Spleens

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La Revue blancheTome XXVII (p. 189-199).

Spleens

DE VIEILLE DAME


C’était une exquise petite vieille que Mme Hauser. Elle avançait en trottinant, elle avait des gestes courts et modelés, elle employait des mots ridés, chiffonnés, un peu pareils à sa figure, pour traduire ses pensées familières faites d’ordre, de probité et de tradition. Elle était veuve. L’épreuve conjugale, brusquée par un dénouement, l’avait peu modifiée. Elle était veuve de race, veuve à la manière de ces femmes chez qui cet état est si naturel, qu’on ne pourrait les caractériser autrement. Elle n’avait ni la mesquinerie de la vieille fille, ni l’audace de la femme affranchie, ni le prestige vénérable de la grand-mère. Elle était vraiment celle qui fut normale, celle qui fut épouse, celle dont la page de vie fut copiée sur l’original d’innombrables mêmes destinées. Mme Hauser déplorait de n’avoir pas eu d’enfants. Surtout après la mort de son mari, l’absence de soutien pour appuyer son égoïsme lui fut pénible. Elle aurait voulu avoir des enfants pour être choyée, dorlotée, enfin, que leur tendressé fût constamment efficace, car Mme Hauser ne percevait profondément que les faits. Mais pour cela ces enfants auraient dû grandir spontanément, elle ignorait la douceur de l’éducation, et elle imaginait le sentiment maternel comme une espèce de gratitude volontaire, donnée en échange d’un culte filial matériellement manifesté. Pour se dédommager de son abandon. Mme Hauser replia toutes ses facultés affectives sur elle-même. Confinée en province, dans une grasse petite ville d’Allemagne où le loisir épicurien s’épanouit sous des toits gothiques, elle vécut de longues années pâles et savoureuses. Sa jeunesse s’effeuilla insensiblement. Elle ne regardait pas le temps dans les miroirs, et sa conscience solitaire s’embarrassait peu de soucis vagues. Sa vie s’écoulait monotone, aux reflets d’une lampe à huile, ou aux lueurs lactées des jours ternes à travers les vitres. Généralement elle tricotait. Derrière ses besicles, son œil minutieux observait tout. Elle voyait aussi bien les grains de poussière dans les rainures des boiseries que les moindres détails des aspects du dehors. Quand il faisait tiède, on ouvrait la croisée et, au-dessus des caisses d’œillets et de capucines, elle regardait la place, les façades grises et ciselées, les carreaux taillés à facettes, les épis faîtaux éclos parmi les tuiles, les gargouilles d’un vieux palais. Il y avait au milieu de la place une fontaine Renaissance avec des tritons joufflus et naïfs, qui plaisaient infiniment à Mme Hauser. Elle aimait à rêvasser au bruit des gouttes lentes glissant sur leur rouille, et elle les considérait en leur vétusté comme les compagnons de sa vie moisie et solitaire.

Un soir d’hiver où la neige tombait moelleusement. Mme Hauser, assise dans sa salle à manger, sous les verts reflets d’un abat-jour, prolongeait son repas en croquant des mendiants. L’amande, la noisette grinçaient sous ses mâchoires, le raisin de Malaga, grain à grain se disloquait jusqu’à ce que sur l’assiette tombât sa grappe sèche.

Mme Hauser était assez « petite fleur bleue » ce soir, elle se remémorait son passé, ses déceptions, tout en jouissant de la délectable mélancolie du présent oisif et relativement doux, où mûrissent les souvenirs. Mme Hauser avait aimé, mais aimé sérieusement, « indécemment », avec la chair qui palpite, le sang qui s’active lorsque l’être aimé apparaît sur le seuil. C’était, il y a bien longtemps, une de ces années blondes, rieuses, que la jeunesse fabrique avec l’artifice de ses illusions et l’habileté de ses désirs. Un langoureux pasteur, une de ces délicates natures végétatives faites pour la tranquillité bourgeoise de la vie, un pasteur l’avait conquise. Sous la mousseline blanche de son corsage étroit, son petit cœur ayant balbutié, elle avait résolu de façonner sa destinée secrètement. Malheureusement la rougeur intempestive de ses joues la trahit, et son émoi fut caractérisé quand sa mère la trouva épluchant toutes les marguerites des vases d’une cheminée. Obligée d’avouer, le choix allégué à travers ses sanglots et son trouble fut mal apprécié par sa famille. On réservait, pour l’accoupler à sa ronde petite dot, un certain M. Hauser et sa fortune, dont le gros ventre tintinabulant de breloques, n’avait eu, jusqu’à ce jour, que le privilége de la divertir fort. Enfin il fallut se résigner. Les parents furent inexorables, le pasteur quitta la ville, endolori, et le 16 juin 18… la diligence emporta vers l’Italie la suavité ardente de son âme déçue et le gros ventre de M. Hauser.

