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Splendeurs et misères des courtisanes/Troisième partie

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Œuvres complètes de H. de Balzac, XIIA. Houssiaux (p. 1-96).


TROISIÈME PARTIE.

OÙ MÈNENT LES MAUVAIS CHEMINS.


Le lendemain, à six heures, deux voitures menées en poste et appelées par le peuple dans sa langue énergique des paniers à salade sortirent de la Force, pour se diriger sur la Conciergerie au Palais de Justice.

Il est peu de flâneurs qui n’aient rencontré cette geôle roulante ; mais quoique la plupart des livres soient écrits uniquement pour les Parisiens, les Étrangers seront sans doute satisfaits de trouver ici la description de ce formidable appareil de notre justice criminelle. Qui sait ? les polices russe, allemande ou autrichienne, les magistratures des pays privés de paniers à salade en profiteront peut-être ; et, dans plusieurs contrées étrangères, l’imitation de ce mode de transport sera certainement un bienfait pour les prisonniers.

Cette ignoble voiture à caisse jaune, montée sur deux roues et doublée en tôle, est divisée en deux compartiments. Par-devant, il se trouve une banquette garnie de cuir sur laquelle se relève un tablier. C’est la partie libre du panier à salade, elle est destinée à un huissier et à un gendarme. Une forte grille en fer treillissé sépare, dans toute la hauteur et la largeur de la voiture, cette espèce de cabriolet du second compartiment où sont deux bancs de bois placés, comme dans les omnibus, de chaque côté de la caisse et sur lesquels s’asseyent les prisonniers ; ils y sont introduits au moyen d’un marchepied et par une portière sans jour qui s’ouvre au fond de la voiture. Ce surnom de panier à salade vient de ce que, primitivement, la voiture étant à claire-voie de tous côtés, les prisonniers devaient y être secoués absolument comme des salades. Pour plus de sécurité, dans la prévision d’un accident, cette voiture est suivie d’un gendarme à cheval, surtout quand elle emmène des condamnés à mort pour subir leur supplice. Ainsi l’évasion est impossible. La voiture, doublée de tôle, ne se laisse mordre par aucun outil. Les prisonniers, scrupuleusement fouillés au moment de leur arrestation ou de leur écrou, peuvent tout au plus posséder des ressorts de montre propres à scier des barreaux, mais impuissants sur des surfaces planes. Aussi le panier à salade, perfectionné par le génie de la police de Paris, a-t-il fini par servir de modèle pour la voiture cellulaire qui sert maintenant à transporter les forçats au bagne et par laquelle on a remplacé l’effroyable charrette, la honte des civilisations précédentes, quoique Manon Lescaut l’ait illustrée.

Le panier à salade sert à plusieurs usages. On expédie d’abord ainsi les prévenus des différentes prisons de la capitale au Palais pour y être interrogés par le magistrat instructeur. En argot de prison, cela s’appelle aller à l’instruction. On amène ensuite les accusés de ces mêmes prisons au Palais pour y être jugés, quand il ne s’agit que de la justice correctionnelle ; puis, quand il est question, en termes de palais, du Grand Criminel, on les transvase des Maisons d’Arrêt à la Conciergerie, qui est la Maison de Justice du Département de la Seine. Enfin les condamnés à mort sont menés dans un panier à salade de Bicêtre à la barrière Saint-Jacques, place destinée aux exécutions capitales, depuis la Révolution de Juillet. Grâce à la philanthropie, ces malheureux ne subissent plus le supplice de l’ancien trajet qui se faisait auparavant de la Conciergerie à la place de Grève dans une charrette absolument semblable à celle dont se servent les marchands de bois. Cette charrette n’est plus affectée aujourd’hui qu’au transport de l’échafaud. Sans cette explication, le mot d’un illustre condamné à son complice : — « C’est maintenant l’affaire des chevaux ! » en montant dans le panier à salade, ne se comprendrait pas. Il est impossible d’aller au dernier supplice plus commodément qu’on y va maintenant à Paris.

En ce moment, les deux paniers à salade sortis de si grand matin servaient exceptionnellement à transférer deux prévenus de la Maison d’Arrêt de la Force à la Conciergerie, et chacun de ces prévenus occupait à lui seul un panier à salade.

Les neuf dixièmes des lecteurs et les neuf dixièmes du dernier dixième ignorent certainement les différences considérables qui séparent ces mots : Inculpé, Prévenu, Accusé, Détenu, Maison d’Arrêt, Maison de Justice ou Maison de Détention ; aussi tous seront-ils vraisemblablement étonnés d’apprendre ici qu’il s’agit de tout notre Droit Criminel, dont l’explication succincte et claire leur sera donnée tout à l’heure autant pour leur instruction que pour la clarté du dénoûement de cette histoire. D’ailleurs, quand on saura que le premier panier à salade contenait Jacques Collin et le second Lucien qui venait en quelques heures de passer du faîte des grandeurs sociales au fond d’un cachot, la curiosité sera suffisamment excitée déjà. L’attitude des deux complices était caractéristique. Lucien de Rubempré se cachait pour éviter les regards que les passants jetaient sur le grillage de la sinistre et fatale voiture dans le trajet qu’elle faisait par la rue Saint-Antoine pour gagner les quais par la rue du Martroi, et par l’arcade Saint-Jean sous laquelle on passait alors pour traverser la place de l’Hôtel-de-Ville. Aujourd’hui cette arcade forme la porte d’entrée de l’hôtel du préfet de la Seine dans le vaste palais municipal. L’audacieux forçat collait sa face sur la grille de sa voiture, entre l’huissier et le gendarme qui, sûrs de leur panier à salade, causaient ensemble.

Les journées de juillet 1830 et leur formidable tempête ont tellement couvert de leur bruit les événements antérieurs, l’intérêt politique absorba tellement la France pendant les six derniers mois de cette année, que personne aujourd’hui ne se souvient plus ou se souvient à peine, quelque étranges qu’elles aient été, de ces catastrophes privées, judiciaires, financières qui forment la consommation annuelle de la curiosité parisienne et qui ne manquèrent pas dans les six premiers mois de cette année. Il est donc nécessaire de faire observer combien Paris était alors momentanément agité par la nouvelle de l’arrestation d’un prêtre espagnol trouvé chez une courtisane et par celle de l’élégant Lucien de Rubempré, le futur de mademoiselle de Grandlieu, pris sur la grand’route d’Italie, au petit village de Grez, inculpés tous les deux d’un assassinat dont le fruit allait à sept millions ; car le scandale de ce procès surmonta cependant quelques jours l’intérêt prodigieux des dernières élections faites sous Charles X !

D’abord ce procès criminel intéressait en partie un des plus riches banquiers, le baron de Nucingen. Puis Lucien, à la veille de devenir le secrétaire intime du premier ministre, appartenait à la société parisienne la plus élevée. Dans tous les salons de Paris, plus d’un jeune homme se souvint d’avoir envié Lucien quand il avait été distingué par la belle duchesse de Maufrigneuse, et toutes les femmes savaient qu’il intéressait alors madame de Sérizy, femme d’un des premiers personnages de l’État. Enfin la beauté de la victime jouissait d’une célébrité singulière dans les différents mondes qui composent Paris : dans le grand monde, dans le monde financier, dans le monde des courtisanes, dans le monde des jeunes gens, dans le monde littéraire. Depuis deux jours, tout Paris parlait donc de ces deux arrestations. Le juge d’instruction à qui l’affaire était dévolue, monsieur Camusot, y vit un titre à son avancement ; et, pour procéder avec toute la vivacité possible, il avait ordonné de transférer les deux inculpés de la Force à la Conciergerie dès que Lucien de Rubempré serait arrivé de Fontainebleau. L’abbé Carlos et Lucien n’ayant passé, le premier que douze heures et le second qu’une demi-nuit à la Force, il est inutile de dépeindre cette prison qu’on a depuis entièrement modifiée ; et, quant aux particularités de l’écrou, ce serait une répétition de ce qui devait se passer à la Conciergerie.

Mais avant d’entrer dans le drame terrible d’une instruction criminelle, il est indispensable, comme il vient d’être dit, d’expliquer la marche normale d’un procès de ce genre ; d’abord ses diverses phases en seront mieux comprises et en France et à l’Étranger ; puis ceux qui l’ignorent apprécieront l’économie du Droit criminel, tel que l’ont conçu les législateurs sous Napoléon. C’est d’autant plus important que cette grande et belle œuvre est, en ce moment, menacée de destruction par le système dit pénitentiaire.

Un crime se commet : s’il y a flagrance, les inculpés sont emmenés au corps-de-garde voisin et mis dans ce cabanon nommé par le peuple violon, sans doute parce qu’on y fait de la musique : on y crie ou l’on y pleure. De là, les inculpés sont traduits par-devant le commissaire de police, qui procède à un commencement d’instruction et qui peut les relaxer, s’il y a erreur ; enfin les inculpés sont transportés au dépôt de la Préfecture, où la police les tient à la disposition du procureur du roi et du juge d’instruction, qui, selon la gravité des cas, avertis plus ou moins promptement, arrivent et interrogent les gens en état d’arrestation provisoire. Selon la nature des présomptions, le juge d’instruction lance un mandat de dépôt et fait écrouer les inculpés à la Maison d’Arrêt. Paris a trois Maisons d’Arrêt : Sainte-Pélagie, la Force et les Madelonnettes.

Remarquez cette expression d’inculpés. Notre Code a créé trois distinctions essentielles dans la criminalité : l’inculpation, la prévention, l’accusation. Tant que le mandat d’arrêt n’est pas signé, les auteurs présumés d’un crime ou d’un délit grave sont des inculpés ; sous le poids du mandat d’arrêt, ils deviennent des prévenus, ils restent purement et simplement prévenus tant que l’instruction se poursuit. L’instruction terminée, une fois que le tribunal a jugé que les prévenus devaient être déférés à la Cour, ils passent à l’état d’accusés, lorsque la Cour royale a jugé, sur la requête du procureur-général, qu’il y a charges suffisantes pour les traduire en cour d’assises. Ainsi, les gens soupçonnés d’un crime passent par trois états différents, par trois cribles avant de comparaître devant ce qu’on appelle la Justice du pays. Dans le premier état, les innocents possèdent une foule de moyens de justification : le public, la garde, la police. Dans le second état, ils sont devant un magistrat, confrontés aux témoins, jugés par une chambre de tribunal à Paris, ou par tout un tribunal dans les départements. Dans le troisième, ils comparaissent devant douze conseillers, et l’arrêt de renvoi par-devant la cour d’assises peut, en cas d’erreur ou pour défaut de forme, être déféré par les accusés à la cour de cassation. Le jury ne sait pas tout ce qu’il soufflette d’autorités populaires, administratives et judiciaires quand il acquitte des accusés. Aussi, selon nous, à Paris (nous ne parlons pas des autres Ressorts), nous paraît-il bien difficile qu’un innocent s’asseye jamais sur les bancs de la cour d’assises.

Le détenu, c’est le condamné. Notre Droit criminel a créé des Maisons d’Arrêt, des Maisons de Justice et des Maisons de Détention, différences juridiques qui correspondent à celles de prévenu, d’accusé, de condamné. La prison comporte une peine légère, c’est la punition d’un délit minime ; mais la détention est une peine afflictive, et, dans certains cas, infamante. Ceux qui proposent aujourd’hui le système pénitentiaire bouleversent donc un admirable Droit criminel où les peines étaient supérieurement graduées, et ils arriveront à punir les peccadilles presque aussi sévèrement que les plus grands crimes. On pourra d’ailleurs comparer dans les Scènes de la Vie politique (Voir Une Ténébreuse Affaire) les différences curieuses qui existèrent entre le Droit criminel du code de Brumaire an iv et celui du code Napoléon qui l’a remplacé.

Dans la plupart des grands procès, comme dans celui-ci, les inculpés deviennent aussitôt des prévenus. La justice lance immédiatement le mandat de dépôt ou d’arrestation. En effet, dans le plus grand nombre des cas, les inculpés ou sont en fuite, ou doivent être surpris instantanément. Aussi, comme on l’a vu, la Police, qui n’est là que le moyen d’exécution, et la Justice étaient-elles venues avec la rapidité de la foudre au domicile d’Esther. Quand même il n’y aurait pas eu des motifs de vengeance soufflés par Corentin à l’oreille de la Police judiciaire, il y avait dénonciation d’un vol de sept cent cinquante mille francs par le baron de Nucingen.

Au moment où la première voiture qui contenait Jacques Collin atteignit à l’arcade Saint-Jean, passage étroit et sombre, un embarras força le postillon d’arrêter sous l’arcade. Les yeux du prévenu brillaient à travers la grille comme deux escarboucles, malgré le masque de moribond qui la veille avait fait croire au directeur de la Force à la nécessité d’appeler le médecin. Libres en ce moment, car ni le gendarme ni l’huissier ne se retournaient pour voir leur pratique, ces yeux flamboyants parlaient un langage si clair qu’un juge d’instruction habile, comme monsieur Popinot par exemple, aurait reconnu le forçat dans le sacrilége. En effet Jacques Collin, depuis que le panier à salade avait franchi la porte de la Force, examinait tout sur son passage. Malgré la rapidité de la course, il embrassait d’un regard avide et complet les maisons depuis leur dernier étage jusqu’au rez-de-chaussée. Il voyait tous les passants et il les analysait. Dieu ne saisit pas mieux sa création dans ses moyens et dans sa fin que cet homme ne saisissait les moindres différences dans la masse des choses et des passants. Armé d’une espérance, comme le dernier des Horaces le fut de son glaive, il attendait du secours. À tout autre qu’à ce Machiavel du bagne, cet espoir eût paru tellement impossible à réaliser qu’il se serait laissé machinalement aller, ce que font tous les coupables. Aucun d’eux ne songe à résister dans la situation où la Justice et la Police de Paris plongent les prévenus, surtout ceux mis au secret, comme l’étaient Lucien et Jacques Collin. On ne se figure pas l’isolement soudain où se trouve un prévenu : les gendarmes qui l’arrêtent, le commissaire qui l’interroge, ceux qui le mènent en prison, les gardiens qui le conduisent dans ce qu’on appelle littérairement un cachot, ceux qui le prennent sous les bras pour le faire monter dans un panier à salade, tous les êtres qui dès son arrestation l’entourent, sont muets ou tiennent registre de ses paroles pour les répéter soit à la police, soit au juge. Cette absolue séparation, si simplement obtenue entre le monde entier et le prévenu, cause un renversement complet dans ses facultés, une prodigieuse prostration de l’esprit, surtout quand ce n’est pas un homme familiarisé par ses antécédents avec l’action de la Justice. Le duel entre le coupable et le juge est donc d’autant plus terrible que la Justice a pour auxiliaires le silence des murailles et l’incorruptible indifférence de ses agents.

Néanmoins, Jacques Collin ou Carlos Herrera (il est nécessaire de lui donner l’un ou l’autre de ces noms selon les nécessités de la situation) connaissait de longue main les façons de la police, de la geôle et de la justice. Aussi, ce colosse de ruse et de corruption avait-il employé les forces de son esprit et les ressources de sa mimique à bien jouer la surprise, la niaiserie d’un innocent, tout en donnant aux magistrats la comédie de son agonie. Comme on l’a vu, Asie, cette savante Locuste, lui avait fait prendre un poison mitigé de manière à produire le semblant d’une maladie mortelle. L’action de monsieur Camusot, celle du commissaire de police, l’interrogante activité du Procureur du roi avaient donc été annulées par l’action, par l’activité d’une apoplexie foudroyante.

— Il s’est empoisonné, s’était écrié monsieur Camusot épouvanté par les souffrances du soi-disant prêtre quand on l’avait descendu de la mansarde en proie à d’horribles convulsions.

Quatre agents avaient eu beaucoup de peine à convoyer l’abbé Carlos par les escaliers jusqu’à la chambre d’Esther où tous les magistrats et les gendarmes étaient réunis.

— C’est ce qu’il avait de mieux à faire s’il est coupable, avait répondu le Procureur du Roi.

— Le croyez-vous donc malade ?… avait demandé le commissaire de police.

La Police doute toujours de tout. Ces trois magistrats s’étaient alors parlé, comme on le suppose, à l’oreille, mais Jacques Collin avait deviné sur leurs physionomies le sujet de leurs confidences, et il en avait profité pour rendre impossible ou tout à fait insignifiant l’interrogatoire sommaire qui se fait au moment d’une arrestation ; il avait balbutié des phrases où l’espagnol et le français se combinaient de manière à présenter des non-sens.

À la Force, cette comédie avait obtenu d’abord un succès d’autant plus complet que le chef de la Sûreté (abréviation de ces mots chef de la brigade de police de sûreté), Bibi-Lupin, qui jadis avait arrêté Jacques Collin dans la pension bourgeoise de madame Vauquer, était en mission dans les départements, et suppléé par un agent désigné comme le successeur de Bibi-Lupin et à qui le forçat était inconnu.

Bibi-Lupin, ancien forçat, compagnon de Jacques Collin au bagne, était son ennemi personnel. Cette inimitié prenait sa source dans les querelles où Jacques Collin avait toujours eu le dessus, et dans la suprématie exercée par Trompe-la-Mort sur ses compagnons. Enfin, Jacques Collin avait été pendant dix ans la Providence des forçats libérés, leur chef, leur conseil à Paris, leur dépositaire et par conséquent l’antagoniste de Bibi-Lupin.

Donc, quoique mis au secret, il comptait sur le dévouement intelligent et absolu d’Asie, son bras droit, et peut-être sur Paccard, son bras gauche, qu’il se flattait de retrouver à ses ordres une fois que le soigneux lieutenant aurait mis à l’abri les sept cent cinquante mille francs volés. Telle était la raison de l’attention surhumaine avec laquelle il embrassait tout sur sa route. Chose étrange ! cet espoir allait être pleinement satisfait.

Les deux puissantes murailles de l’arcade Saint-Jean étaient revêtues à six pieds de hauteur d’un manteau de boue permanent produit par les éclaboussures du ruisseau ; car les passants n’avaient alors, pour se garantir du passage incessant des voitures et de ce qu’on appelait les coups de pied de charrette, que des bornes depuis longtemps éventrées par les moyeux des roues. Plus d’une fois la charrette d’un carrier avait broyé là des gens inattentifs. Tel fut Paris pendant longtemps et dans beaucoup de quartiers. Ce détail peut faire comprendre l’étroitesse de l’arcade Saint-Jean et combien il était facile de l’encombrer. Qu’un fiacre vînt à y entrer par la place de Grève, pendant qu’une marchande dite des quatre-saisons y poussait sa petite voiture à bras pleine de pommes par la rue du Martroi, la troisième voiture qui survenait occasionnait alors un embarras. Les passants se sauvaient effrayés en cherchant une borne qui pût les préserver de l’atteinte des anciens moyeux, dont la longueur était si démesurée qu’il a fallu des lois pour les rogner. Quand le panier à salade arriva, l’arcade était barrée par une de ces marchandes des quatre-saisons dont le type est d’autant plus curieux qu’il en existe encore des exemplaires dans Paris, malgré le nombre croissant des boutiques de fruitières. C’était si bien la marchande des rues, qu’un sergent de ville, si l’institution en avait été créée alors, l’eût laissée circuler sans lui faire exhiber son permis, malgré sa physionomie sinistre qui suait le crime. La tête, couverte d’un méchant mouchoir de coton à carreaux en loques, était hérissée de mèches rebelles qui montraient des cheveux semblables à des poils de sanglier. Le cou rouge et ridé faisait horreur, et le fichu ne déguisait pas entièrement une peau tannée par le soleil, par la poussière et par la boue. La robe était comme une tapisserie. Les souliers grimaçaient à faire croire qu’ils se moquaient de la figure aussi trouée que la robe. Et quelle pièce d’estomac !… un emplâtre eût été moins sale. À dix pas, cette guenille ambulante et fétide devait affecter l’odorat des gens délicats. Les mains avaient fait cent moissons ! Ou cette femme revenait d’un sabbat allemand, ou elle sortait d’un dépôt de mendicité. Mais quels regards !… quelle audacieuse intelligence, quelle vie contenue quand les rayons magnétiques de ses yeux et ceux de Jacques Collin se rejoignirent pour échanger une idée !

— Range-toi donc, vieil hospice à vermine !… cria le postillon d’une voix rauque.

— Ne vas-tu pas m’écraser, hussard de la guillotine, répondit-elle, ta marchandise ne vaut pas la mienne.

Et en essayant de se serrer entre deux bornes pour livrer passage, la marchande embarrassa la voie pendant le temps nécessaire à l’accomplissement de son projet.

— Ô Asie ! se dit Jacques Collin qui reconnut sur-le-champ sa complice, tout va bien.

Le postillon échangeait toujours des aménités avec Asie et les voitures s’accumulaient dans la rue du Martroi.

Ahé !… pecairé fermati. Souni là. Vedrem !… s’écria la vieille Asie avec ces intonations illinoises particulières aux marchandes des rues qui dénaturent si bien leurs paroles qu’elles deviennent des onomatopées compréhensibles seulement pour les Parisiens.

Dans le brouhaha de la rue et au milieu des cris de tous les cochers survenus, personne ne pouvait faire attention à ce cri sauvage qui semblait être celui de la marchande. Mais cette clameur distincte pour Jacques Collin, lui jetait à l’oreille dans un patois de convention mêlé d’italien et de provençal corrompus, cette phrase terrible : — Ton pauvre petit est pris ; mais je suis là pour veiller sur vous. Tu vas me revoir…

Au milieu de la joie infinie que lui causait son triomphe sur la Justice, car il espérait pouvoir entretenir des communications au dehors, Jacques Collin fut atteint par une réaction qui eût tué tout autre que lui.

— Lucien arrêté !… se dit-il. Et il faillit s’évanouir. Cette nouvelle était plus affreuse pour lui que le rejet de son pourvoi s’il eût été condamné à mort.

Maintenant que les deux paniers à salade roulent sur les quais, l’intérêt de cette histoire exige quelques mots sur la Conciergerie pendant le temps qu’ils mettront à y venir. La Conciergerie, nom historique, mot terrible, chose plus terrible encore, est mêlée aux révolutions de la France, et à celles de Paris surtout. Elle a vu la plupart des grands criminels. Si de tous les monuments de Paris c’est le plus intéressant, c’en est aussi le moins connu… des gens qui appartiennent aux classes supérieures de la société ; mais malgré l’immense intérêt de cette digression historique, elle sera tout aussi rapide que la course des paniers à salade.

Quel est le Parisien, l’étranger ou le provincial, pour peu qu’ils soient restés deux jours à Paris, qui n’ait remarqué les murailles noires flanquées de trois grosses tours à poivrières, dont deux sont presque accouplées, ornement sombre et mystérieux du quai dit des Lunettes ? Ce quai commence au bas du pont au Change et s’étend jusqu’au Pont-Neuf. Une tour carrée, dite la tour de l’Horloge, où fut donné le signal de la Saint-Barthélemy, tour presque aussi élevée que celle de Saint-Jacques-la-Boucherie, indique le Palais et forme le coin de ce quai. Ces quatre tours, ces murailles sont revêtues de ce suaire noirâtre que prennent à Paris toutes les façades à l’exposition du Nord. Vers le milieu du quai, à une arcade déserte, commencent les constructions privées que l’établissement du Pont-Neuf détermina sous le règne de Henri IV. La place Royale fut la réplique de la place Dauphine. C’est le même système d’architecture, de la brique encadrée par des chaînes en pierre de taille. Cette arcade et la rue de Harlay indiquent les limites du Palais à l’ouest. Autrefois la Préfecture de police, hôtel des premiers présidents au Parlement, dépendait du Palais. La cour des Comptes et la cour des Aides y complétaient la justice suprême, celle du souverain. On voit qu’avant la Révolution, le Palais jouissait de cet isolement qu’on cherche à créer aujourd’hui.

