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Note : Cette page n’inclut pas l’avant-propos de la troisième édition.

Chap. Ier. — Du socialisme et du communisme en général[modifier]

LE

COMMUNISME

JUGÉ PAR L’HISTOIRE




CHAPITRE PREMIER

Du socialisme et du communisme en général.

S’il y a dans la nature humaine un sentiment de la liberté et un idéal de perfection qui la poussent constamment aux plus nobles conquêtes, auxquels sont dus tous les progrès de la civilisation et de la science, on est aussi forcé d’y reconnaître un esprit de contradiction et de révolte, de singularité et d’aventure, qui la ramène par l’anarchie à son point de départ. C’est cet esprit qui a produit, dans la sphère de la religion, tant de monstrueuses hérésies ; dans le domaine de la philosophie, tant de systèmes déraisonnables ; dans la carrière des arts, tant d’essais extravagants ou horribles. Toujours prêt à justifier les passions pour les mettre de son côté, il va les chercher où elles sont le plus ardentes ; il leur fournit des arguments appropriés à leur but et au caractère du temps qui les voit naître. Il n’est donc pas étonnant que, dans un siècle de révolutions, il se soit attaché surtout aux questions qui intéressent l’ordre social, et qu’il ait mis au jour ces doctrines malfaisantes que, par un étrange renversement du langage, on désigne sous le nom de socialisme.

Le socialisme, c’est la prétention, non pas de réformer, mais de refaire la société de fond en comble, de la constituer sur de nouvelles bases, de changer toutes ses conditions, de substituer un autre droit à son droit, une autre morale à sa morale, comme si le crime et la folie avaient été jusqu’à présent ses seuls législateurs. En effet, si nous écoutons les adeptes de cette nouvelle alchimie, on ne conçoit rien de plus inique, de plus désordonné, de plus infâme que le régime sous lequel nous vivons. L’homme exploité par l’homme, le pauvre par le riche, le faible par le fort, la spoliation un droit, le travail une servitude, la misère augmentant chaque jour son empire, des classes entières fatalement vouées au vice et au crime, partout la division, la corruption, le mensonge, le doute : tels en sont les principaux résultats. Qu’on se garde bien d’en accuser les fautes, l’imprévoyance et les passions de l’individu. Toutes les passions sont légitimes, toutes sont utiles à notre bonheur, il ne s’agit que d’en savoir tirer parti. L’homme fait le bien et le mal selon le milieu dans lequel il vit, selon les rapports qu’on lui fait avec ses semblables ; c'est donc l'ensemble de ces rapports, c’est la société, encore une fois, qu'il faut refondre complètement ; et comme l'ordre social, tel que nous le concevons aujourd’hui, c’est-à-dire tel qu’il a toujours existé, repose tout entier sur la propriété et sur la famille, c’est à ces deux institutions que s’attaquent en général, soit directement, soit indirectement, d’une manière franche ou détournée, tous les socialistes. Mais les uns s’élèvent plus particulièrement contre la propriété : ce sont les communistes ; les autres contre la famille : ce sont les phalanstériens ; d’autres, portant plus haut leurs coups, absorbent l’individu dans l’espèce et tendent à supprimer en nous le principe même de tout droit, de toute règle, de toute obligation morale : ce sont les philosophes humanitaires, derniers échos d’une religion qui réhabilitait la chair, sanctifiait les passions et organisait le despotisme universel. Pour avoir raison de toutes ces sectes, il ne suffit pas de répudier leurs conséquences, ni de les écraser par la force ou par le jugement solennel d’une assemblée politique ; il faut les étudier en elles-mêmes dans leurs principes et dans les rapports qui les unissent ensemble ; il faut remonter à leur origine et les suivre dans leur histoire. Le mal est ancien et profond, on n’en trouvera pas le remède si on ne l’observe depuis sa racine Jusqu’à ses dernières ramifications. Telle est la tâche que je me suis proposée. Je parlerai d’abord du communisme, parce que là est le fond et pour ainsi dire le noyau des systèmes que je voudrais faire connaître. Tous les socialistes, qu’ils le sachent ou qu’ils l’ignorent, qu’ils le dissimulent ou l'avouent, les phalanstériens, les philosophes humanitaires, les prétendus organisateurs du crédit et du travail, sont nécessairement communistes.



Chap. II — Du communisme avant le christianisme[modifier]

CHAPITRE II

Du communisme avant le christianisme ; l’Inde, l’Egypte, la Judée, la Grèce.

C’est une étrange illusion de nous présenter le communisme comme la forme la plus accomplie de la société et le but de toutes les révolutions qu’elle est destinée à subir ; il n’y a rien au contraire qui la rapproche plus de son enfance, rien qui soit plus opposé aux idées de liberté et de justice, par lesquelles se mesurent tous ses progrès. Les témoignages ne nous manqueraient point pour établir que l’égalité des fortunes, que la communauté des biens telles que la comprennent les réformateurs les plus populaires de notre temps, a existé de fait chez des peuplades encore plongées dans la vie sauvage, qu’elle est le régime sous lequel notre vieille civilisation a rencontré il y a plusieurs siècles les tribus les plus avancées du nouveau monde ; mais pourquoi nous arrêter à ces faits isolés, si instructifs et si authentiques qu’ils puissent être, quand nous avons pour nous l’autorité de l'histoire tout entière ? C’est, en effet, une loi qui domine tous les événements et qui préside à la marche des sociétés humaines, que la propriété, aussi bien que l'individu, ne s’affranchit que par degrés des liens de la communauté, soit celle de l'État, ou de la famille, ou d’une caste privilégiée, pour revêtir un caractère entièrement libre et personnel : en d’autres termes, la communauté et l’esclavage, la propriété et la liberté ont toujours existé ensemble et dans les mêmes proportions : partout où l’on aperçoit l’une, on est sûr de rencontrer l’autre ; dès que l’une est niée, étouffée ou amoindrie, l’autre l’est également ; et comme l’idée de la liberté n’est pas autre chose, après tout, que l’idée de la justice, l’idée du droit, l’idée du respect qui est dû à l’humanité pour elle-même, sans aucun égard pour sa condition extérieure, on peut dire que le degré d’affranchissement où la propriété est arrivée chez un peuple, nous donne la mesure exacte de sa civilisation et particulièrement de son éducation morale. Quelques exemples suffiront pour nous convaincre de cette vérité et lui donner la valeur d’un axiome historique.

Nous ne connaissons pas de constitution plus originale et plus ancienne que celle que nous offrent les Lois de Manou, Les lois de Manou sont pour les Indiens ce que le Zend-Avesta était pour les Perses et la Bible pour les Hébreux, c’est-à-dire un code révélé à la fois civil, politique et religieux, dont les dispositions ont tout prévu et tout ordonné d’après des règles immuables, depuis les relations générales sur lesquelles repose l’existence même de la société jusqu’aux actions les plus humbles et les plus secrètes de la vie privée. Eh bien ! si nous jetons les yeux sur ce curieux monument, nous y verrons la propriété collective, indivisible, et remise tout entière entre les mains des brahmanes ou de la caste sacerdotale, sous prétexte qu’elle est la première-née de Brahma, et qu’elle est sortie de la plus noble partie de son corps. « Le brahmane, dit le législateur indien[1], est le seigneur de tout ce qui existe ; tout ce que ce monde renferme est la propriété du brahmane ; par sa primogéniture et par sa naissance il a droit à tout ce qui existe. — Le brahmane ne mange que sa propre nourriture, ne porte que ses propres vêtements, ne donne que son avoir ; c’est par la générosité du brahmane que les autres hommes jouissent dès biens de ce monde. » Mais ce n’est pas assez que la terre ait des propriétaires et le pays des maîtres ; il faut des bras pour le défendre, pour le cultiver, pour distribuer à sa surface les fruits de sa fécondité et les façonner à tous les usages de la vie. De là les trois autres castes indiennes, celle des guerriers, celle des laboureurs et des marchands et celle des artisans, toutes asservies, dans des mesures diverses, à l'ordre des brahmanes : en un mot, c’est l'esclavage venant compléter l’institution de la communauté des biens. Cependant, il faut le dire à l'honneur de l’espèce humaine, la justice et la raison ne sont jamais complètement muettes ; la conscience a des éclairs qui illuminent nos plus profondes ténèbres. Ainsi l'on rencontre dans ce code inique de la théocratie orientale ces paroles qui ne seraient pas désavouées par les philosophes de notre temps, et qui indiquent avec beaucoup de précision la véritable origine du droit de propriété : « Les sages qui connaissent les temps anciens ont décidé que le champ cultivé est la propriété de celui qui le premier en a coupé le bois pour le défricher et la gazelle celle du chasseur qui l’a blessée mortellement[2], »

La société égyptienne nous offre à peu près les mêmes caractères que celle de l’Inde : l’absence de toute vie, de toute pensée, de toute liberté individuelle ; une nation divisée en plusieurs castes entièrement séparées et dont chacune était vouée à une profession héréditaire : une théocratie puissante qui gouverne la pensée comme la conscience, dont les lois inflexibles pèsent sur les arts, sur les sciences, sur l’industrie elle-même, et qui possède collectivement, à titre de propriété indivisible et inaliénable, plus des deux tiers du sol. On pourrait trouver là, si je ne me trompe, avec le régime de la communauté, ce qu’on appelle aujourd’hui l'organisation du travail ; car, dans la même caste, l’exercice des arts, des professions, était divisé autant que le permettaient l’état des lumières ou les besoins d’une civilisation encore peu avancée, et jamais l'un ne pouvait déplacer l’autre ; la concurrence était un mal inconnu chez ce peuple intelligent et laborieux ; l’abandon ou l’envahissement d’un état au préjudice des autres était également impossible.