Ces années conjugales furent pesantes mais sans heurt. Les bénéfices pécuniaires acquis de part et d’autre leur firent l’existence pleine de gourmandises. M. Hauser fumait beaucoup, prélassait son obesité dans différents fauteuils, accompagnait sa bonne au marché pour discerner sur place la valeur et la fraîcheur des marchandises. Une fois, ayant absorbé plus de chopes que de raison, il tomba foudroyé. Mme Hauser devint veuve. Cependant elle n’avait pas oublié son premier amour. Ainsi, avec les tritons rouillés de sa fontaine, elle en conversait mentalement, durant de longues heures. La réminiscence de l’état ecclésiastique de son ami la rendit assidue à pratiquer le culte. Chaque matin, on voyait la boulotte silhouette de Mme Hauser traverser la place en trottinant, puis s’engouffrer sous le flamboyant portail du gothique sanctuaire. Elle y restait une heure, parfois deux, somnolente, en marmottant des prières. La conception qu’elle se formait de Dieu était familière et joviale, elle causait avec lui comme avec les tritons de sa fontaine, lui racontant ses tristesses, ses ennuis et les brefs incidents de sa douillette existence.

Elle fréquentait peu ses voisins. Deux vieilles filles seulement venaient jouer au bezigue le dimanche, car on ne pouvait pas tricoter. C’étaient des causeries sans fin : les vieilles filles potinières questionnaient méthodiquement sur l’emploi de sa semaine, et Mme Hauser répondait par tronçons de phrases affables, petits soupirs, timides bâillements. Souvent il y avait des discussions. Cela commençait sur un sujet d’ordre théologique, puis cela dégénérait sentimentalement en scènes de reproches, piailleries, piques de la part des deux vieilles filles qui geignaient mutuellement, jalouses de son amitié. Mme Hauser était vis-à-vis de leur continence et de leur curiosité, la personne un peu mystérieuse, vaguement supérieure, qui a été mariée ! Quoique détractrices intéressées du mariage, féministes de profession, les vieilles filles n’en regrettaient pas moins leurs destinées. Leurs doigts tremblaient au contact d’un objet nuptial, tel que l’anneau d’or que portait Mme Hauser au doigt, et leurs yeux dans le parloir devenaient fixes et étranges devant le bouquet de fleurs d’oranger, raide sous un globe.

Malgré ces sympathies, ce prestige et sa bienveillance, Mme Hauser devint triste comme la pluie. Elle serrait frileusement ses vieux os, que nulle affection vitale ne pouvait ranimer, dans la dernière chaleur de son égoïsme. La nuit, quand il faisait mauvais, que les volets claquaient sous le vent, que l’eau ruisselait sur les toits, elle aspirait avec sa misérable chair boursouflée et tremblotante à de la chaleur humaine. Il lui semblait qu’elle aimerait maintenant son mari, son pauvre mari incertain, qu’elle n’avait jamais aimé, qu’elle avait pleuré sans âme, son pauvre mari dans la tombe, qu’elle évoquait éperdument, tant ses sens étaient glacés et solitaires !

Quant au pasteur, l’expression la plus intime et la plus chère de son rêve d’amour, il n’était jamais évoqué dans ces nuits de détresse. Elle éprouvait une sorte de pudeur mystique à ne l’associer qu’à certaines de ses pensées. Il demeurait le confident spirituel que la séparation, la vieillesse ne peuvent altérer ; elle le mettait dans l’iconostase de son cœur, à l’abri des maladresses et des poussières de la vie.