Ce carré, cette île de maisons et de monuments, où se trouve la Sainte-Chapelle, le plus magnifique joyau de l’écrin de saint Louis, cet espace est le sanctuaire de Paris ; c’en est la place sacrée, l’arche sainte. Et d’abord, cet espace fut la première cité tout entière, car l’emplacement de la place Dauphine était une prairie dépendante du domaine royal où se trouvait un moulin à frapper les monnaies. De là le nom de rue de la Monnaie, donné à celle qui mène au Pont-Neuf. De là aussi le nom d’une des trois tours rondes, la seconde, qui s’appelle la tour d’Argent, et qui semblerait prouver qu’on y a primitivement battu monnaie. Le fameux moulin, qui se voit dans les anciens plans de Paris, serait vraisemblablement postérieur au temps où l’on frappait la monnaie dans le palais même, et dû sans doute à un perfectionnement dans l’art monétaire. La première tour, presque accolée à la tour d’Argent, se nomme la tour de Montgommery. La troisième, la plus petite, mais la mieux conservée des trois, car elle a gardé ses créneaux, a nom la tour Bonbec. La Sainte-Chapelle et ces quatre tours (en comprenant la tour de l’Horloge) déterminent parfaitement l’enceinte, le périmètre, dirait un employé du Cadastre, du palais, depuis les Mérovingiens jusqu’à la première maison de Valois ; mais pour nous, et par suite de ses transformations, ce palais représente plus spécialement l’époque de saint Louis.

Charles V, le premier, abandonna le Palais au Parlement, institution nouvellement créée, et alla, sous la protection de la Bastille, habiter le fameux hôtel Saint-Pol, auquel on adossa plus tard le palais des Tournelles. Puis, sous les derniers Valois, la royauté revint de la Bastille au Louvre, qui avait été sa première bastille. La première demeure des rois de France, le palais de saint Louis, qui a gardé ce nom de Palais tout court, pour signifier le palais par excellence, est tout entier enfoui sous le Palais-de-Justice, il en forme les caves, car il était bâti dans la Seine, comme la cathédrale, et bâti si soigneusement que les plus hautes eaux de la rivière en couvrent à peine les premières marches. Le quai de l’Horloge enterre d’environ vingt pieds ces constructions dix fois séculaires. Les voitures roulent à la hauteur du chapiteau des fortes colonnes de ces trois tours, dont jadis l’élévation devait être en harmonie avec l’élégance du palais, et d’un effet pittoresque sur l’eau, puisque aujourd’hui ces tours le disputent encore en hauteur aux monuments les plus élevés de Paris. Quand on contemple cette vaste capitale du haut de la lanterne du Panthéon, le Palais avec la Sainte-Chapelle est encore ce qui paraît le plus monumental parmi tant de monuments. Ce palais de nos rois, sur lequel vous marchez quand vous arpentez l’immense salle des Pas-Perdus était une merveille d’architecture, il l’est encore aux yeux intelligents du poète qui vient l’étudier en examinant la Conciergerie. Hélas ! la Conciergerie a envahi le Palais des rois. Le cœur saigne à voir comment on a taillé des geôles, des réduits, des corridors, des logements, des salles sans jour ni air dans cette magnifique composition où le byzantin, le roman, le gothique, ces trois faces de l’art ancien, ont été raccordés par l’architecture du douzième siècle. Ce palais est à l’histoire monumentale de la France des premiers temps ce que le château de Blois est à l’histoire monumentale des seconds temps. De même qu’à Blois (Voir Étude sur Catherine de Médicis, Études philosophiques), dans une cour vous pouvez admirer le château des comtes de Blois, celui de Louis XII, celui de François Ier, celui de Gaston ; de même à la Conciergerie vous retrouvez, dans la même enceinte, le caractère des premières races, et dans la Sainte-Chapelle, l’architecture de saint Louis. Conseil municipal, si vous donnez des millions, mettez aux côtés des architectes un ou deux poète, si vous voulez sauver le berceau de Paris, le berceau des rois, en vous occupant de doter Paris et la cour souveraine d’un palais digne de la France ! C’est une question à étudier pendant quelques années avant de rien commencer. Encore une ou deux prisons de bâties, comme celle de la Roquette, et le Palais de saint Louis sera sauvé.

Aujourd’hui bien des plaies affectent ce gigantesque monument, enfoui sous le Palais et sous le quai, comme un de ces animaux antédiluviens dans les plâtres de Montmartre ; mais la plus grande, c’est d’être la Conciergerie ! Ce mot, on le comprend. Dans les premiers temps de la monarchie, les grands coupables, car les villains (il faut tenir à cette orthographe qui laisse au mot sa signification de paysan) et les bourgeois appartenant à des juridictions urbaines ou seigneuriales, les possesseurs des grands ou petits fiefs étaient amenés au roi et gardés à la Conciergerie. Comme on saisissait peu de ces grands coupables, la Conciergerie suffisait à la justice du Roi. Il est difficile de savoir précisément l’emplacement de la primitive Conciergerie. Néanmoins, comme les cuisines de saint Louis existent encore, et forment aujourd’hui ce qu’on nomme la Souricière, il est à présumer que la Conciergerie primitive devait être située là où se trouvait, avant 1825, la Conciergerie judiciaire du Parlement, sous l’arcade à droite du grand escalier extérieur qui mène à la cour royale. De là, jusqu’en 1825, partirent les condamnés pour aller subir leurs supplices. De là sortirent tous les grands criminels, toutes les victimes de la politique, la maréchale d’Ancre comme la reine de France, Semblançay comme Malesherbes, Damien comme Danton, Desrues comme Castaing. Le cabinet de Fouquier-Tinville, le même que celui actuel du procureur du roi, se trouvait placé de manière à ce qu’il pût voir défiler dans leurs charrettes les gens que le tribunal révolutionnaire venait de condamner. Cet homme fait glaive pouvait ainsi donner un dernier coup d’œil à ses fournées.

Depuis 1825, sous le ministère de monsieur de Peyronnet, un grand changement eut lieu dans le Palais. Le vieux guichet de la Conciergerie, où se passaient les cérémonies de l’écrou et de la toilette, fut fermé et transporté où il se trouve aujourd’hui, contre la tour de l’Horloge et la tour Montgommery, dans une cour intérieure indiquée par une arcade. À gauche se trouve la Souricière, à droite le guichet. Les paniers à salade entrent dans cette cour assez irrégulière, et peuvent y rester, y tourner avec facilité, s’y trouver, en cas d’émeute, protégés contre une tentative par la forte grille de l’arcade ; tandis qu’autrefois ils n’avaient pas la moindre facilité pour manœuvrer dans l’étroit espace qui sépare le grand escalier extérieur de l’aile droite du Palais. Aujourd’hui la Conciergerie, à peine suffisante pour les accusés (il y faudrait de la place pour trois cents personnes, hommes et femmes), ne reçoit plus ni prévenus ni détenus, excepté dans de rares occasions, comme celle qui y faisait amener Jacques Collin et Lucien. Tous ceux qui y sont prisonniers doivent comparaître en cour d’assises. Par exception, la magistrature y souffre les coupables de la haute société qui, déjà suffisamment déshonorés par un arrêt de Cour d’assises, seraient punis au delà des bornes, s’ils subissaient leur peine à Melun ou à Poissy. Ouvrard préféra le séjour de la Conciergerie à celui de Sainte-Pélagie. En ce moment, le notaire Lehon, le prince de Bergues y font leur temps de détention par une tolérance arbitraire, mais pleine d’humanité.

Généralement les prévenus, soit pour aller, en argot de palais, à l’instruction, soit pour comparaître en police correctionnelle, sont versés par les paniers à salade directement à la Souricière. La Souricière, qui fait face au guichet, se compose d’une certaine quantité de cellules pratiquées dans les cuisines de saint Louis, et où les prévenus extraits de leurs prisons attendent l’heure de la séance du tribunal ou l’arrivée de leur juge d’instruction. La Souricière est bornée au nord par le quai, à l’est par le corps-de-garde de la garde municipale, à l’ouest par la cour de la Conciergerie, et au midi par une immense salle voûtée (sans doute l’ancienne salle des festins), encore sans destination. Au-dessus de la Souricière s’étend un corps-de-garde intérieur, ayant vue par une croisée sur la cour de la Conciergerie, il est occupé par la gendarmerie départementale et l’escalier y aboutit. Quand l’heure du jugement sonne, les huissiers viennent faire l’appel des prévenus, les gendarmes descendent en nombre égal à celui des prévenus, chaque gendarme prend un prévenu sous le bras ; et, ainsi accouplés, ils gravissent l’escalier, traversent le corps-de-garde et arrivent par des couloirs dans une pièce contiguë à la salle où siège la fameuse Sixième Chambre du tribunal, à laquelle est dévolue l’audience de la police correctionnelle. Ce chemin est celui que prennent aussi les accusés pour aller de la Conciergerie à l’audience, et pour en revenir.

Dans la salle des Pas-Perdus, entre la porte de la Première Chambre du Tribunal de première instance et le perron qui mène à la Sixième, on remarque immédiatement, en s’y promenant pour la première fois, une entrée sans porte, sans aucune décoration d’architecture, un trou carré vraiment ignoble. C’est par là que les juges, les avocats, pénètrent dans ces couloirs, dans le corps-de-garde, descendent à la Souricière et au Guichet de la Conciergerie. Tous les cabinets des juges d’instruction sont situés à différents étages dans cette partie du Palais. On y parvient par d’affreux escaliers, un dédale où se perdent presque toujours ceux à qui le Palais est inconnu. Les fenêtres de ces cabinets donnent les unes sur le quai, les autres sur la cour de la Conciergerie. En 1830, quelques cabinets de juges d’instruction avaient vue sur la rue de la Barillerie.

Ainsi quand un panier à salade tourne à gauche dans la cour de la Conciergerie, il amène des prévenus à la Souricière ; quand il tourne à droite, il importe des accusés à la Conciergerie. Ce fut donc de ce côté que le panier à salade où se trouvait Jacques Collin se dirigea pour le déposer au Guichet. Rien de plus formidable. Criminels ou visiteurs aperçoivent deux grilles de fer forgé, séparées par un espace d’environ six pieds, qui s’ouvrent toujours l’une après l’autre, et à travers lesquelles tout est observé si scrupuleusement que les gens à qui le permis de visiter est accordé passent cette pièce à travers la grille, avant que la clef ne grince dans la serrure. Les magistrats instructeurs, ceux du parquet eux-mêmes, n’entrent pas sans avoir été reconnus. Aussi, parlez de la possibilité de communiquer ou de s’évader ?… le directeur de la Conciergerie aura sur les lèvres un sourire qui glacera le doute chez le romancier le plus téméraire dans ses entreprises contre la vraisemblance. On ne connaît, dans les annales de la Conciergerie, que l’évasion de Lavalette ; mais la certitude d’une auguste connivence, aujourd’hui prouvée, a diminué sinon le dévouement de l’épouse, du moins le danger d’un insuccès. En jugeant sur les lieux de la nature des obstacles, les gens les plus amis du merveilleux reconnaîtront qu’en tout temps ces obstacles étaient ce qu’ils sont encore, invincibles. Aucune expression ne peut dépeindre la force des murailles et des voûtes, il faut les voir. Quoique le pavé de la cour soit en contre-bas de celui du quai, lorsque vous franchissez le Guichet, il faut encore descendre plusieurs marches pour arriver dans une immense salle voûtée dont les puissantes murailles sont ornées de colonnes magnifiques, et sont flanquées de la tour Montgommery, qui fait partie aujourd’hui du logement du directeur de la Conciergerie et de la tour d’Argent qui sert de dortoir aux surveillants, guichetiers ou porte-clefs, comme il vous plaira de les appeler. Le nombre de ces employés n’est pas aussi considérable qu’on peut l’imaginer (ils sont vingt) ; leur dortoir, de même que leur coucher, ne diffère pas de celui dit de la Pistole. Ce nom vient sans doute de ce que jadis les prisonniers donnaient une pistole par semaine pour ce logement, dont la nudité rappelle les froides mansardes que les grands hommes sans fortune commencent par habiter à Paris. À gauche, dans cette vaste salle d’entrée, se trouve le greffe de la Conciergerie, espèce de bureau formé par des vitrages où siègent le directeur et son greffier, où sont les registres d’écrou. Là, le prévenu, l’accusé sont inscrits, décrits et fouillés. Là se décide la question du logement dont la solution dépend de la bourse du patient. En face du guichet de cette salle, on aperçoit une porte vitrée, celle d’un parloir où les parents et les avocats communiquent avec les accusés par un guichet à double grille en bois. Ce parloir tire son jour du préau, le lieu de promenade intérieure où les accusés respirent au grand air et font de l’exercice à des heures déterminées.

Cette grande salle éclairée par le jour douteux de ces deux guichets, car l’unique croisée donnant sur la cour d’arrivée est entièrement prise par le greffe qui l’encadre, présente aux regards une atmosphère et une lumière parfaitement en harmonie avec les images préconçues par l’imagination. C’est d’autant plus effrayant que parallèlement aux tours d’Argent et de Montgommery, vous apercevez ces cryptes mystérieuses, voûtées, formidables, sans lumière, qui tournent autour du parloir, qui mènent aux cachots de la reine, de madame Élisabeth, et aux cellules appelées les secrets. Ce dédale de pierre de taille est devenu le souterrain du Palais-de-Justice, après avoir vu les fêtes de la royauté. De 1825 à 1832, ce fut dans cette immense salle, entre un gros poêle qui la chauffe et la première des deux grilles, que se faisait l’opération de la toilette. On ne passe pas encore sans frémir sur ces dalles qui ont reçu le choc et les confidences de tant de derniers regards.

Pour sortir de son affreuse voiture le moribond eut besoin de l’assistance de deux gendarmes qui le prirent chacun sous un bras, le soutinrent et le portèrent comme évanoui dans le greffe. Ainsi traîné, le mourant levait les yeux au ciel de manière à ressembler au Sauveur descendu de la croix. Certes dans aucun tableau Jésus n’offre une face plus cadavérique, plus décomposée que ne l’était celle du faux Espagnol, il semblait près de rendre le dernier soupir. Quand il fut assis dans le greffe, il répéta d’une voix défaillante les paroles qu’il adressait à tout le monde depuis son arrestation : — Je me réclame de Son Excellence l’ambassadeur d’Espagne…

— Vous direz cela, répondit le directeur, à monsieur le juge d’instruction…

— Ah ! Jésus ! répliqua Jacques Collin en soupirant. Ne puis-je avoir un bréviaire ?… Me refusera-t-on toujours un médecin ?… Je n’ai pas deux heures à vivre.

Carlos Herrera devant être mis au secret, il fut inutile de lui demander s’il réclamait les bénéfices de la pistole, c’est-à-dire le droit d’habiter une de ces chambres où l’on jouit du seul confort permis par la Justice. Ces chambres sont situées au bout du préau dont il sera question plus tard. L’huissier et le greffier remplirent de concert et flegmatiquement les formalités de l’écrou.

— Monsieur le directeur, dit Jacques Collin en baragouinant le français, je suis mourant, vous le voyez. Dites, si vous le pouvez, dites surtout le plus tôt possible, à ce monsieur juge, que je sollicite comme une faveur ce qu’un criminel devrait le plus redouter, de paraître devant lui dès qu’il sera venu ; car mes souffrances sont vraiment intolérables, et dès que je le verrai, toute erreur cessera…

Règle générale, les criminels parlent tous d’erreur ! Allez dans les bagnes, questionnez-y les condamnés, ils sont presque tous victimes d’une erreur de la justice. Aussi ce mot fait-il sourire imperceptiblement tous ceux qui sont en contact avec des prévenus, des accusés, ou des condamnés.

— Je puis parler de votre réclamation au juge d’instruction, répondit le directeur.

— Je vous bénirai donc, monsieur !… répliqua l’Espagnol en levant les yeux au ciel.

Aussitôt écroué, Carlos Herrera, pris sous chaque bras par deux gardes municipaux accompagnés d’un surveillant, à qui le directeur désigna celui des secrets où devait être renfermé le prévenu, fut conduit par le dédale souterrain de la Conciergerie dans une chambre très saine, quoi qu’en aient dit certains philanthropes, mais sans communications possibles.

Quand il eut disparu, les surveillants, le directeur de la prison, son greffier, l’huissier lui-même, les gendarmes se regardèrent en gens qui se demandent les uns aux autres leur opinion, et sur toutes les figures se peignit le doute ; mais à l’aspect de l’autre prévenu, tous les spectateurs revinrent à leur incertitude habituelle, cachée sous un air d’indifférence. À moins de circonstances extraordinaires, les employés de la Conciergerie sont peu curieux, les criminels étant pour eux ce que les pratiques sont pour les coiffeurs. Aussi toutes les formalités dont l’imagination s’épouvante s’accomplissent-elles plus simplement que des affaires d’argent chez un banquier, et souvent avec plus de politesse. Lucien présenta le masque du coupable abattu, car il se laissait faire, il s’abandonnait en machine. Depuis Fontainebleau, le poète contemplait sa ruine, et il se disait que l’heure des expiations avait sonné. Pâle, défait, ignorant tout ce qui s’était passé pendant son absence chez Esther, il se savait le compagnon intime d’un forçat évadé ; situation qui suffisait à lui faire apercevoir des catastrophes pires que la mort. Quand sa pensée enfantait un projet, c’était le suicide. Il voulait échapper à tout prix aux ignominies qu’il entrevoyait comme un rêve pénible.

Jacques Collin fut placé, comme le plus dangereux des deux prévenus, dans un cabanon tout de pierre de taille, qui tire son jour d’une de ces petites cours intérieures, comme il s’en trouve dans l’enceinte du palais, et située dans l’aile où le Procureur-général a son cabinet. Cette petite cour sert de préau au quartier des femmes. Lucien fut mené par le même chemin, car, selon ses ordres, le directeur eut des égards pour lui, dans un cabanon contigu aux pistoles.

Généralement, les personnes qui n’auront jamais de démêlés avec la justice conçoivent les idées les plus noires sur la mise au secret. L’idée de justice criminelle ne se sépare point des vieilles idées sur la torture ancienne, sur l’insalubrité des prisons, sur la froideur des murailles de pierre d’où suintent des larmes, sur la grossièreté des geôliers et de la nourriture, accessoires obligés des drames ; mais il n’est pas inutile de dire ici que ces exagérations n’existent qu’au théâtre, et font sourire les magistrats, les avocats, et ceux qui, par curiosité, visitent les prisons ou qui viennent les observer. Pendant longtemps ce fut terrible. Il est certain que les accusés étaient, sous l’ancien Parlement, dans les siècles de Louis XIII et de Louis XIV, jetés pêle-mêle dans une espèce d’entresol au-dessus de l’ancien guichet. Les prisons ont été l’un des crimes de la révolution de 1789, et il suffit de voir le cachot de la reine et celui de madame Élisabeth pour concevoir une horreur profonde des anciennes formes judiciaires. Mais aujourd’hui, si la philanthropie a fait à la société des maux incalculables, elle a produit un peu de bien pour les individus. Nous devons à Napoléon notre Code criminel, qui, plus que le Code civil, dont la réforme est en quelques points urgente, sera l’un des plus grands monuments de ce règne si court. Notre nouveau Droit criminel ferma tout un abîme de souffrances. Aussi, peut-on affirmer qu’en mettant à part les affreuses tortures morales auxquelles les gens des classes supérieures sont en proie en se trouvant sous la main de la Justice, l’action de ce pouvoir est d’une douceur et d’une simplicité d’autant plus grandes qu’elles sont inattendues. L’inculpé, le prévenu ne sont certainement pas logés comme chez eux ; mais le nécessaire se trouve dans les prisons de Paris. D’ailleurs, la pesanteur des sentiments auxquels on se livre ôte aux accessoires de la vie leur signification habituelle. Ce n’est jamais le corps qui souffre. L’esprit est dans un état si violent que toute espèce de malaise, de brutalité, s’il s’en rencontrait dans le milieu où l’on est, se supporterait aisément. Il faut admettre, à Paris surtout, que l’innocent est promptement mis en liberté.

Lucien, en entrant dans sa cellule, trouva donc la fidèle image de la première chambre qu’il avait occupée à Paris, à l’Hôtel Cluny. Un lit semblable à ceux des plus pauvres hôtels garnis du quartier Latin, des chaises foncées de paille, une table et quelques ustensiles composaient le mobilier de l’une de ces chambres, où souvent on réunit deux accusés quand leurs mœurs sont douces et leurs crimes d’une catégorie rassurante, comme les faux et les banqueroutes. Cette ressemblance entre son point de départ, plein d’innocence, et le point d’arrivée, dernier degré de la honte et de l’avilissement, fut si bien saisie par un dernier effort de sa fibre poétique, qu’il fondit en larmes. Il pleura pendant quatre heures, insensible en apparence comme une figure de pierre, mais souffrant de toutes ses espérances renversées, atteint dans toutes ses vanités sociales écrasées, dans son orgueil anéanti, dans tous les moi que présentent l’ambitieux, l’amoureux, l’heureux, le dandy, le Parisien, le poète, le voluptueux et le privilégié. Tout en lui s’était brisé dans cette chute icarienne.

Carlos Herrera, lui, tourna dans son cabanon dès qu’il y fut seul, comme l’ours blanc du Jardin des Plantes dans sa cage. Il vérifia minutieusement la porte et s’assura que, le judas excepté, nul trou n’y avait été pratiqué. Il sonda tous les murs, il regarda la hotte par la gueule de laquelle venait une faible lumière et il se dit : — Je suis en sûreté ! Il alla s’asseoir dans un coin où l’œil d’un surveillant appliqué au judas à grillage n’aurait pu le voir. Puis il ôta sa perruque et y décolla promptement un papier qui en garnissait le fond. Le côté de ce papier en communication avec la tête était si crasseux qu’il semblait être le tégument de la perruque. Si Bibi-Lupin avait eu l’idée d’enlever cette perruque pour reconnaître l’identité de l’Espagnol avec Jacques Collin, il ne se serait pas défié de ce papier, tant cela paraissait faire partie de l’œuvre du perruquier. L’autre côté du papier était encore assez blanc et assez propre pour recevoir quelques lignes. L’opération difficile et minutieuse du décollage avait été commencée à la Force, deux heures n’auraient pas suffi, la moitié de la journée y avait été employée la veille. Le prévenu commença par rogner ce précieux papier de manière à s’en procurer une bande de quatre à cinq lignes de largeur, il la partagea en plusieurs morceaux ; puis, il remit dans ce singulier magasin sa provision de papier après en avoir humecté la couche de gomme arabique à l’aide de laquelle il pouvait rétablir l’adhérence. Il chercha dans une mèche de cheveux un de ces crayons, fins comme des tiges d’épingle, dont la fabrication due à Susse était récente, et qui s’y trouvait fixé par de la colle ; il en prit un fragment assez long pour écrire et assez petit pour tenir dans son oreille. Ces préparatifs terminés avec la rapidité, la sécurité d’exécution particulière aux vieux soldats qui sont adroits comme des singes, Jacques Collin s’assit sur le bord de son lit et se mit à méditer ses instructions pour Asie, avec la certitude de la trouver sur son chemin, tant il comptait sur le génie de cette femme.

— Dans mon interrogatoire sommaire, se disait-il, j’ai fait l’Espagnol parlant mal le français, se réclamant de son ambassadeur, alléguant les privilèges diplomatiques et ne comprenant rien à ce qu’on lui demandait, tout cela bien scandé par des faiblesses, par des points d’orgue, des soupirs, enfin toutes les balançoires d’un mourant. Restons sur ce terrain. Mes papiers sont en règle. Asie et moi, nous mangerons bien monsieur Camusot, il n’est pas fort. Pensons donc à Lucien, il s’agit de lui refaire le moral, il faut arriver à cet enfant à tout prix, lui tracer un plan de conduite, autrement il va se livrer, me livrer et tout perdre !… Avant son interrogatoire il doit avoir été seriné. Puis il me faut des témoins qui maintiennent mon état de prêtre !

