Spirite/Ch. 6

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Charpentier (p. 76-89).

VI


Le billet du baron de Féroë ne contenait que ces mots : « César a-t-il franchi le Rubicon ? » Celui de Mme d’Ymbercourt, beaucoup moins bref, insinuait, à travers quelques phrases entortillées, qu’il ne fallait pas prendre trop au sérieux de vagues commérages, et que cesser tout d’un coup des visites habituelles était peut-être plus compromettant que de les multiplier. Le tout se terminait par une phrase sur Adelina Patti, semblant indiquer à Malivert qu’une place lui était réservée aux Italiens dans la loge 22. Sans doute Guy admirait beaucoup la jeune diva ; mais, dans l’état d’esprit où il se trouvait, il préférait l’entendre un autre soir, et il se promit bien d’inventer un moyen de manquer au rendez-vous.

Il y a dans l’esprit humain une tendance à douter des choses extraordinaires quand le milieu où elles se sont produites a repris l’aspect habituel. Ainsi Malivert, en regardant au grand jour le miroir de Venise qui bleuissait au centre de son encadrement de cristal taillé, se demandait-il, n’y voyant plus que la réflexion de sa propre figure, s’il était bien vrai que ce morceau de verre poli lui eût présenté, il y avait quelques heures à peine, la plus délicieuse image que jamais œil mortel eût contemplée. Sa raison avait beau vouloir attribuer cette vision céleste à un rêve, à un délire trompeur, son cœur démentait sa raison. Quoiqu’il soit bien difficile d’apprécier la réalité du surnaturel, il sentait que tout cela était vrai et que derrière le calme des apparences s’agitait tout un monde de mystère. Pourtant rien n’était changé dans cet appartement si tranquille naguère, et les visiteurs n’y eussent rien remarqué de particulier ; mais, pour Guy, désormais le battant de tout buffet, de toute armoire, pouvait ouvrir une porte sur l’infini. Les moindres bruits, qu’il prenait pour des avertissements, le faisaient tressaillir.

Pour se soustraire à cette excitation nerveuse, Guy résolut de faire une grande promenade ; il croyait pressentir que les apparitions de Spirite seraient nocturnes ; et d’ailleurs, si elle avait des communications à lui faire, son ubiquité fantastique lui donnait les moyens de le retrouver et de se manifester à lui partout où il serait. Dans cette intrigue, si l’on peut donner ce nom à des rapports si vagues, si frêles, si aériens, si impalpables, le rôle de Malivert était nécessairement passif. Son idéale maîtresse pouvait à chaque instant faire irruption dans son monde, et, lui, était incapable de la suivre dans les espaces imaginaires qu’elle habitait.

Il avait neigé l’avant-veille. Chose rare à Paris, la blanche nappe ne s’était pas fondue, sous l’influence d’un vent tiède, en cette froide bouillie plus horrible encore que la boue noire du vieux pavé et que la fange jaune du nouveau macadam ; un froid vif l’avait cristallisée, et elle criait comme du verre pilé sous les roues des voitures et les semelles des piétons. Grymalkin était beau trotteur, et Malivert avait rapporté de Saint-Pétersbourg un traîneau et un harnachement russe complet. Les occasions de traînage ne sont pas fréquentes dans notre climat tempéré et les sportsmen les saisissent avec enthousiasme. Guy avait l’amour-propre de son traîneau, le plus correctement tenu certes qui fût à Paris, et qui aurait pu paraître avec honneur aux courses sur la place de la Néva. Cette course rapide dans un air salubrement glacé lui souriait. Il avait appris, pendant un hiver rigoureux passé en Russie, à savourer les voluptés septentrionales de la neige et du froid ; il aimait à glisser sur le tapis blanc à peine rayé par l’acier des patins, conduisant des deux mains comme les ivoschtchiks un cheval de grande allure. Il fit atteler et eut bientôt gagné la place de la Concorde et les Champs-Élysées. La piste n’était pas faite et relevée comme sur la Perspective Nevski ; mais la neige était assez épaisse pour que le traîneau pût filer sans cahots trop sensibles. On ne saurait exiger d’un hiver parisien la perfection d’un hiver moscovite. Au bois de Boulogne, on eût pu se croire aux îles, tant la couche s’étendait unie et blanche, surtout dans les allées transversales où il passe moins de voitures et de cavaliers. Guy de Malivert prit une route qui traversait un bois de sapins, dont les bras noirâtres, chargés d’une neige que le vent n’avait pas secouée, lui rappelaient ses promenades de Russie. Les fourrures ne lui manquaient pas, et la bise ne lui semblait qu’un tiède zéphir à côté de l’air à faire geler le mercure qu’il avait affronté là-bas.

