La Case de l’oncle Tom/Ch XXXVIII

La bibliothèque libre.
Traduction par Louise Swanton Belloc.
Charpentier (p. 504-512).


CHAPITRE XXXVIII.

La liberté.


Quelle que soit la solennité du sacrifice
offert sur l’autel de l’esclavage, dès que
l’esclave touche le sol sacré de la Grande-
Bretagne, l’autel et le Dieu croulent
dans la poussière, et l’homme se
redresse, racheté, régénéré,
affranchi, de par l’irrésistible
génie de l’émancipation universelle.
Curran.


Abandonnant un moment Tom aux mains de ses persécuteurs, retournons en arrière dans la ferme du bord de la route, où nous avons laissé Georges et sa femme entre des mains amies.

On se rappelle Tom Loker gémissant et s’agitant dans un lit quaker, d’une blancheur immaculée, sous la surveillance maternelle de tante Dorcas, qui trouvait son patient d’humeur aussi traitable qu’un bison malade.

Imaginez une grande femme, digne et spiritualiste, dont le bonnet de mousseline claire surmonte les ondes de cheveux argentés ; au-dessous d’un front large et pur s’ouvrent des yeux gris et pensifs ; un fichu de crêpe lisse, blanc comme neige, se croise sur sa poitrine ; sa robe de soie, brune et luisante, fait entendre un paisible et doux frou-frou, quand elle va et vient dans la chambre.

« Diable ! se récrie Tom Loker jetant de côté les draps.

— Je t’en prie, Thomas, ne te sers pas de pareils mots, dit tante Dorcas, qui rajuste tranquillement le lit.

— Eh bien, je ne dirai plus diable, bonne maman, si je peux m’en empêcher, dit Tom ; mais, vous tenir ainsi dans une étuve, il y a de quoi faire jurer un saint ! »

Dorcas enleva le couvre-pied, unit les draps et les borda ; en sorte que Tom avait l’air d’une chrysalide.

« Je voudrais bien, ami, dit-elle, tout en remettant le lit en ordre, qu’au lieu de jurer et de tempêter, tu songeasses un peu à tout ce que tu as fait.

— Pourquoi, de par l’enfer ! y songerais-je ? reprit Tom. C’est la dernière chose à laquelle je me soucie de penser ! Que tout aille au diable ! » Et Tom bondit de nouveau, dégageant les couvertures et créant autour de lui un désordre universel.

« L’homme et la fille sont ici, je suppose ? demanda-t-il d’un ton bourru, au bout d’un moment.

— Ils sont ici, répliqua Dorcas.

— Ils feront bien de gagner le lac ; le plus tôt sera le mieux.

— C’est probablement ce qu’ils comptent faire ; et la tante Dorcas continua paisiblement à tricoter.

— Écoutez bien, dit Tom ; nous avons des correspondants à Sandusky, qui visitent les bateaux pour nous, je vous en avertis. Ma foi tant pis ! — J’espère qu’ils se sauveront, quand ça ne serait que pour faire enrager ce chien de Marks, — le maudit lâche ! — Dieu le damne !

— Thomas ! Thomas ! se récria tante Dorcas.

— Je vous dis, bonne maman, que si vous bouchez la bouteille trop fort, elle craque, et moi de même ! Mais, pour en revenir à la fille, dites-lui de se déguiser. Ils ont son signalement là-bas à Sandusky.

— Nous y veillerons, » dit Dorcas avec son calme caractéristique.

Avant de prendre congé de Tom Loker, nous devons ajouter qu’après trois semaines passées dans la maison quaker, malade d’une fièvre rhumatismale, qui s’était jointe à tous ses autres maux, Tom se releva un tant soit peu plus triste et plus sage. Renonçant à traquer les esclaves, il s’établit dans une colonie nouvelle, où ses talents se développèrent de la façon la plus heureuse ; chassant et prenant au piège nombre de loups, d’ours et autres habitants des forêts, il se fit un véritable renom dans toute la contrée. Lorsqu’il parlait des quakers, c’était toujours avec estime : « De braves gens ! disait-il ; ils auraient voulu me convertir, mais il y avait toujours quelque chose qui clochait. Par exemple, ils n’ont pas leurs pareils pour soigner un malade ! Quel fameux bouillon ! et quelles bonnes petites broutilles, pour vous remettre en appétit ! »

D’après les renseignements donnés par Tom, les fugitifs jugèrent prudents de se séparer. Jim et sa vieille mère partirent des premiers. Une ou deux nuits après, Georges, sa femme et son enfant furent conduits à Sandusky, et logés sous un toit hospitalier, en attendant qu’ils s’embarquassent le lendemain sur le lac.