Cependant une circonstance imprévue devait ébranler la morne existence de la bonne dame : le pasteur de sa paroisse vint lui annoncer un soir son changement de diocèse, en même temps que la venue prochaine d’un successeur. Ce successeur était son premier ami, marié et père de famille. La secousse fut si rude que d’abord elle l’affola. Elle ne parvenait pas à calmer son trouble, elle demeurait hébétée avec un petit rire frénétique, un peu surnaturel. De la nuit, elle ne put dormir : elle allait à la fenêtre, respirait la calme atmosphère de la place nocturne, récitait intérieurement des louanges à la gloire de la création, chantait des cantiques au clair de lune, se sentait envahie d’une immense pitié, d’un universel amour, enfin redevenait la jeune fille amoureuse et romanesque. Soudain, le poignard de la réalité éventra son rêve, lui rendit la raison. Elle se regarda. Elle vit l’ombre, sur la muraille, de son corps déformé, elle tâta sa chair flasque, ses seins pendants comme si de multiples allaitements les avaient épuisés. Elle se sentit finie, inconsolable. Un crucifix rigide tendait au-dessus de son lit les bois noirs de ses bras hiératiques, mais elle éprouvait de la honte, une honte d’impudicité à lui demander secours pour une souffrance impure ! Un préjugé puéril la vouait d’avance à la damnation éternelle, elle s’appelait pécheresse, et son tourment s’avivait encore à ses remords.

L’aube germa. Mme Hauser, sentant le froid du parquet sous ses pieds nus, alla se coucher. Son sommeil fut sans éclaircies, sans cauchemars. Au matin, quand elle arriva à l’église, on finissait l’office, et comme elle s’asseyait, sur le banc de noyer, à sa place habituelle, elle aperçut dans la pénombre de la nef, entre les pilastres, une silhouette épaisse qui passait. Pour ne pas tomber, elle s’agenouilla. C’était lui, engraissé, blanchi, avec un ventre pareil à celui de M. Hauser !

Il semblait inspecter sa nouvelle église, regardait, s’arrêtait, puis s’étant approché d’elle, instinctivement il la reconnut.

Alors, ce furent de ternes effusions, des souvenirs sans larmes de sacerdotales poignées de mains. Sur un ton satisfait, il lui promit de lui présenter sa famille.

Mme Hauser était écrasée. L’épreuve suprême à laquelle aspirait sa vieillesse, cette entrevue que la fidélité de son amour estimait comme une inappréciable récompense, cette entrevue qu’elle n’osait imaginer tant elle lui paraissait inouïe, elle aboutissait ainsi en un froid échange de sentiments polis, avec des façons rustiques et banales de vieux camarades quittés la veille ! Non, cela elle ne pouvait le supporter. L’homme qu’elle avait aimé était mort ; celui-ci était un simulacre grossier créé pour la désillusionner, tuer son cœur ! Elle quitta l’église à petits pas, chemina machinalement, cherchant sa porte, et ne se retrouva que quand elle fut assise chez elle, devant la fenêtre ouverte, lasse, lasse avec la sensation que le sang s’en allait de ses jambes, la vidait peu à peu, tirant ses débiles forces. Elle fut ainsi une semaine, si étonnée, si candide, qu’elle semblait tombée en enfance. Enfin, dès qu’elle put sortir, ses premiers pas la conduisirent naturellement vers le presbytère. C’était le jour de Pâques.

Tous les quartiers de la ville résonnaient du son de cloches comme s’ils eussent été construits de métaux sonores. Une allégresse primavérile flottait dans le ciel, dans le duvet des nuages légers. Des tavernes, il sortait grand fracas : la foule était endimanchée et les petites filles avaient des boucles blondes. Mme Hauser sonna à la porte du jardin du presbytère encastrée dans une haie. Des voix enfantines, pilées de rire, argentaient l’air. On la fit entrer dans un salon propre mais sans coquetterie. Une femme très mûre, les cheveux tirés, la parole et les mouvements brusques, se présenta elle-même comme femme du pasteur. En même temps, les enfants, attirés par la nouveauté de sa physionomie, la dévisageaient, et un très jeune, familier, grimpa sur ses genoux en l’embrassant. À ce baiser, elle tâcha de sourire, mais son sourire douloureux et forcé effraya le petit comme une grimace. La femme du pasteur excusait cette inconvenance en disant : « C’est mon petit-fils. Ce n’est pas moi qui l’ai élevé… Si c’était moi, cela se passerait autrement ». Puis, sachant Mme Hauser une connaissance d’ancienne date, elle se crut obligée de lui expliquer sa vie, comme une sorte de réhabilitation exigée par l’amitié. Elle ne négligea rien, ni les protestations d’amour de son mari, ni les effets tangibles de ce sentiment : elle énuméra ses rejetons, ils étaient cinq dont trois mariés, ce qui multipliait les produits et constituait une honorable famille. Elle parlait, parlait toujours, immobile, saccadée, sans vibrations, avec un accent mécanique. En face Mme Hauser, impassible, semblait ailleurs, quand le pasteur survint. Alors, comme ébranlée par une commotion de folie, sous l’empire d’une irrésistible émotion, sans proférer rien, Mme Hauser s’en alla.