Une foule considérable se pressait aux abords du lac, et l’affluence de voitures y était aussi grande qu’aux plus belles journées d’automne ou de printemps, lorsque quelques courses où sont engagés des chevaux célèbres attirent à l’hippodrome de Longchamp les curieux de tout rang et de toute fortune. On voyait à demi couchées dans le berceau des calèches à huit ressorts, sous une vaste peau d’ours blanc denticulée d’écarlate, les véritables femmes du monde, pressant contre leurs manteaux de satin doublés de fourrure leurs chauds manchons de martre zibeline. Sur les sièges à grosses passementeries, des cochers de bonne maison, majestueusement assis, les épaules garanties par une palatine de renard, regardaient, d’un œil non moins dédaigneux que celui de leurs maîtresses, passer les petites dames conduisant elles-mêmes des poneys attelés à quelque véhicule extravagant et prétentieux. Il y avait aussi beaucoup de voitures fermées ; car, à Paris, l’idée d’aller en voiture découverte par cinq ou six degrés de froid semble par trop arctique et boréale. Un certain nombre de traîneaux se faisaient remarquer parmi toute cette carrosserie à roues, qui semblait n’avoir pas prévu la neige ; mais le traîneau de Malivert l’emportait sur tous les autres. Des seigneurs russes qui flânaient par là, contents comme des rennes dans la neige, daignèrent approuver l’élégante courbure de la douga et la façon correcte dont les fines courroies du harnais y étaient attachées.

Il était à peu près trois heures ; une légère brume ouatait le bord du ciel, et sur le fond gris se détachaient les délicates nervures des arbres dépouillés, qui ressemblaient, avec leurs minces rameaux, à ces feuilles dont on a enlevé la pulpe pour n’en garder que les fibrilles. Un soleil sans rayons, pareil à un large cachet de cire rouge, descendait dans cette vapeur. Le lac était couvert de patineurs. Trois ou quatre jours de gelée avaient suffisamment épaissi la glace pour qu’elle pût porter le poids de cette foule. La neige, balayée et relevée sur les bords, laissait voir la surface noirâtre et polie, rayée en tous sens par le tranchant des patins, comme ces miroirs de restaurateurs où les couples amoureux griffonnent leurs noms avec des carrés de diamants. Près de la rive se tenaient des loueurs de patins à l’usage des amateurs bourgeois, dont les chutes servaient d’intermèdes comiques à cette fête d’hiver, à ce ballet du Prophète exécuté en grand. Dans le milieu du lac, les célébrités du patin, en svelte costume, se livraient à leurs prouesses. Ils filaient comme l’éclair, changeaient brusquement de route, évitaient les chocs, s’arrêtaient soudain en faisant mordre le talon de la lame, décrivaient des courbes, des spirales, des huit, dessinaient des lettres comme ces cavaliers arabes qui, avec la pointe de l’éperon, écrivent à rebrousse-poil le nom d’Allah sur le flanc de leur monture. D’autres poussaient, dans de légers traîneaux fantasquement ornés, de belles dames emmaillottées de fourrures, qui se renversaient et leur souriaient, ivres de rapidité et de froid. Ceux-ci guidaient par le bout du doigt quelque jeune élégante, coiffée d’un bonnet à la russe ou à la hongroise, en veste à brandebourgs et à soutaches bordées de renard bleu, en jupes de couleurs voyantes retroussées à demi par des agrafes, en mignonnes bottes vernies qu’enlaçaient, comme les bandelettes d’un cothurne, les courroies du patin. Ceux-là, luttant de vitesse, glissaient sur un seul pied, profitant de la force d’impulsion, penchés en avant comme l’Hippomène et l’Atalante qu’on voit sous les marronniers dans un parterre des Tuileries. Le moyen de gagner la course, aujourd’hui comme autrefois, eût peut-être été de laisser tomber des pommes d’or devant ces Atalantes costumées par Worth ; mais il y en avait d’assez bonne maison pour qu’un nœud de brillants ne les arrêtât pas une minute. Ce fourmillement perpétuel de costumes d’une élégance bizarre et d’une riche originalité, cette espèce de bal masqué sur la glace, formait un spectacle gracieux, animé, charmant, digne du pinceau de Watteau, de Lancret ou de Baron. Certains groupes faisaient penser à ces dessus de porte des vieux châteaux représentant les quatre Saisons, où l’Hiver est figuré par de galants seigneurs poussant, dans des traîneaux à col de cygne, des marquises masquées de loups de velours, et faisant de leurs manchons une boîte aux lettres à billets doux. À vrai dire, le masque manquait à ces jolis visages fardés par les roses du froid, mais la demi-voilette étoilée d’acier ou frangée de jais pouvait au besoin en tenir lieu.

