Spéculations/Aseptisons ! aseptisons !

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SpéculationsFasquelle éd. (p. 304-306).

ASEPTISONS ! ASEPTISONS !

Quand nous étions en fort bas âge, nous nous contentions fort bien, pour nourriture, du lait de notre nourrice absorbé sur place et comme qui dirait sur le zinc — ou sur le sein.

Depuis, notre science ayant marché, nous n’oserions boire de ce blanc liquide sinon pasteurisé et enfermé dans des fioles pharmaceutiques : le bon lait pasteurisé ne doit point différer du chlore pur ! L’antisepsie est une opération par laquelle on empoisonne les microbes, de peur d’empoisonner le consommateur.

Le lait est-il un aliment ? Une telle discussion dépasserait le cadre de cet article.

Le pain est-il un aliment ? Il serait difficile, sans détruire toutes les conclusions de la science moderne, de se prononcer autrement que par la négative hardie. Le pain, de par le levain qui en est la base, n’est que le produit de l’extrême degré de la putréfaction. Ce levain, qui soulève la pâte et la crible de trous, comme d’une petite vérole, comment ne soulèverait-il pas le cœur ?

Aussi, les philanthropes ont-ils recherché mille moyens de « faire passer le goût du pain ».

Ici surtout, l’antisepsie triomphe.

Si, chevaleresque, vous menacez autrui de pointes sorties, telles des cornes d’escargot, hors de leur coquille, un docteur flambera, au moyen d’alcool enflammé, ces pointes d’épées.

La pointe, entre les mains de quelque maladroit peut, aseptisée ou non, piquer légèrement, mais douloureusement, l’avant-bras, et la meilleure antisepsie, serait peut-être un bouchon sur la pointe. Mais voilà on ne ferait plus attention, et la lame cassée, étant triangulaire, blesserait par trois pointes !

De même, on a cru longtemps que c’était par férocité que MM. les Apaches mâchaient les balles de leurs revolvers. Or, c’est ainsi que dans le Groënland, les femmes des Esquimaux mâchent, pour les assouplir, les peaux de phoques. Ce sont également les femmes des Apaches qui mâchent les balles, afin de vérifier si elles ne contiennent aucune substance toxique, comme les rois jadis entretenaient, pour vérifier la bonté de leur cuisine, des dégustateurs. La police, favorisant cette œuvre sanitaire, la police, ce maître-queux, s’intéresse hebdomadairement à la santé des femmes d’Apaches, pour qu’elles puissent vaquer, parfaitement bien portantes, à leur besogne de dégustatrices. Ainsi, le contribuable, à travers qui la balle aura pratiqué son trou, ne risquera point quelque fâcheuse indigestion.

Un tel exemple, venu de gens de mœurs simples, s’impose aux pouvoirs publics : à quand — et ceci (on ne sait pas ce qu’on deviendra) intéresse tous les honnêtes gens — à quand l’antisepsie du couteau de la guillotine ?