Telle était la situation morale et physique des deux prévenus dont le sort dépendait en ce moment de monsieur Camusot, juge d’instruction au Tribunal de Première Instance de la Seine, souverain arbitre, pendant le temps que lui donnait le code criminel, des plus petits détails de leur existence ; car lui seul pouvait permettre que l’aumônier, le médecin de la Conciergerie ou qui que ce soit communiquât avec eux.

Aucune puissance humaine, ni le roi, ni le garde des sceaux, ni le premier ministre ne peuvent empiéter sur le pouvoir d’un juge d’instruction, rien ne l’arrête, rien ne lui commande. C’est un souverain soumis uniquement à sa conscience et à la loi. En ce moment où philosophes, philanthropes et publicistes sont incessamment occupés à diminuer tous les pouvoirs sociaux, le droit conféré par nos lois aux juges d’instruction est devenu l’objet d’attaques d’autant plus terribles qu’elles sont presque justifiées par ce droit, qui, disons-le, est exorbitant. Néanmoins, pour tout homme sensé, ce pouvoir doit rester sans atteinte ; on peut, dans certains cas, en adoucir l’exercice par un large emploi de la caution ; mais la société, déjà bien ébranlée par l’inintelligence et par la faiblesse du jury (magistrature auguste et suprême qui ne devrait être confiée qu’à des notabilités élues), serait menacée de ruine si l’on brisait cette colonne qui soutient tout notre Droit criminel. L’arrestation préventive est une de ces facultés terribles, nécessaires, dont le danger social est contre-balancé par sa grandeur même. D’ailleurs, se défier de la magistrature est un commencement de dissolution sociale. Détruisez l’institution, reconstruisez-la sur d’autres bases ; demandez, comme avant la Révolution, d’immenses garanties de fortune à la magistrature ; mais croyez-y ? n’en faites pas l’image de la société pour y insulter. Aujourd’hui le magistrat, payé comme un fonctionnaire, pauvre pour la plupart du temps, a troqué sa dignité d’autrefois contre une morgue qui semble intolérable à tous les égaux qu’on lui a faits ; car la morgue est une dignité qui n’a pas de points d’appui. Là gît le vice de l’institution actuelle. Si la France était divisée en dix Ressorts, on pourrait relever la magistrature en exigeant d’elle de grandes fortunes, ce qui devient impossible avec vingt-six Ressorts. La seule amélioration réelle à réclamer dans l’exercice du pouvoir confié au juge d’instruction, c’est la réhabilitation de la Maison d’Arrêt. L’état de prévention devrait n’apporter aucun changement dans les habitudes des individus. Les Maisons d’Arrêt devraient, à Paris, être construites, meublées et disposées de manière à modifier profondément les idées du public sur la situation des prévenus. La loi est bonne, elle est nécessaire, l’exécution en est mauvaise, et les mœurs jugent les lois d’après la manière dont elles s’exécutent. L’opinion publique en France condamne les prévenus et réhabilite les accusés par une inexplicable contradiction. Peut-être est-ce le résultat de l’esprit essentiellement frondeur du Français. Cette inconséquence du public parisien fut un des motifs qui contribuèrent à la catastrophe de ce drame ; ce fut même, comme on le verra, l’un des plus puissants. Pour être dans le secret des scènes terribles qui se jouent dans le cabinet d’un juge d’instruction ; pour bien connaître la situation respective des deux parties belligérantes, les prévenus et la Justice dont la lutte a pour objet le secret gardé par ceux-ci contre la curiosité du juge, si bien nommé le curieux dans l’argot des prisons, on ne doit jamais oublier que les prévenus mis au secret ignorent tout ce que disent les sept à huit publics qui forment le public, tout ce que savent la police, la justice, et le peu que les journaux publient des circonstances du crime. Aussi donner à des prévenus un avis comme celui que Jacques Collin venait de recevoir par Asie sur l’arrestation de Lucien, est-ce jeter une corde à un homme qui se noie. On va voir échouer, par cette raison, une tentative qui certes, sans cette communication, eût perdu le forçat. Ces termes une fois bien posés, les gens les moins faciles à s’émouvoir vont être effrayés de ce que produisent ces trois causes de terreur : la séquestration, le silence et le remords.

Monsieur Camusot, gendre d’un des huissiers du cabinet du roi, trop connu déjà pour expliquer ses alliances et sa position, se trouvait en ce moment dans une perplexité presque égale à celle de Carlos Herrera, relativement à l’instruction qui lui était confiée. Naguère, président d’un tribunal du Ressort, il avait été tiré de cette position et appelé juge à Paris, l’une des places les plus enviées en magistrature, par la protection de la célèbre duchesse de Maufrigneuse dont le mari, menin du Dauphin et colonel d’un des régiments de cavalerie de la Garde royale, était autant en faveur auprès du Roi qu’elle l’était auprès de Madame. Pour un très léger service rendu, mais capital pour la duchesse, lors de la plainte en faux portée contre le jeune comte d’Esgrignon par un banquier d’Alençon (Voir, dans les Scènes de la Vie de province, le Cabinet des Antiques), de simple juge en province il avait passé président, et de président juge d’instruction à Paris. Depuis dix-huit mois qu’il siégeait dans le tribunal le plus important du royaume, il avait déjà pu, sur la recommandation de la duchesse de Maufrigneuse, se prêter aux vues d’une grande dame non moins puissante, la marquise d’Espard ; mais il avait échoué. (Voir l’Interdiction.) Lucien, comme on l’a dit au début de cette Scène, pour se venger de madame d’Espard qui voulait faire interdire son mari, put rétablir la vérité des faits aux yeux du Procureur-général et du comte de Sérisy. Ces deux hautes puissances une fois réunies aux amis du marquis d’Espard, la femme n’avait échappé que par la clémence de son mari au blâme du tribunal. La veille, en apprenant l’arrestation de Lucien, la marquise d’Espard avait envoyé son beau-frère, le chevalier d’Espard, chez madame Camusot. Madame Camusot était allée incontinent faire une visite à l’illustre marquise. Au moment du dîner, de retour chez elle, elle avait pris à part son mari dans sa chambre à coucher.

— Si tu peux envoyer ce petit fat de Lucien de Rubempré en Cour d’assises, et qu’on obtienne une condamnation contre lui, lui dit-elle à l’oreille, tu seras conseiller à la Cour royale…

— Et comment ?

— Madame d’Espard voudrait voir tomber la tête de ce pauvre jeune homme. J’ai eu froid dans le dos en écoutant parler une haine de jolie femme.

— Ne te mêle pas des affaires du Palais, répondit Camusot à sa femme.

— Moi, m’en mêler ? reprit-elle. Un tiers aurait pu nous entendre, il n’aurait pas su ce dont il s’agissait. La marquise et moi, nous avons été l’une et l’autre aussi délicieusement hypocrites que tu l’es avec moi dans ce moment. Elle voulait me remercier de tes bons offices dans son affaire, en me disant que, malgré l’insuccès, elle en était reconnaissante. Elle m’a parlé de la terrible mission que la loi vous donne. « C’est affreux d’avoir à envoyer un homme à l’échafaud, mais celui-là ! c’est faire justice !… etc. » Elle a déploré qu’un si beau jeune homme, amené par sa cousine, madame du Châtelet, à Paris, eût si mal tourné. « C’est là, disait-elle, où les mauvaises femmes, comme une Coralie, une Esther, mènent les jeunes gens assez corrompus pour partager avec elles d’ignobles profits ! » Enfin de belles tirades sur la charité, sur la religion ! Madame du Châtelet lui avait dit que Lucien méritait mille morts pour avoir failli tuer sa sœur et sa mère… Elle a parlé d’une vacance à la cour royale, elle connaissait le garde des sceaux. — « Votre mari, madame, a une belle occasion de se distinguer ! » a-t-elle dit en finissant. Et voilà.

— Nous nous distinguons tous les jours, en faisant notre devoir, dit Camusot.

— Tu iras loin, si tu es magistrat partout, même avec ta femme, s’écria madame Camusot. Tiens, je t’ai cru niais, aujourd’hui je t’admire…

Le magistrat eut sur les lèvres un de ces sourires qui n’appartiennent qu’à eux, comme celui des danseuses n’est qu’à elles.

— Madame, puis-je entrer ? demanda la femme de chambre.

— Que me voulez-vous ? lui dit sa maîtresse.

— Madame, la première femme de madame la duchesse de Maufrigneuse est venue ici pendant l’absence de madame, et prie madame, de la part de sa maîtresse, de venir à l’hôtel de Cadignan, toute affaire cessante.

— Qu’on retarde le dîner, dit la femme du juge en pensant que le cocher du fiacre qui l’avait amenée attendait son paiement.

Elle remit son chapeau, remonta dans le fiacre, et fut dans vingt minutes à l’hôtel de Cadignan. Madame Camusot, introduite par les petites entrées, resta pendant dix minutes seule dans un boudoir attenant à la chambre à coucher de la duchesse qui se montra resplendissante, car elle partait à Saint-Cloud où l’appelait une invitation à la Cour.

— Ma petite, entre nous, deux mots suffisent.

— Oui, madame la duchesse.

— Lucien de Rubempré est arrêté, votre mari instruit l’affaire, je garantis l’innocence de ce pauvre enfant, qu’il soit libre avant vingt-quatre heures. Ce n’est pas tout. Quelqu’un veut voir Lucien demain secrètement dans sa prison, votre mari pourra, s’il le veut, être présent, pourvu qu’il ne se laisse pas apercevoir… Je suis fidèle à ceux qui me servent, vous le savez. Le Roi espère beaucoup du courage de ses magistrats dans les circonstances graves où il va se trouver bientôt ; je mettrai votre mari en avant, je le recommanderai comme un homme dévoué au Roi, fallût-il risquer sa tête. Notre Camusot sera d’abord conseiller, puis premier président n’importe où… Adieu… je suis attendue, vous m’excusez, n’est-ce pas ? Vous n’obligez pas seulement le procureur-général, qui dans cette affaire ne peut pas se prononcer ; vous sauvez encore la vie à une femme qui se meurt, à madame de Sérisy. Ainsi vous ne manquerez pas d’appuis… Allons, vous voyez ma confiance, je n’ai pas besoin de vous recommander… vous savez !

Elle se mit un doigt sur les lèvres et disparut.

— Et moi qui n’ai pas pu lui dire que la marquise d’Espard veut voir Lucien sur l’échafaud !… pensait la femme du magistrat en regagnant son fiacre.

Elle arriva dans une telle anxiété qu’en la voyant le juge lui dit :

— Amélie, qu’as-tu ?…

— Nous sommes pris entre deux feux…

Elle raconta son entrevue avec la duchesse en parlant à l’oreille de son mari, tant elle craignait que sa femme de chambre n’écoutât à la porte.

— Laquelle des deux est la plus puissante ? dit-elle en terminant. La marquise a failli te compromettre dans la sotte affaire de la demande en interdiction de son mari, tandis que nous devons tout à la duchesse. L’une m’a fait des promesses vagues ; tandis que l’autre a dit : Vous serez conseiller d’abord, premier président ensuite !… Dieu me garde de te donner un conseil, je ne me mêlerai jamais des affaires du Palais ; mais je dois te rapporter fidèlement ce qui se dit à la Cour et ce qu’on y prépare…

— Tu ne sais pas, Amélie, ce que le Préfet de Police m’a envoyé ce matin, et par qui ? par un des hommes les plus importants de la police générale du Royaume, le Bibi-Lupin de la politique qui m’a dit que l’État avait des intérêts secrets dans ce procès. Dînons et allons aux Variétés… nous causerons cette nuit, dans le silence du cabinet, de tout ceci ; car j’aurai besoin de ton intelligence, celle du juge ne suffit peut-être pas…

Les neuf dixièmes des magistrats nieront l’influence de la femme sur le mari en semblable occurrence ; mais, si c’est là l’une des plus fortes exceptions sociales, on peut faire observer qu’elle est vraie quoique accidentelle. Le magistrat est comme le prêtre, à Paris surtout où se trouve l’élite de la magistrature, il parle rarement des affaires du Palais, à moins qu’elles ne soient à l’état de chose jugée. Les femmes de magistrats non-seulement affectent de ne jamais rien savoir, mais encore elles ont toutes assez le sentiment des convenances pour deviner qu’elles nuiraient à leurs maris si, quand elles sont instruites de quelque secret, elles le laissaient voir. Néanmoins, dans les grandes occasions où il s’agit d’avancement d’après tel ou tel parti pris, beaucoup de femmes ont assisté, comme Amélie, à la délibération du magistrat. Enfin, ces exceptions, d’autant plus niables qu’elles sont toujours inconnues, dépendent entièrement de la manière dont la lutte entre deux caractères s’est accomplie au sein d’un ménage. Or, madame Camusot dominait entièrement son mari. Quand tout dormit chez eux, le magistrat et sa femme s’assirent au bureau sur lequel le juge avait déjà classé les pièces de l’affaire.

— Voici les notes que le Préfet de police m’a fait remettre, sur ma demande d’ailleurs, dit Camusot.


« L’abbé Carlos Herrera.

Cet individu est certainement le nommé Jacques Collin dit Trompe-la-Mort, dont la dernière arrestation remonte à l’année 1819, et fut opérée au domicile d’une dame Vauquer, tenant pension bourgeoise rue Neuve-Sainte-Geneviève, et où il demeurait caché sous le nom de Vautrin.»

En marge, on lisait de la main du Préfet de Police :

« Ordre a été transmis par le télégraphe à Bibi-Lupin, chef de la sûreté, de revenir immédiatement pour aider à la confrontation, car il connaît personnellement Jacques Collin, qu’il a fait arrêter en 1819 avec le concours d’une demoiselle Michonneau.

Les pensionnaires qui logeaient dans la Maison Vauquer existent encore et peuvent être cités pour établir l’identité.

Le soi-disant Carlos Herrera est l’ami intime, le conseiller de monsieur Lucien de Rubempré, à qui, pendant trois ans, il a fourni des sommes considérables, évidemment provenues de vols.

Cette solidarité, si l’on établit l’identité du soi-disant Espagnol et de Jacques Collin, sera la condamnation du sieur Lucien de Rubempré.

La mort subite de l’agent Peyrade est due à un empoisonnement consommé par Jacques Collin, par Rubempré ou leurs affidés. La raison de cet assassinat vient de ce que l’agent était, depuis longtemps, sur les traces de ces deux habiles criminels. »

En marge, le magistrat montra cette phrase écrite par le préfet de police lui-même :

Ceci est à ma connaissance personnelle, et j’ai la certitude que le sieur Lucien de Rubempré s’est indignement joué de sa Seigneurie le comte de Sérisy et de monsieur le procureur général. »

— Qu’en dis-tu, Amélie ?

— C’est effrayant !… répondit la femme du juge. Achève donc ! La substitution du prêtre espagnol au forçat Collin est le résultat de quelque crime plus habilement commis que celui par lequel Cogniard s’est fait comte de Saint-Hélène. »


Lucien de Rubempré.

» Lucien Chardon, fils d’un apothicaire d’Angoulême et dont la mère est une demoiselle de Rubempré, doit à une ordonnance du Roi le droit de porter le nom de Rubempré. Cette ordonnance a été accordée à la sollicitation de madame la duchesse de Maufrigneuse et de monsieur le comte de Sérisy.

En 182…, ce jeune homme est venu à Paris sans aucun moyen d’existence, à la suite de madame la comtesse Sixte du Châtelet, alors madame de Bargeton, cousine de madame d’Espard.

Ingrat envers madame de Bargeton, il a vécu maritalement avec une demoiselle Coralie, décédée actrice du Gymnase, qui a quitté pour lui monsieur Camusot, marchand de soieries de la rue des Bourdonnais.

Bientôt, plongé dans la misère par l’insuffisance des secours que lui donnait cette actrice, il a compromis gravement son honorable beau-frère, imprimeur à Angoulême, en émettant de faux billets pour le paiement desquels David Séchard fut arrêté pendant un court séjour dudit Lucien à Angoulême

Cette affaire a déterminé la fuite de Rubempré, qui subitement a reparu à Paris avec l’abbé Carlos Herrera.

Sans moyens d’existence connus, le sieur Lucien a dépensé, en moyenne, durant les trois premières années de son second séjour à Paris, environ trois cent mille francs qu’il n’a pu tenir que du soi-disant abbé Carlos Herrera, mais à quel titre ?

Il a, en outre, récemment employé plus d’un million à l’achat de la terre de Rubempré pour obéir à une condition mise à son mariage avec mademoiselle Clotilde de Grandlieu. La rupture de ce mariage tient à ce que la famille Grandlieu, à laquelle le sieur Lucien avait dit tenir ces sommes de son beau-frère et de sa sœur, a fait prendre des informations auprès des respectables époux Séchard, notamment par l’avoué Derville, et non-seulement ils ignoraient ces acquisitions, mais encore ils croyaient Lucien excessivement endetté.

D’ailleurs la succession recueillie par les époux Séchard consiste en immeubles ; et l’argent comptant, suivant leur déclaration, montait à deux cent mille francs.

Lucien vivait secrètement avec Esther Gobseck, il est donc certain que toutes les profusions du baron de Nucingen, protecteur de cette demoiselle, ont été remises audit Lucien

Lucien et son compagnon le forçat ont pu se soutenir plus longtemps que Cognard en face du monde, en tirant leurs ressources de la prostitution de ladite Esther, autrefois fille soumise. »


Malgré les redites que ces notes produisent dans le récit du drame, il était nécessaire de les rapporter textuellement pour faire apercevoir le rôle de la Police à Paris. La police a, comme on a déjà pu le voir d’ailleurs d’après la note demandée sur Peyrade, des dossiers, presque toujours exacts, sur toutes les familles et sur tous les individus dont la vie est suspecte, dont les actions sont répréhensibles. Elle n’ignore rien de toutes les déviations. Ce calepin universel, bilan des consciences, est aussi bien tenu que l’est celui de la Banque de France sur les fortunes. De même que la Banque pointe les plus légers retards, en fait de paiement, soupèse tous les crédits, estime les capitalistes, suit de l’œil leurs opérations ; de même fait la police pour l’honnêteté des citoyens. En ceci, comme au Palais, l’innocence n’a rien à craindre, cette action ne s’exerce que sur les fautes. Quelque haut placée que soit une famille, elle ne saurait se garantir de cette providence sociale. La discrétion est d’ailleurs égale à l’étendue de ce pouvoir. Cette immense quantité de procès-verbaux des commissaires de police, de rapports, de notes, de dossiers, cet océan de renseignements dort immobile, profond et calme comme la mer. Qu’un accident éclate, que le délit ou le crime se dressent, la justice fait un appel à la police ; et aussitôt, s’il existe un dossier sur les inculpés, le juge en prend connaissance. Ces dossiers, où les antécédents sont analysés, ne sont que des renseignements qui meurent entre les murailles du palais ; la justice n’en peut faire aucun usage légal, elle s’en éclaire, elle s’en sert, voilà tout. Ces cartons fournissent en quelque sorte l’envers de la tapisserie des crimes, leurs causes premières, et presque toujours inédites. Aucun jury n’y croirait, le pays tout entier se soulèverait d’indignation si l’on en excipait dans le procès oral de la Cour d’assises. C’est enfin la vérité condamnée à rester dans son puits, comme partout et toujours. Il n’est pas de magistrat, après douze ans de pratique à Paris, qui ne sache que la Cour d’assises, la police correctionnelle cachent la moitié de ces infamies, qui sont comme le lit sur lequel a couvé pendant longtemps le crime, et qui n’avoue que la justice ne punit pas la moitié des attentats commis. Si le public pouvait connaître jusqu’où va la discrétion des employés de la police qui ont de la mémoire, elle révérerait ces braves gens à l’égal des Cheverus. On croit la Police astucieuse, machiavélique, elle est d’une excessive bénignité ; seulement, elle écoute les passions dans leur paroxysme, elle reçoit les délations et garde toutes ses notes. Elle n’est qu’épouvantable d’un côté. Ce qu’elle fait pour la justice, elle le fait aussi pour la politique. Mais, en politique, elle est aussi cruelle, aussi partiale que feu l’Inquisition.

— Laissons cela, dit le juge en remettant les notes dans le dossier, c’est un secret entre la police et la justice, le juge verra ce que cela vaut ; mais monsieur et madame Camusot n’en ont jamais rien su.

— As-tu besoin de me répéter cela ? dit madame Camusot.

— Lucien est coupable, reprit le juge, mais de quoi ?

— Un homme aimé par la duchesse de Maufrigneuse, par la comtesse de Sérisy, par Clotilde de Grandlieu, n’est pas coupable, répondit Amélie, l’autre doit avoir tout fait.

— Mais Lucien est complice ! s’écria Camusot.

— Veux-tu m’en croire ?… dit Amélie. Rends le prêtre à la diplomatie dont il est le plus bel ornement, innocente ce petit misérable, et trouve d’autres coupables…

— Comme tu y vas !… répondit le juge en souriant. Les femmes tendent au but à travers les lois, comme les oiseaux que rien n’arrête dans l’air.

— Mais, reprit Amélie, diplomate ou forçat, l’abbé Carlos te désignera quelqu’un pour te tirer d’affaire.

— Je ne suis qu’un bonnet, tu es la tête, dit Camusot à sa femme.

— Eh ! bien, la délibération est close, viens embrasser ta Mélie, il est une heure…

Et madame Camusot alla se coucher en laissant son mari mettre ses papiers et ses idées en ordre pour les interrogatoires à faire subir le lendemain aux deux prévenus.

Donc, pendant que les paniers à salade amenaient Jacques Collin et Lucien à la Conciergerie, le juge d’instruction, après avoir déjeuné toutefois, traversait Paris à pied, selon la simplicité de mœurs adoptée par les magistrats parisiens, pour se rendre à son cabinet où déjà toutes les pièces de l’affaire étaient arrivées. Voici comment.

Tous les juges d’instruction ont un commis-greffier, espèce de secrétaire judiciaire assermenté, dont la race se perpétue sans primes, sans encouragements, qui produit toujours d’excellents sujets, chez lesquels le mutisme est naturel et absolu. On ignore au palais, depuis l’origine des parlements jusqu’aujourd’hui, l’exemple d’une indiscrétion commise par les greffiers-commis aux instructions judiciaires. Gentil a vendu la quittance donnée à Semblançay par Louise de Savoie, un commis de la guerre a vendu à Czernicheff le plan de la campagne de Russie ; tous ces traîtres étaient plus ou moins riches. La perspective d’une place au Palais, celle d’un greffe, la conscience du métier suffisent pour rendre le commis-greffier d’un juge d’instruction le rival heureux de la tombe, car la tombe est devenue indiscrète depuis les progrès de la chimie. Cet employé, c’est la plume même du juge. Beaucoup de gens comprendront qu’on soit l’arbre de la machine et se demanderont comment on peut en rester l’écrou ; mais l’écrou se trouve heureux, peut-être a-t-il peur de la machine ? Le greffier de Camusot, jeune homme de vingt-deux ans, nommé Coquart, était venu le matin prendre toutes les pièces et les notes du juge, et il avait déjà tout préparé dans le cabinet, quand le magistrat allait flânant le long des quais, regardant les curiosités dans les boutiques, et se demandant en lui-même : — Comment s’y prendre avec un gaillard aussi fort que Jacques Collin, en supposant que ce soit lui ? Le chef de la sûreté le reconnaîtra, je dois avoir l’air de faire mon métier, ne fût-ce que pour la police ! Je vois tant d’impossibilités, que le mieux serait d’éclairer la marquise et la duchesse, en leur montrant les notes de la Police, et je vengerai mon père à qui Lucien a pris Coralie… En découvrant de si noirs scélérats, mon habileté sera proclamée, et Lucien sera bientôt renié par tous ses amis. Allons, l’interrogatoire en décidera.

Il entra chez un marchand de curiosités, attiré par une horloge de Boule.

— Ne pas mentir à ma conscience et servir les deux grandes dames, voilà un chef-d’œuvre d’habileté, pensait-il. — Tiens, vous aussi, monsieur le procureur-général, dit Camusot à haute voix, vous cherchez des médailles !

