époque vos motifs par écrit à |
|||
M. le Doyen<ref>Leconte de Lisle n'était pas seul à briller aux coins par |
|||
son absence. Parmi ses camarades de première année mandés |
|||
comme lui devant la Faculté, je trouve MM. Dubois, Chrétien, |
|||
Chevalier, Dupont, Delécluse, Delaroche, I.elièvre, Leduc, |
|||
Meneust, Ollivier, Ravazé et Villeneuve.</ref>. |
|||
J'ai l'honneur, Monsieur, de vous saluer. |
|||
:::Le secrétaire de la Faculté de Droit, |
|||
::::Th. PONTALLIÉ. |
|||
Le jeune étudiant dut sourire à la forme |
|||
peu littéraire de cette sommation. À force d'en |
|||
recevoir de semblables, il finit sans doute par |
|||
s'y habituer, je n'ose dire par s'y plaire, en |
|||
dépit de la répétition. Il faut croire d'ailleurs |
|||
qu'il ne vit en cette première lettre qu'une |
|||
<center>106 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
aimable plaisanterie du Doyen ; il ne se rendit |
|||
pas à son invitation ; le châtiment ne se fit pas |
|||
attendre : le 2 mars, il était averti qu'il perdait par défaut son inscription de novembre |
|||
1838 et qu'il était mandé de nouveau pour |
|||
« le jeudi 21 mars courant, à midi et demi, |
|||
salle des examens. » Le 22 mars, la Faculté |
|||
avisait le Recteur que, par délibération en |
|||
date de la veille, Charles Leconte de Lisle avait |
|||
perdu une inscription « pour son défaut d'assiduité aux cours et qu'avis en serait donné à |
|||
ses parents. » Le 24 mars, M. Liger, son répondant en recevait la nouvelle. |
|||
Leconte de Lisle prit l'inscription d'avril ; |
|||
en juillet, il négligea de se mettre en règle |
|||
avec la caisse de la faculté ; le 20 juillet, le |
|||
Recteur et M. Liger étaient prévenus de cet |
|||
oubli<ref>MM. Jan Kerguistel, Jules Poinçon de la Blanchardière |
|||
et Villiers de l'isle Adam s'étaient rendus coupables du même |
|||
oubli.</ref>. Le 21 juillet, Leconte de Lisle et ses |
|||
camarades délinquants étaient invités à comparaître devant la Faculté, le 14 août. Le |
|||
17 août, notification était faite au Recteur et |
|||
aux familles de la radiation sur les registres |
|||
de l'inscription d'avril. Les étudiants n'avaient |
|||
pas comparu ! |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 107 </center> |
|||
Leconte de Lisle, furieux de se voir enlever |
|||
deux inscriptions sur trois qu'il avait prises, |
|||
bouda l'étude du Droit jusque vers la fin de |
|||
l'année (1839). Dans les premiers jours de décembre, il se décida à prendre une nouvelle |
|||
inscription ; i| dut en faire la demande officielle. Son père, informé de tout ce qui s'était |
|||
passé pendant l'année scolaire, avait donné |
|||
ordre de lui couper les vivres ; Charles s'y |
|||
était résigné ou du moins semblait faire contre |
|||
fortune bon cœur. Puisque l'autorisation du |
|||
Recteur ou du Ministre pouvait se faire attendre |
|||
jusqu'au 15 janvier (1840), « son oncle a eu |
|||
raison de suivre les recommandations de son |
|||
père. Il doit se trouver encore fort heureux |
|||
d'avoir une chambre et une pension que certainement il ne mérite pas. » |
|||
« J'eusse désiré, ajoute-t-il dans cette lettre |
|||
à son oncle en date du 10 décembre 1839, que |
|||
mes lettres à Bourbon fussent accompagnées |
|||
des preuves de ma bonne volonté à recommencer mon droit, mais il n'en sera pas ainsi |
|||
malheureusement. » Il veut dire que l'autorisation ministérielle ou rectorale ne suivrait |
|||
pas, aussi vite qu'on l'espérait, le mouvement |
|||
de sa bonne volonté. |
|||
Et, en attendant que son retour aux études |
|||
de droit lui vaille de la part de ses parents la |
|||
<center>108 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
levée des mesures de rigueur, il prie son oncle |
|||
de lui remettre « ce que son père veut bien |
|||
encore lui accorder, » n'ayant pas « l'intention |
|||
de mourir de faim. » Et il signe : ''Votre neveu |
|||
affectionné''. On peut penser que c'était une |
|||
simple formule de politesse, car les rapports |
|||
commençaient à être très tendus entre M. |
|||
Louis Leconte et son neveu Charles. |
|||
Ses protestations, d'ailleurs, n'avaient point |
|||
ému le farouche Maire. Il avait eu tort pourtant de ne pas y croire. Aussitôt l'autorisation |
|||
accordée, notre étudiant avait pris, le 14 janvier 1840, une inscription « pour faire suite à |
|||
cette prise en janvier 1839, celles de novembre 1838 et d'avril 1839 » ayant été radiées. |
|||
{{Mme}} Liger se faisait, auprès de {{Mme}} Louis Leconte, la messagère de la bonne nouvelle : elle |
|||
garantissait les excellentes dispositions de |
|||
Charles et implorait un adoucissement aux |
|||
sévérités de son oncle. Elle écrit à sa cousine : |
|||
« Charles désire une redingote, il l'a même |
|||
commandée. Peut-on la laisser faire ? Il en a |
|||
grand besoin, et il serait à craindre que, si on |
|||
loi refuse tout, il pourrait se dégoûter de son |
|||
droit qu'il suit dans le moment très exactement ». |
|||
Il y avait même, peut-on penser sans trop |
|||
de malice quelque exagération, dans ce zèle |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 109 </center> |
|||
<br /> |
|||
d'étude et de claustration, car {{Mme}} Liger est |
|||
obligée de constater qu'elle ne voit jamais son |
|||
jeune parent. |
|||
M. Louis Leconte avait notifié aux cousins |
|||
de Bourbon la reprise des études de leur fils. |
|||
C'était si imprévu, que M. Leconte de Lisle |
|||
avait de la peine à croire ce retour sincère ; |
|||
aussi écrivait-il à Charles, an commencement |
|||
de 1840, pour le prévenir que, s'il ne passait |
|||
pas « son premier examen en juillet 1840, son |
|||
second en juillet 1841 et sa thèse en juillet |
|||
1852 », il deviendrait « ce qu'il voudrait ! » À |
|||
lui « d'orienter son budget » comme il pourra ; |
|||
la somme de 1,200 francs ne sera pas dépassée : « Cinq ou six cents francs pour logement |
|||
et nourriture, deux cents pour vêtement, le |
|||
reste pour les cours et livres, etc.. » |
|||
Donc cent francs par mois, s'il se conduit |
|||
bien, écrit M. Leconte de l'isole à son cousin ; |
|||
sinon qu'on le réduise de suite à quarante |
|||
francs par mois, pendant trois mois, au bout |
|||
desquels il aura trouvé un moyen de se suffire |
|||
à lui-même..... « Soit cœur se serre » en écrivant cela, mais il doit à sa nombreuse famille |
|||
« cette décision sévère, » et il la doit « même à |
|||
son fils, » qu'il soutiendrait « dans son inqualifiable conduite, s'il se montrait faible. » Il |
|||
veut bien « oublier, » mais il ne veut pas |
|||
<center>110 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
« être dupe ! » Et l'excellent père ajoute : |
|||
« Puisque Charles s'est remis au travail, |
|||
qu'il nous écrive ; sa pauvre mère souffre |
|||
beaucoup de son silence. La honte de nous |
|||
avouer sa paresse l'a retenu sans doute ; dislui, je t'en prie, que nous oublions, s'il se |
|||
conduit bien, que conséquemment, il peut |
|||
nous écrire sans nous parler de ses fautes. » |
|||
Il ne semble pas que Charles Leconte de |
|||
Lisle ait obéi au désir de son père ; pendant |
|||
cette année 1840, il n'écrivit pas à Bourbon. |
|||
Les registres de la Faculté de Droit nous apprennent qu'il prit une inscription, qui fut |
|||
notée comme sa troisième, le 14 avril ; puis |
|||
une autre, la quatrième, le 14 juillet<ref>Il avait été mandé encore une fois devant la Faculté, le |
|||
samedi 13 juin, à une heure du soir, « pour justifier son défaut |
|||
d'assiduité aux cours ». Cette fois, il ne fit pas défaut, car il |
|||
ne figure pas sur la liste des étudiants appelés à nouveau pour |
|||
le 12 août. « à l'effet de purger le défaut prononcé contre eux, |
|||
le 13 juin. »</ref> la cinquiète, le 14 novembre ; à la fin de l'année |
|||
1840, son premier examen n'avait pas été subi. |
|||
Il fut néanmoins autorisé par le Doyen à |
|||
prendre sa sixième inscription, le 15 janvier |
|||
1841, et invité à se présenter à la session d'examens de ce mois. |
|||
Le 29 janvier 1841, Charles Leconte de Lisle |
|||
cormparaissait devant ses examinateurs. Ses |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 111 </center> |
|||
<br /> |
|||
trois juges étaient MM. Morel, Lepoitvin et |
|||
Gougeon. « Le résultat du scrutin, disent les |
|||
registres, a été pour l'admission, mais avec |
|||
deux boules rouges et une noire. » |
|||
Ce n'était pas brillant, mais c'était suffisant ; |
|||
Charles Leconte de Lisle était donc « bachelier |
|||
en droit ». On dut fêter cet heureux événement, avec les camarades, dans la boutique |
|||
de l'horloger Alix où se réunissait le Cénacle, |
|||
car Leconte de Lisle, moins misanthrope qu'à |
|||
son arrivée à Rennes, y avait noué quelques |
|||
relations de camaraderie littéraire. |
|||
Un album qui m'a été communiqué par |
|||
M. Orain et qui lut celui d'Édouard Alix, contient des dessins et des vers de Leconte de |
|||
Lisle et de ses amis d'alors. |
|||
Des dessins de Guiheneuc et de Victor Lemonnier. Des vers, ''Laissez chanter l'Oiseau'' du |
|||
même Lemonnier, dessinateur et poète ; ''Mes |
|||
Vœux'', deux quatrains de Villeblanche ; deux |
|||
autres quatrains de Gaston (?) ; ''La Fleur'' de |
|||
N. Mille, un de ceux-là dont Leconte de Lisle |
|||
avait gardé le meilleur souvenir : quatorze |
|||
vers de E. du Pontavice ; un dialogue en vers |
|||
assez spirituel de Émile Langlois, et deux |
|||
pièces de Leconte de Lisle. |
|||
On nous-permettra de ne pas les transcrire. |
|||
<center>112 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
À une date que je ne saurais préciser, peu de |
