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Du contrat social/Édition 1762/Livre III/Chapitre 15

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Marc Michel Rey (p. 211-219).
LIVRE III

CHAPITRE XV.

Des Députés ou Réprésentans.


Sitôt que le service public cesse d’être la principale affaire des Citoyens, & qu’ils aiment mieux servir de leur bourse que de leur personne, l’Etat est déjà près de sa ruine. Faut-il marcher au combat ? ils payent des troupes & restent chez eux ; faut-il aller au Conseil ? ils nomment des Députés & restent chez eux. A force de paresse & d’argent ils ont enfin des soldats pour asservir la patrie & des réprésentans pour la vendre.

C’est le tracas du commerce & des arts, c’est l’avide intérêt du gain, c’est la mollesse & l’amour des comodités, qui changent les services personnels en argent. On cede une partie de son profit pour l’augmenter à son aise. Donnez de l’argent, & bientôt vous aurez des fers. Ce mot de finance est un mot d’esclave ; il est inconnu dans la Cité. Dans un État vraiment libre les citoyens font tout avec leurs bras & rien avec de l’argent : Loin de payer pour s’exempter de leurs devoirs, ils payeroient pour les remplir eux-mêmes. Je suis bien loin des idées communes ; je crois les corvées moins contraires à la liberté que les taxes.

Mieux l’État est constitué, plus les affaires publiques l’emportent sur les privées dans l’esprit des Citoyens. Il y a même beaucoup moins d’affaires privées, parce que la somme du bonheur commun fournissant une portion plus considérable à celui de chaque individu, il lui en reste moins à chercher dans les soins particuliers. Dans une cité bien conduite chacun vole aux assemblées ; sous un mauvais Gouvernement nul n’aime à faire un pas pour s’y rendre ; parce que nul ne prend intérêt à ce qui s’y fait, qu’on prévoit que la volonté générale n’y dominera pas, & qu’enfin les soins domestiques absorbent tout. Les bonnes loix en font faire de meilleures, les mauvaises en amenent de pires. Sitôt que quelqu’un dit des affaires de l’État, que m’importe ? on doit compter que l’État est perdu.

L’attiedissement de l’amour de la patrie, l’activité de l’intérêt privé, l’immensité des États, les conquêtes, l’abus du Gouvernement ont fait imaginer la voye des Députés ou Réprésentans du peuple dans les assemblées de la Nation. C’est ce qu’en certains pays on ose appeller le Tiers-État. Ainsi l’intérêt particulier de deux ordres est mis au premier & second rang, l’intérêt public n’est qu’au troisieme.

La Souveraineté ne peut être réprésentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, & la volonté ne se réprésente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses réprésentans, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le Peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple Anglois pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts momens de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde.

L’idée des Réprésentans est moderne : elle nous vient du Gouvernement féodal, de cet inique & absurde Gouvernement dans lequel l’espece humaine est dégradée, & où le nom d’homme est en deshonneur. Dans les anciennes Républiques & même dans les monarchies, jamais le Peuple n’eut des réprésentans ; on ne connoissoit pas ce mot-là. Il est très singulier qu’à Rome où les Tribuns étoient si sacrés on n’ait pas même imaginé qu’ils pussent usurper les fonctions du peuple, & qu’au milieu d’une si grande multitude, ils n’aient jamais tenté de passer de leur chef un seul Plebiscite. Qu’on juge cependant de l’embarras que causoit quelquefois la foule, par ce qui arriva du tems des Gracques, où une partie des Citoyens donnoit son suffrage de dessus les toits.

Où le droit & la liberté sont toutes choses, les inconvéniens ne sont rien. Chez ce sage peuple tout étoit mis à sa juste mésure : il laissoit faire à ses Licteurs ce que ses Tribuns n’eussent osé faire ; il ne craignoit pas que ses Licteurs voulussent le réprésenter.

Pour expliquer cependant comment les Tribuns le réprésentoient quelquefois, il suffit de concevoir comment le Gouvernement réprésente le Souverain. La Loi n’étant que la déclaration de la volonté générale, il est clair que dans la puissance Législative le Peuple ne peut être réprésenté ; mais il peut & doit l’être dans la puissance exécutive, qui n’est que la force appliquée à la Loi. Ceci fait voir qu’en examinant bien les choses on trouveroit que très peu de Nations ont des loix. Quoi qu’il en soit, il est sûr que les Tribuns, n’ayant aucune partie du pouvoir exécutif, ne purent jamais réprésenter le Peuple romain par les droits de leurs charges, mais seulement en usurpant sur ceux du Sénat.

Chez les Grecs, tout ce que le Peuple avoit à faire il le faisoit par lui-même ; il étoit sans cesse assemblé sur la place. Il habitoit un climat doux, il n’étoit point avide, des esclaves faisoient ses travaux, sa grande affaire étoit sa liberté. N’ayant plus les mêmes avantages, comment conserver les mêmes droits ? Vos climats plus durs vous donnent plus de besoins[1], six mois de l’année la place publique n’est pas tenable, vos langues sourdes ne peuvent se faire entendre en plein air, vous donnez plus à votre gain qu’à votre liberté, & vous craignez bien moins l’esclavage que la misere.

Quoi ! la liberté ne se maintient qu’à l’appui de la servitude ? Peut-être. Les deux excès se touchent. Tout ce qui n’est point dans la nature a ses inconvéniens, & la société civile plus que tout le reste. Il y a telles positions malheureuses où l’on ne peut conserver sa liberté qu’aux dépens de celle d’autrui, & où le Citoyen ne peut être parfaitement libre que l’esclave ne soit extrêmement esclave. Telle étoit la position de Sparte. Pour vous, peuples modernes, vous n’avez point d’esclaves, mais vous l’êtes ; vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter cette préférence ; j’y trouve plus de lâcheté que d’humanité.

Je n’entens point par tout cela qu’il faille avoir des esclaves ni que le droit d’esclavage soit légitime, puisque j’ai prouvé le contraire. Je dis seulement les raisons pourquoi les peuples modernes qui se croyent libres ont des Réprésentans, & pourquoi les peuples anciens n’en avoient pas. Quoi qu’il en soit, à l’instant qu’un Peuple se donne des Réprésentans, il n’est plus libre ; il n’est plus.

Tout bien examiné, je ne vois pas qu’il soit désormais possible au Souverain de conserver parmi nous l’exercice de ses droits si la Cité n’est très petite. Mais si elle est très petite elle sera subjuguée ? Non. Je ferai voir ci-après[2] comment on peut réunir la puissance extérieure d’un grand Peuple avec la police aisée & le bon ordre d’un petit État.


  1. Adopter dans les pays froids le luxe & la mollesse des orientaux, c’est vouloir se donner leurs chaines ; c’est s’y soumettre encore plus nécessairement qu’eux.
  2. C’est ce que je m’étois proposé de faire dans la suite de cet ouvrage, lorsqu’en traitant des rélations externes j’en serois venu aux confédérations. Matiere toute neuve & où les principes sont encore à établir.