— C’est le goût de presque tous les justiciards, répondit en riant le comte de Grandville, à cause des revers.

Et, après avoir regardé la boutique pendant quelques instants comme s’il y achevait son examen, il emmena Camusot le long du quai, sans que Camusot pût croire à autre chose qu’à un hasard.

— Vous allez interroger ce matin monsieur de Rubempré, dit le procureur général. Pauvre jeune homme, je l’aimais…

— Il y a bien des charges contre lui, dit Camusot.

— Oui, j’ai vu les notes de la police ; mais elles sont dues, en partie, à un agent qui ne dépend pas de la préfecture, au fameux Corentin, un homme qui a fait couper le cou à plus d’innocents que vous n’enverrez de coupables à l’échafaud, et… Mais ce drôle est hors de notre portée. Sans vouloir influencer la conscience d’un magistrat tel que vous, je ne peux pas m’empêcher de vous faire observer que, si vous pouviez acquérir la conviction de l’ignorance de Lucien relativement au testament de cette fille, il en résulterait qu’il n’avait aucun intérêt à sa mort, car elle lui donnait prodigieusement d’argent !…

— Nous avons la certitude de son absence pendant l’empoisonnement de cette Esther, dit Camusot. Il guettait à Fontainebleau le passage de mademoiselle de Grandlieu et de la duchesse de Lenoncourt.

— Oh ! reprit le Procureur-général, il conservait, sur son mariage avec mademoiselle de Grandlieu, de telles espérances (je le tiens de la duchesse de Grandlieu elle-même) qu’il n’est pas possible de supposer un garçon si spirituel compromettant tout par un crime inutile.

— Oui, dit Camusot, surtout si cette Esther lui donnait tout ce qu’elle gagnait…

— Derville et Nucingen disent qu’elle est morte ignorant la succession qui lui était depuis longtemps échue, ajouta le Procureur-général.

— Mais, à quoi croyez-vous donc alors ? demanda Camusot, car il y a quelque chose.

— À un crime commis par les domestiques, répondit le procureur général.

— Malheureusement, fit observer Camusot, il est bien dans les mœurs de Jacques Collin, car le prêtre espagnol est bien certainement ce forçat évadé, de prendre les sept cent cinquante mille francs produits par la vente de l’inscription des rentes en trois pour cent donnée par Nucingen.

— Vous pèserez tout, mon cher Camusot, ayez de la prudence. L’abbé Carlos Herrera tient à la diplomatie… mais un ambassadeur qui commettrait un crime ne serait pas sauvegardé par son caractère. Est-ce ou n’est-ce pas l’abbé Carlos Herrera, voilà la question la plus importante…

Et monsieur de Grandville salua comme un homme qui ne veut pas de réponse.

— Lui aussi veut donc sauver Lucien ? pensa Camusot, qui prit par le quai des Lunettes pendant que le procureur général entrait au Palais par la cour de Harlay.

Arrivé dans la cour de la Conciergerie, Camusot entra chez le directeur de cette prison et l’emmena loin de toute oreille, au milieu du pavé.

— Mon cher monsieur, faites-moi le plaisir d’aller à la Force, savoir de votre collègue s’il a l’avantage de posséder en ce moment quelques forçats qui aient habité, de 1810 à 1815, le bagne de Toulon ; voyez si vous en avez aussi chez vous. Nous ferons transférer ceux de la Force ici pour quelques jours, et vous me direz si le prétendu prêtre espagnol sera reconnu par eux pour être Jacques Collin dit Trompe-la-Mort.

— Bien, monsieur Camusot ; mais Bibi-Lupin est arrivé…

— Ah ! déjà ! s’écria le juge.

— Il était à Melun. On lui a dit qu’il s’agissait de Trompe-la-Mort, il a souri de plaisir et il attend vos ordres…

— Envoyez-le-moi.

Le directeur de la Conciergerie put alors présenter au juge d’instruction la requête de Jacques Collin, en peignant l’état déplorable.

— J’avais l’intention de l’interroger le premier, répondit le magistrat, mais non pas à cause de sa santé. J’ai reçu ce matin une note du directeur de la Force. Or, ce gaillard, qui dit être à l’agonie depuis vingt-quatre heures, a si bien dormi, que l’on est entré dans son cabanon, à la Force, sans qu’il entendît le médecin que le directeur avait envoyé chercher ; le médecin ne lui a pas même tâté le pouls, il l’a laissé dormir ; ce qui prouve qu’il aurait une aussi bonne conscience qu’une aussi bonne santé. Je ne vais croire à cette maladie que pour étudier le jeu de mon homme, dit en souriant monsieur Camusot.

— On apprend tous les jours avec les prévenus et les accusés, fit observer le directeur de la Conciergerie.

La Préfecture de Police communique avec la Conciergerie, et les magistrats, de même que le directeur de la prison, par suite de la connaissance de ces passages souterrains, peuvent s’y rendre avec une excessive promptitude. Ainsi s’explique la facilité miraculeuse avec laquelle le ministère public et les présidents de la Cour d’assises peuvent, séance tenante, avoir certains renseignements. Aussi quand monsieur Camusot fut en haut de l’escalier qui menait à son cabinet, trouva-t-il Bibi-Lupin accouru par la salle des Pas-Perdus.

— Quel zèle ! lui dit le juge en souriant.

— Ah ! c’est que si c’est lui, répondit le chef de la Sûreté, vous verrez une terrible danse au préau, pour peu qu’il y aurait des chevaux de retour (anciens forçats, en argot).

— Et pourquoi ?

— Trompe-la-Mort a mangé la grenouille, et je sais qu’ils ont juré de l’exterminer.

Ils signifiaient les forçats dont le trésor confié depuis vingt ans à Trompe-la-Mort avait été dissipé pour Lucien, comme on le sait.

— Pourriez-vous retrouver des témoins de sa dernière arrestation ?

— Donnez-moi deux citations de témoins, et je vous en amène aujourd’hui.

— Coquart, dit le juge en ôtant ses gants, mettant sa canne et son chapeau dans un coin, remplissez deux citations sur les renseignements de monsieur l’agent.

Il se regarda dans la glace de la cheminée sur le chambranle de laquelle il y avait, à la place de la pendule, une cuvette et un pot à eau. D’un côté une carafe pleine d’eau et un verre, et de l’autre une lampe. Le juge sonna. L’huissier vint après quelques minutes.

— Ai-je déjà du monde ? demanda-t-il à l’huissier chargé de recevoir les témoins, de vérifier leurs citations et de les placer dans leur ordre d’arrivée.

— Oui, monsieur.

— Prenez les noms des personnes venues, apportez-m’en la liste.

Les juges d’instruction, avares de leur temps, sont quelquefois obligés de conduire plusieurs instructions à la fois. Telle est la raison des longues factions que font les témoins appelés dans la pièce où se tiennent les huissiers et où retentissent les sonnettes des juges d’instruction.

— Après, dit Camusot à son huissier, vous irez chercher l’abbé Carlos Herrera.

— Ah ! il est en Espagnol ? en prêtre, m’a-t-on dit. Bah ! c’est renouvelé de Collet, monsieur Camusot, s’écria le chef de la Sûreté.

— Il n’y a rien de neuf, répondit Camusot en signant deux de ces citations formidables qui troublent tout le monde, même les plus innocents témoins que la justice mande ainsi à comparoir sous des peines graves, faute d’obéir.

En ce moment Jacques Collin avait terminé, depuis une demi-heure environ, sa profonde délibération, et il était sous les armes. Rien ne peut mieux achever de peindre cette figure du peuple en révolte contre les lois que les quelques lignes qu’il avait tracées sur ses papiers graisseux.

Le sens du premier était ceci, car ce fut écrit dans le langage convenu entre Asie et lui, l’argot de l’argot, le chiffre appliqué à l’idée.

« Va chez la duchesse de Maufrigneuse ou chez madame de Sérisy, que l’une ou l’autre voie Lucien avant son interrogatoire, et qu’elle lui donne à lire le papier ci-inclus. Enfin, il faut trouver nos deux voleurs, qu’ils soient à ma disposition, et prêts à jouer le rôle que je leur indiquerai.

Cours chez Rastignac, dis-lui, de la part de celui qu’il a rencontré au bal de l’Opéra, de venir attester que l’abbé Carlos Herrera ne ressemble en rien au Jacques Collin arrêté chez la Vauquer.

Obtenir pareille chose du docteur Bianchon.

Faire travailler les deux femmes à Lucien dans ce but. »

Sur le papier inclus, il y avait en bon français :

« Lucien, n’avoue rien sur moi. Je dois être pour toi l’abbé Carlos Herrera. Non-seulement c’est ta justification ; mais encore un peu de tenue, et tu as sept millions, plus l’honneur sauf. »

Ces deux papiers collés du côté de l’écriture, de manière à faire croire que c’était un fragment de la même feuille, furent roulés avec un art particulier à ceux qui ont rêvé dans le bagne aux moyens d’être libres. Le tout prit la forme et la consistance d’une boule de crasse grosse comme ces têtes de cire que les femmes économes adaptent aux aiguilles dont le chas s’est rompu.

— Si c’est moi qui vais à l’instruction le premier, nous sommes sauvés ; mais si c’est le petit, tout est perdu, se dit-il en attendant.

Ce moment était si cruel que cet homme si fort eut le visage couvert d’une sueur blanche. Ainsi, cet homme prodigieux devinait vrai dans sa sphère de crime, comme Molière dans la sphère de la poésie dramatique, comme Cuvier avec les créations disparues. Le génie en toute chose est une intuition. Au-dessous de ce phénomène, le reste des œuvres remarquables se doit au talent. En ceci consiste la différence qui sépare les gens du premier des gens du second ordre. Le crime a ses hommes de génie. Jacques Collin, aux abois, se rencontrait avec madame Camusot l’ambitieuse et avec madame de Sérisy dont l’amour s’était réveillé sous le coup de la terrible catastrophe où s’abîmait Lucien. Tel était le suprême effort de l’intelligence humaine contre l’armure d’acier de la Justice.

En entendant crier la lourde ferraille des serrures et des verrous de sa porte, Jacques Collin reprit son masque de mourant ; il y fut aidé par l’enivrante sensation de plaisir que lui causa le bruit des souliers du surveillant dans le corridor. Il ignorait par quels moyens Asie arriverait jusqu’à lui ; mais il comptait la voir sur son passage, surtout après la promesse qu’il en avait reçue à l’arcade Saint-Jean.

Après cette heureuse rencontre, Asie était descendue sur la Grève. En 1830, le nom de la Grève avait un sens aujourd’hui perdu. Toute la partie du quai, depuis le pont d’Arcole jusqu’au pont Louis-Philippe, était alors telle que la nature l’avait faite, à l’exception de la voie pavée qui d’ailleurs était disposée en talus. Aussi, dans les grandes eaux, pouvait-on aller en bateau le long des maisons et dans les rues en pente qui descendaient sur la rivière. Sur ce quai, les rez-de-chaussée étaient presque tous élevés de quelques marches. Quand l’eau battait le pied des maisons, les voitures prenaient par l’épouvantable rue de la Mortellerie, abattue tout entière aujourd’hui pour agrandir l’Hôtel-de-Ville. Il fut donc facile à la fausse marchande de pousser rapidement la petite voiture au bas du quai, et de l’y cacher jusqu’à ce que la véritable marchande, qui d’ailleurs buvait le prix de sa vente en bloc dans un des ignobles cabarets de la rue de la Mortellerie, vint la reprendre à l’endroit où l’emprunteuse avait promis de la laisser. En ce moment, on achevait l’agrandissement du quai Pelletier, l’entrée du chantier était gardée par un invalide, et la brouette confiée à ses soins ne courait aucun risque.

Asie prit aussitôt un fiacre sur la place de l’Hôtel-de-Ville, et dit au cocher : — « Au Temple ! et du train, il y a gras. »

Une femme vêtue comme l’était Asie pouvait, sans exciter la moindre curiosité, se perdre dans la vaste halle où s’amoncellent toutes les guenilles de Paris, où grouillent mille marchands ambulants, où babillent deux cents revendeuses. Les deux prévenus étaient à peine écroués, qu’elle se faisait habiller dans un petit entresol humide et bas situé au-dessus d’une de ces horribles boutiques où se vendent tous les restes d’étoffe volés par les couturières ou par les tailleurs, et tenue par une vieille demoiselle appelée la Romette, de son petit nom de Jéromette. La Romette était aux marchandes à la toilette ce que ces madames La Ressource sont elles-mêmes aux femmes, dites comme il faut, dans l’embarras, une usurière à cent pour cent.

— Ma fille ! dit Asie, il s’agit de me ficeler. Je dois être au moins une baronne du faubourg Saint-Germain. Et bricolons tout pus vite que ça ? reprit-elle, car j’ai les pieds dans l’huile bouillante ! Tu sais quelles robes me vont. En avant le pot de rouge, trouve-moi des dentelles-chouettes ! et donne-moi les plus reluisants bibelots… Envoie la petite chercher un fiacre, et qu’elle le fasse arrêter à notre porte de derrière.

— Oui, madame, répondit la vieille fille avec une soumission et un empressement de servante en présence de sa maîtresse.

Si cette scène avait eu quelque témoin, il eût facilement vu que la femme cachée sous le nom d’Asie était chez elle.

— On me propose des diamants !… dit la Romette en coiffant Asie.

— Sont-ils volés ?…

— Je le crois.

— Eh bien, quel que soit le profit, mon enfant, il faut s’en priver. Nous avons les curieux à craindre pendant quelque temps.

On comprend dès lors comment Asie put se trouver dans la salle des Pas-Perdus du Palais-de-Justice, une citation à la main, se faisant guider dans les corridors et dans les escaliers qui mènent chez les juges d’instruction, et demandant monsieur Camusot, un quart d’heure environ avant l’arrivée du juge.

Asie ne se ressemblait plus à elle-même. Après avoir, comme une actrice, lavé son visage de vieille, mis du rouge et du blanc, elle s’était enveloppé la tête d’une admirable perruque blonde. Mise absolument comme une dame du faubourg Saint-Germain en quête de son chien perdu, elle paraissait avoir quarante ans, car elle s’était caché le visage sous un magnifique voile de dentelle noire. Un corset rudement sanglé maintenait sa taille de cuisinière. Très bien gantée, armée d’une tournure un peu forte, elle exhalait une odeur de poudre à la maréchale. Badinant avec un sac à monture en or, elle partageait son attention entre les murailles du Palais où elle errait évidemment pour la première fois et la laisse d’un joli kings’dog. Une pareille douairière fut bientôt remarquée par la population en robe noire de la salle des Pas-Perdus.

Outre les avocats sans cause qui balaient cette salle avec leurs robes et qui nomment les grands avocats par leurs noms de baptême, à la manière des grands seigneurs entre eux, pour faire croire qu’ils appartiennent à l’aristocratie de l’Ordre ; on voit souvent de patients jeunes gens, à la dévotion des avoués, faisant le pied de grue à propos d’une seule cause retenue en dernier et susceptible d’être plaidée si les avocats des causes retenues en premier se faisaient attendre. Ce serait une peinture curieuse que celle des différences entre chacune des robes noires qui se promènent dans cette immense salle trois par trois, quelquefois quatre à quatre, en produisant par leurs causeries l’immense bourdonnement qui retentit dans cette salle, si bien nommée, car la marche use les avocats autant que les prodigalités de la parole ; mais elle trouvera place dans l’Étude destinée à peindre les avocats de Paris. Asie avait compté sur les flâneurs du Palais ; elle riait sous cape de quelques plaisanteries qu’elle entendait et finit par attirer l’attention de Massol, un jeune stagiaire plus occupé de la Gazette des Tribunaux que par ses clients, qui mit en riant ses bons offices à la discrétion d’une femme si bien parfumée et si richement habillée.

Asie prit une petite voix de tête pour expliquer à cet obligeant monsieur qu’elle se rendait à une citation d’un juge, nommé Camusot…

— Ah ! pour l’affaire Rubempré.

Le procès avait déjà son nom !

— Oh ! ce n’est pas moi, c’est ma femme de chambre, une fille surnommée Europe que j’ai eue pendant vingt-quatre heures et qui s’est enfuie en voyant que mon suisse m’apportait ce papier timbré.

Puis, comme toutes les vieilles femmes dont la vie se passe en bavardages au coin du feu, poussée par Massol, elle fit des parenthèses, elle raconta ses malheurs avec son premier mari, l’un des trois directeurs de la caisse territoriale. Elle consulta le jeune avocat sur la question de savoir si elle devait entamer un procès avec son gendre, le comte de Gross-Narp, qui rendait sa fille très malheureuse, et si la loi lui permettait de disposer de sa fortune. Massol ne pouvait, malgré ses efforts, deviner si la citation était donnée à la maîtresse ou à la femme de chambre. Dans le premier moment, il s’était contenté de jeter les yeux sur cette pièce judiciaire dont les exemplaires sont bien connus ; car, pour plus de célérité, elle est imprimée, et les greffiers des juges d’instruction n’ont plus qu’à remplir des blancs ménagés pour les noms et la demeure des témoins, l’heure de la comparution, etc. Asie se faisait expliquer le Palais qu’elle connaissait mieux que l’avocat ne le connaissait lui-même ; enfin, elle finit par lui demander à quelle heure ce monsieur Camusot venait.

— Mais en général les juges d’instruction commencent leurs interrogatoires vers dix heures.

— Il est dix heures moins un quart, dit-elle en regardant à une jolie petite montre, un vrai chef-d’œuvre de bijouterie qui fit penser à Massol : — Où la fortune va-t-elle se nicher !…

En ce moment Asie était arrivée à cette salle obscure donnant sur la cour de la Conciergerie où se tiennent les huissiers. En apercevant le guichet à travers la croisée, elle s’écria : — Qu’est-ce que c’est que ces grands murs-là ?

— C’est la Conciergerie.

— Ah ! voilà la Conciergerie où notre pauvre reine… Oh ! je voudrais bien voir son cachot !…

— C’est impossible, madame la baronne, répondit l’avocat qui donnait le bras à la douairière, il faut avoir des permissions qui s’obtiennent très difficilement.

— On m’a dit, reprit-elle, que Louis XVIII avait fait lui-même, et en latin, l’inscription qui se trouve dans le cachot de Marie-Antoinette.

— Oui, madame la baronne.

— Je voudrais savoir le latin pour étudier les mots de cette inscription-là ! répliqua-t-elle. Croyez-vous que monsieur Camusot puisse me donner une permission…

— Cela ne le regarde pas ; mais il peut vous accompagner…

— Mais ses interrogatoires ? dit-elle.

— Oh ! répondit Massol, les prévenus peuvent attendre.

— Tiens, ils sont prévenus, c’est vrai ! répliqua naïvement Asie. Mais je connais monsieur de Grandville, votre procureur général…

Cette interjection produisit un effet magique sur les huissiers et sur l’avocat.

— Ah ! vous connaissez monsieur le procureur général, dit Massol qui pensait à demander le nom et l’adresse de la cliente que le hasard lui procurait.

— Je le vois souvent chez monsieur de Sérisy, son ami. Madame de Sérisy est ma parente par les Ronquerolles…

— Mais si madame veut descendre à la Conciergerie, dit un huissier, elle…

— Oui, dit Massol.

Et les huissiers laissèrent descendre l’avocat et la baronne qui se trouvèrent bientôt dans le petit corps de garde auquel aboutit l’escalier de la Souricière, local bien connu d’Asie, et qui forme, ainsi qu’on l’a vu, entre la Souricière et la Sixième chambre comme un poste d’observation par où tout le monde est obligé de passer.

— Demandez donc à ces messieurs si monsieur Camusot est venu ! dit-elle en observant les gendarmes qui jouaient aux cartes.

— Oui, madame, il vient de monter de la Souricière…

— La Souricière ! dit-elle. Qu’est-ce que c’est… Oh ! suis-je bête de ne pas être allée tout droit chez le comte de Grandville… Mais je n’ai pas le temps… Menez-moi, monsieur, parler à monsieur Camusot avant qu’il ne soit occupé.

— Oh ! madame, vous avez bien le temps de parler à monsieur Camusot, dit Massol. En lui faisant passer votre carte, il vous évitera le désagrément de faire antichambre avec les témoins… On a des égards au Palais pour les femmes comme vous… Vous avez des cartes…

En ce moment Asie et son avocat se trouvaient précisément devant la fenêtre du corps de garde d’où les gendarmes peuvent voir le mouvement du guichet de la Conciergerie. Les gendarmes, nourris dans le respect dû aux défenseurs de la veuve et de l’orphelin, connaissant d’ailleurs les privilèges de la robe, tolérèrent pour quelques instants la présence d’une baronne accompagnée d’un avocat. Asie se laissait raconter par le jeune avocat les épouvantables choses qu’un jeune avocat peut dire sur le Guichet. Elle refusa de croire qu’on fît la toilette aux condamnés à mort derrière les grilles qu’on lui désignait ; mais le brigadier le lui affirma.

— Comme je voudrais voir cela !… dit-elle.

Elle resta là coquetant avec le brigadier et son avocat jusqu’à ce qu’elle vît Jacques Collin, soutenu par deux gendarmes et précédé de l’huissier de monsieur Camusot sortant du Guichet.

— Ah ! voilà l’aumônier des prisons qui vient sans doute de préparer un malheureux…

— Non, non, madame la baronne, répondit le gendarme. C’est un prévenu qui vient à l’instruction.

— Et de quoi donc est-il accusé ?

— Il est impliqué dans cette affaire d’empoisonnement…

— Oh ! je voudrais bien le voir…

— Vous ne pouvez pas rester ici, dit le brigadier, car il est au secret, et va traverser notre corps de garde. Tenez, madame, cette porte donne sur l’escalier…

— Merci, monsieur l’officier, dit la baronne en se dirigeant vers la porte pour se précipiter dans l’escalier où elle s’écria : — Mais où suis-je ?

Cet éclat de voix alla jusqu’à l’oreille de Jacques Collin qu’elle voulait ainsi préparer à la voir. Le brigadier courut après madame la baronne, la saisit par le milieu du corps, et la transporta comme une plume au milieu de cinq gendarmes qui s’étaient dressés comme un seul homme ; car, dans ce corps de garde, on se défie de tout. C’était de l’arbitraire, mais de l’arbitraire nécessaire. L’avocat lui-même avait poussé deux exclamations : — « Madame ! madame ! » pleines d’effroi, tant il craignait de se compromettre.

L’abbé Carlos Herrera, presque évanoui, s’arrêta sur une chaise dans le corps de garde.

— Pauvre homme ! dit la baronne. Est-ce là un coupable ?

Ces paroles, quoique prononcées à l’oreille du jeune avocat, furent entendues par tout le monde, car il régnait dans cet affreux corps de garde un silence de mort. Quelques personnes privilégiées obtiennent quelquefois la permission de voir les fameux criminels pendant qu’ils passent dans ce corps de garde ou dans les couloirs, en sorte que l’huissier et les gendarmes chargés d’amener l’abbé Carlos Herrera ne firent aucune observation. D’ailleurs, il existait, grâce au dévouement du brigadier qui avait empoigné la baronne pour empêcher toute communication entre le prévenu mis au secret et les étrangers, un espace très rassurant.

— Allons ! dit Jacques Collin qui fit un effort pour se lever.

En ce moment la petite boule tomba de sa manche, et la place où elle s’arrêta fut remarquée par la baronne à qui son voile laissait la liberté de ses regards. Humide et graisseuse, la boulette n’avait pas roulé, car ces petites choses en apparence indifférentes étaient toutes calculées par Jacques Collin pour une complète réussite. Lorsque le prévenu fut conduit dans la partie supérieure de l’escalier, Asie lâcha très naturellement son sac et le ramassa lestement ; mais en se baissant elle avait pris la boule que sa couleur, absolument pareille à celle de la poussière et de la boue du plancher, empêchait d’être aperçue.

— Ah ! dit-elle, ça m’a serré le cœur… il est mourant…

— Ou il le paraît, répliqua le brigadier.