|||
temps après son élection à l'Académie, Leconte |
|||
de Lisle me pria d'intervenir près d'un éditeur |
|||
et d'un écrivain rennais pour leur faire défense de sa part de publier un recueil projeté |
|||
par eux et qui contenait ses vers de jeunesse. |
|||
Leconte de Lisle me reparla quelquefois de |
|||
cet incident, mais ses idées sur ce point semblaient s'être modifiées. Ces exhumations possibles avaient fini par le faire sourire. Un jour |
|||
même, cet impeccable alla jusqu'à me dire, |
|||
comparant ses débuts si lents aux habiletés |
|||
rapides de tant de jeunes maîtres de dix-neuf |
|||
ans, dont les vers sont d'une irréprochable |
|||
facture : « Plus j'y pense, mon ami, plus je |
|||
crois, qu'il faut avoir fait de mauvais vers. » |
|||
Moins mauvais que les vers de Leconte de |
|||
Lisle récemment publiés dans la ''Revue Bleue'' et |
|||
qui furent écrits à Bourbon, ces petits poèmes |
|||
ne sont pas de ceux qu'il est intéressant de |
|||
sauver de ce que les pédants appellent « le |
|||
juste oubli. » |
|||
Ils sont un peu moins amoureux et un peu |
|||
moins tristes que les autres ''Romances'' des futurs inconnus, écrites sur l'album d'Alix, et |
|||
dont voici quelques extraits : |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 113 </center> |
|||
:L'œil levé, je l'écoute |
|||
:Moi qui ne chante plus |
|||
:Et qui seul sur la route |
|||
:Compte mes jours perdus. |
|||
C'est Victor Lemonnier qui se lamente ainsi. |
|||
Villebranche lui répond amoureusement : |
|||
:Je voudrais au loin dans la plaine, |
|||
:Par delà les monts et les mers, |
|||
:Seul respirer ta douce haleine, |
|||
:Seul être seul ton univers |
|||
Et N. Mille à son tour soupire et geint : |
|||
:Si ton amour ne luit sur ma vie isolée, |
|||
:O vierge, en quelques jours, je m'étendrai, pareil |
|||
:: À cette fleur étiolée |
|||
::Qui mourut faute de soleil. |
|||
J'ai détaché quatre vers et la signature d'une |
|||
pièce de Leconte de Lisle intitulée : ''Romance'' |
|||
et je les ai reproduits en tête de cette étude, |
|||
simplement à titre d'autographe. L'écriture de |
|||
l'étudiant à cette époque aura sans doute pour |
|||
les curieux plus de prix que la poésie. |
|||
D'ailleurs, nous allons trouver d'autres vers |
|||
du Maître, et non plus inédits ceux-là, mais |
|||
sauvés de l'oubli, juste ou injuste, par l'impression. Ce fut, en effet, pendant cette même |
|||
année 1840 que Leconte de Lisle fonda à |
|||
Rennes la revue littéraire ''La Variété''. |
|||
<center>114 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
Le 9 Mars 1840, on lisait dans l'''Auxiliaire'' |
|||
Breton'' : |
|||
UNE FEUILLE LITTÉRAIRE |
|||
« Dans une ville studieuse la littérature doit |
|||
rencontrer des adeptes et le résultat de ses |
|||
travaux des encouragements et des lecteurs. |
|||
Jusqu'à ce jour, Rennes, placée dans des conditions si favorables sous ce rapport, n'a néanmoins laissé paraître qu'une tiédeur déplorable. Foyer resplendissant de lumières et |
|||
d'incontestables talents, elle a sans cesse semblé les méconnaître et abandonné à d'autres |
|||
le soin de les apprécier. D'où vient ce mal ? |
|||
D'un individualisme mal entendu, d'une sorte |
|||
d'éloignement tel pour l'esprit d'association |
|||
que personne n'ose se produire, que les essais |
|||
les plus heureux, les inspirations les plus |
|||
fécondes restent enfouis en germe dans le |
|||
secret du cabinet et que, chacun restant isolé, |
|||
personne ne s'échauffe à cette noble flamme |
|||
de l'émulation, source de si grandes choses |
|||
dans une foule d'autres villes. |
|||
« Aussi voyez ce qui advient de cet isolement |
|||
funeste ; aussitôt qu'un jeune talent se sent |
|||
assez de vigueur pour aspirer à quelques succès, à un peu de renommée, vite il tourne les |
|||
yeux vers Paris, vite il y transporte son bagage |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 115 </center> |
|||
<br /> |
|||
littéraire, quelque minime qu'il soit et, après |
|||
quelques années écoulées, nous nous étonnons, lorsqu'un beau jour, les feuilles de la |
|||
capitale viennent nous apprendre que nous |
|||
avons négligé une perle qu'elle a soigneusement recueillie en son sein et nous apporte |
|||
toute faite une réputation d'artiste ou d'écrivain qui fût morte pour nous sous notre indifférentisme glacial ; après cela plaignez-vous |
|||
de la centralisation parisienne, si vous l'osez. |
|||
« C'est sans doute sous l'impression pénible |
|||
des funestes effets de cette froideur mortelle |
|||
pour les jeunes gens qu'une feuille littéraire |
|||
nouvelle vient de jeter son prospectus au vent |
|||
de la publicité et se propose d'ouvrir ses |
|||
colonnes à la jeunesse laborieuse et amie des |
|||
arts. « Exciter les sympathies de la jeunesse, |
|||
se faire l'interprète de toutes les inspirations |
|||
qui méritent d'être révélées, voilà le but de |
|||
''La Variété'', qu'elle essaiera de réaliser. »Ce recueil, composé de deux feuilles in-8°, beau papier, |
|||
justification de ''La Revue de Bretagne'', paraîtra le 1{{er}} de chaque |
|||
mois. |
|||
Le prix de l'abonnement est de 6 francs par an pour Rennes |
|||
et 7 fr. 20, franc de port, par la poste, pour les départements. |
|||
On s'abonne à Rennes, chez Molliex, libraire, éditeur du ''Dictionnaire de Bretagne'', rue Royale. |
|||
« Bon accueil donc à la nouvelle feuille littéraire et puisse-t-elle, en ouvrant la voie à |
|||
<center>116 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
quelque talent ignoré, dissiper l'apathie qui |
|||
étouffe chez nous tout sentiment artistique. » |
|||
L'article était long mais bienveillant pour la |
|||
nouvelle Revue, mal écrit mais animé d'un |
|||
souffle généreux. Je l'attribuerais volontiers, |
|||
pour toutes ces raisons, au poète Yves Tennaëc, |
|||
vulgò M. Chèvremont, qui collaborait à l'Auxiliaire''. |
|||
Le premier numéro de ''La Variété'' parut le |
|||
1{{er}} avril 1840. Un prolesseur de la Faculté des |
|||
Lettres, M. Alexandre Nicolas, accepta d'écrire |
|||
l'''Introduction'' et de présenter les jeunes rédacteurs au public. Il ne manquait pas en même |
|||
temps de tracer sa voie, à « cette milice adolescente, à ces enfants de la croisade. » |
|||
Cette voie est uniquement celle du christianisme. Le monde grec ne fut qu'injustice, |
|||
déraison, égoïsme, cruauté, dit M. A. Nicolas. |
|||
« Le monde romain fut un peu meilleur, mais |
|||
il fut matérialiste comme lui. » Le Christ est |
|||
venu délivrer les hommes et rappeler l'humanité « à sa dignité primitive ». Il faut donc |
|||
« saluer avec attendrissement et respect cette |
|||
loi du progrès que le christianisme a dévoilée |
|||
au monde ; » il faut faire de la doctrine chrétienne la base de la politique, des sciences, |
|||
de la législation et des beaux-arts. La nouvelle |
|||
Revue doit être un foyer « de toutes les nobles |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 117 </center> |
|||
<br /> |
|||
émotions que les arts, sortis du christianisme, |
|||
peuvent communiquer à tous ces frères de |
|||
cœur, d'âge et de pensée. » Le spiritualisme |
|||
a des luttes à soutenir ; des mains coupables |
|||
veulent éteindre le feu sacré, les « adorateurs |
|||
de la pierre et du bois » relèvent la tête ; le |
|||
Paganisme n'est pas mort. |
|||
Et M. A. Nicolas conclut : « Ses adversaires |
|||
se doivent réunir, se nommer et combattre. |
|||
Ah ! que cette flamme divine qui a brillé un |
|||
instant aux mains de Platon, pour se rallumer |
|||
avec tant de force dans celle des Apôtres, ne |
|||
soit pas abandonnée par la jeunesse dans cette |
|||
terre chrétienne et catholique, où s'est levé |
|||
l'astre de Châteaubriand. » |
|||
« Catholique et Breton toujours, » chantait |
|||
déjà le protagoniste de ''La Variété'' et ses jeunes |
|||
amis allaient faire leur partie dans ce cantique, |
|||
bien décidés à partir en guerre pour défendre |
|||
l'idée chrétienne<ref>Il n'est peut-être pas inutile de noter en outre que, parmi |
|||
les vignettes qui ornent ''La Variété'', il en est une qui représente un jeune homme dont la main s'appuie sur une croix ; |
|||
une autre encore est une croix entourée des attributs de la |
|||
Passion ; une autre enfin est un calice avec la clef et le livre |
|||
symboliques.</ref>. Les trois chefs de cette |
|||
croisade étaient Mille, Bénézit et Leconte de |
|||
Ce ne fut pas en vain, d'ailleurs, qu'ils |
|||
<center>118 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
avaient prononcé le grand nom de Châteaubriand, et l'illustre vicomte, invoqué par eux, |
|||
leur adressait quelques paroles d'encouragement, un peu désenchantées. Mais la jeunesse |
|||
a des chaleurs d'illusion et d'enthousiasme où |
|||
se fondent toutes les glaces de l'expérience et |
|||
de l'âge. Châteaubriand écrivait : |
|||
« Si je n'avais pas entièrement renoncé aux |
|||
lettres et à la politique, je vous demanderais, |
|||
tout vieux que je suis, à combattre dans vos |
|||
rangs. Grâce aux armes modernes, l'âge n'est |
|||
plus une excuse pour refuser de descendre en |
|||
champ clos ; mais, pour écrire avec succès, il |
|||
faut avoir de la foi, et je n'en ai plus aucune |
|||
dans la société. Tous mes vœux seront pour |
|||
votre Revue littéraire. Il y a aujourd'hui en |
|||
Bretagne trois ou quatre talents dont les preuves sont faites et qui seront sans doute très |
|||
disposés à vous prêter secours dans vos belles |
|||
études. » |
|||
Je ne sais si cette façon de passer la main |
|||
tout en bénissant fut goûtée par nos enthousiastes : du moins déclarent-ils que la lettre |