C’est un fait remarquable que chez les Juifs, où la servitude, plutôt tolérée qu’encouragée par la loi, n’était qu’une sorte de domesticité ; où l’esclave, placé sous la sauvegarde de la religion, faisait partie de la famille, et, à la moindre violence de la part du maître, était déclaré libre ; où les dogmes, bien supérieurs aux institutions, proclamaient l’unité originelle et la fraternité du genre humain, la propriété, sans être absolue, ait eu un caractère individuel. Chaque Israélite avait son patrimoine qu’il cultivait lui-même, ou, comme dit l’Écriture, chacun vivait à l’ombre de sa vigne et de son figuier. Les femmes mêmes, quand elles n’avaient point de frère pour recueillir l'héritage paternel, pouvaient hériter et posséder, tandis que les autres peuples de l'Orient les assimilaient aux esclaves. « Une femme et un esclave, dit le législateur indien[3], ne peuvent rien posséder, parce que tout ce qu’ils peuvent acquérir est la propriété de celui dont ils dépendent. » La caste sacerdotale, qui était maîtresse de tout sur les bords du Nil et du Gange, ne possédait rien en propre chez les Juifs, et vivait exclusivement des sacrifices et des offrandes déposés sur l'autel. « Tu n’hériteras pas, dit Dieu par la bouche «le son prophète à la race d'Aaron [4] ; tu n’hériteras pas, et il n’y aura pas de part pour toi au milieu de mon peuple ; c’est moi qui suis ta part et ton héritage au milieu des enfants d’Israël. » Mais si la propriété était individuelle, elle n’était pourtant pas complète, comme je viens de le faire remarquer. A la communauté, telle qu’elle existait chez certains peuples et au profit de certaines castes, avec l’esclavage pour condition. Moïse avait voulu substituer l’égalité. C’est dans ce but qu’après avoir partagé la terre promise entre toutes les familles d’Israël, et après avoir assigné à chacune d’elles un lot proportionné au nombre de ses membres, il institua l’année jubilaire comme le terme où tous les immeubles vendus devaient retourner à leurs premiers possesseurs ou à leurs descendants, Ajouté au lévirat, ou l'obligation pour un frère puîné de donner des héritiers à son aîné, quand celui-ci était mort laissant une veuve sans enfants, ce moyen était parfaitement propre à conserver l’équilibre des fortunes ; mais aussi il changeait le propriétaire en usufruitier. C’est ce que le législateur hébreu reconnaît expressément lorsqu’il met dans la bouche de Dieu les paroles suivantes[5] : « La terre ne peut jamais être vendue complètement ; car la terre est à moi, et vous n'êtes que des étrangers avec moi. » Quel a été le résultat de cette restriction imposée au droit de propriété ? C’est que chacun, excepté le prêtre et le lévite, étant fixé à une portion du sol, et attaché pour ainsi dire à la glèbe de son patrimoine, il fut impossible de choisir une autre occupation que l'agriculture ; c’est que l’industrie, le commerce, les sciences, les arts, excepté la musique et la poésie religieuse, restèrent étrangers à ce peuple intelligent et actif, et il fut obligé d’attendre la ruine de sa nationalité, sa dispersion sur toute la surface du globe, le dernier degré de l’oppression et de la misère, pour révéler la souplesse et la fécondité de son génie. N’a-t-il pas fallu qu’à l’époque de sa plus haute prospérité, sous le règne du plus grand de ses rois, il appelât dans son sein, lui si fier et si jaloux de son culte, des ouvriers étrangers pour élever un temple à son Dieu ? Ainsi toute violation du droit de propriété, quelles qu’en soient l'étendue et la forme, est nécessairement une atteinte à la liberté humaine : la communauté, en même temps qu'elle l’amoindrit chez les uns, la détruit radicalement chez les autres.

Aucun exemple plus éclatant ne peut être cité à l'appui de cette loi que la république de Sparte. C’est là que les plus hardis novateurs du dernier siècle, que nos révolutionnaires les plus ardents et les plus terribles ont puisé leurs inspirations ; c’est là encore que les communistes de nos jours vont chercher des arguments en faveur de leur doctrine ; il est donc important qu’on ait une idée exacte de cette cité fameuse et trop admirée. Lycurgue donna d’abord à la propriété à peu près la même constitution que Moïse. Il partagea la terre en portions égales entre tous les citoyens, faisant trente mille parts pour les habitants de la campagne et neuf mille pour ceux de la ville, et rendit ces patrimoines inaliénables[6]. Mais comme les Spartiates, uniquement formés à la guerre, ne cultivaient pas eux-mêmes leurs champs et étaient obligés par leurs lois d’en consommer les revenus en commun, cette possession individuelle n’eut qu’une faible influence sur leur esprit, leurs mœurs et leur condition civile. C’est véritablement le communisme qu’on voit établi chez eux dans toute sa force. Vêtements, nourriture, plaisirs, occupations, rien n’échappe à ce régime. Les enfants sont élevés en commun et appartiennent à l'État. C’est lui qui, dès leur naissance, les condamne ou les absout, selon les services que leur constitution leur permettra de lui rendre un jour, selon qu’il trouve son intérêt à les conserver ou à s’en défaire. A la communauté des enfants, il faut joindre celle des femmes, qui, bien que facultative, n’en a pas moins existé à Sparte. Lycurgue, au dire de Plutarque[7], se raillait de ceux qui font du mariage une société exclusive où le partage ne doit pas être souffert. Il recommandait au vieillard, mari d’une femme encore jeune, d’introduire auprès d’elle un homme du même âge, signalé par sa beauté et par ses vertus, afin de féconder son lit par un sang généreux. De même qu’on pouvait prêter sa femme, il était permis d’emprunter celle d’un autre, quand on la jugeait propre à donner à la patrie de vigoureux défenseurs et des citoyens utiles. On reconnaît là comme une sorte de lévirat accommodé aux mœurs faciles de la Grèce. Mais pourquoi s’étonner dé ces aberrations ? Le principe de la communauté une fois reconnu, l’intérêt bien ou mal entendu de l'association mis à la place de la conscience et de l'éternelle raison, il faut lui sacrifier tout, propriété, famille, dignité, affections, pudeur ; car si vous réservez un seul de ces biens, il vous sera impossible de ne pas réclamer les autres, tout le système s’enfuira par cette brèche, et la fourmi se transformera en homme. On sait sur quel fondement s’appuyaient ces institutions lacédémoniennes. Nulle part l'humanité n’a reçu de plus violents outrages et l’esclavage n’a été poussé à des excès plus barbares : c'est à tel point que les anciens eux-mêmes, et parmi eux le plus intrépide défenseur de ce droit de la force[8], ont été révoltés de l’horrible condition des ilotes. Mais les maîtres étaient-ils beaucoup plus libres que leurs esclaves ? Ces fiers républicains, si cruels, si inhospitaliers, rachetaient-ils au moins par leur propre indépendance la dure oppression qu’ils faisaient subir aux autres ? Ecoutez Plutarque : « On ne laissait à personne, dit-il[9], la liberté de vivre à son gré ; la ville était comme un camp où l’on menait le genre de vie prescrit par la loi. » Si nous ajoutons maintenant à cette rudesse, à cette vie uniforme des hommes, le relâchement et la mollesse qu’Aristote reproche aux femmes [10], et qui étaient la conséquence inévitable d’une éducation contre nature, nous nous convaincrons que Sparte était un véritable couvent où l'austérité n’excluait pas la licence, et dont la discipline impitoyable n’était adoucie par aucun des sentiments, par aucune des espérances que le christianisme, plus tard, inspira à ses moines. Au fond il y a moins de différence qu’on ne pense entre cette constitution et celle des castes orientales. L’orgueil patriotique s’est substitué à la foi religieuse et le guerrier au prêtre ; mais l'esclave est resté à la même place, plus méprisé, plus-malheureux, plus opprimé qu’auparavant.

La constitution de Sparte n’est pas un fait isolé dans l'histoire de la Grèce ; celle de la Crète l'a précédée et lui a servi de modèle[11]. Les Crétois comme les Spartiates avaient leurs esclaves publics, leurs serfs attachés à la glèbe, condamnés à travailler pour eux, à labourer pour eux la terre, tandis que les citoyens se donnaient tout entiers à l’oisiveté ou à la guerre. Seulement les périœciens (c’est ainsi que se nommaient ces esclaves) étaient soumis à une oppression moins violente que les ilotes. Les Crétois comme les Spartiates avaient leurs repas publics, et cette institution était, chez les premiers, plus sérieuse, plus profonde que chez les derniers ; car à Sparte chacun y devait contribuer pour sa part, sous peine d’être privé de ses droits de citoyen. En Crète, rien de semblable : hommes, femmes, enfants, tous étaient nourris aux frais de l’État[12]. Enfin, chez les uns comme chez les autres, la communauté des biens entraîna à sa suite une pauvreté extrême, la proscription des sciences et des arts, la destruction de la famille, et des mœurs contraires à la nature[13]. Cependant, par une singulière aberration du génie, ce sont précisément ces deux constitutions, celles de Crète et de Lacédémone, que Platon avait présentes à la pensée lorsqu’il écrivit la République, A quoi se réduit, en effet, cette perfection qu’il poursuivait dans l’État ? À la communauté des biens, à la communauté des femmes et à la distinction des castes, c’est-à-dire à l’esclavage considéré, non pas comme un fait, mais comme une éternelle condition de l’ordre social. Platon était préoccupé de cette idée si vraie, si élevée, si féconde en elle-même, que la société doit être la plus haute expression de la nature humaine, qu’elle a pour fin dernière le développement de toutes nos facultés ; mais il pensait en même temps que cette fin doit être partagée, et qu’il n’y a dans la société ni unité ni harmonie, si les facultés qu’elle met en œuvre ne s’exercent séparément, personnifiées dans autant de classes différentes, l’intelligence dans la classe des magistrats, la volonté dans celle des guerriers, les sens dans celle des artisans. Il se figurait ces classes d’autant plus liées entre elles, que leurs attributions seraient plus distinctes, et, par conséquent, qu’elles seraient plus nécessaires les unes aux autres. Là est son erreur et de là découlent tous les vices de sa politique si manifestement contraire à sa morale. Les divers éléments de notre vie, les principes essentiels dont se compose notre nature, ne s’isolent pas ainsi les uns des autres ; il faut qu’ils soient tous réunis et se développent, à des degrés différents, dans chacun de nous. La personne humaine, si merveilleusement organisée pour vivre en société, est un tout par elle-même ; elle a conscience d’une vie, d’une liberté d action, d’une responsabilité qui lui est propre et d’une destinée particulière à remplir. C’est sur ce fondement que s’élèvent, à côté des droits de l’État, les droits non moins sacrés, ni moins évidents de l’individu. Mais il n’entre pas dans mon dessein de faire ici la critique de cette république idéale ; il me suffit d’avoir montré, qu’admettant le même principe, elle est arrivée aux mêmes conséquences que les sociétés réelles dont j’ai tracé l’esquisse.

Ainsi le communisme a été connu, il a été pratiqué par les uns, il a été rêvé par les autres dès la plus haute antiquité ; et partout où il s’est montré, dans la réalité comme dans la théorie, nous l’avons vu appuyé sur l’esclavage. Ce n’est pas l’esclavage tel qu’il a existé chez tous les peuples anciens, ou tel qu’il existe encore chez quelques peuples modernes, celui qui peut cesser d’un jour à l’autre par un acte de libéralité, celui qui peut s’asseoir au foyer de la famille et se consoler de son abjection par l’attachement qu’il éprouve ou la pitié qu’il inspire ; mais le plus hideux, le plus cruel, le plus effroyable de tous, parce qu’il est sans terme et sans remède, parce qu’il n’y a ni compassion, ni affection, ni ménagement à attendre pour lui, de ce maître sans entrailles qu’on appelle l’État ; en un mot l’esclavage politique. Comment concevoir qu’il en soit autrement ? Les sociétés dans lesquelles nous avons rencontré jusqu’à présent le régime communiste, les castes sacerdotales de l’Orient, les républiques guerrières de Sparte et de la Crète, s’appuyaient sur le principe de la domination, de la conquête, de la jouissance. Elles ne travaillaient pas, elles ne produisaient rien ; elles vivaient uniquement du travail des autres. L’oisiveté, ou, pour rendre ma pensée d’une manière plus exacte, l’absence de tout droit de la part des individus aux biens partagés entre eux, était la condition même de la communauté, et pour conserver ce précieux avantage, il fallait nécessairement, à côté de la race privilégiée ou victorieuse, des races vaincues, opprimées, maudites et vouées à un éternel esclavage. Ajoutons, pour expliquer ce communisme antique, que des hommes associés pour l’empire ou pour la lutte font aisément le sacrifice de leur liberté et se consolent de la contrainte à laquelle ils sont soumis par celle qu’ils font souffrir aux autres. C’est là ce qui aujourd’hui encore fait en partie la force de la discipline ecclésiastique et militaire. A la place des sociétés ainsi constituées, supposez-en une autre uniquement fondée sur la liberté et le travail, qui ait pour règle essentielle de se suffire à elle-même, sans dépouiller ni opprimer personne, vous verrez, par l’inégalité des facultés et la diversité des actions, s’introduire aussitôt l’inégalité des fortunes, c’est-à-dire la propriété individuelle. Chacun revendiquera la création de ses mains ou de son esprit ; chacun s’identifiera avec son œuvre et la défendra comme sa vie contre l’incapacité avide ou l’oisiveté qui ne s’éveille que pour jouir. Il n’en est pas de ce qui est à nous, de ce que nous avons produit avec effort et dont la conscience nous déclare les possesseurs légitimes, comme de ce que nous arrachons aux autres ; nous ne consentons à le partager qu’avec des êtres de notre choix ; nous nous croyons le droit d’en disposer selon les inclinations de notre cœur ou les lumières de notre raison. Veut-on faire violence à ce sentiment naturel et forcer les hommes à traîner le char commun, à travailler les uns pour les autres dans la mesure des besoins et même des passions éprouvées par tous : alors vous aurez l’esclavage, un esclavage aussi complet que celui que je définissais tout à l’heure, non plus à côté, mais au sein même de la communauté. C’est ce que nous démontrera plus tard, avec la dernière évidence, l’histoire du communisme chez les modernes. Contentons-nous en ce moment de citer quelques mots de Jean-Jacques Rousseau, un des adversaires les plus violents qu’ait eus parmi nous la propriété, l’admirateur passionné de Sparte et de sa constitution sauvage. « Il y a telles positions malheureuses où l’on ne peut conserver sa liberté qu’aux dépens de celle d’autrui, et où le citoyen ne peut être parfaitement libre, que l’esclave ne soit extrêmement esclave. Telle était la position de Sparte. Pour vous, peuples modernes, vous n’avez point d’esclaves, mais vous l’êtes ; vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter cette préférence, j’y trouve plus de lâcheté que d’humanité[14]. »