— Monsieur, dit Asie à l’avocat, conduisez-moi promptement chez monsieur Camusot ; je viens pour cette affaire… et peut-être sera-t-il bien aise de me voir avant d’interroger ce pauvre abbé…

L’avocat et la baronne quittèrent le corps de garde aux murs oléagineux et fuligineux ; mais, quand ils furent en haut de l’escalier, Asie fit une exclamation : — Et mon chien !… oh ! monsieur, mon pauvre chien.

Et, comme une folle, elle s’élança dans la salle des Pas-Perdus, en demandant son chien à tout le monde. Elle atteignit la galerie marchande, et se précipita vers un escalier en disant : — Le voilà !…

Cet escalier était celui qui mène à la cour de Harlay, par où, sa comédie jouée, elle alla se jeter dans un des fiacres qui stationnent au quai des Orfèvres, et elle disparut avec le mandat à comparaître lancé contre Europe dont les véritables noms étaient encore ignorés par la police et par la justice.

— Rue Neuve-Saint-Marc, cria-t-elle au cocher.

Asie pouvait compter sur l’inviolable discrétion d’une marchande à la toilette appelée madame Nourrisson, également connue sous le nom de madame Saint-Estève, qui lui prêtait non-seulement son individualité mais encore sa boutique, où Nucingen avait marchandé la livraison d’Esther. Asie était là comme chez elle, car elle occupait une chambre dans le logement de madame Nourrisson. Elle paya le fiacre et monta dans sa chambre après avoir salué madame Nourrisson de manière à lui faire comprendre qu’elle n’avait pas le temps d’échanger deux mots.

Une fois loin de tout espionnage, Asie se mit à déplier les papiers avec les soins que les savants prennent pour dérouler des palimpsestes. Après avoir lu ces instructions, elle jugea nécessaire de transcrire sur du papier à lettre les lignes destinées à Lucien ; puis elle descendit chez madame Nourrisson qu’elle fit causer pendant le temps qu’une petite fille de boutique alla chercher un fiacre sur le boulevard des Italiens. Asie eut ainsi les adresses de la duchesse de Maufrigneuse et de madame de Sérisy que connaissait madame Nourrisson par ses relations avec les femmes de chambre.

Ces diverses courses, ces occupations minutieuses employèrent plus de deux heures. Madame la duchesse de Maufrigneuse, qui demeurait en haut du faubourg Saint-Honoré, fit attendre madame de Saint-Estève pendant une heure, quoique la femme de chambre lui eût fait passer par la porte de son boudoir, après y avoir frappé, la carte de madame de Saint-Estève sur laquelle Asie avait écrit : « Venue pour une démarche urgente concernant Lucien. »

Au premier rayon qu’elle jeta sur la figure de la duchesse, Asie comprit combien sa visite était intempestive ; aussi s’excusa-t-elle d’avoir troublé le repos de madame la duchesse sur le péril dans lequel se trouvait Lucien…

— Qui êtes-vous ?… demanda la duchesse sans aucune formule de politesse en toisant Asie qui pouvait bien être prise pour une baronne par maître Massol dans la salle des Pas-Perdus, mais qui, sur les tapis du petit salon de l’hôtel de Cadignan, faisait l’effet d’une tache de cambouis sur une robe de satin blanc.

— Je suis une marchande à la toilette, madame la duchesse ; car, en semblables conjonctures, on s’adresse aux femmes dont la profession repose sur une discrétion absolue. Je n’ai jamais trahi personne, et Dieu sait combien de grandes dames m’ont confié leurs diamants pour un mois, en demandant des parures en faux absolument pareilles aux leurs…

— Vous avez un autre nom ? dit la duchesse en souriant d’une réminiscence que provoquait en elle cette réponse.

— Oui, madame la duchesse, je suis madame Saint-Estève dans les grandes occasions, mais je me nomme dans le commerce madame Nourrisson.

— Bien, bien… répondit vivement la duchesse en changeant de ton.

— Je puis, dit Asie en continuant, rendre de grands services, car nous avons les secrets des maris aussi bien que ceux des femmes. J’ai fait beaucoup d’affaires avec monsieur de Marsay que madame la duchesse…

— Assez ! Assez !… s’écria la duchesse, occupons-nous de Lucien.

— Si madame la duchesse veut le sauver, il faudrait qu’elle eût le courage de ne pas perdre de temps à s’habiller ; d’ailleurs madame la duchesse ne pourrait pas être plus belle qu’elle ne l’est en ce moment. Vous êtes jolie à croquer, parole d’honneur de vieille femme ! Enfin, ne faites pas atteler, madame, et montez en fiacre avec moi… Venez chez madame de Sérisy, si vous voulez éviter des malheurs plus grands que ne le serait celui de la mort de ce chérubin…

— Allez ! je vous suis, dit alors la duchesse après un moment d’hésitation. À nous deux, nous donnerons du courage à Léontine…

Malgré l’activité vraiment infernale de cette Dorine du Bagne, trois heures sonnaient quand elle entrait avec la duchesse de Maufrigneuse chez madame de Sérisy qui demeurait rue de la Chaussée-d’Antin. Mais là, grâce à la duchesse, il n’y eut pas un instant de perdu. Toutes deux elles furent aussitôt introduites auprès de la comtesse, qu’elles trouvèrent couchée sur un divan dans un chalet en miniature, au milieu d’un jardin embaumé par les fleurs les plus rares.

— C’est bien, dit Asie en regardant autour d’elle, on ne pourra pas nous écouter.

— Ah ! ma chère ! je me meurs ! Voyons, Diane, qu’as-tu fait ?… s’écria la comtesse qui bondit comme un faon en saisissant la duchesse par les épaules et fondant en larmes.

— Allons, Léontine, il y a des occasions où les femmes comme nous ne doivent pas pleurer, mais agir, dit la duchesse en forçant la comtesse à se rasseoir avec elle sur le canapé.

Asie étudia cette comtesse avec ce regard particulier aux vieilles rouées et qu’elles promènent sur l’âme d’une femme avec la rapidité des bistouris de la chirurgie fouillant une plaie. La compagne de Jacques Collin reconnut alors les traces du sentiment le plus rare chez les femmes du monde, une vraie douleur !… cette douleur qui fait des sillons ineffaçables dans le cœur et sur le visage. Dans la mise, pas la moindre coquetterie ! La comtesse comptait alors quarante-cinq printemps, et son peignoir de mousseline imprimée et chiffonné laissait voir le corsage sans aucune préparation, ni corset !… Les yeux cerclés d’un tour noir, les joues marbrées attestaient des larmes amères. Pas de ceinture au peignoir. Les broderies de la jupe de dessous et de la chemise étaient fripées. Les cheveux ramassés sous un bonnet de dentelle, ignorant les soins du peigne depuis vingt-quatre heures, montraient une courte natte grêle et toutes les mèches à boucles dans leur pauvreté. Léontine avait oublié de mettre ses fausses nattes.

— Vous aimez pour la première fois de votre vie… lui dit sentencieusement Asie.

Léontine alors aperçut Asie et fit un mouvement d’effroi.

— Qui est-ce, ma chère Diane ? dit-elle à la duchesse de Maufrigneuse.

— Qui veux-tu que je t’amène, si ce n’est une femme dévouée à Lucien et prête à nous servir ?

Asie avait deviné la vérité. Madame de Sérisy, qui passait pour être une des femmes du monde les plus légères, avait eu, pour le Marquis d’Aiglemont, un attachement de dix années. Depuis le départ du marquis pour les colonies, elle était devenue folle de Lucien et l’avait détaché de la duchesse de Maufrigneuse, ignorant, comme tout Paris d’ailleurs, l’amour de Lucien pour Esther. Dans le grand monde, un attachement constaté gâte plus la réputation d’une femme que dix aventures secrètes, à plus forte raison deux attachements. Néanmoins, comme personne ne comptait avec madame de Sérisy, l’historien ne saurait garantir sa vertu à deux écornures. C’était une blonde de moyenne taille, conservée comme les blondes qui se sont conservées, c’est-à-dire paraissant à peine avoir trente ans, fluette sans maigreur, blanche, à cheveux cendrés ; les pieds, les mains, le corps d’une finesse aristocratique ; spirituelle comme une Ronquerolles, et par conséquent aussi méchante pour les femmes qu’elle était bonne pour les hommes. Elle avait toujours été préservée par sa grande fortune, par la haute position de son mari, par celle de son frère le marquis de Ronquerolles, des déboires dont eût été sans doute abreuvée toute autre femme qu’elle. Elle avait un grand mérite : elle était franche dans sa dépravation, elle avait son culte pour les mœurs de la Régence. Or, à quarante-deux ans, cette femme, pour qui les hommes avaient été jusque-là d’agréables jouets et à qui, chose étrange, elle avait accordé beaucoup en ne voyant dans l’amour que des sacrifices à subir pour les dominer, avait été saisie à l’aspect de Lucien par un amour semblable à celui du baron de Nucingen pour Esther. Elle avait alors aimé, comme venait de lui dire Asie, pour la première fois de sa vie. Ces transpositions de jeunesse sont plus fréquentes qu’on ne le croit chez les Parisiennes, chez les grandes dames, et causent les chutes inexplicables de quelques femmes vertueuses au moment où elles atteignent au port de la quarantaine. La duchesse de Maufrigneuse était la seule confidente de cette passion terrible et complète dont les bonheurs depuis les sensations enfantines du premier amour jusqu’aux gigantesques folies de la volupté, rendaient Léontine folle et insatiable.

L’amour vrai, comme on sait, est impitoyable. La découverte d’une Esther avait été suivie d’une de ces ruptures colériques où chez les femmes la rage va jusqu’à l’assassinat ; puis la période des lâchetés auxquelles l’amour sincère s’abandonne avec tant de délices était venue. Aussi, depuis un mois, la comtesse aurait-elle donné dix ans de sa vie pour revoir Lucien pendant huit jours. Enfin, elle en était arrivée à accepter la rivalité d’Esther, au moment où, dans ce paroxysme de tendresse, avait éclaté, comme une trompette du jugement dernier, la nouvelle de l’arrestation du bien-aimé. La comtesse avait failli mourir, son mari l’avait gardée lui-même au lit en craignant les révélations du délire ; et, depuis vingt-quatre heures, elle vivait avec un poignard dans le cœur. Elle disait, dans sa fièvre, à son mari : — Délivre Lucien, et je ne vivrai plus que pour toi !

— Il ne s’agit pas de faire des yeux de chèvre morte, comme dit madame la duchesse, s’écria la terrible Asie en secouant la comtesse par le bras. Si vous voulez le sauver, il n’y a pas une minute à perdre. Il est innocent, je le jure sur les os de ma mère !

— Oh ! oui, n’est-ce-pas… cria la comtesse en regardant avec bonté l’affreuse commère.

— Mais, dit Asie en continuant, si monsieur Camusot l’interroge mal, avec deux phrases il peut en faire un coupable ; et, si vous avez le pouvoir de vous faire ouvrir la Conciergerie et de lui parler, partez à l’instant et remettez-lui ce papier… Demain il sera libre, je vous le garantis ?… Tirez-le de là, car c’est vous qui l’y avez mis…

— Moi !…

— Oui, vous !… Vous autres grandes dames, vous n’avez jamais le sou, même quand vous êtes riches à millions. Quand je me donnais le luxe d’avoir des gamins, ils avaient leurs poches pleines d’or ! je m’amusais de leur plaisir. C’est si bon d’être à la fois mère et maîtresse ! Vous autres, vous laissez crever de faim les gens que vous aimez sans vous enquérir de leurs affaires. Esther, elle, ne faisait pas de phrases, elle a donné, au prix de la perdition de son corps et de son âme, le million qu’on demandait à votre Lucien, et c’est ce qui l’a mis dans la situation où il est…

— Pauvre fille ! elle a fait cela ! je l’aime !… dit Léontine.

— Ah ! maintenant, dit Asie avec une ironie glaciale.

— Elle était bien belle, mais maintenant, mon ange, tu es bien plus belle qu’elle… et le mariage de Lucien avec Clotilde est si bien rompu, que rien ne peut le remmancher, dit tout bas la duchesse à Léontine.

L’effet de cette réflexion et de ce calcul fut tel sur la comtesse, qu’elle ne souffrit plus ; elle se passa les mains sur le front, elle fut jeune.

— Allons, ma petite, haut la patte, et du train !… dit Asie qui vit cette métamorphose et en devina le ressort.

— Mais, dit madame de Maufrigneuse, s’il faut empêcher avant tout monsieur Camusot d’interroger Lucien, nous le pouvons en lui écrivant deux mots, que nous allons envoyer au Palais par ton valet de chambre, Léontine.

— Rentrons alors chez moi, dit madame de Sérisy.

Voici ce qui se passait au Palais pendant que les protectrices de Lucien obéissaient aux ordres tracés par Jacques Collin.

Les gendarmes transportèrent le moribond sur une chaise placée en face de la croisée dans le cabinet de monsieur Camusot, qui se trouvait assis dans son fauteuil devant son bureau. Coquart, sa plume à la main, occupait une petite table à quelques pas du juge.

La situation des cabinets des juges d’instruction n’est pas indifférente, et si ce n’est pas avec intention qu’elle a été choisie, on doit avouer que le Hasard a traité la Justice en sœur. Ces magistrats sont comme les peintres, ils ont besoin de la lumière égale et pure qui vient du Nord, car le visage de leurs criminels est un tableau dont l’étude doit être constante. Aussi, presque tous les juges d’instruction placent-ils leurs bureaux comme était celui de Camusot, de manière à tourner le dos au jour, et conséquemment à laisser la face de ceux qu’ils interrogent exposée à la lumière. Pas un d’eux, au bout de six mois d’exercice, ne manque à prendre un air distrait, indifférent, quand il ne porte pas de lunettes, tant que dure un interrogatoire. C’est à un subit changement de visage, observé par ce moyen et causé par une question faite à brûle-pourpoint, que fut due la découverte du crime commis par Castaing, au moment où, après une longue délibération avec le procureur-général, le juge allait rendre ce criminel à la société, faute de preuves. Ce petit détail peut indiquer aux gens les moins compréhensifs combien est vive, intéressante, curieuse, dramatique et terrible la lutte d’une instruction criminelle, lutte sans témoins, mais toujours écrite. Dieu sait ce qui reste sur le papier de la scène la plus glacialement ardente, où les yeux, l’accent, un tressaillement dans la face, la plus légère touche de coloris ajoutée par un sentiment, tout a été périlleux comme entre Sauvages qui s’observent pour se découvrir et se tuer. Un procès-verbal, ce n’est donc plus que les cendres de l’incendie.

— Quels sont vos véritables noms ? demanda Camusot à Jacques Collin.

— Don Carlos Herrera, chanoine du chapitre royal de Tolède, envoyé secret de Sa Majesté Ferdinand VII.

Il faut faire observer ici que Jacques Collin parlait le français comme une vache espagnole, en baragouinant de manière à rendre ses réponses presque inintelligibles et à s’en faire demander la répétition. Les germanismes de monsieur de Nucingen ont déjà trop émaillé cette Scène pour y mettre d’autres phrases soulignées difficiles à lire, et qui nuiraient à la rapidité d’un dénoûment.

— Vous avez des papiers qui constatent les qualités dont vous parlez ? demanda le juge.

— Oui, monsieur, un passe-port, une lettre de Sa Majesté Catholique qui autorise ma mission… Enfin, vous pouvez envoyer immédiatement à l’ambassade d’Espagne deux mots que je vais écrire devant vous, je serai réclamé. Puis, si vous aviez besoin d’autres preuves, j’écrirais à son Éminence le grand aumônier de France, et il enverrait aussitôt ici son secrétaire particulier.

— Vous prétendez-vous toujours mourant ? dit Camusot. Si vous aviez véritablement éprouvé les souffrances dont vous vous êtes plaint depuis votre arrestation, vous devriez être mort, reprit le juge avec ironie.

— Vous faites le procès au courage d’un innocent, et à la force de son tempérament ! répondit avec douceur le prévenu.

— Coquart, sonnez ! faites venir le médecin de la Conciergerie et un infirmier. Nous allons être obligés de vous ôter votre redingote et de procéder à la vérification de la marque sur votre épaule… reprit Camusot.

— Monsieur, je suis entre vos mains.

Le prévenu demanda si son juge aurait la bonté de lui expliquer ce qu’était cette marque, et pourquoi la chercher sur son épaule ? Le juge s’attendait à cette question.

— Vous êtes soupçonné d’être Jacques Collin, forçat évadé, dont l’audace ne recule devant rien, pas même devant le sacrilège… dit vivement le juge en plongeant son regard dans les yeux du prévenu.

Jacques Collin ne tressaillit pas, ne rougit pas ; il resta calme et prit un air naïvement curieux en regardant Camusot.

— Moi ! monsieur, un forçat ?… Que l’Ordre auquel j’appartiens et Dieu vous pardonnent une pareille méprise ! dites-moi tout ce que je dois faire pour vous éviter de persister dans une insulte si grave envers le Droit des gens, envers l’Église, envers le roi mon maître.

Le juge expliqua, sans répondre, au prévenu que, s’il avait subi la flétrissure infligée alors par les lois aux condamnés aux travaux forcés, en lui frappant l’épaule les lettres reparaîtraient aussitôt.

— Ah ! monsieur, dit Jacques Collin, il serait bien malheureux que mon dévouement à la cause royale me devînt funeste.

— Expliquez-vous, dit le juge, vous êtes ici pour cela.

— Eh ! bien, monsieur, je dois avoir bien des cicatrices dans le dos, car j’ai été fusillé par derrière, comme traître au pays, tandis que j’étais fidèle à mon roi, par les Constitutionnels qui m’ont laissé pour mort.

— Vous avez été fusillé, et vous vivez !… dit Camusot.

— J’avais quelques intelligences avec les soldats à qui des personnes pieuses avaient remis quelque argent ; et alors ils m’ont placé si loin que j’ai seulement reçu des balles presque mortes, les soldats ont visé le dos. C’est un fait que Son Excellence l’Ambassadeur pourra vous attester…

— Ce diable d’homme a réponse à tout. Tant mieux, d’ailleurs, pensait Camusot, qui ne paraissait aussi sévère que pour satisfaire aux exigences de la Justice et de la Police.

— Comment un homme de votre caractère s’est-il trouvé chez la maîtresse du baron de Nucingen, et quelle maîtresse, une ancienne fille !…

— Voici pourquoi l’on m’a trouvé dans la maison d’une courtisane, monsieur, répondit Jacques Collin. Mais avant de vous dire la raison qui m’y conduisait, je dois vous faire observer qu’au moment où je franchissais la première marche de l’escalier j’ai été saisi par l’invasion subite de ma maladie, je n’ai donc pas pu parler à temps à cette fille. J’avais eu connaissance du dessein que méditait mademoiselle Esther de se donner la mort, et comme il s’agissait des intérêts du jeune Lucien de Rubempré, pour qui j’ai une affection particulière, dont les motifs sont sacrés, j’allais essayer de détourner la pauvre créature de la voie où la conduisait le désespoir : je voulais lui dire que Lucien devait échouer dans sa dernière tentative auprès de mademoiselle Clotilde ; et, en lui apprenant qu’elle héritait de sept millions, j’espérais lui rendre le courage de vivre. J’ai la certitude, monsieur le juge, d’avoir été la victime des secrets qui me furent confiés. À la manière dont j’ai été foudroyé, je pense que le matin même on m’avait empoisonné ; mais la force de mon tempérament m’a sauvé. Je sais que, depuis longtemps, un agent de la police politique me poursuit et cherche à m’envelopper dans quelque méchante affaire… Si, sur ma demande, lors de mon arrestation, vous aviez fait venir un médecin, vous auriez eu la preuve de ce que je vous dis en ce moment sur l’état de ma santé. Croyez, monsieur, que des personnages, placés au-dessus de nous, ont un intérêt violent à me confondre avec quelque scélérat pour avoir le droit de se défaire de moi. Ce n’est pas tout gain que de servir des rois, ils ont leurs petitesses ; mais l’Église seule est parfaite.

Il est impossible de rendre le jeu de physionomie de Jacques Collin qui mit avec intention dix minutes à dire cette tirade, phrase à phrase ; tout en était si vraisemblable, surtout l’allusion à Corentin, que le juge en fut ébranlé.

— Pouvez-vous me confier les causes de votre affection pour monsieur Lucien de Rubempré…

— Ne les devinez-vous pas ? j’ai soixante ans, monsieur… — Je vous en supplie, n’écrivez pas cela… — c’est… faut-il donc absolument ?…

— Il est dans votre intérêt et surtout dans celui de Lucien de Rubempré de tout dire, répondit le juge.

— Eh bien ! c’est… ô mon Dieu !… c’est mon fils ! ajouta-t-il en murmurant.

Et il s’évanouit.

— N’écrivez pas cela, Coquart, dit Camusot tout bas.

Coquart se leva pour aller prendre une petite fiole de vinaigre des quatre-voleurs.

— Si c’est Jacques Collin, c’est un bien grand comédien !… pensait Camusot.

Coquart faisait respirer du vinaigre au vieux forçat que le juge examinait avec une perspicacité de lynx et de magistrat.

— Il faut lui faire ôter sa perruque, dit Camusot en attendant que Jacques Collin eût repris ses sens.

Le vieux forçat entendit cette phrase et frémit de peur, car il savait quelle ignoble expression prenait alors sa physionomie.

— Si vous n’avez pas la force d’ôter votre perruque… oui, Coquart, ôtez-la, dit le juge à son greffier.

Jacques Collin avança la tête vers le greffier avec une résignation admirable, mais alors sa tête dépouillée de cet ornement fut épouvantable à voir, elle eut son caractère réel. Ce spectacle plongea Camusot dans une grande incertitude. En attendant le médecin et un infirmier, il se mit à classer et à examiner tous les papiers et les objets saisis au domicile de Lucien. Après avoir opéré rue Saint-Georges, chez mademoiselle Esther, la Justice était descendue quai Malaquais y faire ses perquisitions.

— Vous mettez la main sur les lettres de madame la comtesse de Sérisy, dit Carlos Herrera ; mais je ne sais pas pourquoi vous avez tous les papiers de Lucien.

— Lucien de Rubempré, soupçonné d’être votre complice, est arrêté, répondit le juge qui voulut voir quel effet produirait cette nouvelle sur son prévenu.

— Vous avez fait un grand malheur, car il est tout aussi innocent que moi, répondit le faux Espagnol sans montrer la moindre émotion.

— Nous verrons, nous n’en sommes encore qu’à votre identité, reprit Camusot, surpris de la tranquillité du prévenu. Si vous êtes réellement don Carlos Herrera, ce fait changerait immédiatement la situation de Lucien Chardon.

— Oui, c’était bien madame Chardon, mademoiselle de Rubempré ! dit Carlos en murmurant. Ah ! c’est une des plus grandes fautes de ma vie !

Il leva les yeux au ciel ; et, à la manière dont il agita ses lèvres, il parut dire une prière fervente.

— Mais si vous êtes Jacques Collin, s’il a été sciemment le compagnon d’un forçat évadé, d’un sacrilège, tous les crimes que la justice soupçonne deviennent plus que probables.

Carlos Herrera fut de bronze en écoutant cette phrase habilement dite par le juge, et pour toute réponse à ces mots sciemment, forçat évadé ! il levait les mains par un geste noblement douloureux.

— Monsieur l’abbé, reprit le juge avec une excessive politesse, si vous êtes don Carlos Herrera, vous nous pardonnerez tout ce que nous sommes obligés de faire dans l’intérêt de la justice et de la vérité…

Jacques Collin devina le piège au seul son de voix du juge quand il prononça monsieur l’abbé, la contenance de cet homme fut la même, Camusot attendait un mouvement de joie qui eût été comme un premier indice de la qualité de forçat par le contentement ineffable du criminel trompant son juge, mais il trouva le héros du bagne sous les armes de la dissimulation la plus machiavélique.