|||
était « honorable » pour eux, et, comme ils |
|||
avaient la foi, Leconte de Lisle et ses deux |
|||
amis redoublèrent de zèle chrétien et d'ardeur |
|||
littéraire, en faisant appel « aux talents inconnus ». Ils déclarèrent même que les béné- |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 119 </center> |
|||
<br /> |
|||
fices — ô naïfs ! — de la Revue seraient consacrés à des œuvres de bienfaisance. À ''La Variété'' |
|||
« les paroles seront aumônieuses, les pensées |
|||
seront la propriété de l'indigent » et tous ainsi, « riches et pauvres, poètes et puissants, » |
|||
collaboreront à l'accomplissement d'une bonne |
|||
pensée. Les marches de l'autel, on le voit, |
|||
furent ainsi les premiers degrés que franchit |
|||
le jeune poète pour arriver au fouriérisme, |
|||
au bouddhisme, au panthéisme et au naturalisme. La charité et la fraternité chrétiennes |
|||
furent son premier idéal : il a aimé le catholicisme autant qu'il devait le haïr plus tard, et |
|||
cela servirait à justifier ses amis et ses exécuteurs testamentaires d'avoir voulu l'ombre de |
|||
la croix pour sa tombe et pour son œuvre, |
|||
puisqu'ils lui firent des obsèques religieuses |
|||
et qu'ils ont publié son poème ''La Passion''. Ne |
|||
faut-il pas ajouter aussi que ses haines s'étaient |
|||
bien atténuées à la fin et que, dans ses derniers vers, Jean Dornis a voulu voir « un acte |
|||
de foi. » On peut dire sans exagération que |
|||
''La Variété'' fut, de toute manière, un véritable |
|||
acte de foi religieuse. |
|||
M. Mille était un humoriste, Charles Bénézit |
|||
était un musicien. ''Les Mémoires d'une Puce de |
|||
qualité (Une puce de Napoléon Ier !) et ''l'Orphelin'', |
|||
roman musical, de ces deux rédacteurs, se |
|||
<center>120 BRETONS DE LETTRES </center> |
|||
<br /> |
|||
continuèrent de livraison en livraison. La collaboration de Leconte de Lisle<ref>Les autres collaborateurs étaient Émile Langlois, Charles |
|||
Vergos, Édouard Turquety, A. Lefas, Julien Rouffet, P. de |
|||
Labastang, P.-E. Duval, Camille Maugé, Charles de l'Hormay, |
|||
Pitre Werbel, J.-M. Tiengou, Besnon, etc...</ref>, était de moins |
|||
longue haleine, mais ne fut pas moins importante ; elle comprend cinq poèmes, trois études |
|||
littéraires et deux nouvelles. |
|||
Les cinq poèmes sont ''Issa ben Mariam, Lelia |
|||
dans la Solitude, La Gloire et le Siècle, À M. F de |
|||
Lamennais, Rehdi et Stephany ; il faut y joindre |
|||
une sixième pièce en petits vers, À {{Mlle}} A. L. |
|||
de ., insérée dans une des nouvelles. |
|||
Les trois ''Esquisses littéraires'', tel est le litre |
|||
même qui leur est donné, témoignent des |
|||
études que Leconte de Lisle avait entreprises |
|||
sous l'impulsion heureuse de Charles Labitte, |
|||
dont les cours à la Faculté des Lettres obtenaient un très vif succès. Ces articles sur |
|||
''Hoffmann et la a Satire fantastique, Sheridan et l'Art |
|||
comique en Angleterre, André Chénier et la Poésie |
|||
lyrique à la fin du XVIII{{e}} siècle étaient « l'essai |
|||
consciencieux d'une trilogie raisonnée ; » il s'agissait « de faire entrevoir la réaction littéraire |
|||
fondamentale qui se rattache » à ces trois noms |
|||
en Allemagne, en Angleterre et en France. |
|||
La valeur critique de ces esquissés n'est pas |
|||
<center>LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 121</center> |
|||
<br /> |
|||
grande, non plus que la valeur esthétique de |
|||
ces poèmes ; ce n'est pas sous ce rapport que |
|||
nous devons les interroger, mais seulement |
|||
comme des témoins d'un état d'esprit et d'un |
|||
état d'âme que nous aimerions à fixer nettement. Quelque contradiction qu'il y ait entre |
|||
les croyances du poète à vingt ans et ses négations d'homme mûr, quelque variation que ses |
|||
théories littéraires aient dû subir avec le |
|||
temps, on ne doit rien écarter de ce qui peut |
|||
faire mieux connaître une telle pensée, et les |
|||
années d'étude et de formation ne sont pas les |
|||
moins intéressantes à étudier. |
|||
Quand j'ai parlé du catholicisme de Leconte |
|||
de Lisle, je n'aurais pas eu le droit d'être aussi |
|||
affirmatif, si je n'avais pu que lui prêter les |
|||
croyances que voulait défendre sa Revue ; mais |
|||
j'en trouve à toutes les pages l'expression |
|||
personnelle, sans qu'il soit possible d'en nier |
|||
la sincérité. Ce qui frappe dans tous ses poèmes |
|||
de cette époque, ce sont ses convictions religieuses, très ardentes. Pour Leconte de Lisle, |
|||
alors, le progrès de l'humanité est lié au christianisme ; c'est des yeux de Jésus qu'a jailli |
|||
« l'aurore du monde ; » c'est « son sang sacré |
|||
qui a fécondé l'avenir ; » c'est lui qui a doté |
|||
« la frêle humanité » |
|||
<center>122 BRETONS DE LETTRES</center> |
|||
::Des rayons de l'amour et de la liberté |
|||
:::Et de l'immortelle espérance. |
|||
Les mots « Dieu, ange, prière, foi, espoir |
|||
divin, impiété, soleil de Dieu, espérance, azur |
|||
divin, âme immortelle, but sacré, œuvre divine, temps religieux, » tombent tout naturellement de sa plume. Quand il s'adresse à |
|||
Lamennais, il l'appelle « prophète ; » c'est |
|||
::... Son geste sauveur qui désigne dans l'ombre |
|||
:::L'étoile de la Liberté ; |
|||
C'est lui qui lait luire |
|||
::Un radieux soleil de jeunesse et de fête |
|||
:::Sur notre vieille humanité. |
|||
Leconte de Lisle était à cette époque un |
|||
catholique libéral. Et qu'on ne dise pas que ce |
|||
sont là de simples formules poétiques, de purs |
|||
développements lyriques. C'est d'un accent |
|||
bien personnel qu'il adjure Lélia de se rappeler les jours de sa jeunesse, où « son hymne |
|||
d'innocence cherchait Dieu dans le ciel ; » qu'il |
|||
lui demande de maudire l'orgueil qui fil d'elle |
|||
« un ange déshérité, » de prier et de pleurer |
|||
et de se laisser emporter par « l'espoir divin » |
|||
pour remonter au ciel. En vain dira-t-on qu'il |
|||
ne partageait pas les idées de M. Nicolas dans |
|||
l'''Introduction'' de ''La Variété'' ou de ses collaborateurs dans leur programme. La prose de |
|||
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 123}} |
|||
<br /> |
|||
Leconte de Lisle est plus nette encore que ses |
|||
vers et trahit la ferveur de son christianisme. |
|||
Nous en trouvons un témoignage dans l'étude |
|||
sur André Chénier ; il ne lui ménage pas les |
|||
éloges certes, mais il ne peut s'empêcher de |
|||
noter que « la sublime el douloureuse tristesse |
|||
de la Grèce chrétienne échappait à ses regards. |
|||
Aveuglement coupable ou incompréhensible |
|||
du poète, » il s'est laissé éblouir par l'éclat du |
|||
passé. « Les rêves sublimes du spiritualisme |
|||
chrétien, cette seconde et suprême aurore de |
|||
l'intelligence humaine, ne lui avaient jamais |
|||
été révélés. Nous ne pensons même pas qu'il |
|||
les eût compris ; André Chénier était païen de |
|||
souvenirs, de pensées et d'inspirations. Il a été |
|||
le régénérateur et le roi de la forme lyrique, |
|||
mais un autre esprit puissant et harmonieux |
|||
lui a succédé pour la gloire de notre France. |
|||
Ce doux et religieux génie nous a révélé un |
|||
Chénier spiritualiste, disciple du Christ, ce |
|||
sublime libérateur de la pensée, un Chénier |
|||
grand par le sentiment comme par la forme, |
|||
M. de Lamartine. » |
|||
Plus tard, dans des notes sur les poètes |
|||
contemporains et que {{Mme}} Dornis a publiées, |
|||
Leconte de Lisle a écrit : |
|||
« LAMARTINE : Imagination abondante ; intelligence douée de mille désirs ambitieux et nobles |
|||
{{Centré|124 BRETONS DE LETTRES}} |
|||
<br /> |
|||
plutôt que d'aptitudes réelles ; nature d'élite ; |
|||
artiste incomplet ; grand poète de hasard. A |
|||
laissé derrière lui, comme une expiation, une |
|||
multitude d'esprits avortés, cervelles liquéfiées |
|||
et cœurs de pierre, misérable famille d'un |
|||
père illustre. » |
|||
Si le rédacteur de cette note, si l'auteur de |
|||
''Quaïn'', des ''Siècles maudits'' et d'''Hypathie'', le fervent |
|||
de la Grêce païenne, l'ennemi du Christianisme, |
|||
n'apparaît pas encore dans l'écrivain de ''La |
|||
Variété'', peut-être parviendrons-nous à découvrir, dans les théories littéraires de Leconte |
|||
de Lisle à cette époque, le germe de l'originalité artistique du chef de l'École Parnassienne. |
|||
Dans son étude sur Hoffmann, il s'attache à |
|||
prouver que ce « génie bizarre et enthousiaste » |
|||
fut cependant « éminemment et incontestablement moral. » Il le défend, comme d'une injure, |
|||
de l'accusation d'avoir « mené une vie errante |
|||
et sauvage, » et constate avec empressement |
|||
qu'il occupait « une position élevée et honorée, » qu'il était accueilli « dans la haute société |
|||
et y exerçait une influence proportionnée à |
|||
la profondeur de son talent. ». Ce qui surprendra moins, c'est qu'en louant les œuvres |
|||
« de ce créateur d'une nouvelle forme de satire, » il condamne « les fantaisies incroyables et les caprices fous » de ses imitateurs. |
|||
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 125}} |
|||
En terminant, il demande à M. Henri Heine de |
|||
prendre la direction du mouvement allemand, |
|||
« pour ramener l'esprit enthousiaste de mélancolie outrée aux beautés plus réelles d'une |
|||
pensé sévère. » Et comme il ajoute que « les |
|||
jeunes écrivains font tous leurs efforts maintenant pour se laisser guider par le cachet qui |
|||
leur est propre et se confient avec plus de foi |
|||
à leurs tendances particulières, » on pourrait, |
|||
peut-être déjà pressentir sous cette formule, |