La nuit touchait au matin, et l’étoile de la liberté brillait maintenant devant eux. Liberté ! mot électrique. Qu’es-tu donc ? N’y a-t-il en toi qu’un nom, qu’une figure de rhétorique ?

Pourquoi, Américains, le sang de votre cœur bouillonne-t-il à ce mot ? ce mot, pour lequel vos pères sont morts, pour lequel vos mères, encore plus courageuses, consentirent à voir mourir les meilleurs et les plus nobles de leurs fils ?

Ce qui est cher et glorieux pour une nation, n’est pas moins cher et moins glorieux pour un homme ! Qu’est-ce que la liberté d’un peuple, sinon la liberté des individus qui le composent ? Qu’est-ce que la liberté pour ce jeune homme, assis là, les bras croisés sur sa large poitrine, la teinte du sang africain sur ses joues, son feu sombre dans les yeux, — qu’est-ce que la liberté pour Georges Harris ? Pour vos pères, la liberté était le droit qu’a toute nation d’être une nation. Pour lui, c’est le droit qu’a tout homme d’être un homme, non une brute : le droit d’appeler la femme de son choix, sa femme, et de la défendre contre d’injustes violences ; le droit de protéger et d’élever son enfant ; le droit d’avoir une demeure à soi, une religion à soi, un caractère à soi, indépendants de la volonté d’un autre. Toutes ces pensées fermentaient dans l’esprit de Georges, tandis que, la tête appuyée sur sa main, il regardait sa femme svelte et délicate, revêtir à la hâte les vêtements d’homme, dont il avait été jugé nécessaire qu’elle s’affublât pour le départ.

« Maintenant, il faut s’exécuter, dit-elle, tandis que, debout devant la glace, elle détachait et secouait les noires et soyeuses ondes de son abondante chevelure. C’est presque dommage, n’est-ce pas, Georges ? et elle en souleva quelques boucles ; c’est pitié qu’il faille tout couper ! »

Georges sourit tristement et ne répondit pas.

Les ciseaux brillants se firent jour dans l’épaisse forêt, et les longues mèches tombèrent l’une après l’autre.

« Là ! voilà qui est fait ! dit-elle en prenant la brosse ; encore quelques touches de fantaisie et ce sera complet. Ne suis-je pas un gentil garçon ? elle se tourna vers son mari, riant et rougissant à la fois.

— Tu seras toujours jolie, quoi que tu fasses, dit Georges.

— Qu’est-ce qui te rend si pensif ? demanda Élisa, mettant un genou en terre devant lui et posant sa main sur la sienne. Nous ne sommes plus, dit-on, qu’à vingt-quatre heures du Canada. Un jour et une nuit sur le lac, et puis, — et puis !

— Ô Élisa ! et Georges l’attira vers lui ; c’est là ce qui me serre le cœur ! Maintenant tout notre sort se concentre sur un point. Arriver si près, — être en vue, et tout perdre ! Je n’y survivrais pas, Élisa.

— Ne crains rien, reprit-elle, le cœur plein d’espoir. Le Seigneur, dans sa bonté, ne nous eût pas conduits ici s’il ne voulait nous protéger jusqu’au bout. Il me semble le sentir près de nous, Georges.

— Tu es une femme bénie, Élisa ! et Georges l’étreignit dans ses bras convulsivement. Mais, dis-moi, se peut-il que cette immense faveur nous soit accordée ? Ces longues années de souffrance et de misère vont-elles donc finir ? — Serons-nous libres ?