Chap. III — Du communisme sous l’influence des idées chrétiennes[modifier]

CHAPITRE III

Du communisme sous l’influence des idées chrétiennes:opposition radicale du communisme et du christianisme ; communautés ascétiques et hérétiques ; frères moraves, anabaptistes. quakers, etc.

Des écrivains éminents de l’école socialiste ne se lassent pas de répéter que le communisme est sorti du christianisme; qu’il est le christianisme même dans toute sa pureté et l’application la plus complète, l’expression la plus vraie du principe évangélique de la fraternité humaine:rien n’est plus contraire à la vérité. L’Évangile ne contient pas un mot qu’on puisse tourner contre la propriété ; il ne s’élève pas une fois contre les prétendues injustices de l’ordre social, il ne représente pas les riches comme des opprimés; il se place au-dessus de ces distinctions sans les attaquer, en conseillant aux uns la résignation, aux autres le sacrifice, à tous l’abnégation d’eux-mêmes, la charité et l’amour. L’amour, voilà le principe sur lequel repose toute la morale de Jésus-Christ, et ce principe ne contredit pas celui de la justice et du droit, comme aussi il ne saurait le remplacer. Que je m’efforce, comme l’Évangile le prescrit, d’imiter la bonté de Dieu, qui fait luire son soleil sur les bons et les méchants : Ut silis filii Patris vestri qui in cœlis est, qui solem suum oriri facit super bonos et malos[15] ; cela ne fera pas disparaître la différence du bien et du mal ; cela n’ôtera rien à l’homme vertueux de son mérite et n’empêchera pas le méchant d’être coupable. Que j’aime ceux qui me haïssent, que je pardonne à ceux qui m’ont offensé, que je prie pour mes persécuteurs, cela pourra-t-il faire que la haine ne soit pas un mauvais sentiment, l’offense que j’ai reçue, une méchante action, et la persécution de l’innocent un crime ? De même, quand je partage mes biens entre les pauvres, il n’en faut pas conclure que je n’aurais pas eu le droit de les conserver et que les pauvres à qui j’en fais don n’ont fait que recouvrer ce qui leur a toujours appartenu. S’il fallait interpréter ainsi le précepte évangélique, où donc serait l’amour ? où serait le sacrifice ? On ne peut sacrifier ce qu’on n’a pas, on n’est pas généreux en payant ses dettes. Mais faisons un pas de plus ; supposons cette idée traduite en fait ; figurons-nous une société où c’est la loi qui donne en se substituant à ma place, et pour parler plus exactement, où personne n’ait rien à donner ni rien à recevoir, où tous soient courbés sous le même niveau, attachés au même joug, et sacrifiés corps et âme, intelligence et force, à l’État, reconnaîtrons-nous sous un tel régime ce libre élan du cœur qu’on appelle la charité ? La charité toute seule ne peut pas servir de base à un gouvernement, à un ordre social, et là où elle est forcée, elle se change en servitude. Le christianisme et le communisme, loin de se confondre, sont donc complètement opposés l’un à l’autre. Le premier se fonde sur l’amour et par conséquent sur la liberté, le second sur la contrainte ; le premier commande la résignation, le sacrifice ; le second, la spoliation. Il n’y a, en effet, aucun ménagement à garder au point de vue de ce dernier système. Si la propriété individuelle est illégitime, ou, comme on l’a dit plus crûment dans ces derniers temps, si la propriété est un vol, il ne faut pas hésiter à la détruire ; il faut que les victimes de cette antique iniquité obtiennent une prompte réparation ; et c’est cette œuvre de confiscation et de violence qui serait le fruit le plus accompli de la charité chrétienne !

Il y a dans le christianisme un autre point de vue auquel nous sommes obligés de nous arrêter. La morale de l’Évangile ne se renferme pas toujours dans les conditions de l’humanité. Fondée, comme je l’ai dit plus haut, sur le seul principe de l’amour et ne voyant que Dieu qui soit digne d’être aimé, elle semble oublier quelquefois ce qu’il y a de divin dans les créatures, elle respire le mépris le plus profond pour la vie, pour la société, pour ce monde, et s’emporte jusqu’au mysticisme. Tel est certainement le caractère qu’elle présente quand elle nous défend de prendre aucun souci de notre nourriture, de notre vêtement, et du toit qui doit nous couvrir ; quand elle ne veut pas que la pensée et le travail du jour s’étendent aux besoins du lendemain ; quand, nous montrant les oiseaux du ciel toujours assurés de leur subsistance et les lis des champs, quoiqu’ils ne travaillent pas et ne filent pas, vêtus avec plus de splendeur que Salomon dans sa gloire[16], elle nous conseille d’imiter leur imprévoyance et de nous confier tout entiers à la bonté divine. C’est dans le même esprit qu’elle nous dit de vendre ce que nous possédons et d’en partager le prix entre les pauvres, afin de nous amasser dans le ciel un trésor qui ne nous manque pas au jour du besoin, dont les voleurs ne puissent pas approcher et qui soit à l’abri des vers[17]. C’est dans le même esprit qu’elle nous exhorte à livrer notre joue aux insultes, à faire l’abandon de notre bien, non-seulement aux pauvres, mais aux voleurs ; à donner notre manteau à qui nous a pris notre tunique[18]. C’est dans cet esprit, enfin, qu’elle nous engage à abandonner, au nom de Dieu, nos frères et nos sœurs, nos pères et nos mères, nos femmes et nos enfants, afin de mériter la vie éternelle[19]. Ainsi, ce n'est pas seulement la fortune qui nous empêche d’arriver au royaume du ciel, la famille elle-même devient un obstacle au salut, et bienheureux est celui qui en fait le sacrifice. A cet abandon complet des biens et des liens de la vie, des plus saintes affections du cœur, viendront bientôt se joindre le mépris de la vie elle-même et l'attente impatiente de la mort. « O homme infortuné que je suis, s'écrie saint Paul, qui me délivrera de ce corps de mort ? » Ces idées, qui ont existé avant le christianisme, mais qui se sont développées plus particulièrement dans son sein, n’ont pas manqué de porter leur fruit ; elles ont donné naissance à la vie monastique, elles ont provoqué les communautés religieuses. Mais quelle est la nature, quel est le but de ces associations, depuis les esséniens et les thérapeutes, véritables moines de deux ou trois siècles plus vieux que l'Evangile, jusqu’aux couvents du moyen âge et des temps modernes ? Ni les esséniens, ni les thérapeutes, ni les ordres religieux plus récents, n'ont la prétention de réformer le monde, ou de le faire à leur image eu fondant sur la communauté des biens un nouvel ordre social. Comment donc auraient-ils pu admettre une telle pensée en s’interdisant le mariage, en s’imposant pour première loi une chasteté absolue ? Loin de vouloir réformer la société, ils ne songeaient qu’à la fuir pour se réformer eux-mêmes, pour se préparer au ciel par la contemplation et la prière, pour chercher un abri contre les passions, un refuge contre les séductions du monde, et se décharger avant le temps du fardeau de la vie.

Il est évident que ce but ascétique et, si l'on me permet cette expression, extra-social, ils ne pouvaient l’atteindre que par la société même à laquelle ils cherchaient à se dérober ; car puisque le mariage était proscrit de leur sein, il fallait qu'il fût maintenu et pratiqué au dehors pour leur donner de la durée ; puisque la communauté telle qu'elle était, ou du moins telle qu’elle devait être pratiquée par eux, était fondée, non sur le partage, mais sur le renoncement ; non sur la possession, mais sur la pauvreté collective, il fallait au dehors assez de superflu pour les nourrir : enfin puisque leur existence toute spéculative se passait dans la prière, le jeûne et la méditation, il fallait qu’il y eût ailleurs des bras pour les nourrir et les défendre.

Ces considérations s’appliquent en grande partie à l’institution des herrnhuters ou frères moraves. Cette association fameuse, d’abord composée des débris de l'ancienne secte des hussites, puis réformée et constituée sur d’autres bases par le comte de Zinzendorf, nous offre sans contredit l'application la plus heureuse qui ait jamais été faite du régime de la communauté. Elle n’a rien qui rappelle la discipline ascétique ni les sombres austérités des cénobites du moyen âge. Elle fait de la religion une affaire de sentiment plutôt que d’imagination. Elle néglige le côté mystique et spéculatif du christianisme, pour s’attacher avec d’autant plus de force à son côté moral et pratique. Admettant dans son sein le mariage, par conséquent les femmes et les enfants, les devoirs et les occupations que la famille impose, elle forme une association civile et industrielle, aussi bien qu’une communauté religieuse. Sous ce dernier point de vue même, elle n’exclut pas une certaine diversité. Elle se divise en trois tropes, qui sont véritablement, dans le sens du protestantisme, autant de confessions différentes. L’un est la croyance des premiers moraves ou frères bohêmes, héritiers de la doctrine de Jean. Huss ; l’autre est la confession d’Augsbourg, et le troisième le culte réformé. Les enfants sont obligés de rester dans la communion de leur père ; mais il est juste d’ajouter que l’éducation, les mœurs, la vie en commun, et par dessus tout cette charité évangélique qui est comme l'âme de la secte, paralysent les effets de cette diversité de croyance. Quant à la constitution civile de la société, elle est fondée, autant que le permettent le respect des mœurs et les liens de la famille, sur l’égalité et la communauté. Pas d’autres catégories que celles qui indiquent la différence des âges, des sexes et des rapports naturels : les enfants, les jeunes garçons, les jeunes filles, les frères et les sœurs non mariés, les époux, les veufs et les veuves, telles sont les seules classes ou, pour parler leur langue, les chœurs qu’on distingue chez les frères moraves. Pas d’autres dignités que celles qui s’obtiennent par l’élection et par l’âge, que celles que réclament la direction morale, l’instruction religieuse et l’administration matérielle de l’association. La communauté se compose de plusieurs maisons, dont une seule contient quelquefois trois mille personnes. Une maison se divise en plusieurs chœurs, dont chacun a deux chefs : un assistant à qui sont confiés les intérêts spirituels, et un serviteur qui répond de ses intérêts matériels. Les chœurs d’hommes sont conduits par des hommes, et les chœurs de femmes par des femmes. Les chefs de ces chœurs, réunis au prédicateur et à l’assistant général, forment, sous la présidence de ce dernier, le conseil des anciens, et au-dessus de ce conseil vient se placer celui de la communauté. Les enfants reçoivent tous la même éducation, et, arrivés à l’âge où leurs forces le permettent, ils apprennent un art ou un métier qu’ils exercent toute leur vie. Les célibataires, divisés par sexes, habitent la maison commune. Les personnes mariées, divisées par familles, ont des demeures particulières. Mais tous sont astreints à des repas, à des exercices de piété, à des prières en commun, et même à des récréations communes. Tous restent placés pendant toute leur vie sous la direction, ou, pour mieux dire, sous la tutelle de l'autorité supérieure, et ne sont libres de choisir ni leurs lectures, ni leurs plaisirs, ni leurs occupations. Il ne leur est même pas permis de se marier sans l'autorisation des anciens, et l'on dit que, dans les premiers temps, le sort décidait seul des unions matrimoniales. La communauté des biens n’est cependant pas aussi complète qu’on pourrait le croire et qu’on l'a affirmé souvent. Chaque membre de la société peut disposer du fruit de son travail après avoir contribué, dans certaines proportions définies par les statuts, à l’entretien d’un fonds commun.