|||
— si peu nette soit-elle, — la première expression d'une personnalité qui se cherche et le |
|||
rêve d'une réaction contre les devanciers. |
|||
Ce mépris pour la bohême de lettres se |
|||
marque de nouveau dans les opinions de Leconte de Lisle sur Sheridan ; son mépris aussi |
|||
pour l'improvisation littéraire s'y affirme. Le |
|||
huilant auteur comique aurait pu être un |
|||
« réformateur» ; il ne l'a pas voulu, dit-il. » Cet |
|||
écrivain indolent prodiguait avec trop de facilité les éclairs de son esprit pour qu'il se souvînt de son génie. Les bizarreries artistiques |
|||
de sa vie privée rejaillissaient sur ses œuvres ; |
|||
il composait par saccades. » L'esprit aussi, qui |
|||
« s'allie rarement au génie, » est un obstacle |
|||
que Sheridan ne sut pas franchir et qui l'empêcha de fournir toute sa course. Il ne faudrait |
|||
pas croire cependant que Leçon le de Lisle |
|||
{{Centré|126 BRETONS DE LETTRES}} |
|||
<br /> |
|||
réclamât de l'écrivain une correction exagérée ; il donne en passant, à propos de Cumberland, un coup de plume à Casimir Delavigne, |
|||
« le premier de nos poètes corrects, si toutefois il n'est pas le seul à l'être, » et qui sembla |
|||
avoir encore un double tort aux yeux du jeune |
|||
critique, celui d'être spirituel, — on venait de |
|||
jouer ''Don Juan d'Autriche'', et d'être acadé |
|||
micien. Pour conclure, Leconte de Lisle se |
|||
demande qui réveillera la littérature anglaise |
|||
endormie. Le sommeil lui semble profond, |
|||
tandis qu'en France, il salue « le génie régénérateur de Victor Hugo. » |
|||
Le nom de Victor Hugo, prononcé avec sympathie, nous amène à rechercher quelles étaient |
|||
les idées de Leconte de Lisle sur la poésie. Il |
|||
les a formulées dans son étude sur Chénier. |
|||
La poésie, « inspiration créatrice et spontanée, |
|||
sentiment inné du grand et du vrai, » était |
|||
morte « dans les dernières années du XVII{{e}} |
|||
siècle. À l'énergie avait succédé la timidité |
|||
académique ; à la spontanéité, la réflexion ; |
|||
à Corneille, Racine ! » La poésie n'est pas ce |
|||
qu'en ont écrit Malherbe et Boileau. « Ces |
|||
hommes » sont oubliés ! Corneille n'a pas eu |
|||
d'héritier ; ''Phèdre'' cet ''Alhalie'' « ne révèlent rien |
|||
qu'une prodigieuse puissance de forme, rien |
|||
de plus. » Quant à Voltaire, « il a passé ina- |
|||
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 127}} |
|||
<br /> |
|||
perçu ou justement méprisé par ceux qui conservaient religieusement les saintes traditions |
|||
de la véritable poésie. » Le XVIII{{e}} siècle n'est |
|||
intéressant qu'à son agonie et seulement pour |
|||
sa double réaction politique et littéraire. Corneille et André Chénier « se touchent comme |
|||
intelligences primitives, spontanées, originales. » Chénier aussi est un fils de Ronsard, |
|||
« le seul poète du XVI{{e}} siècle et qui a conquis |
|||
la gloire de n'avoir pas été compris par Boileau. » André Chénier est « le Messie » et, s'il |
|||
avait eu le sentiment chrétien, il ne lui eut |
|||
rien manqué pour atteindre la perfection du |
|||
génie qui s'est réalisée dans Lamartine ; aussi, |
|||
malgré la grandeur de ses qualités poétiques, |
|||
n'a-t-il pu faire revivre que « la forme éteinte, |
|||
l'expression oubliée... La facture de son vers, |
|||
la coupe de sa phrase, pittoresque et énergique, ont fait de ses poèmes une œuvre nou- |
|||
velle et savante, d'une mélodie entièrement |
|||
ignorée, d'un éclat inattendu...» Lebrun-Pindare, Lefranc de Pompignan, Lamotte, Marmon- |
|||
tel et Dorai avaient « jeté la honte et la médiocrité sur l'inspiration lyrique; ces incapables et ces insensés » avaient profané la poésie. |
|||
Chénier parut ! Le présent fut relié au passé |
|||
et se nouait à l'avenir. De son amour, de son |
|||
enthousiasme et de son énergie, Chénier a |
|||
{{Centré|128 BRETONS DE LETTRES}} |
|||
<br /> |
|||
« créé Lamartine, Hugo et Barbier<ref>Plus tard, Barbier sera jugé par Leconte de Lisle « un |
|||
mouton affublé d'une peau de lion assez bien ajustée dans les |
|||
Iambes, mais tombée en de telles loques dans ses dernières |
|||
poésies qu'il était désormais impossible de se méprendre sur la |
|||
nature de l'animal. »</ref>, le sentiment de la méditation, ou de l'harmonie, l'ode, |
|||
l'iambe... Notre littérature actuelle n'a d'autre |
|||
sève primitive que lui ; sans lui nous ne posséderions pas aujourd'hui ce qui fait l'envie |
|||
du monde contemporain. » |
|||
J'ai tenu à conserver à ces opinions de la |
|||
vingtième année leur expression même, si imparfaite et si naïve soit-elle parfois ; dans ces |
|||
bouillonnements, ce sont des germes qui fermentent. Leconte de Liste, dès cette époque, |
|||
était ''plein d'idées'', selon le mot de Beaumarchais. À vrai dire, il n'avait pas encore choisi |
|||
parmi elles ni fait la part de ce qu'il en devait |
|||
conserver, mais, à vingt ans, ce qui importe |
|||
c'est d'amasser un nombreux bagage, ne fut-ce que pour suffire à tout ce qu'il faut en jeter par dessus bord, pendant la traversée. |
|||
À la fin de son article sur André Chénier, |
|||
Leconte de Lisle écrivait ceci : |
|||
« Nous entreprendrons maintenant d'examiner successivement le théâtre français depuis son origine jusqu'à Corneille et Molière, |
|||
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 129}} |
|||
<br /> |
|||
et le Théâtre italien, depuis le XVI{{e}} siècle... |
|||
Délicatesse, finesse et souvent excès d'une imagination enthousiaste et exaltée ; peu de profondeur sans doute mais beaucoup d'esprit ; |
|||
plus de propension à prendre en traits saillants le bizarre et le ridicule, que de mûres |
|||
réflexions, que de caractères fortement dessinés, quede graves tableaux de mœurs ; telles |
|||
seront les principales manières de voir qui |
|||
donneront lieu à une nouvelle série d'esquisses |
|||
littéraires. » |
|||
Cette promesse, faite dans le sixième numéro |
|||
de ''La Variété'', qui en vécut de douze, n'a pas été |
|||
tenue par Leconte de Lisle. Nous ne trouvons |
|||
plus à glaner aux pages de la revue que les |
|||
deux nouvelles : ''Un Premier Amour'' et ''Une Peau |
|||
de Tigre'', épisodes de sa vie à Bourbon et de son |
|||
passage au Cap, qui témoignent, la première, |
|||
d'une sensibilité très vive, l'autre, d'une tentative, pas très heureuse d'ailleurs, dans la |
|||
manière humouristique et cavalière de certains conteurs à la mode d'alors. Elles sont |
|||
sans intérêt au point de vue du séjour de Leconte de Lisle à Rennes. |
|||
Le 11 mars 1841, en ce mois qui vit mourir |
|||
''La Variété'', l'étudiant inassidu fut mandé de |
|||
nouveau devant la Faculté. On prononçait |
|||
{{Centré|130 BRETONS DE LETTRES}} |
|||
<br /> |
|||
contre lui la perte conditionnelle d'une inscription et il était marqué « sur la liste des étudiants qui seraient interrogés plus sévèrement |
|||
à leur examen. » Le 22 juillet, il était encore |
|||
appelé devant les professeurs et ne comparaissait pas : la perte par défaut était donc |
|||
prononcée et devenait définitive, le délinquant |
|||
ayant négligé de se pourvoir. Je note encore |
|||
sur son ''Bulletin individuel'' qu'il fut « mandé de |
|||
nouveau, » le 23 juillet 1812, frappé de « perte |
|||
conditionnelle » et inscrit « sur la liste de |
|||
sévérité. » Dans l'intervalle, il avait pris quatre inscriptions, les 15 avril, 15 juillet, 15 novembre 1841 et le 13 avril 1842. Celle-ci fut |
|||
la dernière et la Faculté comprit qu'elle n'avait |
|||
plus à mander devant elle celui qui n'y voulait pas revenir. On se borna à prévenir la famille qu'il n'avait pas pris l'inscription de juillet, comme on l'avait avertie qu'il avait omis |
|||
de prendre celle de janvier. |
|||
Sa vie, à cette époque, semble de plus en |
|||
plus affranchie des obligations imposées par |
|||
son père. Néanmoins, il ne rompt pas avec sa |
|||
famille ; il semble, au contraire, très préoccupé de la rassurer sur ses bonnes intentions |
|||
de travail et la parfaite correction de sa conduite. Le 7 fevrier 1841, il écrit à M. Louis |
|||
Leconte : |
|||
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 131}} |
|||
« Votre lettre, mon cher oncle, m'a fait beau[coup] de peine, La promesse que j'avais faite à ma |
|||
tante de ne plus me défaire de mes vêtements |
|||
n'a pas été oubliée. Si vous avez été informé |
|||
que je persistais à vendre mes habits<ref>Avaient-ils ''l'élégance de ceux que décrit le chroniqueur |
|||
(Ses Modes, à l'''Auxiliaire Breton'' ? (l841) |
|||
« Pour la toilette du matin, on porte l'habit en velours pensée en grenat clair, boutonnant droit avec basques larges, |
|||
plates sur la hanche et poches de dessous, sans renoncer à |
|||
l'habit français. |
|||
« Les boutons dorés se perfectionnent. On en voit avec des |
|||
dessus charmants et d'un travail fini, avec des roses en relief, |
|||
parfaitement bien faites. Les gilets pour toilette se font croisés |
|||
avec anglaises ; les étoffes sont les piquets blancs, valencias |
|||
couleur chamois ou gris tourelle ou à filets formant le carreau |
|||
écossais. On porte aussi des gilets droits et collets droits. |
|||
« Les pantalons se font à plis droits, ou larges des jambes, |
|||
formant un peu la guêtre sur la botte ou moins larges des |
|||
jambes et formant aussi la guêtre. »</ref>, on |
|||
vous a tait un infâme mensonge. Quant à mes |
|||
mauvaises connaissances, mon cher oncle, l'influence qu'elles exercent sur ma conduite se |
|||
réduit a me faire rester dans ma chambre |
|||
toute la journée, si ce n'est pour aller aux |
|||
