Spéculations/La conquête individuelle

La bibliothèque libre.
SpéculationsFasquelle éd. (p. 264-269).

LA CONQUÊTE INDIVIDUELLE

Il ne faut jamais faire ça, la guerre tout seul. Auquel cas, l’opinion publique, cette sensitive exquise, se rétracterait.

Expliquons-nous : quand les Français ou tel autre peuple, ont remporté une victoire plus ou moins quelconque, il va de soi qu’ils furent vainqueurs avec — selon l’expression consacrée — « une poignée » d’hommes contre des tas de gens.

La peinture et le théâtre illustrèrent ces hauts faits…

Mais n’a-t-on pas compris déjà que c’est parce qu’il est plus commode de représenter, en peinture ou au théâtre, la susdite poignée d’hommes qu’une innombrable armée,— que s’est établie la légende ?

Voyez les pièces de Shakespeare, quatre hommes sans caporal, pour figurer une armée, c’est bien suffisant.

Dans la pratique croyez-en l’opinion publique, pour battre un tas de gens il faut lui opposer un plus gros tas…

Ou alors le suffrage universel ne serait plus qu’une ineptie quelque peu abstruse.

Dans la pratique, donc, la majorité a toujours raison, et tout citoyen patenté doit être aimable avec la pratique.

Dans l’histoire, et belliqueusement parlant, c’est la poignée d’hommes qui l’emporte, et cela fait autant de noms de moins qui ne surchargent pas la mémoire de nos fils.

Où sont les dénombrements de la guerre de Troie ?

En l’an malgracieux de deux mille et tant, on retiendra un nom, un seul, M. Jacques Lebaudy…

À condition que l’on traduise encore Homère dans les classes, et que les pianos des temps futurs sachent jouer encore La Belle Hélène.


Un tout petit tas de gens, donc, voilà ce qui est admis et salué comme héroïque, par l’opinion publique.

Le drapeau peut être réduit, — sans cesser de couvrir de son ombre — aux dimensions d’un mouchoir de poche.

Deux mots de l’invention du drapeau.

Nous connaissons un paysan qui ne tolère point, — ou qui retarde, ou qui évite de nécessiter — l’ingérence de certaine pompe sanitaire dans les culs-de-basse-fosse de sa maison.

Pour en réfréner les débordements, il s’évacue sur la voie publique, dans la grande nature.

Mais, s’étant évacué, il marque la place, ensuite, en ingénieux philanthrope, d’un papier, naguère blanc, au bout d’un bâton fiché.

Car c’est bien la signification du drapeau : qu’on ne marche pas dessus ! Ne foulez pas le territoire.

On voit qu’il y a eu quelqu’un.



Un tout petit tas de gens, disions-nous. On connaît l’argument des anciens logiciens : où commence un tas ?

Or : où finit-il ?

Un seul homme constitue-t-il un tas ?

Le « rassemblement d’une seule personne » bien connu est-il légal ?

Il existe bien, à Bruxelles, des rues « d’une personne ».

En un mot, peut-on être mouton sans troupeau, ou militaire tout seul ?



Non, la conquête militaire ne peut faire battre nos cœurs chauvins, répétera l’opinion publique, que si on se met plusieurs à la faire.

Voyez ces autres officiers, les ministériels, ils s’accompagnent de deux recors.

Prudente mesure : la rage de battre, en ces temps sportifs, se détournera sur ces derniers.



M. Jacques Lebaudy a été chercher bien loin son titre honorifique d’ « Empereur du Sahara ».

Titre qu’il n’a pas inventé d’ailleurs : nous connaissions déjà les « gondoliers » de cette région.

Que ne se contentait-il, cet homme simple et pétri de bonnes intentions, avec un grain de folie des grandeurs, du parchemin de « Grand Sucrier » ?

Car il était l’aîné de son frère, qui, lui, fit cette première étape vers être conquérant tout seul : n’être plus soldat, en l’an de grâce 1895 et au Val-de-Grâce, au lit 9 — nous occupions fiévreusement le 10.



C’est étrange comme les parvenus, ces carabiniers, arrivent tard.

Ce sont nos tailleurs qui montent à cheval, alors qu’après-demain ou un autre jour nous nous prélasserons dans une machine volante.

Suivez la mode, messieurs, elle va vite.

Voilà exactement cent ans qu’il n’est plus de bon ton d’être militaire, puisqu’on ne le naît plus.

On le parvient.

L’uniforme est une savonnette.

En grande tenue, les mains sales.



M. Jacques Lebaudy a découvert Troie.

Il eût été suivi de quatre sacripants officiels qu’on l’eût décoré.

Mais tout de même il n’a fait que découvrir Troie, encore qu’il soit bien d’avoir trouvé cela : « tout seul ».

Et il a écrit, sans doute : « Hic Troja fuit ».

Ah non ! ce n’est pas là.