— Je suis diplomate et j’appartiens à un Ordre où l’on fait des vœux bien austères, répondit Jacques Collin avec une douceur apostolique, je comprends tout et je suis habitué à souffrir. Je serais déjà libre si vous aviez découvert chez moi la cachette où sont mes papiers, car je vois que vous n’avez saisi que des papiers insignifiants…

Ce fut un coup de grâce pour Camusot : Jacques Collin avait déjà contrebalancé, par son aisance et sa simplicité, tous les soupçons que la vue de sa tête avait fait naître.

— Où sont ces papiers ?…

— Je vous en indiquerai la place si vous voulez faire accompagner votre délégué par un secrétaire de légation de l’ambassade d’Espagne, qui les recevra et à qui vous en répondrez, car il s’agit de mon état, de pièces diplomatiques et des secrets qui compromettent le feu roi Louis XVIII. — Ah, monsieur ! il vaudrait mieux… Enfin, vous êtes magistrat !… D’ailleurs l’ambassadeur, à qui j’en appelle de tout ceci, appréciera.

En ce moment le médecin et l’infirmier entrèrent, après avoir été annoncés par l’huissier.

— Bonjour, monsieur, dit Camusot au médecin, je vous requiers pour constater l’état où se trouve le prévenu que voici. Il dit avoir été empoisonné, il prétend être à la mort depuis avant-hier ; voyez s’il y a du danger à le déshabiller et à procéder à la vérification de la marque…

Le médecin prit la main de Jacques Collin, lui tâta le pouls, lui demanda de présenter la langue, et le regarda très attentivement. Cette inspection dura dix minutes environ.

— Le prévenu, répondit le médecin, a beaucoup souffert, mais il jouit en ce moment d’une grande force…

— Cette force factice est due, monsieur, à l’excitation nerveuse que me cause mon étrange situation, répondit Jacques Collin avec la dignité d’un évêque.

— Cela se peut, dit le médecin.

Sur un signe du juge, le prévenu fut déshabillé, on lui laissa son pantalon, mais on le dépouilla de tout, même de sa chemise ; et alors, on put admirer un torse velu d’une puissance cyclopéenne. C’était l’Hercule Farnèse de Naples sans sa colossale exagération.

— À quoi la nature destine-t-elle des hommes ainsi bâtis ?… dit le médecin à Camusot.

L’huissier revint avec cette espèce de batte en ébène qui, depuis un temps immémorial, est l’insigne de leur fonction et qu’on appelle une verge ; il en frappa plusieurs coups à l’endroit où le bourreau avait appliqué les fatales lettres. Dix-sept trous reparurent alors, tous capricieusement distribués ; mais, malgré le soin avec lequel on examina le dos, on ne vit aucune forme de lettres. Seulement l’huissier fit observer que la barre du T se trouvait indiquée par deux trous dont l’intervalle avait la longueur de cette barre entre les deux virgules qui la terminent à chaque bout, et qu’un autre trou marquait le point final du corps de la lettre.

— C’est néanmoins bien vague, dit Camusot en voyant le doute peint sur la figure du médecin.

Carlos demanda qu’on fît la même opération sur l’autre épaule et au milieu du dos. Une quinzaine d’autres cicatrices reparurent que le médecin observa sur la réclamation de l’Espagnol, et il déclara que le dos avait été si profondément labouré par des plaies, que la marque ne pourrait reparaître dans le cas où l’exécuteur l’y aurait imprimée.

En ce moment un garçon de bureau de la préfecture de police entra et remit un pli à monsieur Camusot et demanda la réponse. Après avoir lu, le magistrat alla parler à Coquart, mais si bien dans l’oreille que personne ne put rien entendre. Seulement, à un regard de Camusot, Jacques Collin devina qu’un renseignement sur lui venait d’être transmis par le préfet de police.

— J’ai toujours l’ami de Peyrade sur les talons, pensa Jacques Collin ; si je le connaissais, je me débarrasserais de lui comme de Contenson. Pourrais-je encore une fois revoir Asie ?…

Après avoir signé le papier écrit par Coquart, le juge le mit sous enveloppe et le tendit au garçon de bureau des Délégations.

Le bureau des Délégations est un auxiliaire indispensable à la justice. Ce bureau, présidé par un commissaire de police ad hoc, se compose d’officiers de paix qui exécutent avec l’aide des commissaires de police de chaque quartier les mandats de perquisition et même d’arrestation chez les personnes soupçonnées de complicité dans les crimes ou dans les délits. Ces délégués de l’autorité judiciaire épargnent alors aux magistrats chargés d’une instruction un temps précieux.

Le prévenu, sur un signe du juge, fut alors habillé par le médecin et par l’infirmier qui se retirèrent, ainsi que l’huissier. Camusot s’assit à son bureau jouant avec sa plume.

— Vous avez une tante, dit brusquement Camusot à Jacques Collin.

— Une tante, répondit avec étonnement don Carlos Herrera ; mais, monsieur, je n’ai point de parent, je suis l’enfant non reconnu du feu duc d’Ossuna.

Et en lui-même il se disait : — Ils brûlent ! allusion au jeu de cache-cache, qui d’ailleurs est une enfantine image de la lutte terrible entre la justice et le criminel.

— Bah ! dit Camusot. Allons, vous avez encore votre tante, mademoiselle Jacqueline Collin, que vous avez placée sous le nom bizarre d’Asie auprès de la demoiselle Esther.

Jacques Collin fit un insouciant mouvement d’épaules parfaitement en harmonie avec l’air de curiosité par lequel il accueillait les paroles du juge qui l’examinait avec une attention narquoise.

— Prenez garde, reprit Camusot. Écoutez-moi bien.

— Je vous écoute, monsieur.

— Votre tante est marchande au Temple, son commerce est géré par une demoiselle Paccard, sœur d’un condamné, très honnête fille d’ailleurs, surnommée la Romette. La justice est sur les traces de votre tante, et dans quelques heures nous aurons des preuves décisives. Cette femme vous est bien dévouée…

— Continuez, monsieur le juge, dit tranquillement Jacques Collin en réponse à une pause de Camusot, je vous écoute.

— Votre tante, qui compte environ cinq ans de plus que vous, a été la maîtresse de Marat d’odieuse mémoire. C’est de cette source ensanglantée que lui est venu le noyau de la fortune qu’elle possède… C’est, selon les renseignements que je reçois, une très habile recéleuse, car on n’a pas encore de preuves contre elle. Après la mort de Marat, elle aurait appartenu, selon les rapports que je tiens entre les mains, à un chimiste condamné à mort en l’an viii, pour crime de fausse monnaie. Elle a paru comme témoin dans le procès. C’est dans cette intimité qu’elle aurait acquis des connaissances en toxicologie. Elle a été marchande à la toilette de l’an ix à 1805. Elle a subi deux ans de prison en 1807 et 1808, pour avoir livré des mineures à la débauche… Vous étiez poursuivi pour crime de faux, vous aviez quitté la maison de banque où votre tante vous avait placé comme commis, grâce à l’éducation que vous aviez reçue et aux protections dont jouissait votre tante auprès des personnages à la dépravation desquels elle fournissait des victimes… Tout ceci ressemblerait peu à la grandesse des ducs d’Ossuna… Persistez-vous dans vos dénégations ?…

Jacques Collin écoutait monsieur Camusot en pensant à son enfance heureuse, au Collège des Oratoriens d’où il était sorti, méditation qui lui donnait un air véritablement étonné. Malgré l’habileté de sa diction interrogative, Camusot n’arracha pas un mouvement à cette physionomie placide.

— Si vous avez fidèlement écrit l’explication que je vous ai donnée en commençant, vous pouvez la relire, répondit Jacques Collin, je ne puis varier… Je ne suis pas allé chez la courtisane, comment saurais-je qui elle avait pour cuisinière ? Je suis tout à fait étranger aux personnes de qui vous me parlez.

— Nous allons procéder, malgré vos dénégations, à des confrontations qui pourront diminuer votre assurance.

— Un homme déjà fusillé une fois est habitué à tout, répondit Jacques Collin avec douceur.

Camusot retourna visiter les papiers saisis en attendant le retour du chef de la Sûreté dont la diligence fut extrême, car il était onze heures et demie, l’interrogatoire avait commencé vers dix heures, et l’huissier vint annoncer au juge à voix basse l’arrivée de Bibi-Lupin.

— Qu’il entre ! répondit monsieur Camusot.

En entrant Bibi-Lupin de qui l’on attendait un : — « C’est bien lui !… » resta surpris. Il ne reconnaissait plus le visage de sa pratique dans une face criblée de petite vérole. Cette hésitation frappa le juge.

— C’est bien sa taille, sa corpulence, dit l’agent. Ah ! c’est toi, Jacques Collin, reprit-il en examinant les yeux, la coupe du front et les oreilles… Il y a des choses qu’on ne peut pas déguiser… C’est parfaitement lui, monsieur Camusot… Jacques a la cicatrice d’un coup de couteau dans le bras gauche, faites-lui ôter sa redingote, vous allez la voir…

De nouveau, Jacques Collin fut obligé de se dépouiller de sa redingote, Bibi-Lupin retroussa la manche de la chemise et montra la cicatrice indiquée.

— C’est une balle, répondit don Carlos Herrera, voici bien d’autres cicatrices.

— Ah ! c’est bien sa voix ! s’écria Bibi-Lupin.

— Votre certitude, dit le juge, est un simple renseignement, ce n’est pas une preuve.

— Je le sais, répondit humblement Bibi-Lupin ; mais je vous trouverai des témoins. Déjà l’une des pensionnaires de la Maison-Vauquer est là… dit-il en regardant Collin.

La figure placide que se faisait Collin ne vacilla pas.

— Faites entrer cette personne, dit péremptoirement monsieur Camusot dont le mécontentement perça, malgré son apparente indifférence.

Ce mouvement fut remarqué par Jacques Collin qui comptait peu sur la sympathie de son juge d’instruction, et il tomba dans une apathie produite par la violente méditation à laquelle il se livra pour en rechercher la cause. L’huissier introduisit madame Poiret dont la vue inopinée occasionna chez le forçat un léger tremblement, mais cette trépidation ne fut pas observée par le juge dont le parti semblait pris.

— Comment vous nommez-vous ? demanda le juge en procédant à l’accomplissement des formalités qui commencent toutes les dépositions et les interrogatoires.

Madame Poiret, petite vieille blanche et ridée comme ris de veau, vêtue d’une robe de soie gros-bleu, déclara se nommer Christine-Michelle Michonneau, épouse du sieur Poiret, être âgée de cinquante et un ans, être née à Paris, demeurer rue des Poules au coin de la rue des Postes, et avoir pour état celui de logeuse en garni.

— Vous avez habité, madame, dit le juge, une pension bourgeoise en 1818 et 1819, tenue par une dame Vauquer.

— Oui, monsieur, c’est là que je fis la connaissance de monsieur Poiret, ancien employé retraité, devenu mon mari, que, depuis un an, je garde au lit… pauvre homme ! il est bien malade. Aussi ne saurais-je rester pendant longtemps hors de ma maison…

— Il se trouvait alors dans cette pension un certain Vautrin… demanda le juge.

— Oh, monsieur ! c’est toute une histoire, c’était un affreux galérien…

— Vous avez coopéré à son arrestation.

— C’est faux, monsieur…

— Vous êtes devant la Justice, prenez garde !… dit sévèrement monsieur Camusot.

Madame Poiret garda le silence.

— Rappelez vos souvenirs ! reprit Camusot, vous souvenez-vous bien de cet homme ?… le reconnaîtriez-vous ?

— Je le crois.

— Est-ce l’homme que voici ?… dit le juge.

Madame Poiret mit ses conserves et regarda l’abbé Carlos Herrera.

— C’est sa carrure, sa taille, mais… non… si… Monsieur le juge, reprit-elle, si je pouvais voir sa poitrine nue, je le reconnaîtrais à l’instant. (Voir le Père Goriot.)

Le juge et le greffier ne purent s’empêcher de rire, malgré la gravité de leurs fonctions, Jacques Collin partagea leur hilarité, mais avec mesure. Le prévenu n’avait pas remis la redingote que Bibi-Lupin venait de lui ôter ; et, sur un signe du juge, il ouvrit complaisamment sa chemise.

— Voilà bien sa palatine ; mais elle a grisonné, monsieur Vautrin, s’écria madame Poiret.

— Que répondez-vous à cela ? demanda le juge.

— Que c’est une folle ! dit Jacques Collin.

— Ah, mon Dieu ! si j’avais un doute, car il n’a plus la même figure, cette voix suffirait, c’est bien lui qui m’a menacée… Ah ! c’est son regard.

— L’agent de la police judiciaire et cette femme n’ont pas pu, reprit le juge en s’adressant à Jacques Collin, s’entendre pour dire de vous les mêmes choses, car ni l’un ni l’autre ne vous avaient vu ; comment expliquez-vous cela ?

— La justice a commis des erreurs encore plus fortes que celle à laquelle donneraient lieu le témoignage d’une femme qui reconnaît un homme au poil de sa poitrine et les soupçons d’un agent de police, répondit Jacques Collin. On trouve en moi des ressemblances de voix, de regards, de taille avec un grand criminel, c’est déjà vague. Quant à la réminiscence qui prouverait entre madame et mon Sosie des relations dont elle ne rougit pas… vous en avez ri vous-même. Voulez-vous, monsieur, dans l’intérêt de la vérité, que je désire établir pour mon compte plus vivement que vous ne pouvez le souhaiter pour celui de la justice, demander à cette dame… Foi…

— Poiret…

— Poret. Pardonnez ! (je suis Espagnol), si elle se rappelle les personnes qui habitaient cette… Comment nommez-vous la maison…

— Une pension bourgeoise, dit madame Poiret.

— Je ne sais ce que c’est ! répondit Jacques Collin.

— C’est une maison où l’on dîne et où l’on déjeune par abonnement.

— Vous avez raison, s’écria Camusot qui fit un signe de tête favorable à Jacques Collin, tant il fut frappé de l’apparente bonne foi avec laquelle il lui fournissait les moyens d’arriver à un résultat. Essayez de vous rappeler les abonnés qui se trouvaient dans la pension lors de l’arrestation de Jacques Collin.

— Il y avait monsieur de Rastignac, le docteur Bianchon, le père Goriot… mademoiselle Taillefer…

— Bien, dit le juge qui n’avait pas cessé d’observer Jacques Collin dont la figure fut impassible. Eh bien ! ce père Goriot…

— Il est mort, dit madame Poiret.

— Monsieur, dit Jacques Collin, j’ai plusieurs fois rencontré chez Lucien un monsieur de Rastignac, lié, je crois, avec madame de Nucingen, et, si c’est lui dont il serait question, jamais il ne m’a pris pour le forçat avec lequel on essaie de me confondre…

— Monsieur de Rastignac et le docteur Bianchon, dit le juge, occupent tous les deux des positions sociales telles que leur témoignage, s’il vous est favorable, suffirait pour vous faire élargir. Coquart, préparez leurs citations.

En quelques minutes, les formalités de la déposition de madame Poiret furent terminées, Coquart lui relut le procès-verbal de la scène qui venait d’avoir lieu, et elle le signa ; mais le prévenu refusa de signer en se fondant sur l’ignorance où il était des formes de la justice française.

— En voilà bien assez pour aujourd’hui, reprit monsieur Camusot, vous devez avoir besoin de prendre quelques aliments, je vais vous faire reconduire à la Conciergerie.

— Hélas ! je souffre trop pour manger, dit Jacques Collin.

Camusot voulait faire coïncider le moment du retour de Jacques Collin avec l’heure de la promenade des accusés dans le préau ; mais il voulait avoir du directeur de la Conciergerie une réponse à l’ordre qu’il lui avait donné le matin, et il sonna pour envoyer son huissier. L’huissier vint et dit que la portière de la maison du quai Malaquais avait à lui remettre une pièce importante relative à monsieur Lucien de Rubempré. Cet incident devint si grave qu’il fit oublier son dessein à Camusot.

— Qu’elle entre ! dit-il.

— Pardon, excuse, monsieur, fit la portière en saluant le juge et l’abbé Carlos tour à tour. Nous avons été si troublés, mon mari et moi, par la Justice, les deux fois qu’elle est venue, que nous avons oublié dans notre commode une lettre à l’adresse de monsieur Lucien, et pour laquelle nous avons payé dix sous quoiqu’elle soit de Paris, car elle est très lourde. Voulez-vous me rembourser le port. Dieu sait quand nous verrons nos locataires !

— Cette lettre vous a été remise par le facteur ? demanda Camusot après avoir examiné très attentivement l’enveloppe.

— Oui, monsieur.

— Coquart, vous allez dresser procès-verbal de cette déclaration. Allez ! ma bonne femme. Donnez vos noms, vos qualités…

Camusot fit prêter serment à la portière, puis il dicta le procès-verbal.

Pendant l’accomplissement de ces formalités, il vérifiait le timbre de la poste qui portait les dates des heures de levée et de distribution, ainsi que la date du jour. Or, cette lettre, remise chez Lucien le lendemain de la mort d’Esther, avait été sans nul doute écrite et jetée à la poste le jour de la catastrophe.

Maintenant on pourra juger de la stupéfaction de monsieur Camusot en lisant cette lettre, écrite et signée par celle qu’on croyait la victime d’un crime.

ESTHER À LUCIEN.
Lundi, 13 mai 1830.
(mon dernier jour, à dix heures du matin.)

« Mon Lucien, je n’ai pas une heure à vivre. À onze heures je serai morte, et je mourrai sans aucune douleur. J’ai payé cinquante mille francs une jolie petite groseille noire contenant un poison qui tue avec la rapidité de l’éclair. Ainsi, ma biche, tu pourras te dire : « Ma petite Esther n’a pas souffert… » Oui, je n’aurai souffert qu’en t’écrivant ces pages.

Ce monstre qui m’a si chèrement achetée, en sachant que le jour où je me regarderais comme à lui n’aurait pas de lendemain, Nucingen vient de partir, ivre comme un ours qu’on aurait grisé. Pour la première et la dernière fois de ma vie, j’ai pu comparer mon ancien métier de fille de joie à la vie de l’amour, superposer la tendresse qui s’épanouit dans l’infini à l’horreur du devoir qui voudrait s’anéantir au point de ne pas laisser de place au baiser. Il fallait ce dégoût pour trouver la mort adorable… J’ai pris un bain ; j’aurais voulu pouvoir faire venir le confesseur du couvent où j’ai reçu le baptême, me confesser, et me laver l’âme. Mais c’est assez de prostitution comme cela, ce serait profaner un sacrement, et je me sens d’ailleurs baignée dans les eaux d’un repentir sincère. Dieu fera de moi ce qu’il voudra.

Laissons toutes ces pleurnicheries, je veux être pour toi ton Esther jusqu’au dernier moment, ne pas t’ennuyer de ma mort, de l’avenir, du bon Dieu, qui ne serait pas bon s’il me tourmentait dans l’autre vie quand j’ai dévoré tant de douleurs dans celle-ci…

J’ai ton délicieux portrait fait par madame de Mirbel devant moi. Cette feuille d’ivoire me consolait de ton absence, je la regarde avec ivresse en t’écrivant mes dernières pensées, en te peignant les derniers battements de mon cœur. Je te mettrai sous ce pli le portrait, car je ne veux pas qu’on le pille ni qu’on le vende. La seule pensée de savoir ce qui a fait ma joie confondu sous le vitrage d’un marchand parmi des dames et des officiers de l’empire, ou des drôleries chinoises, me donne la petite mort. Ce portrait, mon mignon, efface-le, ne le donne à personne… à moins que ce présent ne te rende le cœur de cette latte qui marche et qui porte des robes, de cette Clotilde de Grandlieu, qui te fera des noirs en dormant, tant elle a les os pointus… Oui, j’y consens, je te serais encore bonne à quelque chose comme de mon vivant. Ah ! pour te faire plaisir, ou si cela t’eût seulement fait rire, je me serais tenue devant un brasier en ayant dans la bouche une pomme pour te la cuire ! Ma mort te sera donc utile encore… J’aurais troublé ton ménage… Oh ! cette Clotilde, je ne la comprends pas ! Pouvoir être ta femme, porter ton nom, ne te quitter ni jour ni nuit, être à toi, et faire des façons ! il faut être du faubourg Saint-Germain pour cela ! et n’avoir pas dix livres de chair sur les os…

Pauvre Lucien ! cher ambitieux manqué, je songe à ton avenir ! Va, tu regretteras plus d’une fois ton pauvre chien fidèle, cette bonne fille qui volait pour toi, qui se serait laissé traîner en cour d’assises pour assurer ton bonheur, dont la seule occupation était de rêver à tes plaisirs, de t’en inventer, qui avait de l’amour pour toi dans les cheveux, dans les pieds, dans les oreilles, enfin ta ballerina dont tous les regards étaient autant de bénédictions ; qui, durant six ans, n’a pensé qu’à toi, qui fut si bien ta chose que je n’ai jamais été qu’une émanation de ton âme comme la lumière est celle du soleil. Mais enfin, faute d’argent et d’honneur, hélas ! je ne puis pas être ta femme… J’ai toujours pourvu à ton avenir en te donnant tout ce que j’ai… Viens aussitôt cette lettre reçue, et prends ce qui sera sous mon oreiller, car je me défie des gens de la maison…

Vois-tu, je veux être belle en morte, je me coucherai, je m’étendrai dans mon lit, je me poserai, quoi ! Puis je presserai la groseille contre le voile du palais, et je ne serai défigurée ni par des convulsions, ni par une posture ridicule.

Je sais que madame de Sérisy s’est brouillée avec toi, rapport à moi ; mais, vois-tu, mon chat, quand elle saura que je suis morte, elle te pardonnera, tu la cultiveras, elle te mariera bien, si les Grandlieu persistent dans leurs refus.

Mon nini, je ne veux pas que tu fasses de grands hélas en apprenant ma mort. D’abord, je dois te dire que l’heure d’onze heures du lundi 13 mai n’est que la terminaison d’une longue maladie qui a commencé le jour où, sur la terrasse de Saint-Germain, vous m’avez rejetée dans mon ancienne carrière… On a mal à l’âme comme on a mal au corps. Seulement l’âme ne peut pas se laisser bêtement souffrir comme le corps, le corps ne soutient pas l’âme comme l’âme soutient le corps, et l’âme a le moyen de se guérir dans la réflexion qui fait recourir au litre de charbon des couturières. Tu m’as donné toute une vie avant-hier en me disant que si Clotilde te refusait encore, tu m’épouserais. C’eût été pour nous deux un grand malheur, je serais morte davantage, pour ainsi dire ; car il y a des morts plus ou moins amères. Jamais le monde ne nous aurait acceptés.

Voici deux mois que je réfléchis à bien des choses, va ! Une pauvre fille est dans la boue, comme j’y étais avant mon entrée au couvent ; les hommes la trouvent belle, ils la font servir à leurs plaisirs en se dispensant d’égards, ils la reçoivent à pied après être allés la chercher en voiture ; s’ils ne lui crachent pas à la figure, c’est qu’elle est préservée de cet outrage par sa beauté ; mais moralement, ils font pis. Eh ! bien, que cette fille hérite de cinq à six millions, elle sera recherchée par des princes, elle sera saluée avec respect quand elle passera dans sa voiture, elle pourra choisir parmi les plus anciens écussons de France et de Navarre. Ce monde, qui nous aurait dit raca en voyant deux beaux êtres unis et heureux, a constamment salué madame de Staël, malgré ses farces, parce qu’elle avait deux cent mille livres de rente. Le monde, qui plie devant l’argent ou la Gloire, ne veut pas plier devant le bonheur, ni devant la vertu ; car j’aurais fait du bien… Oh ! combien de larmes aurais-je séchées !… autant je crois que j’en ai versé ! Oui, j’aurais voulu ne vivre que pour toi et pour la charité.