cours. Nous nous rassemblons, le soir, pour |
|||
causer, et à cela se réduit mon crime. Depuis |
|||
quelque temps, je suis on ne petit plus assidu |
|||
à la Faculté. Si je suis appelé devant elle pour |
|||
quelques absences, je viens d'écrire au doyen |
|||
pour lui expliquer mes motifs et j'espère qu'il |
|||
y aura égard. J'ai maintenant la ferme volonté |
|||
{{Centré|132 BRETONS DE LETTRES}} |
|||
<br /> |
|||
de terminer le plus tôt possible mes études de |
|||
droit, mais, si je recevais d'aussi affreuses |
|||
lettres que par le passé, je ne sais trop ce que |
|||
je ferais. Je suis bien avec papa maintenant |
|||
et j'ai une grâce à vous demander, c'est de ne |
|||
pas lui écrire contre moi. Fiez vous encore à |
|||
ma promesse de travail, je la tiendrai. J'aurai |
|||
une éternelle reconnaissance, mon cher oncle, |
|||
des peines que je vous cause. |
|||
:« Votre neveu dévoué, |
|||
:::C. LECONTE DE LISLE. » |
|||
Mais M. Louis Leconte ne se fiait pas aux |
|||
promesses que les lettres de la Faculté ne confirmaient pas, tant s'en faut ! M. Leconte de |
|||
L'lsle annonçait bien un envoi d'argent à son |
|||
fils, mais de Dinan pas de nouvelles. Charles |
|||
insiste par une lettre d'avril 1841. Il s'étonne |
|||
qu'on ne comprenne pas « le cruel embarras » |
|||
dans lequel il doit se trouver, « toujours sans le |
|||
moindre argent. » Il n'est certes pas exigeant, |
|||
d'ailleurs ; il sera satisfait si son oncle veut |
|||
bien lui « faire parvenir cinq francs » et il |
|||
ajoute, pris de remords sur la modicité de sa |
|||
demande, « cinq francs au moins. » |
|||
M. Louis Leconte est insensible. La pénurie |
|||
augmente au logis de l'étudiant. Les appels |
|||
se multiplient de Rennes mais à Dinan, tou- |
|||
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 133}} |
|||
<br /> |
|||
jours même silence. Au mois de septembre, |
|||
c'est une lettre désespérée. Il « manque absolument de tout ; » il ne sait plus « même comment se faire la barbe ; » il a été obligé de recourir « à la bonne volonté » d'un ami « pour |
|||
se procurer un peu de sirop, » attendu qu'il |
|||
avait la fièvre et que la soif le dévorait. » On |
|||
devrait bien comprendre pourtant la situation |
|||
d'un jeune homme qui, depuis longtemps, n'avait pas eu « un centime à sa disposition. » |
|||
Il sait bien que ce sont là des « demandes |
|||
quelque peu honteuses, » mais la nécessité l'y |
|||
contraint. Son oncle venait de passer à Rennes, mais il n'avait pas osé lui présenter sa |
|||
requête de vive voix. |
|||
Les parents de Bourbon, cependant, avaient |
|||
repris un peu d'espérance. On croit au prochain succès de la licence enfin conquise, et |
|||
déjà on prie M. Louis Leconte de mettre en |
|||
avant ses amis pour obtenir une place de substitut ou procureur du roi, ou de juge auditeur |
|||
à Bourbon. Si Charles pouvait être nommé au |
|||
tribunal de Saint-Denis, ce serait le rêve accompli ; car on voudrait bien le voir rentrer |
|||
dans sa famille ; « malgré ses forfaits, sa pauvre mère n'a pas d'autre pensée ; ainsi est |
|||
fait le cœur des parents. » Pour arriver à ses |
|||
fins, M. Leconte de L'Isle écrit à un ancien |
|||
{{Centré|134 BRETONS DE LETTRES}} |
|||
<br /> |
|||
camarade, M. Gesbert, avocat général à la |
|||
Cour Royale de Rouen, et le prie de prendre |
|||
en main les intérêts de son fils. |
|||
« Simple élève de son père, écrit M. Leconte |
|||
de l'Iisle, il a dépassé son professeur ; il s'est |
|||
adonné à l'élude et est regardé comme capable parmi les élèves. » Et il conclut, avec un |
|||
retour sur lui-même : « Adieu, mon ami ; plus |
|||
heureux que moi, tu ne vis jamais l'étranger |
|||
dans ses fêles, comme dit Châteaubriand. Moi, |
|||
depuis de longues années, je souffre de mon |
|||
exil. La nostalgie est le mal le plus pénible |
|||
pour l'homme qui pense. |
|||
::Et dulces semper reminiscitur Argos ! » |
|||
Puis sachant que les éloges paternels paraîtront entachés de partialité et ne prouvent pas |
|||
grand chose, il donne pour caution du jeune |
|||
étudiant la bonne opinion qu'en a M. Louis |
|||
Leconte, près de qui Gesbert peut se renseigner, mais, craignant quelque mauvais renseignement de l'oncle, il lui écrit aussi pour |
|||
le prier d'oublier les torts de Charles. « La jeunesse a besoin d'indulgence, et, à notre âge, il |
|||
sera probablement plus raisonnable ! » dit-il. |
|||
Hélas ! la raison ne venait pas, du moins |
|||
celle qu'espéraient les parents de Charles. Un |
|||
moment, pour expliquer l'abandon de ses études de droit, Leconte «le Lisle parla de se faire |
|||
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 135}} |
|||
<br /> |
|||
inscrire étudiant en médecine. Cette fantaisie |
|||
dura peu : en réalité, il avait renoncé à la magistrature et à toute autre carrière « bourgeoise. » Sa décision était prise d'être un |
|||
homme de lettres et rien que cela. |
|||
Pendant toute l'année 1842, Leconte de Lisle |
|||
vécut sans relations presque avec sa famille, |
|||
ne recevant plus d'elle que des subsides irréguliers., étudiant l'histoire et les langues, faisant quelques courses en Bretagne, tout entier à ses idées d'avenir. Ses parents le rap- |
|||
pelaient en vain près d'eux ; il faisait la sourde |
|||
oreille. De cette année datent ses premières |
|||
révoltes ouvertes contre la « société, » qu'exaspéraient encore les remontrances de son père, |
|||
les duretés de son oncle, et l'imbécillité de |
|||
quelques « bourgeois » de Rennes. |
|||
Il projeta de dire à tous ces braves gens |
|||
ennuyeux, — magistrats et professeurs, — ce |
|||
qu'il pensait de leurs ridicules ; un «le ses camarades de la Faculté, fils d'un riche notaire |
|||
pourtant, s'associa à lui pour fonder un journal satirique, ''Le Scorpion''. Le titre était menaçant et le premier numéro justifiait le titre, |
|||
paraît-il. Ce fut du moins l'opinion des imprimeurs de la ville, à qui les deux fondateurs, |
|||
Paul Duclos et Charles Leconte de Lisle, s'adressèrent, mais vainement à tour de rôle. L'un |
|||
{{Centré|136 BRETONS DE LETTRES}} |
|||
<br /> |
|||
d'eux, Ambroise Jausions, avec lequel des pourparlers avaient été engagés, se déroba comme |
|||
les autres ; dès qu'il eut pris connaissance des |
|||
premiers manuscrits. Les deux journalistes |
|||
ne se tinrent pas pour battus ; ils firent sommation audit Jausions d'imprimer leur journal, |
|||
offrant de satisfaire, — Duclos le pouvait sans |
|||
peine, — à toutes les exigences et garanties |
|||
pécuniaires. L'imprimeur, ayant persisté dans |
|||
son refus, fut cité à comparaître devant le tribunal civil de Rennes, le 28 décembre 1842 |
|||
pour être condamné à imprimer ''Le. Scorpion'', |
|||
« à payer 1500 francs à titre de dommages-intérêts aux demandeurs, plus 20 francs par |
|||
jour de retard. » |
|||
Me Provins, l'avocat des deux « pamphlétaires, » se fondait sur l'article 7 de la Charte de |
|||
1830, qui accordait aux Français « le droit de |
|||
publier et faire tmpriiner leurs opinions. » Or, |
|||
l'imprimerie étant un monopole, le refus des |
|||
imprimeurs équivalait à une annulation de cet |
|||
article. Les Français n'étaient pas libres ! On |
|||
les privait de leurs droits !! |
|||
La cause fut renvoyée au lundi suivant pour |
|||
l'audition de Me Caron, avocat de M. Jausions. |
|||
Le dit Me Caron fut sévère : « L'esprit du journal, dit-il, mérite la réprobation des gens de |
|||
bien ; c'est ce qui explique et justifie le refus |
|||
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 137}} |
|||
<br /> |
|||
de tous les imprimeurs de fournir leur concours au journal projeté. Le prospectus déjà |
|||
imprimé et les articles proposés à l'impression |
|||
ne laissent aucun doute sur le caractère du |
|||
''Scorpion'', ou les personnages les plus recommandables par leur position et les plus honorables par leur caractère sont l'objet des attaques les plus vives. En imprimant de pareilles |
|||
œuvres, les imprimeurs seraient complices et |
|||
bientôt le ministère public serait obligé de les |
|||
poursuivre... Le Tribunal ne peut les contraindre à accepter une telle responsabilité. » |
|||
Tel fut aussi l'avis du procureur du Roi, M. |
|||
Malherbe et ses conclusions turent celles de |
|||
Me Caron. Le 9 janvier 1843, le Tribunal donna |
|||
gain de cause à l'imprimeur récalcitrant et débouta Leconte de Lisle et Duclos de leurs présentions. |
|||
Ce fut la dernière manifestation littéraire |
|||
de Leconte de Lisle à Rennes. À bout de ressources et las de cette vie de privations, dans |
|||
l'ennui d'une ville de province qui devenait |
|||
hostile peu à peu, il finit par céder au désir |
|||
de ses parents et s'embarqua pour retourner |
|||
à Bourbon, après un séjour de près de six années à Rennes. |
|||
Il était de retour dans sa famille à la fin du |
|||
{{Centré|138 BRETONS DE LETTRES}} |
|||
<br /> |
|||
mois de septembre 1843. Une lettre de son |
|||
frère parle de « l'heureuse métamorphose » que |
|||
« les idées et les principes de l'indigne et bien |
|||
aimé Charles » ont subie à Rennes ; ces idées |
|||
étaient alors, parait-il « de haute philosophie » |
|||
et ses principes « irréprochables. » |
|||
Sans doute, quand le bateau quitta le port |
|||
de Nantes, Leconte de Liste eut un regard en |
|||
arrière, non pas pour dire adieu à cette Bretagne, qui était sa terre maternelle<ref>Verlaine a écrit : |
|||
« À contempler sa large tête hâlée, ses traits hardis et réguliers, son grand front obstiné, son nez droit volontaire, ses |
|||
lèvres assez fortes, dessinées d'une ligne extraordinairement |
|||