On ne la revit jamais.

Quand on parlait d’elle, le pasteur disait :

— Tout de même, cette bonne Mme Hauser, je l’ai bien connue autrefois, mais elle n’était pas si fière !

D’UNE SERVANTE D’AUBERGE


Les nappes crues, les bouteilles blondes, la tonnelle à travers laquelle la Seine miroite, les robes fraîches, les rires rauques, et la friture !

Canotiers et batistes ! des touffes de coquelicots et de bleuets accrochées entre les seins des jeunes femmes, de la plaisanterie équivoque qui rôde dans l’air, stimulée par l’odeur verte des champs et par la légère ivresse du vin gris, au bruit des verres trinqués, des baisers furtifs, des petits cris chatouillés et pudiques. Le soleil rudoie la terre, les ombres se coagulent. C’est dimanche, l’été, Paris est à la campagne.

Des couples quittent la capitale, au matin, quand les grandes routes poussiéreuses sont déjà souillées par les sillons des roues stridentes et des pneus mous. Les femmes se décollètent, mettent de la langueur dans leurs regards. On monte dans le train, on s’empile, les linons geignent : les petits jeunes gens imberbes et vindicatifs, à chemises roses et à gants paille, se querellent à propos des glaces des portières, insultent la compagnie, irritent leur maîtresse. Enfin le trajet s’effectue : les hautes maisons noires s’abaissent, les faubourgs s’emmêlent de verdures, les affiches se multiplient criardes, voyantes, tandis que les cheminées d’usines surgissent au milieu des plaines maraîchères, raides sur l’horizon, fumeuses, sinistres.

Les humbles savent le petit coin ombragé, sur la berge, où l’on mange le gougeon que l’on peut pêcher soi-même.

Les grisettes, si elles ont des dents limpides, rient sans cesse. Elles proposent les apéritifs sentimentaux des promenades avant midi, à travers champs, dans les sentiers charbonneux et pleins de tessons de bouteilles. Mais qu’importe ! ça sent l’herbe, l’air de juillet caresse de sa torpeur ; des dilatations musculaires, des épanouissements sensuels font trouver la vie bonne à leurs âmes falottes. Certes, celles-là, les modestes, les travailleuses, les mièvres petites amoureuses aux index piqués et aux tailles fines sont contentes le dimanche ! Elles s’amusent, avec la grâce de leurs illusions fanées, des mélancoliques parties de canotage sur l’eau qui est si jolie, si attendrissante, le cœur embué d’une amourette passagère… Mais les autres, les arrivistes, pâles, les yeux désorbités, rompues par la bicyclette ou l’automobile, abandonnant leur épuisement sur le rocking-chair du restaurant chic, tandis qu’en face la galanterie cynique d’un monsieur gouailleur excite leur verve obscène avec de l’Yquem frappé : celles-là sont lamentables et tragiques.

Cependant les heures passent. L’après-midi suante déferle sa rosée vers le soir.

Un doux ciel mauve teint les sentiments.

Les couples rêveurs quittent les rives et s’écroulent dans les massifs maigres des lilas sans fleurs et des troènes pleins d’insectes. Des familles goûtent sur les pissenlits. Les fillettes sautent à la corde, les petits garçons graves écoutent, assis, le genou entre les paumes, les conversations agricoles ou municipales de leurs papas en complets de coutil. Près des restaurants, le fumet des roux émoustille. Les servantes, d’un geste rogue, époussètent d’un coup de torchon les nappes du matin. De l’allègre jeunesse, nourrie des traditions vénitiennes, accroche des lanternes au treillis des bosquets. Enfin, le soir s’abaisse comme un abat-jour, et il vole des chauve-souris et de nocturnes papillons.

