Spéculations/De quelques viols légaux

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SpéculationsFasquelle éd. (p. 211-214).

DE QUELQUES VIOLS LÉGAUX

Sur ce sujet du viol, ainsi qu’en d’autres plus abscons, le législateur a su charmer à la fois les âmes simples et les philosophes, ceux ci par sa sagesse sans fond, celles-là par son aimable absurdité. Il a eu recours, en se jouant, à son procédé familier, l’incohérence : il a interdit expressément le viol dans certains cas désignés, selon toute apparence, au hasard ; dans d’autres cas, non moins arbitraires, il l’a recommandé, sans motif, d’une façon plus expresse encore.

Cette contradiction se justifie, soit que l’on considère que le législateur ne relève que de son bon plaisir, soit que l’on prenne la peine de démêler, sous ce bon plaisir, une loi qui est l’esprit même de la Loi : le législateur, ami de l’ordre et de l’harmonie, goûte une joie extrême aux mouvements d’ensemble ; il approuve n’importe quels actes, à cette condition qu’ils soient accomplis par une multitude. Réciproquement, il déteste voir s’agiter l’être humain isolé. C’est ainsi qu’on ne saurait, sans le mécontenter, faire la guerre tout seul. Rappelons, à ce propos, qu’on lira avec plus de fruit le Code en rétablissant en toute son ampleur une expression écrite partout en abrégé : la loi. On doit bien lire : la loi [du plus fort]. Le contexte en fait foi.

Or le viol étant l’acte par excellence qui ne demande le concours que du nombre le plus restreint de coopérateurs, il se désignait de lui-même aux foudres du législateur. Celui-ci, en sa mansuétude, l’autorise toutefois, voire le prescrit, dans deux cas, sévèrement réglementés.

On n’a point oublié ce récent mystère : une petite fille disparut, alors qu’elle était sortie de chez ses parents en vue de leur acquérir, pour les sustenter, le foie d’un veau. Enlevée par des nomades, on la retrouva, deux jours après, à la lisière d’un bois. Les bêtes sauvages avaient respecté le viscère enfermé dans un panier, mais de vieilles superstitions populaires ont cours encore, parmi le peuple et la police, au sujet d’êtres mythologiques que l’on rencontre au coin d’un bois et qualifiés de satyres. Donc la petite fille avait-elle été violée ?

C’est ici qu’éclate l’éblouissante sagacité du législateur. Le viol est interdit en tous lieux aux nomades, du moins à l’encontre des enfants issus de parents sédentaires, et au même titre que le stationnement sur le territoire de certaines communes (il est pourtant si évident que, tant qu’ils stationnent, ils ne sont pas nomades !). Le législateur était néanmoins impuissant à vérifier si quelque nomade ou satyre avait perpétré le délit. Or que lui demandait-on ? Si le viol avait eu lieu ou non. Il se résolut à faire en sorte qu’il eût lieu, par les soins d’une créature à lui, personne comme lui-même sagace, salace, respectable et autorisée.

C’est ainsi que sur le corps intact de l’enfant, un médecin, puisqu’il faut l’appeler par son nom, fut chargé du stupre officiel.

De même, sous l’œil bienveillant de la loi, fréquemment avec l’appui, s’il faut l’avouer, de l’Église, des êtres lubriques ravissent de jeunes filles pures ou livrées pour telles. De louches personnages, flétris du nom obscène de témoins, leur prêtent main-forte. La presse mène depuis nombre d’années une campagne pour aboutir à des rafles. En vain, des colonnes entières de journaux dénoncent les noms, prénoms et repaires de ces bandes de satyres, sous la rubrique « publications de mariages » ou « mariages mondains ».

Disons, à l’excuse de l’Église, qu’elle ne bénit le viol que si le délinquant s’engage, par aveu public, belles écritures et amende honorable, à le faire suivre de plusieurs autres, qui, eux, ne seront plus des viols, et à ne plus souiller, le reste de ses jours, de nouvelles victimes.

Nous en avons dit assez sur l’incohérence de la Justice, pour aider à comprendre le symbole cynique de ses Balances : des deux plateaux, l’un tire à dia, l’autre à hue : par malheur, ce sont eux qui ont raison, car ils emploient la meilleure méthode connue d’établir l’équilibre.