nette et pure, tout cet ensemble athlétique que confirmait un |
|||
regard clair, troublant dès qu'il insistait, en eut dit plutôt un |
|||
Breton et un dur Breton qu'un créole. » |
|||
Tout de même, Leconte de Lisle avait peu le type Breton |
|||
et Verlaine se faisait une singulière idée des caractères physiques qui le constituent. |
|||
P.-S. — Décidément, tout examiné, je ne puis admettre que |
|||
Leconte de Lisle ait été, à un moment quelconque, élève du |
|||
Collège de Dinan. |
|||
Je viens de relire l'histoire de ce Collège publiée par M. |
|||
Bellier-Dumaine dans les ''Annales de Bretagne'', et j'y trouve |
|||
mon meilleur argument contre l'affirmation de l'historien lui-même. J'ai prouvé que Leconte de Lisle n'avait pu entrer à ce |
|||
Collège « avant le mois de février 1838 et y séjourner après |
|||
la fin de l'année scolaire, en tout six mois environ. » J'étais |
|||
trop généreux, car le collège de Dinan, fermé, faute d'élèves, |
|||
à la fin de l'année scolaire 1837, ne dut rouvrir ses portes, selon |
|||
le témoignage de M. Bellier-Dumaine, que le 1{{er}} Mai 1838. |
|||
À ce compte, Leconte de Lisle n'a pu y séjourner que trois |
|||
mois, et encore je demande une preuve de ce séjour. |
|||
J'ai suivi le Maître pendant ses études à Rennes, je l'ai retrouvé à Nantes : que ceux qui affirment qu'il fut élève à Dinan |
|||
ne se bornent pas à des témoignages vagues ; qu'ils retrouvent |
|||
son nom sur le palmarès de 1833, ou dans les papiers du principal ou dans les comptes de l'économat. |
|||
Rien n'était plus facile à M. Beilier-Dumaine, qui a eu en |
|||
mains la « liasse de 1838, Arch. du Collège. » Faute de l'avoir |
|||
fait, il ne peut maintenir que Leconte de Liste ait suivi les |
|||
cours ni « pendant plusieurs années, » ce qui est manifestement impossible, ni même pendant trois mois, seule concession |
|||
que je puisse faire aux affirmations qu'il à données. |
|||
On peut voir dans ''Jean-Marie de la Mennais'', par le R.-P. |
|||
Laveille (tome II, page 103 et suiv.), les pourparlers engagés |
|||
entre la municipalité de Dinan et le fondateur des Frères, à |
|||
l'occasion de la fermeture du collège dont les rares élèves |
|||
devaient être versés dans la grande école que M. de Lamennais |
|||
se disposait à fonder à Dinan (Juillet 1837). |
|||
L'évèque de St-Brieuc fit échec à ce projet, auquel la ville |
|||
et M. de Lamennais durent renoncer. Le P. Laveille donne |
|||
une lettre du Maire, M. Le Conte (eu deux mots,) extraite des |
|||
archives de Ploërmel, qui venge M. de Lamennais des attaques |
|||
injustifiées de Mgr La Romagère.</ref> pourtant |
|||
et ou la formation de son esprit venait de s'achever, mais pour crier au revoir à cette |
|||
France, où il rêvait de revenir pour ne plus |
|||
la quitter et qu'il devait remplir à jamais de |
|||
son nom. |
|||
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 139}} |
|||
{{Centré|(140) |
|||
A PROPOS D'UN LIVRE RECENT |
|||
SUR |
|||
LECONTE DE LISLE}} |
|||
M. Benjamin Guinaudeau vient de publier |
|||
un recueil de Premières poésies et de Lettres |
|||
intimes de Leconte de Lisle. (Fasquelle éditeur, 1902). |
|||
La première de ces lettres est datée : Rennes, |
|||
janvier 1838 et la dernière : Rennes, octobre |
|||
1840. Ayant, le premier, raconté la vie d'étudiant du Maître et fixé des dates et des faits |
|||
inconnus ou dénaturés jusque-là, j'ai parcouru |
|||
ces pages avec le plus vif intérêt. Je les lisais |
|||
non sans crainte aussi : une lettre de Leconte |
|||
de Lisle pouvait contredire telle opinion que |
|||
j'avais exprimée, infirmer telle conclusion que |
|||
j'avais cru pouvoir tirer des documents. |
|||
Ces documents étaient de trois sortes : une |
|||
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 141}} |
|||
<br /> |
|||
correspondance de famille, les archives uni- |
|||
versitaires, les journaux de l'époque. On parlait beaucoup de Leconte de Lisle dans tous |
|||
ces papiers ; dans le livre de M. Guinaudeau, |
|||
c'est Leconte de Lisle qui parle « en personne. » |
|||
Sil allait se lever contre moi ! |
|||
J'ai la grande joie de dire qu'il ne m'a pas |
|||
contredit. Toute cette correspondance du Maître avec Julien Rouffet vient confirmer mon |
|||
étude, et c'est seulement d'une lumière plus |
|||
intense qu'elle éclaire la vie d'étudiant que |
|||
j'ai racontée. Il peut être intéressant de suivre |
|||
à nouveau le sentier que j'ai parcouru et de |
|||
revivre ces années encore, avec, pour guide, |
|||
le livre de M. Guinaudeau ou mieux Leconte |
|||
de Liste lui-même. |
|||
Ce qu'il y a de curieux, c'est que Leconte |
|||
de Lisle avait oublié ce Rouffet, son ami d'alors, |
|||
son confident préféré, son poète chéri. Je me |
|||
rappelle qu'un jour je causais avec le Maître de |
|||
ses collaborateurs de ''La Variété'' et je lui en évoquais les noms, l'un après l'autre ; il me dit : |
|||
— « Non !... Je ne me rappelle qu'un certain |
|||
Mille ! » |
|||
Ainsi, après plus de quarante ans, c'était |
|||
« le jeune homme étranger qui demeure maintenant à Rennes » qui, seul, avait laissé sa |
|||
trace dans le souvenir du Maître, N. Mille, |
|||
{{Centré|142 BRETONS DE LETTRES}} |
|||
<br /> |
|||
l'auteur des ''Mémoires d'une Puce de Qualité''. Leconte de Lisle avait oublié Julien Rouffet, dont |
|||
l'amitié lui était aussi chère que les vers lui |
|||
étaient harmonieux. |
|||
Il ne se rappelait plus celui dont l'affection |
|||
« l'honorait », à qui il écrivait qu'ils étaient |
|||
« faits l'un pour l'autre, » que leurs âmes se |
|||
comprenaient, « l'homme de son choix ! » le |
|||
cœur qu'il met « en dehors de bien d'autres ; » |
|||
celui que, dans un bel élan de lyrisme amical, il se prend a tutoyer ; son correspondant |
|||
le plus cher, son poète le plus admiré ! Il ne |
|||
se le rappelait plus ! L'amitié a de ces infidélités comme l'amour. Que de choses on sème |
|||
le long de la vie ! Comme il est bizarre pourtant que ce soit justement par ce paquet de |
|||
lettres adressées à cet oublié que l'oublieux |
|||
ami soit réveillé de nouveau. ''Scripta manent''. |
|||
Si la première lettre est datée de Rennes, |
|||
janvier 1838, la seconde est de Dinan, février |
|||
1839. Et voilà qui fixe définitivement, comme |
|||
je l'avais pressenti, le séjour de Leconte de |
|||
Lisle à Dinan, « de février 1838 à la fin de l'année scolaire, en tout six mois environ. » La |
|||
septième lettre est datée de Rennes, octobre |
|||
1838. Le candidat au baccalauréat a-t-il suivi |
|||
les cours du Collège de Dinan pendant ce se- |
|||
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 143}} |
|||
<br /> |
|||
mestre ? J'ai dit que c'était une tradition que |
|||
rien ne confirmait, et dans les lettres de Leconte de Lisle à son ami, rien non plus, pas |
|||
un mot, ne peut taire supposer qu'il fut même |
|||
externe à ce collège, |
|||
Nous voyons bien qu'il « mange avec la plupart des notabilités de la ville, hommes excellents, sans doute, mais dépourvus de toute |
|||
idée avancée ; » c'est un état de contrainte |
|||
pour lui de vivre « parmi des êtres non intelligents » qu'il est obligé de ne pas froisser. Il |
|||
est probable que ces « notabilités non intelligentes » étaient les amis de son oncle, chez |
|||
lequel il ne dut demeurer que peu de jours. |
|||
Il écrit en effet, dans sa seconde lettre, encore |
|||
datée de février : « Je demeure maintenant |
|||
chez {{Mlle}} Aubry, place des Champs. » |
|||
Nous le voyons occupé d'aller au bal chez |
|||
M. Aubry et chez M. Robinson. |
|||
À la porte de M. Aubry, il glisse dans la |
|||
boue, s'y allonge. « Dès lors, plus de bal ! » |
|||
Chez l'Anglais, il fut plus heureux et là, il |
|||
rencontra « la femme la plus gracieuse, la |
|||
plus noble », telle enfin qu'un sonnet seul |
|||
peut en dire les charmes, sonnet tout platonique d'ailleurs, s'il faut en croire le jeune |
|||
impassible qui écrit : « L'amour et moi, voyez-vous, c'est de l'eau sur une pierre : elle peut |
|||
la mouiller mais ne la pénètre jamais. » |
|||
{{Centré|144 BRETONS DE LETTRES}} |
|||
Nous voyons encore qu'il fait des vers, qu'il |
|||
en reçoit, qu'il s'intéresse à l'''Annuaire Dinannais'', où d'ailleurs il dédaigne de collaborer. |
|||
qu'il se laisse distraire par « une partie de |
|||
masques et quelques bals » encore ; que l'image |
|||
de M|le C. B. le suit dans les nuages ; c'est |
|||
tout!'' |
|||
Il n'y a pas une allusion à la vie de collège ; |
|||
il n'est question que de sa vie mondaine. Pas |
|||
de thèmes latins, pas de vers français : « de |
|||
l'étourdissement et de la distraction, » pas un |
|||
mot sur ses études. |
|||
En octobre 1838, Leconte de Lisle est de |
|||
retour à Rennes ; le souvenir de {{Mlle}} C. et |
|||
M. B*** le poursuit et c'est en vers qu'il chante |
|||
son amour pour l'une d'elles, qui semble devenir une « passion positive. » Mais l'idéalisme reprend vite le dessus et, dans une lettre suivante, l'étudiant préconise l'autre amour |
|||
« plus doux, plus frais, l'amour mystique, |
|||
l'amour de l'âme. » |
|||
J'avais parlé, sur la foi d'un billet au crayon |
|||
de Leconte de Liste, d'une « petite tournée » |
|||
avec son ami Cliquot, escapade qui lui avait |
|||
valu une forte semonce de son oncle. La lettre |
|||
X (novembre 1838) nous apprend qu'elle eut |
|||
lieu en Bretagne, aux mois d'août et de sep- |
|||
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 145}} |
|||
<br /> |
|||
tembre. Cette « tournée artistique, » le mot |
|||
est souligné, commença par Lorient, où le |
|||
poète séjourna quatre jours ; il avait pour |