On travaillait dur ce jour-là chez la mère Victoire. Sa bicoque avait une renommée, et la clientèle hebdomadaire des couples dominicaux y venait aimer et boire goulûment. La mère Victoire était une ancienne danseuse, assez attrayante encore en sa flexibilité potelée et ses reins souples et nerveux qui se déhanchaient si bien, jadis, au-dessus de la rampe blafarde, dans la poussière soulevée de ses pas. Quand elle eut atteint l’âge de la retraite, elle rêva de satisfaire sa tendresse en jouissant de celle des autres, et pour cela, elle acheta le petit restaurant de banlieue fréquenté par les idylles, et, en soignant les amoureux qu’elle appelait mes « petits pigeons », elle acquit bientôt une réputation familière.

Depuis deux ans, elle avait parmi ses servantes, une certaine fille, brune, grande, dégingandée, au type trivial, à l’air bourru. Cette fille était d’origine ambiguë. Elle était venue se présenter un jour d’août brûlant, où la clientèle était nombreuse, et où il manquait des mains pour éplucher le poisson. Dès lors, elle était restée, car Mme Victoire savait apprécier le bras rudes, les efforts insatiables et la frugalité. Eugénie travaillait comme dix, avec des dentelles à ses jupons et des rubans crevette à ses manches.

Ce clinquant de mise, en augmentant sa laideur, ne provoquait pas la raillerie lubrique du propos, mais le burlesque du rire, du rire assassin qui tue continuellement les pauvres êtres ridicules. Eugénie s’en apercevait à peine. Elle ne se croyait pas affreuse au point de déterminer la répulsion, et c’est dans l’espoir de toucher un jour une sensitivité affectueuse, qu’elle était coquette. Son imagination n’aspirait qu’à l’amour. Elle ne vivait au reste que dans une atmosphère érotique, en perpétuelle sensation d’odeurs de chair et de bruits de baisers.

Le dimanche surtout lui serrait le cœur à l’angoisser. Servir des couples plus ou moins enlacés, entendre, à travers le heurt des fourchettes, des syllabes murmurées qui lui arrachaient les nerfs, enfin, être seule, être délaissée, cette déception la lancinait et faisait redoubler, comme une sorte de rage, son activité.

Eugénie balayait la salle, soignait le poulailler, versait à boire, apprêtait les volailles, gonflait les pneus des bicyclettes, servait les repas sous les tonnelles.

Elle parlait peu, se supportait pas les observations, évinçait de mots saccadés les « raisons » de Mme Victoire. Le matin, le garçon boucher, un beau gars, avec un teint de pré-salé, des bras bleuis de veines et des yeux de faïence, tâchait bien de la plaisanter quelquefois, mais Eugénie, hostile, repoussait ses ricanements avec une énergie intimidante. Elle avait de la sympathie pour ce beau mâle, et la conscience que sa laideur était l’objet bouffon de ses avances la rendait honteuse, la faisait ainsi brutale.

— Il faudra, Eugénie, pour aujourd’hui, trois poulets et deux lapins, dit Mme Victoire. On cuit déjà : il y aura donc beaucoup de monde ; surtout n’oubliez pas de rincer les abatis convenablement, afin qu’on les accommode. Ces niais-là de Parisiens ne vont pas se figurer qu’on ne mange que les blancs de poulets, il y a aussi les abats, ajouta-t-elle en riant, qui ne sont pas toujours à déconsidérer dans l’monde !

Sans répondre, Eugénie se dirigea vers la basse-cour, la mine renfrognée, les poils de la lèvre supérieure drus et hérissés singulièrement. Elle releva au-dessus du coude ses manches roses où pendaient des fanfreluches, puis ayant attrapé par la queue une poule sautillante, de ses mains courtes, aux ongles plats et noirs, elle étrangla la bête.