Voilà certainement une association digne de notre respect, une association habilement organisée, et de plus assez florissante ; car on évalue à plus de 18,000 le nombre de ses membres ; elle a des ramifications multipliées en Allemagne, en Hollande, en Angleterre, en Écosse, dans l’Empire rosse, dans les États-Unis d’Amérique ; elle a des missionnaires et des colons sur les point les plus éloignés du globe. Eh bien ! quelle conclusion en peut-on tirer en faveur du communisme ? Une constitution semblable pourrait-elle être adoptée, je ne dis pas pour la société humaine en général, mais pour une nation de quelque importance ? Avant tout, et malgré la liberté qu'ils admettent sur certains points de dogme, les frères moraves forment une secte religieuse dont l'esprit jaloux, étroit, ne peut se concilier en aucune manière avec l'indépendance de l’esprit moderne et le développement de la civilisation. Toute culture élevée ou délicate, toute science ou tout art qui ne leur paraissent point immédiatement utiles, sont proscrits parmi eux. A l'exception de quelques chefs plus éclairés, ils vivent complètement étrangers au reste du monde et à tout ce qui sort du cercle borné de leurs occupations et de leurs croyances. Cependant ils ne peuvent se passer de cette société extérieure qu’ils méprisent ou qu’ils ignorent. C’est elle qui pourvoit d’abord à leur défense matérielle, et qui leur permet d’exister, en contenant par la justice et par la force, en développant et en éclairant par ses institutions ceux que la charité toute seule ne suffit pas à gouverner. C’est elle qui, laissant à l'intelligence toute sa liberté, fait les expériences et les découvertes dont ils profitent, invente ou perfectionne les industries qu’ils appliquent à leur usage. C’est elle qui ouvre des marchés à leur commerce ; car le commerce est au nombre de leurs occupations, et fait une des principales sources de leur prospérité. Enfin, si leur simplicité patriarcale devenait la règle du monde entier, que deviendraient un grand nombre de leurs maisons, qui ne subsistent que par la fabrication d’objets de luxe ? Leur communauté, comme celle des ordres monastiques, ne pent donc se maintenir que parce qu’il y a à côté d’elle et au-dessus d’elle une organisation sociale toute différente. Cela est plus vrai encore des quakers, des shakers, des mennonites, et de tous ces sectaires moitié politiques, moitié religieux, qu'on peut appeler les moines du protestantisme.

Il y en a qui ont compris la perfection évangélique d’une tout autre manière, et qui, au lieu de la placer réellement dans l’abnégation de soi-même, dans la mort des passions, dans le mépris des richesses, ont demandé en son nom le partage des biens et l’émancipation des sens. Tels furent, du deuxième au troisième siècle de notre ère, les disciples de Carpocrate et quelques autres hérétiques attachés aux principes du gnosticisme, qui, regardant la vie comme une œuvre du mauvais génie, les actions comme indifférentes, les plaisirs du corps comme une dette qu’il faut payer au mal, déclarèrent toutes les passions légitimes, et donnèrent l’exemple de la plus honteuse promiscuité. Tels furent, du treizième au seizième siècle, les frères du Libre-Esprit qui, avec quelques différences dans les dogmes, arrivèrent en morale aux mêmes conséquences ; les dulciniens ou apostoliques, qui demandaient à la fois la communauté des biens et des femmes ; les fratricelles ou frérots, les béguards, les lollards, les turlupins, et enfin la plus hardie, la plus conséquente, la plus célèbre de toutes ces sectes, ancêtres méconnus du socialisme, les terribles anabaptistes. Muncer, leur chef, n’a rien laissé à dire aux communistes ses successeurs. « Nous sommes tous frères, répétait-il souvent à la foule qui l'écoutait, et nous n’avons qu’un commun père dans Adam ; d’où vient donc cette différence de rangs et de biens que la tyrannie a introduite entre nous et les grands du monde ? Pourquoi gémirons-nous dans la pauvreté et serons-nous accablés de maux, tandis qu’ils nagent dans les délices ? N’avons-nous pas droit à l’égalité des biens qui, de leur nature, sont faits pour être partagés sans distinction entre tous les hommes ? Rendez-nous, riches du siècle, avares usurpateurs, rendez-nous les biens que vous retenez dans l’injustice ; ce n’est pas seulement comme hommes que nous avons droit à une égale distribution des avantages de la fortune, c’est aussi comme chrétiens[20]. » On sait qu’il ne se borna pas à la prédication, et que, sous le titre biblique de juge du peuple, il mit ses idées en pratique dans la ville de Mulhausen ; qu’à la tête de trente mille hommes il tenta de les imposer par la force des armes à toute l’Allemagne. Sa défaite et sa fin tragique ne l’empêchèrent pas de trouver des successeurs. Parmi eux, Jean de Leyde, soutenu par un parti plus nombreux encore, établit à Munster un royaume d’Israël, dont il était le chef absolu ; et pour mériter son titre d’une manière plus complète, ajouta à la communauté la polygamie. Un autre fanatique, David George, après avoir été reconnu évéque anabaptiste dans le prétendu royaume de Munster, se mit à prophétiser pour son propre compte, et devint le chef d’une église séparée où la communauté des femmes était exigée aussi impérieusement que celle des biens. Toutes ces doctrines, quoique produites au nom de l'Evangile, peuvent être regardées comme une première tentative pour réhabiliter la chair, comme une véritable réaction du matérialisme contre la spiritualité chrétienne. Et pourquoi s’en étonner ? est-ce que les passions ne sont pas les mêmes dans tous les temps ? On ne considère pas assez que les idées seules se développent à travers l’histoire ; que l’empire seul de l'esprit, de la raison, de nos facultés morales, peut se fortifier et s’étendre ; mais que les besoins et les appétits des sens, les passions, en un mot, ne changent pas. C’est par cette raison qu’on les trouve partout, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre, ici sous le voile de la religion, là sous le manteau de la philosophie, cherchant à se justifier et à briser leurs chaînes. En effet, ces mêmes aberrations que nous rencontrons ici sous le couvert du christianisme se sont présentées ailleurs au nom d’une croyance toute différente. Dans la Perse, à la fin du cinquième siècle de notre ère, sous le règne de Kobad, le père de Chosrou ou Chosroës, un enthousiaste appelé Mazdek, prêcha avec un grand succès la communauté des biens et des femmes. « Toutes choses, disait-il, tant animées qu’inanimées, appartenant à Dieu, il est impie à un homme de vouloir s’approprier ce qui est à son Créateur et ce qui, en cette qualité, doit rester à l’usage de tous. » Ces doctrines trouvèrent un grand nombre de partisans, parmi lesquels il faut compter le roi lui-même. On assure que le réformateur osa lui demander, comme gage de sa conversion, de lui abandonner la reine, et que ce sacrifice aurait été consommé sans les larmes et les prières de Chosroës. Quoi qu’il en soit de cette particularité, les disciples de Mazdek, mettant en pratfque les principes de leur maître, et ne reculant ni devant le rapt ni devant le pillage, jetèrent le pays dans la désolation. Il ne fallut rien moins qu’une révolution pour rétablir l'ordre. L'élite de la nation se souleva, chassa le roi et son favori et éleva sur le trône le frère de Kobad. Quelques années plus tard, sous le règne et par les ordres de Chosrou, Mazdek périt dans les supplices avec ses principaux adhérents, et son influence disparut avec lui. Il reçut de la postérité le surnom de Zendik, c’est-à-dire l’Impie[21].

C’est donc aux époques les plus délaissées par la civilisation, et dans des sectes méprisées dont aucune n’a pu se maintenir devant la réprobation universelle, qu’il faut aller chercher ces idées qu’on nous montre aujourd’hui comme la plus grande découverte et la seule espérance de notre temps. Il est vrai que, chemin faisant, elles se sont quelque peu rajeunies dans la forme. Le communisme, dans l’antiquité, a une organisation théocratique et guerrière ; sous l’influence du christianisme ou des idées qui l’annoncent, et dans tout le cours du moyen âge, il à un caractère inspiré et religieux ; enfin, nous allons le voir essayant de se justifier au nom de la raison, et prenant, autant que sa nature le permet, un caractère philosophique. Mais il ne gagnera rien à ce changement ; car en quelque temps et sous quelque forme qu’il se présente, il porte avec lui sa condamnation.



Chap. IV — Du communisme philosophique[modifier]

CHAPITRE IV

Du communisme philosophique : Thomas Morus, Canipanella, Fénelon, Rousseau, Mably, Morelly.