|||
compagnons trois « peintres paysagistes de |
|||
Paris ; ils visitèrent « Kemperlé, l'Isole et l'Ellé, |
|||
que Brizeux a chantés, Scaër, le Faouet et Guémenée. » Ils ne purent voir Auray, Carnac et |
|||
Pont-Scorff, qui étaient dans leurs désirs, |
|||
mais... le manque d'argent, je l'ai dit, les força |
|||
d'abréger leur voyage. |
|||
Son baccalauréat le préoccupe en ce moment, il « compte être refusé. » Il se trompait et la lettre XII annonce qu'il est reçu. J'ai |
|||
dit comment. Le bachelier trouve que « MM. |
|||
les examinateurs se sont montrés extraordinairement bienveillants » à son égard. Il fera |
|||
donc son droit à Rennes. |
|||
Ce qui l'absorbe désormais, c'est la composition d'un volume de vers, ''Le Cœur et l'Âme'', |
|||
qu'il veut faire de moitié avec Roufiet. Ce serait « l'ensemble raisonné et vraiment grand, |
|||
utile et beau, de toutes les niaises et insignifiantes publications du jour. » La partie du |
|||
cœur reviendrait de droit à Rouffet ; celle de |
|||
l'âme, il s'en chargerait. » Et il ajoute avec le |
|||
bel enthousiasme des vingt ans : « Ce serait |
|||
une œuvre immortelle dans son genre ! » |
|||
Rouffet accepte ; on échange les divers poésies, on les classe. |
|||
{{Centré|146 BRETONS DE LETTRES}} |
|||
De la poésie à l'amour, il n'y a qu'un pas ; |
|||
il ne faut donc pas s'étonner que Leconte de |
|||
Lisle en philosophe encore ; il s'élève de plus |
|||
en plus dans le bleu. « Jamais, écrit-il, je n'aimerai que mes idéalités ou plutôt mes impossibilités. » |
|||
Non pas qu'il soit insensible, certes ; il se |
|||
sent « capable d'éprouver en un mois tout |
|||
l'amour, toute la haine et toutes les espérances d'un homme qui y aurait consacré sa vie |
|||
entière. » Et « avec tout cela » il est « excessivement malheureux. » Il y a de quoi ! |
|||
Le Droit est pour quelque chose aussi dans |
|||
son malheur, cet « ignoble fatras » qui lui fait |
|||
monter le « dégoût à la gorge, » sans compter |
|||
les réprimandes incessantes de son « honoré |
|||
tonton, » qui ne lui verse pas l'argent « à |
|||
pleines mains. » Il y a des créanciers, en conséquence. |
|||
En juillet 1839, il déclare qu'il abandonne |
|||
le Droit : j'ai noté toutes les menaces de la |
|||
Faculté ; elles eurent leur effet, comme les réprimandes du « tonton, » car Leconte de Lisle |
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prit une nouvelle inscription en janvier 1840. |
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En attendant, la préoccupation du volume de |
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vers absorbait nos deux correspondants. Leconte de Lisle peut fournir huit cents vers : |
|||
cela « formera, avec les vers de Rouffet. « un |
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{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 147}} |
|||
<br /> |
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''in octavo'' dans le genre de ceux de Turquety. » |
|||
Vendra-t-on la propriété littéraire ou cédera-t-on seulement la moitié des exemplaires au |
|||
libraire éditeur ? |
|||
Tous ces projets vont si bien que déjà il est |
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question d'un second livre : ''Les Trois Harmonie en Une, ou Musique, Peinture, et Poésie''. Raphaël et Rossini, Michel-Ànge et Meyerbeer, |
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Lamartine et Hugo, Dante et Byron, en feront |
|||
le sujet ; il y aura exactement « quatre cent |
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quarante-deux vers. » Ô bel enfantillage du |
|||
génie ! |
|||
Mais la question matérielle ? Plusieurs solutions se présentent ; nos étudiants les envisagent. |
|||
Leconte de Lisle penche pour la vente totale |
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au libraire, sous réserve d'une dizaine d'exemplaires pour chacun des auteurs. Il se demande |
|||
si on s'adressera aux libraires de Lorient ou |
|||
de Rennes. Quant à Dinan, le poète n'y voudrait pas faire imprimer « une carte de visite, |
|||
en admettant qu'on fût capable de le faire, » et |
|||
quant à se voir éditer par souscription, il est |
|||
trop fier ; il aimerait mieux ne pas « faire imprimer une ligne que de la devoir à la pitié |
|||
du Vulgaire. » Mieux vaut rester ignoré. Hélas ! |
|||
il est probable que le volume ne verra jamais |
|||
le jour, car il en faudrait taire les frais ! « Et |
|||
{{Centré|148 BRETONS DE LETTRES}} |
|||
<br /> |
|||
douze cents francs, pour le moins, » ne se |
|||
trouvent pas, comme on pense, dans le tiroir |
|||
d'un étudiant pauvre, |
|||
Mais comme il ne faut désespérer de rien, |
|||
Leconte de Lisle écrit à Charles Gosselin, qui |
|||
répond « très poliment » qu'il est trop occupé |
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en ce moment pour rien entreprendre de nouveau. Il faut s'adresser ailleurs ; on fera « une |
|||
circulaire à quatre ou cinq libraires de Paris. » |
|||
Aussi faut-il se hâter à rassembler les pièces |
|||
du volume. |
|||
Comment s'appellera-t-il : ''Effusions poétiques. |
|||
Les Rossignols et le Bengali, Cœur et Âme, Deux |
|||
Voix du Cœur, Sourire et Tristesse'' ? Enfin le classement est fait ; il y a quarante-trois numéros ; |
|||
il faut arriver à deux mille vers. Encore quatre pièces à faire ! |
|||
Sur les entrefaites, depuis janvier 1840, |
|||
Leconte de Lisle s'est remis au Droit. J'ai noté |
|||
dans quelles conditions et ce qu'il advint de |
|||
cette reprise d'études. Et puis Julien Rouffet |
|||
s'est marié. Et la correspondance cesse, ou du |
|||
moins M. Guinaudeau ne nous en donne pas |
|||
davantage ! |
|||
J'ai eu occasion de parler des théories littéraires et des opinions religieuses de Leconte |
|||
de Lisle étudiant ; ses ''Esquisses Littéraires'' dans |
|||
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 149}} |
|||
<br /> |
|||
''La Variété'' nous ont révélé sa pensée d'alors. |
|||
Les lettres publiées par M. Guinaudeau l'expriment plus fortement encore. Il est curieux |
|||
de connaître l'opinion du jeune homme sur |
|||
Dumas, sur Lamartine, sur Hugo. |
|||
La publication de ''Caligula'' est saluée avec |
|||
enthousiasme par Leconte rie Lisle. Il défend |
|||
la pièce contre les critiques de Jules Sandeau ; |
|||
quant à lui, il l'admire au point de vue littéraire et historique. Le caractère de Caligula |
|||
ne pouvait être mieux tracé ; les vers sur le |
|||
christianisme sont admirables; les scènes de |
|||
Stella et d'Aquila superbes ; « somme totale, |
|||
c'est une belle œuvre. » |
|||
Quant à Lamartine, c'est à propos de Jocelyn |
|||
qu'il en parle. Il s'est « enfin décidé à le lire ; |
|||
ce n'a pas été sans peine. » Il y trouve du |
|||
vague prétentieux à côté de « morceaux charmants » et de« pages magnifiques, » mais il y a |
|||
bien des longueurs qui affadissent « cet incorrect ouvrage. » |
|||
Deux hommes, croit-il, eussent lait de ''Jocelyn'' « un poème délicieux : Brizeux, « le doux |
|||
chantre de Marie, » et son ami Julien Rouffet ! |
|||
Oui, Julien Rouffet, à côté de qui Leconte de |
|||
Lisle « tremble de marcher, » lui, si pauvre de |
|||
tout ce que possède ce poète « et dont le sentier est tellement vague » qu'il se prend parfois |
|||
« à rire de sa folie. » |
|||
{{Centré|150 BRETONS DE LETTRES}} |
|||
Victor Hugo est jugé à l'occasion de ''Ruy |
|||
Blas''. Leconte de Lisle analyse brièvement la |
|||
pièce et l'apprécie dans ces termes qu'il faut |
|||
citer textuellement : |
|||
« À part la mise en scène, qui déplaît généralement, à part un style souvent grossier, |
|||
peu digne de l'auteur des ''Feuilles d'Automne'', |
|||
il y a dans cette pièce de magnifiques morceaux poétiques... Du génie toujours ; mais |
|||
peu ou point de règles. » |
|||
Mes conclusions sur l'état d'âme de l'étudiant à cette époque sont plutôt corroborées |
|||
par ses lettres. Il est spiritualiste et chrétien. |
|||
C'est à ce titre qu'il fait quelques objections |
|||
à un poème de son ami. « Disciple du Christ, |
|||
avez-vous raison ?... Le désir de la mort, l'oubli de ses devoirs humains, le découragement |
|||
de la vie, n'est-ce pas un suicide moral ? » La |
|||
mort d'un jeune ami lui arrache cet aveu ; |
|||
« La foi d'un autre monde est d'un bien puissant appui et je plains sincèrement celui qui |
|||
ne l'a pas. » Il rêvait même de faire profession de ses croyances, car il annonce dans ces |
|||
termes le second livre qu'il rêve : |
|||
{{Centré| |
|||
TROIS HARMONIES EN UNE |
|||
ou |
|||
MUSIQUE, PEINTURE ET POÉSIE |
|||
POÈME SPIRITUALISTE ET ARTISTIQUE |
|||
Pour paraître prochainement |
|||
}} |
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{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 151}} |
|||
Il est républicain, mais ce n'est pas avec la |
|||
même conviction qu'il se confesse à cet égard ; |
|||
il se borne à dire, une seule fois et avec assez |
|||
d'irrévérence : « Comme je ne suis pas républicain pour des prunes ! » Et il improvise des |
|||
vers aux Cendres de Napoléon ; les vers ne sont |
|||
pas bons et lui-même les traite de « fadaise. » |
|||
Dans une lettre de mai 1839, quand il veut |
|||
louer un nouvel ami, il dit de lui : « C'est |
|||
un charmant garçon, doux, religieux et instruit. » |
|||
Le théâtre, je le pensais bien, avait pris |
|||
une certaine place dans sa vie. |
|||
« Imaginez-vous un front large et passionné ; |
|||
deux yeux noirs qui expriment ce qu'ils veulent, une taille gracieusement brisée en avant, |
|||
une voix cadencée, grave et austère, harmonieuse et douce, un geste ardent, majestueux |