Ce fut une longue opération : après avoir plumé, il fallut, d’un coutelas avisé, vider la pauvre chair qui retomba flasque sur des os cariés. Eugénie ayant avalé une plume voltigeante, toussa, cracha, en grommelant. Elle tira la membrane du gésier, elle entra ses doigts avec frénésie dans boyaux déliquescents, mous, glandulaires. Elle vengeait son éternelle désillusion d’amour en le geste lugubre et grossier d’un meurtre et d’un nettoyage. Sentir au bout des doigts la souffrance palpable, les imbiber d’immondices, cette ignominieuse volupté la soulageait instinctivement. Elle n’avait pas cependant de viles et cruelles tendances, mais elle souffrait, et elle ignorait la résignation.

Il vint, en effet, ce jour-là, beaucoup de monde.

Mme Victoire n’avait pas eu tort d’anticiper sur la quantité de victuailles nécessaires. Les gibelottes surtout eurent un charme fort goûté, qui déconcerta un peu la vogue des fritures. Au crépuscule, au train de cinq heures, il débarqua un jeune couple qui paraissait ardent, avide et inquiet. Ils restèrent pendant deux heures dans le chemin feuillu, tout près de l’eau, sous les saules, et quand survint l’heure du dîner, ils choisirent un bosquet isolé, à peine éclairé, sans lanternes vénitiennes. Eugénie les servit. Elle était troublée, à s’en évanouir, des arômes brûlants qui se dégageaient de leur tacité. Ils ne parlaient pas, mais au moindre mouvement, au frôlement banal d’un bras pour passer un plat, elle sentait, dans sa chair rugueuse, les échanges passionnés de leurs épidermes. Eux, cependant, n’y croyaient peut-être pas ! Ils étaient plus accaparés par le souci de leur aventure (car la jeune femme était mariée) que par l’intérêt de leur amour. Leurs caresses étaient voulues, conscientes : ils désiraient jouir de leur escapade, et pour cela voulant mettre les bouchées doubles, ils tâchaient de s’exalter et ne trouvaient rien à se dire. Eugénie brisa une assiette, Mme Victoire l’entendit et hurla. Le jeune homme, gentiment, proposa de la rembourser, mais Eugénie hautaine refusa. En même temps un chœur enroué d’hommes entonna, au dessert, la langoureuse cadence du refrain à la mode. Les cœurs des femmes fondaient, elles assouplissaient leurs bustes sur leurs chaises, leurs mains glissaient dans celles de leurs amis en tourmentant leurs grosses bagues.

La campagne était dans la nuit. Des nuages empêchaient la lune de briller. Le vent apportait des bruits de mirlitons, les sifflets de la gare, et les lourds roulements des chariots pour les Halles.

Le couple suggestif que servait Eugénie s’abandonnait avec plus de franchise. Ils oubliaient et l’obsession de l’adultère et la présence intermittente de la bonne ; ils rapprochaient leurs chaises amoureusement. « M’aimes-tu ? — Je t’adore. Méchant rat… — Caille chérie… » bruissaient dans l’ombre.

Eugénie apporta le fromage. Ils n’en prirent point, bercés en une somnolence savoureuse. Cependant, comme elle débouchait le champagne, ils furent brutalement réveillés, car elle éclata en sanglots.

D’UNE MODISTE


Il faisait chaud. La poussière voltigeante noyait la rue dans la brume. C’était la chaussée d’Antin tumultueuse, animée à l’heure crépusculaire où des femmes blêmes attendent sous les réverbères, où les camelots courent, agitent des journaux, le cri bossué, propagateur de scandales. Les passants circulaient vulgaires, ternes, dénués de cette empreinte tragique d’anxiété que certains poètes hallucinés croient discerner en leurs masques.

Comme c’était l’été, les femmes avaient des robes claires, leurs prunelles étaient humides et épanouies, de fines sueurs perlaient leur peau. Les charrettes de fruits passaient, provoquant des convoitises : souvent, des trottins achetaient des cerises, et derrière leurs pas, les petits noyaux s’égrenaient, tandis que sur leur bouche pâle le suc rouge suintait, savoureux comme du sang. Tache blafarde dans la foule, un petit Toscan, poudré de blanc, jonglait avec ses statuettes de plâtre. De vieux messieurs suivaient des filles débraillées ; des individus suspects, les épaules remontées, l’œil à monocle, la cravate voyante, empoisonnaient leur ultime rachitisme aux odeurs morbides de l’ambiance. La rue était navrante ; l’été rendait l’effort plus pénible, l’aspiration plus veule.