— J’en suis sûre, Georges, dit Élisa, les yeux levés au ciel, tandis que des larmes d’espérance et d’enthousiasme brillaient sur ses longs cils. Je sens qu’aujourd’hui même Dieu va nous affranchir.

— Je te crois ; je veux te croire, Élisa ! s’écria Georges en se levant. Allons, il faut partir. Il l’éloigna de la longueur de son bras, et la regardant avec admiration : C’est vrai que tu fais un gentil petit homme. Ces boucles courtes te vont à ravir ! Mets ta casquette, — ainsi — un peu de côté. Je ne t’ai jamais vue si jolie. Mais la voiture devrait être ici. Je pense que madame Smith aura équipé Henri. »

La porte s’ouvrit, et une respectable dame d’un certain âge entra, conduisant le petit garçon, habillé en fille.

« Quelle belle fillette cela fait ! dit Élisa en le faisant tourner pour le mieux voir. Nous l’appellerons Henriette, n’est-ce pas ? ce nom lui sied si bien ! »

L’enfant regardait d’un air grave l’étrange et nouvel accoutrement de sa mère. Il se taisait, poussait de profonds soupirs, et l’examinait à travers les éclaircies de ses boucles noires.

« Est-ce que Henri ne reconnaît plus maman ? » dit Élisa, et elle lui tendit les deux mains.

L’enfant se serra timidement contre la dame.

« Allons, Élisa, pourquoi essayer de l’apprivoiser, quand tu sais qu’il faut le tenir à distance ?

— Je sais que c’est un enfantillage, mais je ne puis endurer qu’il m’évite. Partons. Où est mon manteau ? Ah ! le voilà ! — Comment les hommes s’y prennent-ils pour mettre leurs manteaux, Georges ?

— Porte-le ainsi ! » et il le lui jeta sur les épaules.

Élisa imita son mouvement. « Ne me faudra-t-il pas frapper du pied, faire de longues enjambées, et tâcher d’avoir l’air hardi ?

— Ne t’y exerce pas, dit Georges. On rencontre, de temps à autre, un jeune homme modeste, et il te sera plus facile de prendre ce rôle-là.

— Ah ! quels gants ! se récria Êlisa. Miséricorde ! mes mains s’y perdent tout à fait.

— Je te conseille de ne les pas ôter, dit Georges, ta petite menotte effilée nous trahirait tous. — Maintenant, madame Smith, vous voyagez avec nous, et vous êtes notre tante, — ne l’oubliez pas !

— J’ai ouï dire, reprit madame Smith, que des gens étaient descendus au lac pour signaler à tous les capitaines de paquebots un homme et une femme, avec un petit garçon.

— Vraiment ! dit Georges. Eh bien, si nous les rencontrons, nous en donnerons avis là-bas. »

La voiture était à porte, et la digne famille qui avait reçu les fugitifs se pressait autour d’eux pour leur dire adieu.

Madame Smith, qui habitait précisément au Canada, l’endroit même où se rendait Georges, et qui était à la veille de son départ, avait consenti à passer pour la tante du petit Henri. Afin de familiariser l’enfant avec cette nouvelles parente, on le lui avait confié pendant deux jours ; beaucoup de caresses et une quantité considérable de gâteaux et de sucre candi, avaient cimenté une étroite liaison entre la bonne dame et sa prétendue nièce.

La voiture arriva au quai. Les deux jeunes gens, ou du moins ceux qui passaient pour tels, franchirent la planche, et entrèrent dans le bateau, Élisa donnant galamment le bras à madame Smith, et Georges s’occupant des bagages.

Il alla ensuite au bureau du capitaine : pendant qu’il réglait le prix de la traversée, il entendit deux hommes parler à son coude.

« J’ai examiné une à une toutes les personnes qui sont venues à bord, disait l’un, et je réponds qu’ils ne sont pas ici. — La voix était celle du commis du paquebot ; il s’adressait à notre ancien ami Marks, qui, avec sa louable et habituelle persévérance, était venu jusqu’à Sandusky, flairant sa proie.