|||
et sévère, un jeu plein d'expansion, de force, |
|||
de naturel, de charme et d'intensité... ou plutôt ne vous imaginez rien. Quels mots rendraient l'émotion irrésistible qui fait battre le |
|||
cœur en lace de {{Mme}} Dorval. Il faut la voir et |
|||
l'entendre. » |
|||
Cette lettre est de février 1839 ; j'avais noté |
|||
les quatre représentations des 5, 7, 10 et |
|||
14 février à Rennes. |
|||
{{Centré|152 BRETONS DE LETTRES}} |
|||
Puis c'est M. et {{Mme}} Volnys du Gymnase, |
|||
« Je n'ai pas besoin de vous dire que je suis |
|||
un habitué du théâtre. » Comme on change ! |
|||
Le Maître devait prendre cette forme littéraire |
|||
en mépris et n'assistait que rarement à une |
|||
première. |
|||
Eu revanche, notre habitué du Théâtre ne |
|||
dit rien de Frédérik Lemaître. Et pourtant la |
|||
troupe locale même l'intéresse. « C'est un coup |
|||
du sort que nous possédions semblable merveille en province ; nos acteurs ne seraient |
|||
nullement déplacés à Paris. Nous avons surtout Mercier, notre premier comique, qui est |
|||
à cent pieds au-dessus de Valmont... Je suis |
|||
toujours aussi fou du théâtre ; cela ne va qu'en |
|||
augmentant. » |
|||
Cela devait diminuer terriblement, un jour. |
|||
J'ai raconté la naissance de ''La Variété''. Il ne |
|||
semble pas que Leconte rie Lisle ait été parmi |
|||
les premiers directeurs ; il s'y intéresse pourtant, sollicite la collaboration de Rouffet, mais, |
|||
dès le second numéro, il est de la maison : |
|||
« Depuis trois jours, je fais partie du comité |
|||
de rédaction. » Aussi cela marchera mieux |
|||
désormais. La première livraison a été « composée de raccroc ; c'est un vrai galimatias, à |
|||
l'exception de l'introduction par M. Nicolas, |
|||
qui est un fort beau morceau de style, et d'une |
|||
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 153}} |
|||
<br /> |
|||
petite pièce d'Alix, qui est aussi tort bien. » |
|||
Mais déjà la discorde sans doute avait séparé les collaborateurs. Cette seconde livraison fut laite par Ch. Bénézit et Leconte de |
|||
Lisle, qui y insérèrent chacun deux morceaux, |
|||
Celui-ci même se glisse, une troisième fois, à |
|||
l'abri d'un pseudonyme : ''Léonce''. Ce sont des |
|||
conseils à George Sand, à l'occasion de ''Cosima''. |
|||
La ''Revue Mensuelle'', dans les cinquième et sixième livraisons, est signée du même pseudonyme. |
|||
D'ailleurs, les abonnements né marchent |
|||
pas et l'impression coûte cinquante francs par |
|||
mois. On se décide à demander le patronage |
|||
de Nodier, qui ne vint pas ; en revanche, Châteaubriand envoya une lettre et Turquety, des |
|||
vers. Leconte de Liste bat la caisse, on peut |
|||
le dire. Il faut que Rouffet s'abonne. « Sept |
|||
francs, ce n'est pas le diable. » |
|||
Pour comprendre ce zèle de ''Léonce''<ref>« Ajoutez un t et vous aurez Leconte, en faisant l'anagramme, » écrit Leconte de Lisle.</ref>, sachez |
|||
qu'on venait de le nommer Président du Comité |
|||
de rédaction. Il en est tout glorieux. « C'est |
|||
un premier échelon. » Et il promet à son ami |
|||
d'insérer un de ses poèmes. |
|||
Ce poème : ''Seize Ans'', parut dans la sixième |
|||
{{Centré|154 BRETONS DE LETTRES}} |
|||
<br /> |
|||
livraison, et la collaboration de Julien Rouffet |
|||
se continua par trois pièces : ''Dernier Asile'', ''Le |
|||
Cœur et la Nature'', ''Désir du Cœur'', qui ne sont |
|||
pas parmi les moins bonnes du recueil. |
|||
Enfin Bénézit se marie (octobre 1840) et |
|||
Leconte de Lisle devient directeur de ''La Variété''. Il la conduisit jusqu'aux lilas ! |
|||
J'avais noté la collaboration probable de |
|||
Leconte de Lisle au ''Foyer'' ; pourtant en feuilletant la rarissime collection de cette revue |
|||
« aussi stupide qu'autrefois, » je n'y avais pas |
|||
trouvé la signature de Leconte de Liste. Une |
|||
lettre de novembre 1839 permet d'affirmer |
|||
qu'il y a inséré au moins « une bluette : ''À |
|||
une Galère !...'' Il ne manquait plus que cela |
|||
pour compléter sa nullité. » |
|||
J'ai trouvé aussi çà et là et avec grand plaisir le témoignage des sentiments Bretons de |
|||
Leconte de Lisle. II demande à Rouffet, pour |
|||
''l'Annuaire Dinannais'', de lui adresser un poème |
|||
et il insiste, de la part de son oncle, pour que |
|||
ce soit « un sujet Breton. » |
|||
Pour ''La Variété'', il demande à son ami « une |
|||
nouvelle Bretonne. » |
|||
Enfin lui-même envoie à ''l'Impartial de Dinan'' |
|||
un fragment de son poème : ''Amour et Bretagne !'' |
|||
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 155}} |
|||
Il écrit : « Cela n'est pas dénué de poésie, » et |
|||
ce n'est certes pas dénué d'intérêt. |
|||
Qui croirait aussi que Leconte de Lisle ait |
|||
voulu se faire « marchand de soupe. » Lui qui |
|||
avait tant de peine à décrocher les peaux d'âne, |
|||
il aspire à cette fonction de préparer la jeunesse à en recevoir. |
|||
La chose devait avoir lieu à Quintin ; c'eut |
|||
été « un pensionnat qui pût faire toutes les |
|||
classes et dirigé suivant la méthode d'enseignement la plus large. » Houein, son associé, |
|||
va être reçu licencié ès lettres ; il faut 9,000 fr. ; |
|||
on commencerait l'année prochaine, en 1840, |
|||
« avec cinquante élèves, deux maîtres d'étude, |
|||
quatre professeurs. » Houein ferait le grec et |
|||
la philosophie, Rouffet le latin et la littérature |
|||
française, Leconte de Lisle « la rhétorique, la |
|||
géographie et l'histoire ; » on s'engagerait à |
|||
faire obtenir « le diplôme baccalauréatique au |
|||
bout de trois ans et cela dans un prospectus, |
|||
papier rose, doré sur tranche. Hein ! » Sans |
|||
doute, il ne manqua que les 9,000 francs !... |
|||
Déjà l'argent manquait pour affranchir les lettres et elles n'étaient pas dorées sur tranche |
|||
ni sur papier rose ! |
|||
Cette correspondance est charmante, vive, |
|||
{{Centré|156 BRETONS DE LETTRES}} |
|||
<br /> |
|||
sincère, chaleureuse, pleine d”allusions, pleine |
|||
de malice aussi : ce sont surtout les camarades |
|||
G*** et R°'*** de la T***<ref>M. B. Guinaudeau a donné les noms entiers, dont je ne |
|||
transcris que les initiales.</ref> qui font les frais des |
|||
plaisanteries de Leconte de Lisle, |
|||
il écrit à R*** qu'il emportera le royaume |
|||
des cieux sur la foi de ceci : ''Beati pauperes |
|||
spiritu'', et il ajoute : « J'attends qu'il me remercie et il me remerciera. » |
|||
À propos d'une passion que G*** a pu faire |
|||
partager, il conclut : « Nous revenons au temps |
|||
des miracles. » |
|||
Puis c'est un poème satirique à l'adresse de |
|||
R*** ; un amusant dialogue entre {{Mlle}} A*** et |
|||
G*** ; un horoscope, enfin, de ce dernier, qui |
|||
s'est peut-être réalisé. |
|||
« J. G***, le pauvre d'esprit, qui après être |
|||
resté onze années dans l'étable universitaire, |
|||
mangeant des pensums en guise de foin, deviendra, j'en suis persuadé, directeur général, |
|||
membre de la Légion d'honneur, homme considéré, payant 200 francs de contributions !..... |
|||
Gloire aux Utiles !... Honte à vous, honte à |
|||
moi ! » |
|||
Quant aux vers, ils sont nombreux dans ce |
|||
{{Centré|LECONTE DE LISLE ÉTUDIANT 157}} |
|||
<br /> |
|||
volume : je reste fidèle à mes intentions premières en ne m'en occupant pas. |
|||
En 1902, l'éditeur Fasquelle réunit en un volume ces poèmes que Gosselin refusa en 1839. |
|||
En se disculpant de les avoir publiés, en se |
|||
défendant de « cet attentat, » M. B. Guinaudeau |
|||
dit qu'il a réalisé « très respectueusement le |
|||
premier rêve de gloire de Leconte de Lisle. » |
|||
Telle n'a pas été l'opinion de {{Mme}} Leconte de |
|||
Lisle qui a protesté judiciairement contre la |
|||
publication de ces vers et qui a eu gain de |
|||
cause, au moins en partie (mai 1904). |
|||
Quel que soit leur intérêt, celui des lettres |
|||
est plus grand ; Leconte de Lisle y apparaît |
|||
plus nettement et ce nous est une occasion |
|||
encore de saluer cet Immortel, debout dans la |
|||
fleur de sa rayonnante jeunesse, dans l'aube |
|||
de ses premières illusions. |
|||
{{Centré|158 BRETONS DE LETTRES}} |
|||
P.-S. — J'ai écrit, page 28, que Leconte de Lisle habitait |
|||
rue des Carmes, « au bord de la rivière, non encore canalisée. » |
|||
J'ai voulu simplement dire que les quais n'étaient pas construits |
|||
à cette époque ; les lois qui autorisaient l'exécution des travaux |
|||
et un emprunt de 800,000 francs sont du 8 juillet 1840 et du |
|||
25 juin 1841 (Voir ''Au Pays de Rennes'', d'Adolphe Orain.) |
|||
Une promenade dite ''Les Murs'' et un fossé d'ancienne fortifi- |
|||
cation bornaient la rue des Carmes au sud. Non loin de là s'étendait Le Champ de Mars et sur un triste ruisseau se dressait |
|||
le solennel ''Pont aux Lions''. Tel se présentait alors, avec le |
|||
voisinage du Lycée, de Kergus et de Toussaints, le quartier |
|||
habité par Leconte de Lisle. (Voir ''Trente Ans après'', par |
|||
Louis Hamon.) |
|||
== VILLIERS DE L'ISLE ADAM CHRÉTIEN == |
|||
== HIPPOLYTE LUCAS AU TEMPLE DU CERISIER == |
|||
== BRIZEUX À SCAËR == |
|||
== TABLE == |
|||
Leconte de Lisle étudiant .............................3 |
|||
Villiers de l'isle Adam chrétien .................. 161 |
|||
Hippolyte Lucas au Temple du Cerisier...... 199 |
|||
Brizeux à Scaër .......................................241 |
|||
== Notes == |
|||
<references /> |
Leconte de Lisle étudiant .............................3
Villiers de l'Isle Adam chrétien .................. 161
Hippolyte Lucas au Temple du Cerisier...... 199
Brizeux à Scaër .......................................241