Malivert avait arrêté son traîneau près du lac et regardait cette scène divertissante et pittoresque dont les principaux acteurs lui étaient connus. Il savait assez le monde pour distinguer les amours, les intrigues, les flirtations qui faisaient mouvoir cette foule choisie qu’on a bientôt démêlée de la foule vague, de ce troupeau de comparses ameuté sans le comprendre autour de tout spectacle, et dont l’utilité est d’empêcher l’action d’apparaître trop nue et trop claire. Mais il contemplait tout cela d’un œil désormais désintéressé, et même il vit passer sans en éprouver la moindre jalousie une personne fort charmante, qui naguère avait eu des bontés pour lui, appuyée d’une façon intime et sympathique au bras d’un beau patineur.

Bientôt il rendit les rênes à Grymalkin, qui piaffait d’impatience dans la neige, lui tourna la tête vers Paris et se mit à descendre l’allée du lac, Longchamp perpétuel de voitures où les piétons ont le plaisir de voir reparaître dix ou douze fois en une heure la même berline à caisse jaune garnie de sa douairière solennelle, et le même petit coupé œil de corbeau, montrant à sa portière un bichon de la Havane et une tête de biche coiffée à la chien, plaisir dont ils ne semblent pas se lasser.

Guy s’en retournait modérant l’allure de sa bête, qui eût pu renverser quelqu’un dans cette allée trop fréquentée pour abandonner le noble animal à toute sa vitesse, et d’ailleurs il n’est pas de bon ton d’aller grand train sur cette piste privilégiée. Il vit venir vers lui une calèche bien connue qu’il aurait désiré ne pas rencontrer. Mme d’Ymbercourt était assez frileuse, et Guy ne pensait pas qu’elle sortirait par un froid de cinq à six degrés, en quoi il montrait qu’il ne connaissait guère les femmes ; car aucune température ne saurait les empêcher d’aller dans un endroit à la mode et où le genre exige qu’on soit vue. Or rien n’était plus élégant, cet hiver-là, que de paraître au bois de Boulogne et de faire un tour sur le lac glacé, rendez-vous, entre trois et cinq heures, de ce que tout Paris, pour nous servir du langage des chroniques, peut réunir sur un point quelconque de noms et d’individualités célèbres à divers titres. Il est honteux pour une femme un peu bien située de ne pas voir, parmi les beautés du jour, figurer ses initiales sur quelque gazette bien renseignée. Mme d’Ymbercourt était assez belle, assez riche, assez à la mode pour se croire obligée de se conformer au rite de la fashion, et elle accomplissait, en tremblant un peu sous les pelleteries qu’elle portait en dehors comme toutes les Françaises, le pèlerinage du lac. Malivert avait bien envie de laisser Grymalkin, qui n’eût pas mieux demandé, prendre le grand trot. Mais Mme d’Ymbercourt l’avait aperçu, et force lui fut de faire côtoyer la voiture de la comtesse par son traîneau.

Il causait avec elle d’une façon générale et distraite, alléguant un grand dîner qui finirait tard pour éviter la visite aux Italiens, lorsqu’un traîneau frôla presque le sien. Ce traîneau était attelé d’un magnifique cheval de la race Orloff, sous robe gris de fer, avec une crinière blanche et une de ces queues dont les crins brillent comme des fils d’argent. Contenu par un cocher russe à large barbe, en caftan de drap vert et toque en velours bordée d’astrakan, il s’indignait fièrement sous le frein et steppait en balançant la tête de façon à faire toucher ses genoux par ses naseaux. L’élégance du véhicule, la tenue du cocher, la beauté du cheval, attirèrent l’attention de Guy ; mais que devint-il lorsque dans la femme assise à l’angle du traîneau, et qu’il avait prise d’abord pour une de ces princesses russes qui viennent pendant une ou deux saisons éblouir Paris de leur luxe excentrique, — si Paris peut être ébloui de quelque chose, — il reconnut ou crut reconnaître des traits de ressemblance avec une figure entrevue et désormais inaltérablement gravée au fond de son âme, mais que certes il ne s’attendait pas à rencontrer au bois de Boulogne, après l’avoir vue apparaître, comme Hélène à Faust, dans une sorte de miroir magique ? À cette vue il tressaillit si brusquement que Grymalkin, recevant la commotion nerveuse, en fit un écart. Guy, jetant à Mme d’Ymbercourt quelques mots d’excuse sur l’impatience de son cheval qu’il ne pouvait maîtriser, se mit à suivre le traîneau, qui lui-même accéléra son allure.