Nous n’avons pas à examiner ici les œuvres moitié romanesques, moitié sérieuses de Thomas Morus, de Campanella, de Fénelon et de tant d’autres qui ont imité avec plus ou moins de fidélité et de bonheur la République de Platon. Comment démêler dans des productions de ce genre ce qui est l’expression exacte des convictions de l’auteur et ce qui doit être mis sur le compte de l’imagination ? Cependant on y reconnaît déjà quelques-unes des contradictions et des difficultés du communisme tel qu’on l’entend aujourd’hui. Ainsi, dans la République de Morus, dans l’heureuse Utopie, les hommes ne travaillent que six heures par jour ; ils travaillent les uns pour les autres, car la propriété individuelle leur est complètement inconnue; et cependant avec ce léger effort, étrangers à l’excitation puissante de l’ambition, de la prévoyance, des affections de famille, ils atteignent à un degré surprenant de richesse, de culture et d’abondance. Leur île est parsemée de villes superbes, séparées les unes des autres par des campagnes florissantes. Ils ont des greniers et des marchés publics où chacun, dans tous les temps, va puiser selon ses besoins et sa fantaisie. Ils se réunissent chaque soir autour d’un repas commun où règnent tous les raffinements de la sensualité et du luxe. Sans commerce, sans argent, obligés d’exercer tous l’agriculture avec un métier mécanique, ils jouissent de tous les arts de la civilisation. La difficulté a été prévue par l’esprit pénétrant de Morus, et il y remédie à la manière de Platon, en admettant l’esclavage. Il est vrai que les esclaves utopiens ne ressemblent pas à ceux de la Crète et de Lacédémone ; ce sont les criminels qu’on réduit à cet état, et quand le pays n’en produit pas en assez grand nombre, on va en chercher, on va même en acheter au dehors. Mais qu’importe ? n’est-ce point spéculer sur le mal, et, comme dit Rousseau, maintenir la liberté à l’aide de la servitude ? — L’auteur de la Cité du Soleil Campanella, n’est pas tombé dans cette faute ; aussi a-t-il supprimé la liberté ! Toutes les actions, et jusqu'aux sentiments et aux pensées de ses sujets imaginaires sont soumis à une autorité absolue. Le chef du peuple solarien est quelque chose comme le Père-Suprême dans le système saint-simonien, c’est-à-dire tout à la fois un monarque et un pontife infaillible, un homme revêtu des attributions de Dieu. Sous ses ordres, trois ministres, aux départements de la sagesse, de la puissance et de l’amour ; et sous ces trois ministres diverses classes de magistrats, préposés à toutes les vertus et à toutes les facultés, assignent à chacun son rang, sa tâche et, suivant la manière dont il la remplit, sa part dans la jouissance des biens communs : car la communauté n’est pas confondue ici avec l'égalité. De même, quoique les femmes soient communes, il n’est permis d’en jouir que de la manière qui a été fixée par le ministre des affaires d’amour, qu’aux jours, aux heures et sous les conditions les plus favorables à l'amélioration de la race humaine. Campanella a parfaitement compris que la liberté, la propriété et la famille sont étroitement liées entre elles, et que si l’on sacrifie l’une, il faut nécessairement abandonner les deux autres. — Que dire maintenant de la Bétique et de la République de Salente, ces douces créations de l’imagination pastorale de Fénelon ? La seule conclusion qu’on en puisse tirer, n’est-ce pas que la communauté et l’égalité de fortune ne peuvent exister chez les hommes que dans l’enfance de la société, pendant le sommeil de l’imagination et de la raison, en l’absence des besoins qu’une civilisation un peu avancée amène nécessairement avec elle ? Mais, encore une fois, on ne discute point des rêves : ce qu’il nous importe d’ apprécier en ce moment ce sont des doctrines franchement avouées et proposées pour règle d’un nouvel ordre social.

Tout le monde a dans la mémoire ces paroles éloquentes de J.-J. Rousseau : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres ; que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne[22]. » Là se trouve le principe de toutes les idées socialistes sur la propriété, et particulièrement des idées communistes. Mais que le communisme ne triomphe pas trop d’un tel appui. En condamnant la propriété, Rousseau sait bien qu’il condamne la société, et c’est précisément pour cela qu’il l’attaque ; c’est pour être conséquent dans le paradoxe qu’il les enveloppe l’une et l’autre dans la même proscription. « La propriété, dit-il, est le vrai fondement de la société civile et le vrai garant des engagements des citoyens : car si les lois ne répondaient pas des personnes, rien ne serait si facile que d’éluder ses devoirs et de se moquer des lois[23]. » Il y a plus : dans le même écrit dont je viens de tirer ces lignes il déclare le droit de propriété le plus sacré de tous les droits des citoyens, et plus important à certains égards que la liberté même. Qu’est-ce donc qui rend la propriété, je veux dire la société, si odieuse à Rousseau ? C’est que, dans les conditions où elle existe actuellement, dans les conditions où elle s’est formée, elle consacre l'inégalité, et que l’inégalité lui paraît incompatible avec ce que l'homme a de meilleur et de plus cher, la liberté. A mesure que le genre humain s’est éloigné de l’état de nature et que ses besoins se sont multipliés, il a ouvert son sein à toutes les passions et à tous les vices : à leur suite sont arrivées ces distinctions choquantes qui, en élevant les uns au comble de la fortune et de la grandeur, font descendre les autres au dernier degré de la misère et de la servitude. Devant ce tableau peint des plus noires couleurs de son imagination, Rousseau n’hésite pas ; il préfère la solitude, l’ignorance, les privations de la vie sauvage à toutes les splendeurs de la civilisation.

Il n’est pas juste de supposer que l’esprit de paradoxe a seul produit ce résultat ; on y reconnaît aussi l’effet d’une âme ulcérée, qui, apportant dans une société railleuse et sceptique l’imagination ardente, l’enthousiasme de la jeunesse et le feu des plus nobles passions ; qui, au milieu des orgies d’une monarchie décrépite, évoquant les ombres des héros de Plutarque et les austères souvenirs de Rome et de Sparte ; religieuse avec les philosophes, indépendante avec les croyants, repoussée de toute part et plus malheureuse encore de ses propres faiblesses que de l’injustice et du mépris des autres, n’a connu la vie que par ses amertumes, la société que par ses rivalités et ses luttes, la gloire que par ses épines. Cependant Rousseau est forcé de reconnaître que la société une fois fondée, il est difficile de la dissoudre et de retourner, comme il dit, vivre dans les forêts avec les ours. Il convient même que la société a du bon. et que c’est elle qui développe en nous l’idée de la justice, le sentiment du devoir ; qui donne à nos actions la valeur morale dont elles manquaient auparavant ; qui fait succéder la raison à l’instinct, le droit à la force ; qui excite, provoque, étend toutes nos facultés et, pour employer ses expressions mêmes[24], d’un animal stupide et borné fait un être intelligent et un homme. Mais, à la place de la liberté physique qu’elle nous ôte, c’est-à-dire du droit illimité d’user de toutes les choses qui nous tentent et que nous pouvons atteindre, il veut que la société nous donne la liberté civile, fondée sur l’égalité. On sait quel est le moyen qu’il propose pour atteindre ce but : c’est une association dont la première clause est l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté[25] ; c’est un contrat par lequel chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale[26]. Voici maintenant par quel artifice Rousseau essaie, en partant de ce principe, de relever la propriété. Chaque membre de la communauté se donne à elle au moment où elle se forme avec toutes ses forces et, par conséquent, avec tous les biens qu’il possède actuellement. Tous ces biens réunis forment le territoire de l’Etat, ce qui n’empêche pas l'Etat de les laisser à leurs premiers possesseurs. Mais alors ceux-ci étant considérés comme les dépositaires du bien public, et ce titre leur étant reconnu par tous leurs concitoyens, leur étant assuré par la volonté commune, la jouissance se change pour eux en droit, l’usurpation disparaît devant le caractère inviolable de la propriété[27]. Il ne faut pas un grand effort de raisonnement pour s’assurer que cette théorie, loin de justifier la propriété, la détruit complètement ; elle fait du possesseur un simple usufruitier et remet à l’Etat, sur cet usufruit même, un droit absolu, puisqu’il peut à son gré en rendre la jouissance individuelle ou commune. C’était bien la peine d’élever la propriété si haut parmi les institutions civiles et d’en faire la clef de voûte de la société. Mais cette difficulté n’est pas la seule que nous ayons à signaler. Quoi ! la volonté générale est le seul fondement de la justice et du droit, la seule règle du bien et du mal ! Et c’est Rousseau qui le dit, lui qui a lutté seul contre tout son siècle, éclairé par la lumière et encouragé par la voix de sa conscience ? Autant vaudrait dire que le bien et le mal, la justice, l'humanité droit sont de simples conventions qu’une génération a établies, qu’une autre génération peut détruire. C’est ainsi qu’en touchant au droit de propriété on ébranle nécessairement l’édifice entier de la morale.

Rousseau admet le communisme en théorie, mais il n’ose pas le proposer à l’application ; il va même jusqu’à exprimer le vœu que les biens se transmettent le plus possible de père en fils et de proche en proche ; parce que rien n’est plus funeste, selon lui, aux mœurs et au bon ordre de l’Etat, que les changements continuels de condition et de fortune[28]. Tout ce qu’il demande, c’est qu’on prévienne l’extrême inégalité des richesses, en empêchant qu’elles puissent s’accumuler dans les mêmes mains au-delà d’une certaine limite. Un moyen infaillible, selon lui, d’obtenir ce résultat, c’est le système d’imposition si vanté aujourd’hui sous le nom d'impôt progressif. Le mot n’est pas dans Rousseau, mais la chose y est, et je crois pour la première fois. La voici exprimée en deux articles d’une manière qui ne laisse point prise à l’équivoque : « Premièrement, on doit considérer le rapport des quantités, selon lequel, toutes choses égales, celui qui a dix fois plus de bien qu’un autre doit payer dix fois plus que lui ; secondement, le rapport des usages, c’est-à-dire la distinction du nécessaire et du superflu. Celui qui n’a que le simple nécessaire ne doit rien payer du tout ; la taxe de celui qui a du superflu peut aller au besoin jusqu’à la concurrence de tout ce qui excède son nécessaire[29]. » Rousseau n'a aucune peine à se justifier ici, puisqu’il regarde toute propriété privée comme une portion du bien public dont on ne jouit qu’à titre de dépôt. Mais ceux qui, après lui, voudraient nous imposer le même régime, croyant sans doute l’avoir inventé, devraient imiter sa franchise et ne pas oublier que, le principe une fois introduit, il est difficile d’en arrêter les conséquences.

C’est ce qui est arrivé dans l’ordre des idées. Meilleur logicien que Rousseau, mais aussi plus borné dans ses vues, moins sensible à la puissance des arts et aux grandeurs de la civilisation, plus ami de l’égalité que de la liberté, Mably ne se contente pas d’adopter le principe du communisme, il prend le système tout entier et veut qu’il soit traduit immédiatement en action. Il avait commencé par défendre le pouvoir absolu contre la prétention, fort goûtée de son temps, « de donner à un roi toute l'autorité nécessaire pour faire le bien sans lui laisser la puissance de faire le mal. » Plus tard il se passionna pour la liberté, pour les assemblées représentatives et les formes de gouvernement les plus démocratiques. Enfin la liberté elle-même disparut à ses yeux devant l'égalité, et celle-ci il ne voulut l’admettre que sous le régime de la communauté la plus absolue, d’une communauté agraire comme celle qui avoisine l’état sauvage. Voici, dans l’ordre même où il les a développées dans son livre sur la législation[30], les diverses propositions qui forment sa doctrine.

L’égalité et la communauté sont l’état naturel, et par suite l’état légitime du genre humain. En sortant des mains de la nature les hommes se sont trouvés tous égaux ; ils avaient tous les mêmes organes, les mêmes besoins, le même degré d’instinct ou d’intelligence ; ils jouissaient en commun des mêmes biens, c'est-à-dire de la chasse, de la pêche et des fruits que la terre porte sans culture ; la terre elle-même était tout entière le patrimoine de chacun d’eux.

L’égalité, dont la communauté est l’inséparable corollaire, n’a pas seulement existé autrefois, elle est un besoin permanent, par conséquent un droit de la nature humaine ; elle répond à un sentiment indestructible, universel, qui se confond avec celui de notre dignité, et qui par cela même ne peut pas devenir injuste et ne saurait jamais être poussé trop loin. L'inégalité, au contraire, détruit tous nos penchants naturels, la pitié, la bienveillance, la justice, et n’engendre à leur place que des principes de guerre et de dissolution ; chez les uns l’ambition, l’avarice, l’orgueil ; chez les autres la bassesse et la haine.