On sentait même chez les êtres satisfaits, chez les petits fonctionnaires par exemple, la dépression de cette certitude habituelle qui rend leur démarche assurée et grave avec candeur. Ces sacerdotes du pouvoir abandonnaient leur dignité de manières ; les gros surtout coulaient lentement dans la foule, la serviette lâche sous le bras, le canotier à l’arrière, et les privilégiés habitant la banlieue se hâtaient vers la gare, en portant des paquets gras.

Derrière la porte vitrée d’un magasin de modes, une jeune fille regardait. Son buste gracile était moulé dans du noir, elle avait un visage irrégulier à la pulpe lymphatique, des yeux d’étang et des cheveux de teinte indécise, coiffés haut et savamment. Un rien de cette coquetterie qui emmèche les Parisiennes avivait son corsage d’un frisson de dentelles. Sa toilette représentait symboliquement son état psychique de demoiselle de magasin, c’est-à-dire beaucoup de mélancolie avec un rien de frivolité à fleur d’âme. Ce n’était pas un caractère d’élite que celui de Mlle Hortense, mais il était intense cependant en sa ténuité de grisaille. Ces caractères sont communs à Paris dans le milieu commercial, où le perpétuel contact avec les étrangers finit par stériliser les instincts vigoureux chez les individus chargés de l’entretenir.

Mlle Hortense était dans ce cas. Toutes ses impulsions de fillette précoce et passionnée avaient dégénéré sous une sorte de maîtrise perverse de volonté. L’habitude de contraindre ses gestes, de les rendre utiles, de servir en un mot, avait façonné son intelligence. Elle réglait ses sentiments comme un livre de comptes, mesurait ses impressions à leur juste valeur, mutilait ses conceptions pour les rendre pratiques, enfin, avait ce sens superficiel du positif qui mène les logiques les plus équilibrées à un suicide inévitable. Ce suicide fictif elle le sentait déjà, quoique très jeune, profond comme un trou dans son âme. Le spleen, c’était le spleen de ne pas renouveler ses idées, de ne pas pouvoir modifier la physionomie de sa conscience ; voir toujours manœuvrer sur le tréteau de son intelligence les mêmes silhouettes mesquines des mêmes intérêts, les mêmes fantoches des pâles désirs ; ne jamais se sentir labouré par le galop des folles fantaisies ; ne jamais être pétrie par les tenailles ou les caresses des vivantes sensations… Cette impuissance la hantait, et quand elle était seule, elle triturait ses membres avec détresse, comme pour leur demander naïvement le secret de leur anémie. En résumé, c’était une martyre de sa sensualité, martyre du cynisme social qui lui infligeait le devoir d’une situation inappropriée à elle-même. Son honnêteté était immorale par rapport à ses tendances, car toute force conventionnelle tuant une force instinctive tue le droit, et son droit, à cette fille, c’était d’être courtisane ! Elle n’avait pas été constituée pour tordre de chic des rubans, coudre des fleurs, manier des tulles, elle avait été constituée pour le rôle, profond jusqu’à la souffrance, de la volupté. Cette demoiselle au buste gracile, au geste utile, au mi-sourire fixe, aux paroles compassées, eût été une fauve superbe, déchaînée. Elle aurait trouvé des impulsions magnifiques, elle aurait eu des caresses inspirées, elle aurait hypéresthésié ses proies…

Cette demoiselle lymphatique coiffée haut et savamment : quelle pantelante beauté dans ses cheveux épars…

Cette demoiselle aux yeux verts : quels mirages d’amour ! Cette modiste, dont les doigts avouaient parfois les tortures et les tendresses dans les trouvailles seyantes des ornements d’un chapeau, eût pu être enfin une grande actrice passionnelle.

Mais Mlle Hortense avait été obsédée du dégoût du vice dès son enfance. De tristes promiscuités avec des créatures non créées pour leur métier l’avaient élevée dans une logique horreur de la prostitution. Quant au luxe d’aimer pour l’amour, elle n’avait jamais à cet égard, éprouvé que de vulgaires déceptions, et c’est cela qui ridait son sourire d’un scepticisme mitigé de désir.