— Vous auriez peine à distinguer la femme d’une blanche, dit ce dernier. Le mulâtre est aussi d’une nuance très-claire ; une de ses mains a été marquée au fer rouge. » La main que Georges avançait pour recevoir les billets et la monnaie trembla un peu ; mais il se retourna froidement, fixa d’un œil indifférent celui qui parlait, et se dirigea à pas lents vers l’autre extrémité du bateau, où l’attendait Élisa.

Madame Smith et le petit Henri s’étaient réfugiés dans la chambre des dames, où la sombre et frappante beauté de la prétendue petite fille leur attirait force compliments.

La cloche donna le signal du départ, et Georges eut la satisfaction de voir Marks repasser la planche et gagner le rivage. Quand la marche du bateau eut mis entre eux une distance infranchissable, il poussa un soupir d’allégement.

Le jour était superbe ; les vagues bleues du lac Érié scintillaient et dansaient au soleil ; une fraîche brise soufflait du rivage, et le majestueux bateau sillonnait vaillamment le champ d’azur.

Oh ! quel monde inédit contient un cœur humain ! Tandis que Georges se promenait, calme, sur le pont, son timide compagnon à ses côtés, qui se fut douté de tout ce qui brûlait au-dedans de lui ? Le bonheur qui approchait semblait trop grand, trop beau, pour devenir jamais une réalité : il ressentait à chaque instant une vague terreur de ce qui pourrait survenir et le lui arracher.

Cependant le bateau avançait rapidement ; — les heures fuyaient, et la bienheureuse rive anglaise apparut enfin claire et distincte : rive enchantée par un tout-puissant talisman, dont le seul contact dissout la noire magie de l’esclavage, et dissipe ses conjurations, en quelque langue qu’elles aient été prononcées, quel que soit le pouvoir qui les confirme.

Le mari et la femme, debout, se tenaient par le bras au moment où le bateau approchait de la petite ville d’Amherstberg, en Canada. La respiration de Georges devint courte et pressée ; un brouillard s’amassa devant ses yeux ; il pressa en silence la petite main qui tremblait dans la sienne. La cloche sonnait : le bateau aborda. Sachant à peine ce qu’il faisait, il réunit les bagages et rassembla ses compagnons. Le petit groupe fut mis à terre.

Ils restèrent immobiles jusqu’à ce que le bateau se fût éloigné. Se jetant alors dans les bras l’un de l’autre, le mari, la femme, et l’enfant étonné, tombèrent à genoux, et élevèrent leurs cœurs à Dieu !

C’était — c’était passer de la mort à la gloire,
Et du funèbre glas à des chants de victoire ;
C’était du noir péché, l’empire anéanti,
Et des luttes du mal, l’esprit libre sorti ;
La chaîne de la mort et de l’enfer brisée,
Le mortel revêtu de l’immortalité,
Et la miséricorde, au seuil de l’Élysée,
Criant : Soyez heureux durant l’Éternité !

Madame Smith les conduisit à la demeure hospitalière d’un bon missionnaire, que la charité chrétienne a placé là, comme le pasteur des brebis errantes qui viennent sans cesse chercher un asile sur ce rivage.

Qui pourrait dire la plénitude de joie de ce premier jour de liberté ? Ce sens de la liberté n’est-il pas plus précieux, plus noble, qu’aucun des cinq autres ? Agir, parler, respirer, sortir, rentrer, sans un œil qui vous épie, affranchi de tout danger ! Qui pourrait narrer le bien-être de ce repos descendu enfin sur la couche de l’homme libre, protégé par des lois qui lui assurent les droits que Dieu a donnés à tout homme ? Combien le visage de ce cher enfant endormi apparaissait à sa mère plus beau à travers le souvenir des mille dangers qu’il avait courus ! Quelle impossibilité de dormir en pleine possession de tant de bonheur ! Et cependant ces deux réfugiés n’avaient pas un pouce de terre, pas un toit où s’abriter ! ils avaient dépensé jusqu’à leur dernier dollar ; il ne leur restait plus rien que les oiseaux de l’air et les fleurs des champs, — et, dans l’excès de leur joie, ils ne pouvaient dormir.

Ô vous qui enlevez la liberté à l’homme, quelles paroles trouverez-vous pour vous justifier devant Dieu ! »