Comment donc l’inégalité s’est-elle établie ? par la propriété d’abord. La propriété, amenant la diversité des fortunes, a eu pour conséquence la diversité d’éducation, et celle-ci nous a donné la diversité des facultés et des talents ; car c’est uniquement par cette cause que Mably essaie d’expliquer les différences qui existent entre les esprits. « C’est notre éducation, dit-il, si capable d’abrutir les uns et de développer dans les autres les facultés de leur âme, qui nous persuade qu’il y a plusieurs classes d’hommes. » Enfin la propriété elle-même, source principale de nos maux, a son origine dans l’abus de la force, c’est-à-dire dans conquête. Et en même temps, par une contradiction étrange et cependant nécessaire, Mably soutient que l’inégalité physique n’est pas plus dans la nature que l'inégalité morale. Elle existerait, d’ailleurs, qu’il serait toujours facile, selon lui, d’en paralyser les effets en opposant à la supériorité de la force la supériorité du nombre.

Quelle qu’en soit la cause, le fait existe, nous sommes sortis de notre état naturel et il est temps que nous cherchions à y rentrer ; il est temps que des distinctions iniques soient abolies, que la propriété disparaisse pour faire place à la communauté. Ne craignez rien, le travail ne souffrira pas de ce changement. S’il a eu jusqu’ici pour aiguillons l’intérêt et l’avarice, à l’avenir il aura pour motifs l’amour de la considération, la gloire, le bien de la patrie. Le patriotisme, aujourd’hui si complètement étouffé, chez les riches par l'amour et l’orgueil de leur opulence, chez les pauvres par le sentiment de leur misère ; le patriotisme renaîtra, ou plutôt il commencera d’exister dans la communauté. De plus, Mably nous fait remarquer que le travail en commun, le travail partagé se transformera en plaisir, tandis qu’à présent on le fuit comme un supplice. Voilà la théorie du travail attrayant qui joue un si grand rôle dans le système de Fourier.

Mais par quels moyens nous fera-t-on passer de notre condition actuelle à cet état de perfection ? En resserrant la propriété dans des limites de plus en plus étroites ; en restreignant de telle sorte le droit de transmission et de succession que l'Etat, héritant à la place des individus, demeure à la longue seul propriétaire ; en gênant les opérations commerciales et financières jusqu’à ce qu’elles cessent d’elles-mêmes ; car le commerce, comme source du luxe, des grandes fortunes, et, par conséquent, de l’inégalité, est, selon Mably, essentiellement contraire à l'esprit de tout bon gouvernement, et il approuve les anciens de l'avoir abandonné aux esclaves. Sous un régime aussi aride et aussi sombre, adieu les beaux-arts. Aussi Mably n’a t-il pas oublié de les proscrire, et c’est particulièrement à ces nobles fruits du génie de l'homme que s’attaque son austérité républicaine. « Quand je songe, dit-il, combien les talents agréables ont été funestes aux Athéniens ; combien les tableaux, les statues et les vases de la Grèce ont fait faire d’injustices, de violences et de tyrannie aux Romains ; je demande à quoi peut nous être bonne une académie de peinture. Laissons croire aux Italiens que leurs babioles honorent les nations ; qu’on vienne chercher parmi nous des modèles de lois, de mœurs et de bonheur et non pas de peinture[31]. » Quel langage ! quelles idées ! Combien ils ont perdu, ces frivoles Athéniens, de n’avoir pas connu un tel législateur ?

Ce n’est pas assez pour Mably d’avoir établi l'égalité des richesses ou plutôt de la misère dans cette espèce de pénitencier général qu’il veut fonder à la place de la société ; il lui faut aussi un même niveau, non-seulement pour les intelligences, mais pour les consciences. Remarquons tout de suite que rien n’est plus conséquent à son principe : car si la conscience et la pensée restent libres, vous verrez reparaître aussitôt toutes les autres libertés et avec elles la propriété. Le moyen de ramener l'égalité des esprits, c’est une éducation commune, obligatoire pour tous les enfants, et qui, semblable à celle des Spartiates, ne sépare point les exercices du corps de ceux de l’intelligence. On établira l’égalité morale ou l’union des consciences, condition essentielle de la communauté, à l’aide d’une religion d’Etat et d’une pénalité sévère contre les athées et les déistes. Mably, malgré quelques concessions faites à l’esprit de son siècle, nous livre toute sa pensée : « Le gouvernement, dit-il, doit être intolérant[32],» et il nous propose pour exemple les Romains, chez qui la religion était subordonnée à la politique, et qui ne connaissaient point la tolérance religieuse.

Nous ne discuterons pas ce système ; nous le laisserons se réfuter lui-même par ses conséquences. D’ailleurs, comment prendre au sérieux le seul principe sur lequel il repose, cette prétendue égalité de tous les hommes, à la fois physique, intellectuelle et morale ? Qui a jamais rencontré cet état de nature, où, semblables aux anges, ils vivent affranchis de toute envie et de toute passion ? Enfin, si cet état de nature a existé, et si aujourd’hui encore nous sommes, par toutes nos facultés et tous nos penchants invités à y retourner, comment se fait-il que nous en soyons sortis ?

Mably a la gloire, si c’en est une, d’avoir complété au dix-huitième siècle la théorie du communisme, de lui avoir donné sa forme la plus précise et la plus logique ; mais deux choses restent encore à faire : à donner à la théorie le caractère impératif de la loi ou à la rédiger en forme de code, puis à la traduire en action. Ces deux tâches ont été entreprises avec une foi digne d’une meilleure cause ; la première par Morelly, la seconde par Babœuf .

Morelly, dont on a essayé récemment de faire un grand homme, est un des écrivains les plus obscurs du dernier siècle. Son nom était tellement inconnu que son principal ouvrage, celui-là même qui doit nous occuper ici, a été pendant longtemps attribué à Diderot. Il a laissé deux écrits : l’un, appelé la Basiliade nous montre ce que doit être le véritable prince, c’est-à-dire le héros de l’humanité, le restaurateur des lois de la nature ; c'est un poëme épique en prose dont le tempérament le plus robuste ne soutiendrait pas la lecture ; l’autre, intitulé le Code de la Nature est destiné à expliquer et en même temps à justifier le poëme. C’est de ce dernier seul, devenu le catéchisme de plusieurs communistes et révolutionnaires de notre temps, que je vais donner une idée. L’auteur, admettant avec Rousseau et Mably que tout est bien dans la nature de l'homme, que tous ses penchants sont bons, que tous ses mouvements le portent au bonheur et à l'amour de ses semblables, mais qu’il a été corrompu par les institutions de la société, comme si ces institutions n’étaient pas son œuvre, se propose le problème suivant à résoudre : Trouver une situation, c’est-à-dire un ordre social où il soit presque impossible que l'homme soit dépravé ou méchant. Ce problème trouve sa solution dans un plan de législation ou de constitution dont voici les bases : communauté absolue des biens et répression sévère de tout acte, de toute parole qui tendrait à faire renaître la propriété privée ; égalité politique poussée à ce point que les charges et les dignités de l’Etat ne sont pas même données à l'élection, mais qu’elles passent à tour de rôle à tous les citoyens ; disposition qui déclare chaque citoyen un homme public ayant droit à être nourri, entretenu et occupé aux dépens du public. On voit que le droit au travail n’est pas inventé d’hier. De la liberté, il n’en reste pas la moindre trace dans cette charte du communisme ; tout tombe sous l’empire de la loi, tout est prévu, réglé et imposé par elle, soit la nature, la durée et les procédés du travail, soit les vêtements et les aliments, soit les heures du sommeil, du repos et des récréations. Dans l'ordre moral, même servitude que dans l'ordre matériel. Tout citoyen arrivé à l'âge nubile est forcé de se marier : « Personne, dit l'auteur, ne sera dispensé de cette loi, à moins que la nature ou sa santé n’y mette obstacle. » Les enfants sont élevés en commun, d’après un système d’éducation immuable. Par exemple, il est défendu de leur parler de Dieu avant qu’ils demandent à le connaître, et que leurs questions se portent naturellement sur ce sujet. Il est défendu de leur expliquer la nature et les attributs de Dieu ; on se contentera de leur dire qu’il est la cause de l'univers, et qu’il n’a rien de commun avec l’humanité ; on leur persuadera que les sentiments de sociabilité qui sont dans notre cœur sont la seule expression de sa loi. Tous les pères et toutes les mères de famille, divisés par commissions de cinq membres, remplissent à tour de rôle les fonctions d’éducateurs. Tous les jeunes citoyens, après avoir terminé leur éducation, reçoivent des mains de l'autorité publique la profession à laquelle ils sont jugés propres. Personne ne peut choisir celle qui lui convient. Pour les travaux de la pensée, ce système de contrainte et d’oppression est plus dur encore. Le nombre des citoyens à qui il est permis de cultiver les arts et les sciences est rigoureusement fixé ; les autres ne peuvent goûter à ce fruit défendu qu’à partir de l'âge de trente ans, et à la condition de ne point négliger leur labeur ordinaire. Les ouvriers de l'intelligence qui ont obtenu ce titre de l’autorité ou de la loi, jouissent d'une entière liberté dans le domaine des sciences physiques et mathématiques ; mais les sciences morales ont leur cercle tracé d’avance dont elles ne peuvent jamais sortir. En un mot, il y a une philosophie de l'Etat, laquelle tient lieu de religion, et qu’il est absolument défendu de discuter ou de contredire. Étrange religion ! qui défend de méditer sur les attributs de Dieu ; qui déclare insoluble le problème de l’existence et de la nature de l’âme, qui ne permet pas de s’enquérir si la mort a un lendemain. Voilà, en fait de tolérance et de liberté, le dernier mot du communisme ; voilà à la fois le principe et les conséquences de l’organisation du travail.



Chap. V — Du communisme révolutionnaire[modifier]

CHAPITRE V.

Du communisme révolutionnaire : Robespierre, Babœuf.

Babœuf est, comme je l'ai dit, l'homme d’action de cette école. C’est lui qui a tenté, à l’aide d’une révolution sociale, et par l’instrument de la violence, d'en faire passer les principes dans la réalité. Il ne faut pas confondre les desseins de Babœuf avec ceux de Robespierre. Il y a entre ces deux personnages de notre révolution la même différence qu’entre Rousseau et Mably. Robespierre, c’est Rousseau investi de la dictature ; ce que l’un a pensé, l’autre a essayé de le faire. Or nous avons vu que Rousseau ne reconnaît pas la propriété pour un droit ; il en fait, comme Puffendorf et Montesquieu, une institution purement civile, à laquelle l’État peut imposer les limites qu’il juge convenables. Cette même idée, Robespierre essaya de la faire passer dans la constitution de 93, et on la reconnaîtra sans effort dans son projet de déclaration des droits de l’homme, dont l’article 6 est ainsi conçu : « La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi. » Cette définition, repoussée par la Convention elle-même et remplacée par une autre beaucoup plus exacte, est en quelque sorte la justification anticipée de l'article 7 : « La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d'état de travailler. » Avec cette disposition, qui n'est pas autre chose que le droit au travail et à laquelle il faut encore ajouter l'impôt progressif, très-clairement énoncé dans l’article 13, il est évident que la propriété n'est qu’un leurre, qu’en principe elle est détruite. Cependant, dans le fait, elle est conservée, mais sous la condition de ne pas faire tort à l’égalité ; on n’exige pas que tous se nourrissent au même râtelier, mais que la ration de chacun soit exactement semblable à celle de son voisin. L’égalité, non de droit, mais de fait, tel fut l'idéal de Robespierre, comme il avait été avant lui celui de Rousseau ; l’égalité, non pour elle-même, mais pour la liberté dont elle lui semblait être la première, sinon la seule condition. Par un de ces vertiges trop communs à notre espèce, et dont on trouve un autre exemple dans les bûchers allumés au nom de la charité, le moyen lui fit oublier la fin, et pour fonder la liberté il établit le règne de la terreur.