Voilà les réflexions qui me rendent la mort adorable. Ainsi ne fais pas de lamentations, mon bon chat ? Dis-toi souvent : il y a eu deux bonnes filles, deux belles créatures, qui toutes deux sont mortes pour moi, sans m’en vouloir, qui m’adoraient ; élève dans ton cœur un souvenir à Coralie, à Esther, et va ton train ! Te souviens-tu du jour où tu m’as montré vieille, ratatinée, en capote vert-melon, en douillette puce à taches de graisse noire, la maîtresse d’un poëte d’avant la Révolution, à peine réchauffée par le soleil, quoiqu’elle se fût mise en espalier aux Tuileries, et s’inquiétant d’un horrible carlin, le dernier des carlins ! Tu sais, elle avait eu des laquais, des équipages, un hôtel ! je t’ai dit alors : — Il vaut mieux mourir à trente ans ! Eh ! bien, ce jour-là, tu m’as trouvée pensive, tu as fait des folies pour me distraire ; et, entre deux baisers, je t’ai dit encore : — Tous les jours les jolies femmes sortent du spectacle avant la fin !… Eh ! bien, je n’ai pas voulu voir la dernière pièce, voilà tout…

Tu dois me trouver bavarde, mais c’est mon dernier ragôt. Je t’écris comme je te parlais, et je veux te parler gaiement. Les couturières qui se lamentent m’ont toujours fait horreur ; tu sais que j’avais su bien mourir une fois déjà, à mon retour de ce fatal bal de l’Opéra, où l’on t’a dit que j’avais été fille !

Oh ! non, mon nini, ne donne jamais ce portrait, si tu savais avec quels flots d’amour je viens de m’abîmer dans tes yeux en les regardant avec ivresse pendant une pause que j’ai faite… tu penserais, en y reprenant l’amour que j’ai tâché d’incruster sur cet ivoire, que l’âme de ta biche aimée est là.

Une morte qui demande l’aumône, en voilà du comique ?… Allons, il faut savoir se tenir tranquille dans sa tombe.

Tu ne sais pas combien ma mort paraîtrait héroïque aux imbéciles s’ils savaient que cette nuit Nucingen m’a offert deux millions si je voulais l’aimer comme je t’aimais. Il sera joliment volé quand il saura que je lui ai tenu parole en crevant de lui. J’ai tout tenté pour continuer à respirer l’air que tu respires. J’ai dit à ce gros voleur : — Voulez-vous être aimé, comme vous le demandez, je m’engagerai même à ne jamais revoir Lucien… — Que faut-il faire ?… a-t-il demandé. — Donnez-moi deux millions pour lui ?… Non ! si tu avais vu sa grimace ? Ah ! j’en aurais ri, si ça n’avait pas été si tragique pour moi. — Évitez-vous un refus ! lui ai-je dit. Je le vois, vous tenez plus à deux millions qu’à moi. Une femme est toujours bien aise de savoir ce qu’elle vaut, ai-je ajouté en lui tournant le dos.

Ce vieux coquin saura dans quelques heures que je ne plaisantais pas.

Qu’est-ce qui te fera comme moi ta raie dans les cheveux ? Bah ! je ne veux plus penser à rien de la vie, je n’ai plus que cinq minutes, je les donne à Dieu ; n’en sois pas jaloux, mon cher ange, je veux lui parler de toi, lui demander ton bonheur pour prix de ma mort, et de mes punitions dans l’autre monde. Ça m’ennuie bien d’aller dans l’enfer, j’aurais voulu voir les anges pour savoir s’ils te ressemblent…

Adieu, mon nini, adieu ! je te bénis de tout mon malheur. Jusque dans la tombe je serai

»Ton Esther… »

Onze heures sonnent. J’ai fait ma dernière prière, je vais me coucher pour mourir. Encore une fois, adieu ! Je voudrais que la chaleur de ma main laissât là mon âme comme j’y mets un dernier baiser, et je veux encore une fois te nommer mon gentil minet, quoique tu sois la cause de la mort de ton

» Esther. »

Un mouvement de jalousie pressa le cœur du juge en terminant la lecture de la seule lettre d’un suicide qu’il eût vue écrite avec cette gaieté, quoique ce fût une gaieté fébrile, et le dernier effort d’une tendresse aveugle.

— Qu’a-t-il donc de particulier pour être aimé ainsi !… pensa-t-il en répétant ce que disent tous les hommes qui n’ont pas le don de plaire aux femmes.

— S’il vous est possible de prouver non-seulement que vous n’êtes pas Jacques Collin, forçat libéré, mais encore que vous êtes bien réellement don Carlos Herrera, chanoine de Tolède, envoyé secret de Sa Majesté Ferdinand VII, dit le juge à Jacques Collin, vous serez mis en liberté, car l’impartialité qu’exige mon ministère m’oblige à vous dire que je reçois à l’instant une lettre de la demoiselle Esther Gobseck où elle avoue l’intention de se donner la mort, et où elle émet sur ses domestiques des soupçons qui paraissent les désigner comme étant les auteurs de la soustraction des sept cent cinquante mille francs.

En parlant, monsieur Camusot comparait l’écriture de la lettre avec celle du testament, et il fut évident pour lui que la lettre était bien écrite par la même personne qui avait fait le testament.

— Monsieur, vous vous êtes trop pressé de croire à un crime, ne vous pressez pas de croire à un vol.

— Ah ! dit Camusot en jetant un regard de juge sur le prévenu.

— Ne croyez pas que je me compromette en vous disant que cette somme peut se retrouver, reprit Jacques Collin en faisant entendre au juge qu’il comprenait son soupçon. Cette pauvre fille était bien aimée par ses gens ; et, si j’étais libre, je me chargerais de chercher un argent qui maintenant appartient à l’être que j’aime le plus au monde, à Lucien !… Auriez-vous la bonté de me permettre de lire cette lettre, ce sera bientôt fait… c’est la preuve de l’innocence de mon cher enfant… vous ne pouvez pas craindre que je l’anéantisse… ni que j’en parle, je suis au secret…

— Au secret !… s’écria le magistrat, vous n’y serez plus… C’est moi qui vous prie d’établir le plus promptement possible votre état, ayez recours à votre ambassadeur si vous voulez…

Et il tendit la lettre à Jacques Collin. Camusot était heureux de sortir d’embarras, de pouvoir satisfaire le procureur général, mesdames de Maufrigneuse et de Sérisy. Néanmoins il examina froidement et curieusement la figure de son prévenu pendant qu’il lisait la lettre de la courtisane ; et, malgré la sincérité des sentiments qui s’y peignaient, il se disait : — C’est pourtant bien là une physionomie de bagne.

— Voilà comme on l’aime !… dit Jacques Collin en rendant la lettre… Et il fit voir à Camusot une figure baignée de larmes. — Si vous le connaissiez ! reprit-il, c’est une âme si jeune, si fraîche, une beauté si magnifique, un enfant, un poète… On éprouve irrésistiblement le besoin de se sacrifier à lui, de satisfaire ses moindres désirs. Ce cher Lucien est si ravissant quand il est câlin…

— Allons, dit le magistrat en faisant encore un effort pour découvrir la vérité, vous ne pouvez pas être Jacques Collin…

— Non, monsieur… répondit le forçat.

Et Jacques Collin se fit plus que jamais don Carlos Herrera. Dans son désir de terminer son œuvre, il s’avança vers le juge, l’emmena dans l’embrasure de la croisée et prit les manières d’un prince de l’Église, en prenant le ton des confidences.

— J’aime tant cet enfant, monsieur, que s’il fallait être le criminel pour qui vous me prenez afin d’éviter un désagrément à cette idole de mon cœur, je m’accuserais, dit-il à voix basse. J’imiterais la pauvre fille qui s’est tuée à son profit. Aussi, monsieur, vous supplié-je de m’accorder une faveur, c’est de mettre Lucien en liberté sur-le-champ…

— Mon devoir s’y oppose, dit Camusot avec bonhomie ; mais, s’il est avec le ciel des accommodements, la Justice sait avoir des égards, et, si vous pouvez me donner de bonnes raisons… Parlez, ceci ne sera pas écrit…

— Eh ! bien, reprit Jacques Collin trompé par la bonhomie de Camusot, je sais tout ce que ce pauvre enfant souffre en ce moment, il est capable d’attenter à ses jours en se voyant en prison…

— Oh ! quant à cela, dit Camusot en faisant un haut-le-corps.

— Vous ne savez pas qui vous obligez en m’obligeant, ajouta Jacques Collin qui voulut remuer d’autres cordes. Vous rendez service à un Ordre plus puissant que des comtesses de Sérisy, que des duchesses de Maufrigneuse qui ne vous pardonneront pas d’avoir eu dans votre cabinet leurs lettres…, dit-il en montrant deux liasses parfumées… Mon Ordre a de la mémoire.

— Monsieur ! dit Camusot, assez. Cherchez d’autres raisons à me donner. Je me dois autant au prévenu qu’à la vindicte publique.

— Eh ! bien, croyez-moi, je connais Lucien, c’est une âme de femme, de poète et de méridional, sans consistance ni volonté, reprit Jacques Collin, qui crut avoir enfin deviné que le juge leur était acquis. Vous êtes certain de l’innocence de ce jeune homme, ne le tourmentez pas, ne le questionnez point ; remettez-lui cette lettre, annoncez-lui qu’il est l’héritier d’Esther, et rendez-lui la liberté… Si vous agissez autrement, vous en serez au désespoir ; tandis que si vous le relaxez purement et simplement, je vous expliquerai, moi (gardez-moi au secret), demain, ce soir tout ce qui pourrait vous sembler mystérieux dans cette affaire, et les raisons de la poursuite acharnée dont je suis l’objet ; mais je risquerai ma vie, on en veut à ma tête depuis cinq ans… Lucien libre, riche et marié à Clotilde de Grandlieu, ma tâche ici-bas est accomplie, je ne défendrai plus ma peau… Mon persécuteur est un espion de votre dernier roi…

— Ah ! Corentin !

— Ah ! il se nomme Corentin… Je vous remercie… Eh ! bien, monsieur, voulez-vous me promettre de faire ce que je vous demande ?…

— Un juge ne peut et ne doit rien promettre. Coquart ! dites à l’huissier et aux gendarmes de reconduire le prévenu à la Conciergerie… — Je donnerai des ordres pour que ce soir vous soyez à la pistole, ajouta-t-il avec douceur en faisant un léger salut de tête au prévenu.

Frappé de la demande que Jacques Collin venait de lui adresser et se rappelant l’insistance qu’il avait mise à être interrogé le premier, en s’appuyant sur son état de maladie, Camusot reprit toute sa défiance. En écoutant ses soupçons indéterminés, il vit le prétendu moribond allant, marchant comme un Hercule, ne faisant plus aucune des singeries si bien jouées qui en avaient signalé l’entrée.

— Monsieur ?…

Jacques Collin se retourna.

— Mon greffier, malgré votre refus de le signer, va vous lire le procès-verbal de votre interrogatoire.

Le prévenu jouissait d’une admirable santé, le mouvement par lequel il vint s’asseoir près du greffier fut un dernier trait de lumière pour le juge.

— Vous avez été promptement guéri ? dit Camusot.

— Je suis pincé, pensa Jacques Collin. Puis il répondit à haute voix : — La joie, monsieur, est la seule panacée qui existe… cette lettre, la preuve d’une innocence dont je ne doutais pas… voilà le grand remède.

Le juge suivit son prévenu d’un regard pensif lorsque l’huissier et les gendarmes l’entourèrent ; puis il fit le mouvement d’un homme qui se réveille, et jeta la lettre d’Esther sur le bureau de son greffier.

— Coquart, copiez cette lettre !…

S’il est dans la nature de l’homme de se défier de ce qu’on le supplie de faire quand la chose demandée est contre ses intérêts ou contre son devoir, souvent même quand elle lui est indifférente, ce sentiment est la loi du juge d’instruction. Plus le prévenu, dont l’état n’était pas encore fixé, fit apercevoir de nuages à l’horizon dans le cas où Lucien serait interrogé, plus cet interrogatoire parut nécessaire à Camusot. Cette formalité n’eût pas été, d’après le Code et les usages, indispensable, qu’elle était exigée par la question de l’identité de l’abbé Carlos, Dans toutes les carrières, il existe une conscience de métier. À défaut de curiosité, Camusot aurait questionné Lucien par honneur de magistrat comme il venait de questionner Jacques Collin, en déployant les ruses que se permet le magistrat le plus intègre. Le service à rendre, son avancement, tout passait chez Camusot après le désir de savoir la vérité, de la deviner, quitte à la taire. Il jouait du tambour sur les vitres en s’abandonnant au cours fluviatile de ses conjectures, car alors la pensée est comme une rivière qui parcourt mille contrées. Amants de la vérité, les magistrats sont comme les femmes jalouses, ils se livrent à mille suppositions et les fouillent avec le poignard du soupçon comme le sacrificateur antique éventrait les victimes ; puis ils s’arrêtent non pas au vrai, mais au probable, et ils finissent par entrevoir le vrai. Une femme interroge un homme aimé comme le juge interroge un criminel. En de telles dispositions, un éclair, un mot, une inflexion de voix, une hésitation suffisent pour indiquer le fait, la trahison, le crime cachés.

— La manière dont il vient de peindre son dévouement à son fils (si c’est son fils), me ferait croire qu’il s’est trouvé dans la maison de cette fille pour veiller au grain ; et, ne se doutant pas que l’oreiller de la morte cachait un testament, il aura pris, pour son fils, les sept cent cinquante mille francs, par provision !… Voilà la raison de sa promesse de faire retrouver la somme. Monsieur de Rubempré se doit à lui-même et doit à la justice d’éclaircir l’état civil de son père… Et me promettre la protection de son Ordre (son Ordre !) si je n’interroge pas Lucien !…

Il resta sur cette pensée.

Comme on vient de le voir, un magistrat instructeur dirige un interrogatoire à son gré. Libre à lui d’avoir de la finesse ou d’en manquer. Un interrogatoire, ce n’est rien, et c’est tout. Là gît la faveur. Camusot sonna, l’huissier était revenu. Il donna l’ordre d’aller chercher monsieur Lucien de Rubempré, mais en recommandant qu’il ne communiquât avec qui que ce soit pendant le trajet. Il était alors deux heures après midi.

— Il y a un secret, se dit en lui-même le juge, et ce secret doit être bien important. Le raisonnement de mon amphibie, qui n’est ni prêtre, ni séculier, ni forçat, ni Espagnol, mais qui ne veut pas laisser sortir de la bouche de son protégé quelque parole terrible, est ceci : « Le poète est faible, il est femme ; il n’est pas comme moi, qui suis l’Hercule de la diplomatie, et vous lui arracherez facilement notre secret ! » Eh ! bien, nous allons tout savoir de l’innocent !…

Et il continua de frapper le bord de sa table avec son couteau d’ivoire, pendant que son greffier copiait la lettre d’Esther. Combien de bizarreries dans l’usage de nos facultés ! Camusot supposait tous les crimes possibles, et passait à côté du seul que le prévenu avait commis, le faux testament au profit de Lucien. Que ceux dont l’envie attaque la position des magistrats veuillent bien songer à cette vie passée en des soupçons continuels, à ces tortures imposées par ces gens à leur esprit, car les affaires civiles ne sont pas moins tortueuses que les instructions criminelles, et ils penseront peut-être que le prêtre et le magistrat ont un harnais également lourd, également garni de pointes à l’intérieur. Toute profession d’ailleurs a son cilice et ses casse-têtes chinois.

Vers deux heures, monsieur Camusot vit entrer Lucien de Rubempré, pâle, défait, les yeux rouges et gonflés, enfin dans un état d’affaissement qui lui permit de comparer la nature à l’art, le moribond vrai au moribond de théâtre. Le trajet fait de la Conciergerie au cabinet du juge entre deux gendarmes précédés d’un huissier avait porté le désespoir à son comble chez Lucien. Il est dans l’esprit du poète de préférer un supplice à un jugement. En voyant cette nature entièrement dénuée du courage moral qui fait le juge et qui venait de se manifester si puissamment chez l’autre prévenu, monsieur Camusot eut pitié de cette facile victoire, et ce mépris lui permit de porter des coups décisifs, en lui laissant cette affreuse liberté d’esprit qui distingue le tireur quand il s’agit d’abattre des poupées.

— Remettez-vous, monsieur de Rubempré, vous êtes en présence d’un magistrat empressé de réparer le mal que fait involontairement la justice par une arrestation préventive, quand elle est sans fondement. Je vous crois innocent, vous allez être libre immédiatement. Voici la preuve de votre innocence : une lettre gardée par votre portière en votre absence, et qu’elle vient d’apporter. Dans le trouble causé par la descente de la justice et par la nouvelle de votre arrestation à Fontainebleau, cette femme avait oublié cette lettre qui vient de mademoiselle Esther Gobseck… Lisez !

Lucien prit la lettre, la lut et fondit en larmes. Il sanglota sans pouvoir articuler une parole. Après un quart d’heure, temps pendant lequel Lucien eut beaucoup de peine à retrouver de la force, le greffier lui présenta la copie de la lettre et le pria de signer un pour copie conforme à l’original à représenter à première réquisition tant que durera l’instruction du procès, en lui offrant de collationner ; mais Lucien s’en rapporta naturellement à la parole de Coquart quant à l’exactitude.

— Monsieur, dit le juge d’un air plein de bonhomie, il est néanmoins difficile de vous mettre en liberté sans avoir rempli nos formalités et sans vous avoir adressé quelques questions… C’est presque comme témoin que je vous requiers de répondre. À un homme comme vous, je croirais presque inutile de faire observer que le serment de dire toute la vérité n’est pas ici seulement un appel à votre conscience, mais encore une nécessité de votre position, ambiguë pour quelques instants. La vérité ne peut rien sur vous quelle qu’elle soit ; mais le mensonge vous enverrait en cour d’assises, et me forcerait à vous faire reconduire à la Conciergerie ; tandis qu’en répondant franchement à mes questions vous coucherez ce soir chez vous, et vous serez réhabilité par cette nouvelle que publieront les journaux : « Monsieur de Rubempré, arrêté hier à Fontainebleau, a été sur-le-champ élargi après un très court interrogatoire. »

Ce discours produisit une vive impression sur Lucien, et en voyant les dispositions de son prévenu, le juge ajouta : — Je vous le répète, vous étiez soupçonné de complicité dans un meurtre par empoisonnement sur la personne de la demoiselle Esther, il y a preuve de son suicide, tout est dit ; mais on a soustrait une somme de sept cent cinquante mille francs qui dépend de la succession, et vous êtes l’héritier ; il y a là malheureusement un crime. Ce crime a précédé la découverte du testament. Or, la justice a des raisons de croire qu’une personne qui vous aime, autant que vous aimait cette demoiselle Esther, s’est permis ce crime à votre profit… — Ne m’interrompez pas, dit Camusot en imposant par un geste silence à Lucien qui voulait parler, je ne vous interroge pas encore. Je veux vous faire comprendre combien votre honneur est intéressé dans cette question. Abandonnez le faux, le misérable point d’honneur qui lie entre eux les complices, et dites toute la vérité ?

On a dû déjà remarquer l’excessive disproportion des armes dans cette lutte entre les prévenus et les juges d’instruction. Certes la négation habilement maniée a pour elle l’absolu de sa forme et suffit à la défense du criminel ; mais c’est en quelque sorte une panoplie qui devient écrasante quand le stylet de l’interrogation y trouve un joint. Dès que la dénégation est insuffisante contre certains faits évidents, le prévenu se trouve entièrement à la discrétion du juge. Supposez maintenant un demi-criminel, comme Lucien, qui, sauvé d’un premier naufrage de sa vertu, pourrait s’amender et devenir utile à son pays, il périra dans les traquenards de l’instruction. Le juge rédige un procès-verbal très sec, une analyse fidèle des questions et des réponses ; mais de ses discours insidieusement paternels, de ses remontrances captieuses dans le genre de celle-ci, rien n’en reste. Les juges de la juridiction supérieure et les jurés voient les résultats sans connaître les moyens. Aussi, selon quelques bons esprits, le jury serait-il excellent, comme en Angleterre, pour procéder à l’instruction. La France a joui de ce système pendant un certain temps. Sous le code de brumaire an iv, cette institution s’appelait le jury d’accusation par opposition au jury de jugement. Quant au procès définitif, si l’on en revenait aux jurys d’accusation, il devrait être attribué aux cours royales, sans concours de jurés.

— Maintenant, dit Camusot après une pause, comment vous appelez-vous ? Monsieur Coquart, attention !… dit-il au greffier.

— Lucien Chardon, de Rubempré.

— Vous êtes né ?

— À Angoulême…

Et Lucien donna le jour, le mois et l’année.

— Vous n’avez pas eu de patrimoine ?

— Aucun.

— Vous avez néanmoins fait, pendant un premier séjour à Paris, des dépenses considérables, relativement à votre peu de fortune ?

— Oui, monsieur ; mais à cette époque, j’ai eu dans mademoiselle Coralie une amie excessivement dévouée et que j’ai eu le malheur de perdre. Ce fut le chagrin causé par cette mort qui me ramena dans mon pays.

— Bien, monsieur, dit Camusot. Je vous loue de votre franchise, elle sera bien appréciée.

Lucien entrait, comme on le voit, dans la voie d’une confession générale.

— Vous avez fait des dépenses bien plus considérables encore à votre retour d’Angoulême à Paris, reprit Camusot, vous avez vécu comme un homme qui aurait environ soixante mille francs de rentes.

— Oui, monsieur…

— Qui vous fournissait cet argent ?

— Mon protecteur, l’abbé Carlos Herrera.

— Où l’avez-vous connu ?

— Je l’ai rencontré sur la grande route, au moment où j’allais me débarrasser de la vie par un suicide…

— Vous n’aviez jamais entendu parler de lui dans votre famille, à votre mère ?…

— Jamais.

— Votre mère ne vous a jamais dit avoir rencontré d’Espagnol ?

— Jamais.

— Pouvez-vous vous rappeler le mois, l’année où vous vous êtes lié avec la demoiselle Esther ?

— Vers la fin de 1823, à un petit théâtre du boulevard.

— Elle a commencé par vous coûter de l’argent ?

— Oui, monsieur.

— Dernièrement, dans le désir d’épouser mademoiselle de Grandlieu, vous avez acheté les restes du château de Rubempré, vous y avez joint des terres pour un million, vous avez dit à la famille Grandlieu que votre sœur et votre beau-frère venaient de faire un héritage considérable et que vous deviez ces sommes à leur libéralité ?… Avez-vous dit cela, monsieur, à la famille Grandlieu ?

— Oui, monsieur.

— Vous ignorez la cause de la rupture de votre mariage ?

— Entièrement, monsieur.

— Eh ! bien, la famille de Grandlieu a envoyé chez votre beau-frère un des plus respectables avoués de Paris pour prendre des renseignements. À Angoulême, l’avoué, d’après les aveux mêmes de votre sœur et de votre beau-frère, a su que non-seulement ils vous avaient prêté peu de chose, mais encore que leur héritage se composait d’immeubles, assez importants, il est vrai, mais la somme des capitaux s’élevait à peine à deux cent mille francs… Vous ne devez pas trouver étrange qu’une famille comme celle de Grandlieu recule devant une fortune dont l’origine ne se justifie pas… Voilà, monsieur, où vous a conduit un mensonge…

Lucien fut glacé par cette révélation, et le peu de force d’esprit qu’il conservait l’abandonna.

— La police et la justice savent tout ce qu’elles veulent savoir, dit Camusot, songez bien à ceci. Maintenant, reprit-il en pensant à la qualité de père que s’était donnée Jacques Collin, connaissez-vous qui est ce prétendu Carlos Herrera ?

— Oui, monsieur, mais je l’ai su trop tard…

— Comment trop tard ? Expliquez-vous !

— Ce n’est pas un prêtre, ce n’est pas un Espagnol, c’est…

— Un forçat évadé, dit vivement le juge.

— Oui, répondit Lucien. Quand le fatal secret me fut révélé, j’étais son obligé, j’avais cru me lier avec un respectable ecclésiastique…

— Jacques Collin… dit le juge en commençant une phrase.

— Oui, Jacques Collin, répéta Lucien, c’est son nom.