Elle vivait donc économe, rangée, indifférente d’ordinaire, si ce n’est au printemps, où périodiquement elle éprouvait une légère fièvre sentimentale. Ses patrons la considéraient comme une excellente recrue, et ses compagnes la supportaient, malgré son humeur noire, à cause des caprices qui de temps à autre émergeaient dans son ennui, et les entraînaient à des escapades de plaisir plus ou moins exentriques, mais toujours bruyantes de rires. C’est ainsi, que ce samedi de juin poussiéreux, Mlle Hortense, collée contre la vitre, se retourna et proposa à l’improviste aux deux vendeuses qui bâillaient, de passer la soirée à la fête de Neuilly :

— On inviterait, en allant dîner, Blanche, Claire, pas Raoul, mais le petit Chose qui avait été si drôle, l’autre soir, quand il voulait sauter, en traversant, par dessus le bâton de guimauve du sergent de ville ! Et puis, Hélène mettra sa robe neuve et on verra comme ça l’attife, et puis ce sera l’occasion de rigoler encore une bonne fois avant qu’Eugène parte pour le service…

Dit, conclu, et toute la bande joyeuse se dispersa dans la foule, aussitôt arrivée à Neuilly, dès que les bruits et les lueurs aigres de la foire mirent en gaîté les goûts jeunes de ces sensibilités simples. Hortense, avec une amie et Eugène, monta sur les montagnes russes. Le premier trajet fut exquis : ce plaisir d’angoisse, cette jouissance du vertige, cette sensation enivrante d’agonie, énerva son délire.

Elle riait si maladivement que son rire déchirait l’ouïe et faisait retourner des têtes. « Ohé ! la p’tite dame, là-haut, ça fait plaisir ! » dit en la désignant un ouvrier qui passait. Un groupe de demi-mondaines fardées à blanc, la regardèrent avec dépit, et leurs compagnons leur ayant proposé un tour, elles haussèrent les épaules en s’esclaffant.

Cependant, la voiturette était lancée une seconde fois pour revenir à son point de départ. Hortense, assise au bord de la banquette, percevait, à travers ses cils baissés, comme en une somnolence de fièvre, le monde grouillant, les décors des baraques, la surface de la fête, bruyamment rayée de grandes lueurs blafardes et d’ombres violettes.

Tout à coup, son rire se tut, brisé si soudainement, qu’un remous se produisit dans le rassemblement formé au bas de l’escalier. Des cris de femme jaillirent.

Le corps d’Hortense gisait pareil à une loque noire liserée de rouge.

Elle avait été projetée, par une détente réflexe d’éblouissement, hors de la voiturette, sur le sol.

Durant sa chute, une spontanée langueur l’avait envahie, mais le choc avait été rude comme un réveil de la mort. Elle ne mourut pas cependant ; on la posa sur une civière, puis, lentement, frôlant les trottoirs blancs sous la lune, une voiture des ambulances l’emporta dans la nuit. Pendant ce temps, des gens attirés par l’odeur rouge de l’accident discutaient encore, et Neuilly bruissait, clinquant, était tout fête !

À l’automne suivant, un jour où les rafales plaquent les jupes aux jambes et dépouillent les arbres, derrière la vitre d’un magasin de modes. Hortense plus pâle, avec des yeux plus verts, des pupilles étrangement foncées, regardait la chaussée d’Antin. Elle était assise, occupée à rucher un tulle, et un bout de bois noir passait parfois sous sa jupe lorsque, rêvant, sa coquetterie vigilante oubliait. Elle avait été amputée d’une jambe, et, par une réaction de sensibilité singulière, elle s’était mise à aimer ses doigts, à les aimer maniaquement, comme on aime une sensation habituelle et mystérieuse.

Elle passait ses journées à coudre maintenant. Toute sa douleur intime se dégageait ainsi et souvent elle exaspérait sa détresse, quand, travaillant cruellement, ses nerfs geignaient sous l’aiguille.

Le contact de la mort, lors de son accident, n’avait pas guéri son spleen. Au lieu d’exalter ses facultés ardentes, le contact suprême trop violent pour sa nature débile, les avait éteintes à jamais. Enfin, n’eût été le bout de bois ciré aperçu parfois sous sa robe. Mlle Hortense n’aurait pas eu d’histoire.

Yvonne Vernon