Ce que Robespierre entrevoyait dans l’avenir, ou si on le juge autrement (car la question n’est pas là), ce qui servait de prétexte à son atroce tyrannie, n’entre pour rien dans le système de Babœuf. Le conspirateur du Directoire ne pensait pas à la liberté, mais à l’égalité seule, et le seul moyen pour lui de rétablir, c’était la communauté. Aussi, l’ordre social qu’il tenta de fonder par l’insurrection et la violence est-il appelé la république des égaux, La charte de cette république, qui nous a été conservée[33], repose sur les mêmes principes et nous présente la même organisation que le Code de la nature de Morelly. C’est l’égalité poussée au point qu’il n’y a plus d’autres différences entre les hommes que celles de l’âge et du sexe ; c’est la communauté la plus absolue fondée sur la spoliation d’abord et ensuite sur la privation ; car tous les ressorts de l'activité humaine, l’amour de soi, l’ambition, la prévoyance, le dévouement de la famille y sont complètement étouffés, et les arts, qui font le charme et la consolation de la vie, y sont l’objet d’une sévère proscription : c’est la défiance de l’étranger poussée jusqu’à la folie et à la haine ; c’est le niveau du plus lourd despotisme pesant sur toutes les actions et sur toutes les facultés, atteignant l’âme aussi bien que le corps, le travail de la pensée comme celui des mains, écrasant tout ce qui s’élève et recommençant sous une autre forme, dans l'ordre moral, l’œuvre déjà accomplie sous Robespierre par le couteau de l'égalité. Du reste, ne cherchez ici aucune vue, aucune idée nouvelle, aucune application féconde des principes que nous connaissons déjà ; le seul trait qui sépare Babœuf de ses devanciers, c’est l’audace de l’exécution. Il distinguait, comme on le fait aussi aujourd’hui, entre la révolution politique et la révolution sociale, la constitution de 93 et celle qui doit nous donner l’égalité réelle, La première ne fut selon lui qu’une préparation à la seconde, et celle-ci, il était décidé à la fonder par tous les moyens, à faire table rase (ce sont les expressions mêmes d’un manifeste trouvé dans ses papiers) pour l’asseoir à la place de ce qui était. Il faut lire dans les pièces relatives à son procès le plan de l’insurrection qu’il préparait et dont rien n’approche, si ce n’est celle qui a éclaté il y a quelques mois sous l’excitation des mêmes doctrines[34]. Je me contenterai d’en extraire le passage suivant : « Il faut que, l’épée tirée, le fourreau soit jeté au loin ; il faut prévenir toute réflexion de la part du peuple ; il faut tout d’abord qu’il fasse des actes qui l’empêchent de rétrograder. Si quelques royalistes (sous ce nom on comprend tous ceux qui n’acceptent pas la république des égaux), si quelques royalistes voulaient faire résistance, qu’une colonne armée de torches ardentes se porte à l’instant sur le point qu’ils auraient choisi, qu’ils soient sommés de rendre les armes, ou qu’à l’instant les flammes vengent et la liberté et la souveraineté du peuple[35]. » Babœuf ne connaissait pas l'invention des allumettes chimiques[36].

Ainsi voilà un système qui s’introduit au nom de la liberté et qui aboutit au plus horrible esclavage ; qui appelle tous les hommes à la richesse, à la science, au bonheur, et qui ne leur offre que la pauvreté, l’ignorance, l’existence la plus aride et la plus bornée ; enfin, qui veut fonder la société sur le principe de la fraternité humaine, et qui commence par exciter au meurtre, au pillage et à l'incendie. Est-ce bien assez de contradictions, et l’histoire qui les rend sensibles à nos yeux, qui nous les montre tout à la fois en action et en paroles, peut-elle être accusée de partialité ? La vérité est que le communisme n’est pas un système, mais un nom qui recouvre des passions et des appétits ; voilà pourquoi il invoque indifféremment les principes les plus opposés. Dans l'antiquité il s’appuie sur la différence des races, sur l'inégalité naturelle des hommes, ou le droit de la guerre et de la force. Après la naissance du christianisme, il ne parle que de charité et d’amour. Sous l’empire de la philosophie et de la raison modernes, il se réclame surtout de la liberté. Ajoutons que le communisme de Babœuf est le seul conséquent ; car s’il est vrai que la propriété, injuste et spoliatrice par elle-même, est la mère de toutes les iniquités et de toutes les violences, la cause de toutes les douleurs qui déchirent l’humanité, la source impure de la corruption et des vices qui la rongent, pourquoi la souffrir un seul instant ? Pourquoi le bien de tous, les droits de tous, les droits de la justice, de la raison, de la pitié elle-même, seraient-ils sacrifiés plus longtemps à l'égoïsme de quelques-uns ? Puis il ne s’agit pas seulement de ceux qui prêchent cette théorie et du degré de logique ou de franchise qu’ils y apportent ; il faut penser aussi à ceux qui l’écoutent. Or pourquoi les masses, que vous montrez comme opprimées, dépouillées, exploitées par quelques-uns, et ravalées au niveau des bêtes de somme, condamnées au vice et à l’infamie autant qu’à la souffrance, garderaient-elles quelque ménagement pour leurs oppresseurs ? Ne serait-ce pas supposer que les riches les ont privées aussi de leur raison ? J’admire vraiment ces nouveaux apôtres du communisme qui, dans un langage plein de candeur et presque onctueux, nous assurent que leur triomphe sera l’œuvre de la persuasion, que les gentils et le peuple de Dieu, je veux dire les riches et les pauvres, seront également convertis, et à l’aspect de la Jérusalem nouvelle, de la céleste Icarie, se réuniront dans un éternel baiser de paix. Cette foi robuste et ces sentiments évangéliques, je veux bien les croire parfaitement sincères ; mais que nous importent les hommes ? Quel intérêt avons-nous à savoir s’ils sont bons ou méchants, clairvoyants ou aveugles, dissimulés ou convaincus ? Nous nous occupons de leurs systèmes et des effets qu’ils peuvent produire sur la société dont ils attaquent les bases. J’ajouterai, pour finir, que le communisme conséquent ne s’arrête pas à Babœuf. Babœuf voulait conserver la famille ; on dit que lui-même, dans son intérieur, en pratiquait toutes les vertus ; mais la famille repose sur des sentiments et sur des devoirs, plutôt que sur des relations matérielles. Elle a pour conditions, d’une part, l’autorité et le sacrifice ; de l'autre, la soumission et la reconnaissance, la génération morale, c’est-à-dire l'éducation, encore plus que la génération physique. Rien de tout cela ne peut exister dans un ordre social où le sacrifice est impossible par l’abolition de la propriété ; où l’autorité paternelle et la reconnaissance filiale sont supprimées par l’éducation commune. Le dernier mot du communisme est dans la Bible de la liberté, l'Assomption de la femme et d’autres œuvres de la même espèce.



Chap. VI — Conclusion[modifier]

CHAPITRE VI

Conclusion.

Lorsqu’on embrasse dans leur ensemble les systèmes et les faits qui viennent de passer sous nos yeux, on se trouve conduit à un certain nombre d’observations générales qui, si je ne me trompe, sont d'un sérieux intérêt, non-seulement pour la société française, mais pour la société européenne de notre temps.


On remarquera d’abord que le socialisme, par conséquent le communisme, qui en est le dernier mot, loin d'être un progrès de la raison humaine et la condition inévitable des générations à venir, n’est qu’un retour à de vieilles erreurs, à des rêves suranés ou à des essais malheureux, constamment répudiés par le bon sens et par la conscience des peuples. Toutes les idées qu’il nous présente depuis cinquante ans comme de hardies, de salutaires ou de séduisantes nouveautés, l'organisation du travail, le droit au travail, le travail attrayant, la réhabilitation de la chair et l’émancipation des passions, la suppression de l’inégalité des hommes par la suppression de la propriété ; nous les avons rencontrés dans quelqu’hérésie religieuse, dans quelque roman philosophique ou quelqu’utopie révolutionnaire dont le nom même ne peut plus être retrouvé qu’avec effort. Elles sont aussi anciennes que l’envie, que la sensualité, que la paresse ; car elles ne sont le plus souvent que ces passions elles-mêmes érigées en principes et transformées en droits.


Voici une seconde observation à laquelle ne manqueront pas de s’arrêter les esprits attentifs. Ainsi qu’on a pu s’en convaincre par les doctrines de Mably, de Morelly, de Babœuf et des anabaptistes du seizième siècle, le but que le communisme poursuit avant tout, c’est l’égalité de tous les membres du corps social. Mais l’égalité, telle qu’il la comprend, telle qu’il la veut et la promet à ses adeptes, est de toutes les chimères créées par l’imagination des utopistes la plus irréalisable et la plus malfaisante. L’égalité, si on la transporte hors du droit, si on la considère comme un niveau identique imposé aux faits, je veux dire au degré de pouvoir, de bien-être, d’influence, d’instruction, de valeur personnelle qu’on veut mesurer aux hommes réunis en société ; l’égalité entendue de cette manière est absolument incompatible avec les attributs les plus essentiels de la nature humaine. La nature humaine, comme la nature universelle, est soumise à la grande loi de l’inégalité et de la diversité. La ressemblance qu’on chercherait en vain entre les arbres de la même forêt et entre les feuilles du même arbre, on la trouverait encore moins entre les citoyens de la même patrie, entre les habitants de la même cité, entre les membres de la même famille. Inégaux par la force, par la santé, par la beauté, les hommes le sont au moins autant par l’intelligence, par l’imagination, par le sentiment, par le courage, par la joie ou la souffrance dont leurs âmes sont capables. À cette inégalité native de leurs facultés il faut ajouter l’usage inégal qu’ils ne manquent pas d’en faire, parce qu’ils en ont le pouvoir, et le développement inégal qu’ils sont appelés à leur donner en raison de la diversité des circonstances ou des impulsions extérieures.

Repoussée par tous les instincts, par toutes les facultés, par tous les actes de la nature humaine, comment l’égalité pourrait-elle exister de fait dans l’ordre social ? Comment un ordre social qui voudrait la prendre pour base pourrait-il se fonder ?


Mais si l’égalité se trouve exclue du domaine des faits, le droit ne peut absolument pas s’en passer ; elle fait partie de la liberté, qui, dans l’ordre civil, comme dans l'ordre moral, est la source, le fondement, le principe de tous les droits. La seule liberté possible dans l'état de société est celle qu’on peut définir par ces mots : le droit égal pour tous d’exercer et de développer leurs facultés inégales.

L’égalité et la liberté ne peuvent, en effet, exister qu’à la condition d’être inséparables ou d’entrer, en quelque sorte, l’une dans l’autre. La liberté sans égalité ou qui ne serait pas la même pour tous les citoyens, dont tous les citoyens ne pourraient faire usage sous une responsabilité et dans une étendue égales ; une telle liberté ne serait qu’un privilège, c’est à-dire un instrument de domination pour les uns, un état de servitude pour les autres. L’égalité sans liberté, ou plus exactement l'égalité hors de la liberté, serait pour tous, sans distinction, la servitude. Ne pouvant élever les buissons à la hauteur des chênes, il faudra bien abaisser les chênes à la taille des plus humbles buissons. Il sera défendu de dépasser un certain niveau d’instruction, de moralité, d’intelligence, d’activité, de bien-être, sinon l’égalité est détruite et avec elle toute espérance de communauté. On n’imagine pas un esclavage plus dégradant que celui-là.