Comme étonnée d’être suivie, la dame tourna à demi la tête sur l’épaule pour voir qui se permettait cette hardiesse, et quoiqu’elle ne se présentât que dans cette pose appelée profil perdu par les artistes, Guy devina à travers les réseaux noirs de la voilette un bandeau d’or ondulé, un œil d’un bleu nocturne, et sur la joue ce rose idéal dont la neige des hautes cimes, colorée par le soleil couchant, peut seule donner une idée lointaine. Au lobe de l’oreille brillait une turquoise, et sur la portion de nuque visible entre le collet de la pelisse et le bord du chapeau se tordait une petite boucle follette, légère comme un souffle, fine comme des cheveux d’enfant. C’était bien l’apparition de la nuit, mais avec ce degré de réalité que doit prendre un fantôme en plein jour et près du lac au bois de Boulogne. Comment Spirite se trouvait-elle là, revêtue d’une forme si humainement charmante et sans doute visible pour d’autres que pour lui ? — car il était difficile de croire, même en admettant l’impalpabilité de l’apparition, que le cocher, le cheval et le traîneau fussent des ombres. — C’est une question que Guy ne prit pas le temps de résoudre, et pour s’assurer qu’il n’était pas trompé par une de ces ressemblances qui se dissipent quand on les examine de plus près, il voulut devancer le traîneau afin de voir en face ce visage mystérieux. Il rendit tout à Grymalkin, qui partit comme une flèche, et dont, pendant quelques minutes, le souffle, en jets de vapeur blanche, atteignait le dossier du traîneau poursuivi ; mais, quoique ce fut une brave bête, Grymalkin n’était pas de force à lutter contre un trotteur russe, le plus bel échantillon de la race qu’eût peut-être jamais vu Malivert. Le cocher en caftan fit entendre un léger clappement de langue, et le cheval gris de fer, en quelques impétueuses foulées, eut bientôt distancé Grymalkin et mis entre les deux traîneaux un espace suffisant pour rassurer sa maîtresse, si toutefois elle était alarmée.

L’idée de la dame qui ressemblait si fort à Spirite n’était sans doute pas de désespérer la poursuite de Malivert, car son traîneau reprit une allure plus modérée. La course avait conduit les deux véhicules dans l’allée de sapins, qui n’était en ce moment obstruée par aucune voiture, et la chasse s’établit d’une façon régulière. Pourtant Grymalkin ne put atteindre le steppeur de la race Orloff. Son plus grand effort parvenait à peine à maintenir égale la distance entre un traîneau et l’autre. Les fers des chevaux faisaient voler de blancs flocons qui s’écrasaient en poussière glacée contre le cuir verni du pare-neige, et des fumées blanchâtres produites par la transpiration des nobles coursiers les enveloppaient comme des nuages classiques. À l’extrémité de l’allée, que barraient des voitures venant par la grande route, les deux traîneaux se trouvèrent un instant côte à côte, et Guy put voir pendant quelques secondes le visage de la fausse Russe, dont le vent soulevait la voilette. Un sourire d’une malice céleste errait sur ses lèvres, dont les sinuosités formaient l’arc tracé par la bouche de Monna Lisa. Ses yeux étoilaient et bleuissaient comme des saphirs, et une vapeur un peu plus rose colorait ses joues veloutées. Spirite, c’était bien elle, baissa son voile, et le cocher excita sa bête, qui s’élança en avant avec une impétuosité terrible. Guy poussa un cri d’épouvante, car au même moment une grande berline traversait le chemin, et, oubliant que Spirite était un être immatériel à, l’abri de tous les accidents terrestres, il crut à un choc épouvantable ; mais le cheval, le cocher et le traîneau passèrent à travers la voiture comme à travers un brouillard, et bientôt Malivert les perdit de vue. Grymalkin semblait effrayé ; des frissons nerveux le faisaient trembler sur ses jambes, ordinairement si fermes, comme s’il ne s’expliquait pas la disparition du traîneau. Les animaux ont des instincts d’une mystérieuse profondeur ; ils voient ce qui souvent échappe à l’œil distrait de l’homme, et on dirait que plusieurs d’entre eux possèdent le sentiment du surnaturel. Il se rassura bientôt en reprenant sur le bord du lac la file des voitures authentiques.

En descendant l’avenue de l’Impératrice, Guy rencontra le baron de Féroë qui revenait aussi du bois sur un léger droschki : le baron, après avoir demandé à Malivert du feu pour allumer son cigare, lui dit d’un air moitié mystérieux, moitié railleur : « Mme d’Ymbercourt ne sera pas contente ; quelle scène elle vous fera ce soir aux Italiens, si vous avez l’imprudence d’y aller ! Car je ne pense pas que ce steeple-chase de traîneaux ait été de son goût. Mais dites à Jack de jeter une couverture sur Grymalkin ; il pourrait bien attraper une fluxion de poitrine. »