Et qu’est-ce que les faibles, les ignorants, les incapables (car en dépit de l'instruction intégrale, réclamée avec tant d’instance par les organes de la Société internationale, il y aura toujours une ignorance au moins relative et des incapacités absolues) ; qu’est-ce que les cœurs étroits, les âmes basses et vulgaires, les infirmes de toute espèce auront à gagner à cette oppression, j’allais dire à cette répression systématique de la force, du talent, du génie, de la vertu, de la foi, des généreuses affections, de l’énergie fécondante du travail libre, de toutes les grandeurs et de toutes les puissances de la nature humaine ? Tout ce qu’on aura enlevé à la liberté individuelle, on l’aura, retranché à la société. Le savant n’est pas seul à profiter de sa science, ni l’artiste des créations de son génie, ni le commerçant et l’industriel des capitaux qu’ils ont formés ; c’est le corps social tout entier qui en jouit de proche en proche, comme on voit une source bienfaisante descendre des sommets d’où elle a jailli jusque dans les vallées les plus profondes. Oui, Proudhon a raison, le communisme, conséquence nécessaire de l’égalité sociale, ne peut être caractérisé que par ces mots : « la religion de la misère. »

De là une dernière réflexion, étroitement liée à la précédente et qui servira peut-être à ébranler un des préjugés les plus répandus aujourd’hui, une des erreurs les plus dangereuses de la politique révolutionnaire. On dit : de même que la bourgeoisie a pris en 1789, dans la société et dans le pouvoir, la place de la noblesse, de même le peuple doit désormais prendre la place de la bourgeoisie. Et si vous voulez savoir en quoi consiste l'avénement du règne du peuple, on ne manquera pas de vous répondre que c’est dans la réalisation des idées socialistes, c'est-à-dire dans l'établissement d’un communisme plus ou moins conséquent. Ces deux propositions ne sont pas seulement fausses, elles sont incompréhensibles pour tout esprit que la passion ou l'idolâtrie des formules n’ont pas subjugué d’avance.

D’abord le communisme, comme on vient de s’en convaincre, ayant pour résultat inévitable de paralyser l’action de toutes les facultés ou au moins des plus nobles facultés de l’homme, de tarir toutes les sources de la richesse publique, de courber tous les membres de la société sous le joug de la même servitude ; le communisme, s’il pouvait de notre temps s’établir quelque part, ou si, après s’être établi, il pouvait durer, serait un mal pour tout le monde et ne serait un bien pour personne, il ne pourrait être considéré comme l’avénement d’un nouveau règne ; il ne serait que la fin de la liberté et de la civilisation.

Ensuite, comment comprendre que le peuple remplace la bourgeoisie ? Est-ce que ce sont là deux castes ennemies dont l’une est opprimée ou même gouvernée par l’autre ? Ce ne sont pas même deux classes distinctes, mais simplement, ainsi que je le disais plus haut, deux situations. Lorsqu’on vit du travail de ses mains, l'on est un ouvrier, et la totalité des ouvriers d’un même pays, voilà ce que l'école socialiste ou révolutionnaire a pris la vicieuse habitude d’appeler le peuple, quoique ce nom ne soit applicable qu’à l'universalité des citoyens. Le bourgeois est celui qui possède un capital, et personne n’ignore que parmi les capitaux l'on comprend aussi la terre, qui ne donne rien sans culture, et les outils ou instruments de travail, dont la propriété n'empêche pas de mourir de faim si l’on néglige de s’en servir. De là résulte que bourgeois et ouvriers, non-seulement se touchent et se mêlent, mais souvent se confondent. L’ouvrier d’aujourd’hui pourra être bourgeois demain et le bourgeois d’aujourd’hui est un ouvrier d’hier. Le paysan qui laboure son champ lui-même et le propriétaire d’un atelier qui seul, ou avec un certain nombre de compagnons, le met en activité, sont tout à la fois des bourgeois et des ouvriers. Comment donc bourgeois et ouvriers pourraient-ils être considérés comme les oppresseurs et les successeurs les uns des autres ?

Quant à l’argument que le socialisme prétend tirer de l’histoire, il est complètement dépourvu de valeur. En 1789, ce n’est pas la bourgeoisie qui a détrôné la noblesse, c’est la liberté qui a détrôné la servitude, c’est le droit qui a détrôné le privilège, c’est le mérite personnel qui s’est substitué aux prérogatives iniques de la naissance, c’est un principe qui a triomphé et non pas une caste ou une classe de la société. Ce principe n’est pas de ceux que le temps peut détruire ; au contraire, son autorité doit s’étendre avec le temps. Nobles, bourgeois et ouvriers, tous sont également couverts de sa tutelle, tous sont également libres, tous, à mérite égal, sont admis par les lois, si non par l’équité des hommes, au même degré de considération, de dignité, de bien-être et d’influence.


Il ne viendra pas pour cela à l’esprit d’un homme sensé que tout soit pour le mieux dans les relations économiques de la société contemporaine. Il est juste de souhaiter et permis d’espérer une répartition moins inégale des produits de l’industrie, des fruits du travail national entre l’ouvrier et le capitaliste. Les situations que présentent ces deux noms devraient être plus rapprochées l’une de l’autre. Mais par quels moyens ce rapprochement si désirable pourra— t-il se réaliser ?

Le premier de tous, c’est l’accroissement de la valeur personnelle de l’ouvrier par l’instruction et par la moralité. Plus éclairé et plus rangé, il saura tirer un meilleur parti du travail de ses mains et il sera lui-même plus respecté. L’œuvre et l’artisan se feront valoir mutuellement. Il pourra compter sur les autres, parce que les autres pourront compter sur lui. Plaçant sa dignité dans les services qu’il est appelé à rendre, cherchant son bonheur dans la famille, et le cœur plein de sollicitude pour les siens, il cessera de prêter l'oreille à ceux qui lui disent qu'il n’a que des droits et point de devoirs, et que ses droits se confondent avec ses besoins.

Aux forces qu'il trouvera en lui-même, l’ouvrier ainsi préparé pourra joindre la puissance de l’association. Uni à des compagnons non moins intelligents, non moins honnêtes que lui, il pourra traiter d’égal à égal avec ses patrons. Car si les bras réclament le concours du capital, le capital n’a pas moins besoin de la coopération des bras. Mais il faut avant tout que l’association soit libre, qu’elle naisse et se conserve par le libre consentement de ses membres, qu’elle soit une application nouvelle et non la répudiation du principe de liberté. La Société internationale a pris pour base le principe contraire. Son but est le communisme, ses moyens sont la violence et la terreur. C’est par la révolution et la guerre civile qu’elle essaie en ce moment même[37] de réaliser son programme. Aussi la Société internationale, loin de servir les classes laborieuses qu’elle a la prétention de représenter, est elle l’instrument de leur ruine et de leur abaissement.

Enfin, il ne suffit pas que les ouvriers s’entendent entre eux, il faut aussi qu’ils s’entendent avec ceux qui dirigent les travaux de l’industrie par leur science et ceux qui les entretiennent par leur fortune. A quoi leur servirait-il de dicter des conditions qui ne pourraient être acceptées sans amener la ruine, non-seulement des industriels, mais de l’industrie elle-même ? Quelle espérance y a-t-il d’améliorer le sort des travailleurs si l'on fait disparaître le travail ? Il est donc indispensable qu’aux libres et pacifiques associations viennent s’ajouter les libres et pacifiques discussions ; je parle de discussions ou de conférences mixtes, périodiques si cela est possible, entre les ouvriers et les patrons. Les grèves ne sont qu'un état de guerre, également désastreux pour les deux parties belligérantes.

Mais tout ce qu’on pourra faire pour diminuer la distance qui sépare encore aujourd’hui les deux principales fractions de la société, restera infécond sans l’intervention d’une influence suprême, aussi douce à subir qu’à excercer : c’est l’influence d’une bienveillance mutuelle, ou pour l’appeler de son vrai nom, de son nom religieux, d’une mutuelle charité. La charité est également nécessaire au riche et au pauvre, au bourgeois et à l’ouvrier, et elle peut être exercée par tous les deux, car elle réside moins dans les actes extérieurs que dans les sentiments. Avec elle tout est facile, sans elle tout est hérissé de difficultés, tout est matière à soupçon, et l’homme arrive bientôt à ne voir dans son semblable qu’un ennemi. La charité devrait être le dernier mot de la politique et même de l' économie politique aussi bien que de la morale. Elle a en outre cet avantage d’être la plus complète et la plus sublime manifestation de la liberté.




  1. Les passages que je. cite sont tirés de la traduction de Loiseleur-Deslonchamps, liv. VIII, stance 37 ; liv. I, stance 100 ; liv. VIII, stance 416.
  2. Liv. IX, slance 44.
  3. Lois de Manou, liv. VIII, stance 416.
  4. Nombres, chap. XVIII, v. 20.
  5. Lévitique, chap. XXV, v. 23.
  6. Aristote, Politique liv. II. chap. 7.
  7. Hommes illustres, Vie de Lycurgue.
  8. Aristote, Politique liv. II. chap. 7.
  9. Vie de Lycurgue.
  10. Politique, ubi supra.
  11. Aristote, Politique liv. II. chap. 7.
  12. Aristote, Politique liv. II. chap. 7.
  13. Ubi supra et Strabon, liv. X
  14. Contrat social, liv. III, chap.. 15.
  15. Saint Mathieu, V. v, 45.
  16. Saint Mathieu, chap. VI. v. 25-36 ; saint Luc, chap. XII. V. 22-30.
  17. Saint Luc. chap. XII. v. 33.
  18. Saint Mathieu, v. 39 et 40.
  19. Saint Mathieu, chap. XIX, v. 29.
  20. Catrou, Histoire des anabaptistes. — Michelet, Mémoires de Luther.
  21. Malcolm, Histoire de Perse, t. I, chap. 6 — Herbelot, Bibliothèque oiientale.
  22. Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 2e partie.
  23. Discours sur l’économie politique.
  24. Contrat social, liv. I, chap. 8.
  25. Contrat social, liv. I, chap. 6.
  26. Ubi supra.
  27. Ubi supra, liv. I, chap. 9.
  28. Discours sur l’économie politique
  29. Discours sur l'économie politique.
  30. De la législation, ou principes des lois. 2 vol. in-12. Amsterdam, 1776.
  31. Ouvrage cité, liv. II, chap. 1er.
  32. Liv. IV, chap. 4.
  33. Copie des pièces saisies dans le local que Babœuf occupait lors de son arrestation, 3 vol. in-8. Imprimerie nationale, an V.
  34. On se rappellera que ces pages furent publiées pour la première fois en 1848, peu de temps après l’insurrection de juin.
  35. Recueil cité plus haut, t. I, p. 240.
  36. Allusion à une menace du citoyen Caussidière, préfet de police sous le gouvernement provisoire de la République de 1848. Cet étrange gardien de la sûreté publique faisait savoir à la ville de Paris que si elle n’acceptait pas franchement, avec toutes ses conséquences, la Révolution de Février, il lui suffirait d’une allumette chimique pour triompher de sa résistance.
  37. 15 mai 1871.