— Bien. Jacques Collin, reprit monsieur Camusot, vient d’être reconnu tout à l’heure par une personne, et s’il nie encore son identité, c’est, je crois, dans votre intérêt. Mais je vous demandais si vous saviez qui cet homme était dans le but de relever une autre imposture de Jacques Collin.

Lucien eut aussitôt comme un fer rouge dans les entrailles en entendant cette terrifiante observation.

— Ignorez-vous, dit le juge en continuant, qu’il prétend être votre père pour justifier l’extraordinaire affection dont vous êtes l’objet ?

— Lui ! mon père !… oh ! monsieur !… il a dit cela !

— Soupçonnez-vous d’où provenaient les sommes qu’il vous remettait ; car, s’il faut en croire la lettre que vous avez entre les mains, la demoiselle Esther, cette pauvre fille, vous aurait rendu plus tard les mêmes services que la demoiselle Coralie ; mais vous êtes resté, comme vous venez de le dire, pendant quelques années à vivre, et très splendidement, sans rien recevoir d’elle.

— C’est à vous, monsieur, que je demanderai de me dire, s’écria Lucien, où les forçats puisent de l’argent !… Un Jacques Collin mon père !… Oh ! ma pauvre mère…

Et il fondit en larmes.

— Greffier, donnez lecture au prévenu de la partie de l’interrogatoire du prétendu Carlos Herrera dans laquelle il s’est dit le père de Lucien de Rubempré.

Le poète écouta cette lecture dans un silence et dans une contenance qui fit peine à voir.

— Je suis perdu ! s’écria-t-il.

— On ne se perd pas dans la voie de l’honneur et de la vérité, dit le juge.

— Mais vous traduirez Jacques Collin en Cour d’assises ? demanda Lucien.

— Certainement, répondit Camusot qui voulut continuer à faire causer Lucien. Achevez votre pensée.

Mais, malgré les efforts et les remontrances du juge, Lucien ne répondit plus. La réflexion était venue trop tard, comme chez tous les hommes qui sont esclaves de la sensation. Là est la différence entre le poète et l’homme d’action : l’un se livre au sentiment pour le reproduire en images vives, il ne juge qu’après ; tandis que l’autre juge et sent à la fois. Lucien resta morne, pâle, il se voyait au fond du précipice où l’avait fait rouler le juge d’instruction à la bonhomie de qui, lui poète, il s’était laissé prendre. Il venait de trahir non pas son bienfaiteur, mais son complice qui, lui, avait défendu leur position avec un courage de lion, avec une habileté tout d’une pièce. Là où Jacques Collin avait tout sauvé par son audace, Lucien, l’homme d’esprit, avait tout perdu par son inintelligence et par son défaut de réflexion. Ce mensonge infâme et qui l’indignait servait de paravent à une plus infâme vérité. Confondu par la subtilité du juge, épouvanté par sa cruelle adresse, par la rapidité des coups qu’il lui avait portés en se servant des fautes d’une vie mise à jour comme de crocs pour fouiller sa conscience, Lucien était là semblable à l’animal que le billot de l’abattoir a manqué. Libre et innocent, à son entrée dans ce cabinet, en une heure, il se trouvait criminel par ses propres aveux. Enfin, dernière raillerie sérieuse, le juge, calme et froid, faisait observer à Lucien que ses révélations étaient le fruit d’une méprise. Camusot pensait à la qualité de père prise par Jacques Collin, tandis que Lucien, tout entier à la crainte de voir son alliance avec un forçat évadé devenir publique, avait imité la célèbre inadvertance des meurtriers d’Ibicus.

L’une des gloires de Royer-Collard est d’avoir proclamé le triomphe constant des sentiments naturels sur les sentiments imposés, d’avoir soutenu la cause de l’antériorité des serments en prétendant que la loi de l’hospitalité, par exemple, devait lier au point d’annuler la vertu du serment judiciaire. Il a confessé cette théorie à la face du monde, à la tribune française ; il a courageusement vanté les conspirateurs, il a montré qu’il était humain d’obéir à l’amitié plutôt qu’à des lois tyranniques tirées de l’arsenal social pour telle ou telle circonstance. Enfin le Droit naturel a des lois qui n’ont jamais été promulguées et qui sont plus efficaces, mieux connues que celles forgées par la Société. Lucien venait de méconnaître, et à son détriment, la loi de solidarité qui l’obligeait à se taire et à laisser Jacques Collin se défendre ; bien plus, il l’avait chargé ! Dans son intérêt, cet homme devait être pour lui et toujours, Carlos Herrera.

Monsieur Camusot jouissait de son triomphe, il tenait deux coupables, il avait abattu sous la main de la justice l’un des favoris de la mode, et trouvé l’introuvable Jacques Collin. Il allait être proclamé l’un des plus habiles juges d’instruction. Aussi laissait-il son prévenu tranquille ; mais il étudiait ce silence de consternation, il voyait les gouttes de sueur s’accroître sur ce visage décomposé, grossir et tomber enfin mêlées à deux ruisseaux de larmes.

— Pourquoi pleurer, monsieur de Rubempré ? vous êtes, comme je vous l’ai dit, l’héritier de mademoiselle Esther, qui n’a pas d’héritiers ni collatéraux ni directs, et sa succession monte à près de huit millions, si l’on retrouve les sept cent cinquante mille francs égarés.

Ce fut le dernier coup pour le coupable. De la tenue pendant dix minutes, comme le disait Jacques Collin dans son billet, et Lucien atteignait au but de tous ses désirs ! il s’acquittait avec Jacques Collin, il s’en séparait, il devenait riche, il épousait mademoiselle de Grandlieu. Rien ne démontre plus éloquemment que cette scène la puissance dont sont armés les juges d’instruction par l’isolement ou par la séparation des prévenus, et le prix d’une communication comme celle qu’Asie avait faite à Jacques Collin.

— Ah ! monsieur, répondit Lucien avec l’amertume et l’ironie de l’homme qui se fait un piédestal de son malheur accompli, comme on a raison de dire dans votre langage : subir un interrogatoire !… Entre la torture physique d’autrefois et la torture morale d’aujourd’hui, je n’hésiterais pas pour mon compte, je préférerais les souffrances qu’infligeait jadis le bourreau. Que voulez-vous encore de moi ? reprit-il avec fierté.

— Ici, monsieur, dit le magistrat devenant rogue et narquois pour répondre à l’orgueil du poète, moi seul ai le droit de poser des questions.

— J’avais le droit de ne pas répondre, dit en murmurant le pauvre Lucien à qui son intelligence était revenue dans toute sa netteté.

— Greffier, lisez au prévenu son interrogatoire…

— Je redeviens un prévenu ! se dit Lucien.

Pendant que le commis lisait, Lucien prit une résolution qui l’obligeait à caresser monsieur Camusot. Quand le murmure de la voix de Coquart cessa, le poète eut le tressaillement d’un homme qui dort pendant un bruit auquel ses organes se sont accoutumés et qu’alors le silence surprend.

— Vous avez à signer le procès-verbal de votre interrogatoire, dit le juge.

— Et me mettez-vous en liberté ? demanda Lucien devenant ironique à son tour.

— Pas encore, répondit Camusot ; mais demain, après votre confrontation avec Jacques Collin, vous serez sans doute libre. La justice doit savoir maintenant si vous êtes ou non complice des crimes que peut avoir commis cet individu depuis son évasion, qui date de 1820. Néanmoins, vous n’êtes plus au secret. Je vais écrire au directeur de vous mettre dans la meilleure chambre de la pistole.

— Y trouverais-je ce qu’il faut pour écrire…

— On vous y fournira tout ce que vous demanderez, j’en ferai donner l’ordre par l’huissier qui va vous reconduire.

Lucien signa machinalement le procès-verbal, et il en parapha les renvois en obéissant aux indications de Coquart avec la douceur de la victime résignée. Un seul détail en dira plus sur l’état où il se trouvait qu’une peinture minutieuse. L’annonce de sa confrontation avec Jacques Collin avait séché sur sa figure les gouttelettes de sueur, ses yeux secs brillaient d’un éclat insupportable. Enfin il devint, en un moment rapide comme l’éclair, ce qu’était Jacques Collin, un homme de bronze.

Chez les gens dont le caractère ressemble à celui de Lucien, et que Jacques Collin avait si bien analysé, ces passages subits d’un état de démoralisation complète à un état quasiment métallique, tant les forces humaines se tendent, sont les plus éclatants phénomènes de la vie des idées. La volonté revient, comme l’eau disparue d’une source ; elle s’infuse dans l’appareil préparé pour le jeu de sa substance constitutive inconnue ; et, alors, le cadavre se fait homme, et l’homme s’élance plein de force à des luttes suprêmes.

Lucien mit la lettre d’Esther sur son cœur avec le portrait qu’elle lui avait renvoyé. Puis il salua dédaigneusement monsieur Camusot, et marcha d’un pas ferme dans les corridors entre deux gendarmes.

— C’est un profond scélérat ! dit le juge à son greffier pour se venger du mépris écrasant que le poète venait de lui témoigner. Il a cru se sauver en livrant son complice.

— Des deux, dit Coquart timidement, le forçat est le plus corsé…

— Je vous rends votre liberté pour aujourd’hui, Coquart, dit le juge. En voilà bien assez. Renvoyez les gens qui attendent, en les prévenant de revenir demain. Ah ! vous irez sur-le-champ chez monsieur le procureur général savoir s’il est encore dans son cabinet ; s’il y est, demandez un moment d’audience pour moi. Oh ! il y sera, reprit-il après avoir regardé l’heure à une méchante horloge de bois peint en vert et à filets dorés. Il est quatre heures moins un quart.

Ces interrogations, qui se lisent si rapidement, étant entièrement écrites, les demandes aussi bien que les réponses prennent un temps énorme. C’est une des causes de la lenteur des instructions criminelles et de la durée des détentions préventives. Pour les petits, c’est la ruine, pour les riches, c’est la honte ; car pour eux un élargissement immédiat répare, autant qu’il peut être réparé, le malheur d’une arrestation. Voilà pourquoi les deux scènes qui viennent d’être fidèlement reproduites avaient employé tout le temps consumé par Asie à déchiffrer les ordres du maître, à faire sortir une duchesse de son boudoir et à donner de l’énergie à madame de Sérisy.

En ce moment, Camusot, qui songeait à tirer parti de son habileté, prit les deux interrogatoires, les relut et se proposait de les montrer au procureur général en lui demandant son avis. Pendant la délibération à laquelle il se livrait, son huissier revint pour lui dire que le valet de chambre de madame la comtesse de Sérisy voulait absolument lui parler. Sur un signe de Camusot, un valet de chambre, vêtu comme un maître, entra, regarda l’huissier et le magistrat alternativement, et dit : — C’est bien à monsieur Camusot que j’ai l’honneur…

— Oui, répondirent le juge et l’huissier.

Camusot prit une lettre que lui tendit le domestique, et lut ce qui suit :

« Dans bien des intérêts que vous comprendrez, mon cher Camusot, n’interrogez pas monsieur de Rubempré ; nous vous apportons les preuves de son innocence, afin qu’il soit immédiatement élargi.

D. de Maufrigneuse, L. de Sérizy

P. S. Brûlez cette lettre devant le porteur. »

Camusot comprit qu’il avait fait une énorme faute en tendant des pièges à Lucien, et il commença par obéir aux deux grandes dames. Il alluma une bougie et détruisit la lettre écrite par la duchesse. Le valet de chambre salua respectueusement.

— Madame de Sérisy va donc venir ? demanda-t-il.

— On attelait, répondit le valet de chambre.

En ce moment, Coquart vint apprendre à monsieur Camusot que le procureur général l’attendait.

Sous le poids de la faute qu’il avait commise contre son ambition au profit de la Justice, le juge, chez qui sept ans d’exercice avaient développé la finesse dont est pourvu tout homme qui s’est mesuré avec des grisettes en faisant son Droit, voulut avoir des armes contre le ressentiment des deux grandes dames. La bougie à laquelle il avait brûlé la lettre étant encore allumée, il s’en servit pour cacheter les trente billets de la duchesse de Maufrigneuse à Lucien et la correspondance assez volumineuse de madame de Sérisy. Puis il se rendit chez le procureur général.

Le Palais de Justice est un amas confus de constructions superposées les unes aux autres, les unes pleines de grandeur, les autres mesquines, et qui se nuisent entre elles par un défaut d’ensemble. La salle des Pas perdus est la plus grande des salles connues ; mais sa nudité fait horreur et décourage les yeux. Cette vaste cathédrale de la chicane écrase la cour royale. Enfin la galerie marchande mène à deux cloaques. Dans cette galerie on remarque un escalier à double rampe, un peu plus grand que celui de la police correctionnelle, et sous lequel s’ouvre une grande porte à deux battants. L’escalier conduit à la cour d’assises, et la porte inférieure à une seconde cour d’assises. Il se rencontre des années où les crimes commis dans le département de la Seine exigent deux sessions. C’est par là que se trouvent le parquet du procureur général, la chambre des avocats, leur bibliothèque, les cabinets des avocats généraux, des substituts du procureur général. Tous ces locaux, car il faut se servir d’un terme générique, sont unis par de petits escaliers de moulin, par des corridors sombres qui sont la honte de l’architecture, celle de la ville de Paris et celle de la France. Dans ses intérieurs, la première de nos justices souveraines surpasse les prisons dans ce qu’elles ont de hideux. Le peintre de mœurs reculerait devant la nécessité de décrire l’ignoble couloir d’un mètre de largeur où se tiennent les témoins à la cour d’assises supérieure. Quant au poêle qui sert à chauffer la salle des séances, il déshonorerait un café du boulevard Montparnasse. Le cabinet du procureur général est pratiqué dans un pavillon octogone qui flanque le corps de la galerie marchande, et pris récemment, par rapport à l’âge du Palais, sur le terrain du préau attenant au quartier des femmes. Toute cette partie du Palais de Justice est obombrée par les hautes et magnifiques constructions de la Sainte-Chapelle. Aussi est-ce sombre et silencieux.

Monsieur de Grandville, digne successeur des grands magistrats du vieux Parlement, n’avait pas voulu quitter le Palais sans une solution dans l’affaire de Lucien. Il attendait des nouvelles de Camusot, et le message du juge le plongea dans cette rêverie involontaire que l’attente cause aux esprits les plus fermes. Il était assis dans l’embrasure de la croisée de son cabinet, il se leva, se mit à marcher de long en long, car il avait trouvé le matin Camusot, sur le passage duquel il s’était mis, peu compréhensif, il avait des inquiétudes vagues, il souffrait. Voici pourquoi : la dignité de ses fonctions lui défendait d’attenter à l’indépendance absolue du magistrat inférieur, et il s’agissait dans ce procès de l’honneur, de la considération de son meilleur ami, de l’un de ses plus chauds protecteurs, le comte de Sérisy, ministre d’État, membre du conseil privé, le vice-président du Conseil-d’État, le futur chancelier de France, au cas où le noble vieillard qui remplissait ces augustes fonctions viendrait à mourir. Monsieur de Sérisy avait le malheur d’adorer sa femme quand même, il la couvrait toujours de sa protection ; or, le procureur général devinait bien l’affreux tapage que ferait, dans le monde et à la cour, la culpabilité d’un homme dont le nom avait été si souvent marié malignement à celui de la comtesse.

— Ah ! se disait-il en se croisant les bras, autrefois le pouvoir avait la ressource des évocations… Notre manie d’égalité (il n’osait pas dire de légalité, comme l’a courageusement avoué dernièrement un poète à la Chambre) tuera ce temps-ci…

Ce digne magistrat connaissait l’entraînement et les malheurs des attachements illicites. Esther et Lucien avaient repris, comme on l’a vu, l’appartement où le comte de Grandville avait vécu maritalement et secrètement avec mademoiselle de Bellefeuille, et d’où elle s’était enfuie un jour, enlevée par un misérable (Voir Un Double Ménage, Scènes de la vie privée).

Au moment où le Procureur-général se disait : — Camusot nous aura fait quelque sottise ! le juge d’instruction frappa deux coups à la porte du cabinet.

— Eh bien ! mon cher Camusot, comment va l’affaire dont je vous parlais ce matin ?

— Mal, monsieur le comte, lisez et jugez-en vous-même…

Il tendit les deux procès-verbaux des interrogatoires à monsieur de Grandville, qui prit son lorgnon et alla lire dans l’embrasure de la croisée. Ce fut une lecture rapide.

— Vous avez fait votre devoir, dit le procureur général d’une voix émue. Tout est dit, la justice aura son cours… Vous avez fait preuve de trop d’habileté pour qu’on se prive jamais d’un juge d’instruction tel que vous…

Monsieur de Grandville aurait dit à Camusot : — Vous resterez pendant toute votre vie juge d’instruction !… il n’aurait pas été plus explicite que dans sa phrase complimenteuse. Camusot eut froid dans les entrailles.

— Madame la duchesse de Maufrigneuse, à qui je dois beaucoup, m’avait prié…

— Ah ! la duchesse de Maufrigneuse, dit Grandville en interrompant le juge, c’est vrai… Vous n’avez cédé, je le vois, à aucune influence. Vous avez bien fait, monsieur, vous serez un grand magistrat.

En ce moment le comte Octave de Bauvan ouvrit sans frapper, et dit au comte de Grandville : — Mon cher, je t’amène une jolie femme qui ne savait où donner de la tête, elle allait se perdre dans notre labyrinthe…

Et le comte Octave tenait par la main la comtesse de Sérisy.

— Vous ici, madame, s’écria le procureur général en avançant son propre fauteuil, et dans quel moment !… Voici monsieur Camusot, madame, ajouta-t-il en montrant le juge. Bauvan, reprit-il en s’adressant à cet illustre orateur ministériel de la Restauration, attends-moi chez le premier président, il est encore chez lui. Je t’y rejoins.

Le comte Octave de Bauvan comprit que non seulement il était de trop, mais encore que le procureur général voulait avoir une raison de quitter son cabinet.

Madame de Sérisy n’avait pas commis la faute de venir au Palais dans son magnifique coupé à manteau bleu armorié, avec son cocher galonné et ses deux valets en culotte courte et en bas de soie blancs. Au moment de partir, Asie avait envoyé chercher un fiacre. Asie avait également ordonné de faire cette toilette qui, pour les femmes, est ce qu’était autrefois le manteau couleur muraille pour les hommes. La comtesse portait une redingote brune, un vieux châle noir et un chapeau de velours, dont les fleurs arrachées avaient été remplacées par un voile de dentelle noire très épais.

— Vous avez reçu notre lettre… dit-elle à Camusot dont l’hébétement fut pris par elle comme une preuve de respect admiratif.

— Trop tard, hélas, madame la comtesse, répondit le juge qui n’avait de tact et d’esprit que dans son cabinet, contre ses prévenus.

— Comment, trop tard ?…

Elle regarda monsieur de Grandville et vit la consternation peinte sur sa figure.

— Il ne peut pas être encore trop tard, ajouta-t-elle avec une intonation de despote.

Les femmes, les jolies femmes posées, comme l’est madame de Sérisy, sont les enfants gâtés de la civilisation française. Si les femmes des autres pays savaient ce qu’est à Paris une femme à la mode, riche et titrée, elles penseraient toutes à venir jouir de cette royauté magnifique. Les femmes vouées aux seuls liens de leur bienséance, à ce qu’il faut appeler le Code Femelle, se moquent des lois que les hommes ont faites. Elles disent tout, elles ne reculent devant aucune faute, aucune sottise ; car elles ont toutes admirablement compris qu’elles ne sont responsables de rien, excepté de leur honneur féminin et de leurs enfants. Elles disent en riant les plus grandes énormités. À propos de tout, elles répètent le mot de la jolie madame de Bauvan dans les premiers temps de son mariage, à son mari qu’elle était venue chercher au Palais : dépêche-toi de juger, et viens !

— Madame, dit le procureur général, monsieur Lucien de Rubempré n’est coupable ni de vol, ni d’empoisonnement ; mais monsieur Camusot lui a fait avouer un crime plus grand que ceux-là !…

— Quoi ? demanda-t-elle.

— Il s’est reconnu, lui dit le procureur général à l’oreille, l’ami, l’élève d’un forçat évadé. L’abbé Carlos Herrera, cet Espagnol qui demeurait depuis environ sept ans avec lui, serait le fameux Jacques Collin…

Madame de Sérisy recevait autant de coups de barre de fer que le magistrat disait de paroles.

— Et la morale de ceci ?… dit-elle.

— Est, reprit monsieur de Grandville en continuant la phrase de la comtesse et en parlant à voix basse, que le forçat sera traduit aux assises, et que si Lucien n’y comparaît pas à ses côtés comme ayant profité sciemment des crimes de cet homme, il y viendra comme témoin gravement compromis…

— Ah ! ça, jamais !… s’écria-t-elle tout haut avec une incroyable fermeté. Quant à moi je n’hésiterais pas entre la mort et la perspective de voir un homme que le monde a regardé comme mon meilleur ami, déclaré judiciairement le camarade d’un forçat… Le roi aime beaucoup mon mari.

— Madame, dit en souriant et à haute voix le procureur général, le roi n’a pas le moindre pouvoir sur le plus petit juge d’instruction de son royaume. Là est la grandeur de nos institutions nouvelles. Moi-même je viens de féliciter monsieur Camusot de son habileté…

— De sa maladresse, reprit vivement la comtesse que les accointances de Lucien avec un bandit inquiétaient bien moins que sa liaison avec Esther.

— Si vous lisiez les interrogatoires que monsieur Camusot a fait subir aux deux prévenus, vous verriez que tout dépend de lui…

Après cette phrase, la seule que le procureur général pouvait se permettre, et après un regard d’une finesse féminine, il se dirigea vers la porte de son cabinet. Puis il ajouta sur le seuil en se retournant : — Pardonnez-moi, madame, j’ai deux mots à dire à Bauvan…

Ceci, dans le langage du monde, signifiait pour la comtesse : Je ne peux pas être témoin de ce qui va se passer entre vous et Camusot.

— Qu’est-ce que c’est que ces interrogatoires ? dit alors Léontine avec douceur à Camusot resté tout penaud devant la femme d’un des plus grands personnages de l’État.

— Madame, répondit Camusot, un greffier met par écrit les demandes du juge et les réponses des prévenus, le procès-verbal est signé par le greffier, par le juge et par les prévenus. Ces procès-verbaux sont les éléments de la procédure, ils déterminent l’accusation et le renvoi des accusés devant la cour d’assises.

— Eh ! bien, reprit-elle, si l’on supprimait ces interrogatoires ?…

— Ah ! madame, ce serait un crime pour le magistrat…

— C’est un crime bien plus grand de les avoir écrits ; mais, en ce moment, c’est la seule preuve contre Lucien. Voyons, lisez-moi son interrogatoire afin de savoir s’il nous reste quelque moyen de nous sauver tous ; il ne s’agit pas seulement de moi, qui me donnerais froidement la mort, il s’agit aussi du bonheur de monsieur de Sérisy.

— Madame, dit Camusot, ne croyez pas que j’ai oublié les égards que je vous devais, et si monsieur Popinot, par exemple, avait été commis à cette instruction, vous eussiez été plus malheureuse que vous ne l’êtes avec moi. Tenez, madame, on a tout saisi chez monsieur Lucien, même vos lettres…

— Oh ! mes lettres !

— Les voici, cachetées, dit le magistrat.

La comtesse, dans son trouble, sonna comme si elle eût été chez elle, et le garçon de bureau du procureur général entra.

— De la lumière, dit-elle.

Le garçon alluma une bougie et la mit sur la cheminée, pendant que la comtesse reconnaissait ses lettres, les comptait, les chiffonnait et les jetait dans le foyer. Bientôt la comtesse mit le feu en se servant de la dernière lettre tortillée comme d’une torche. Camusot regardait flamber les papiers assez niaisement en tenant à la main ses deux procès-verbaux. La comtesse, qui paraissait uniquement occupée d’anéantir les preuves de sa tendresse, observait le juge du coin de l’œil. Elle prit son temps, elle calcula ses mouvements, et, avec une agilité de chatte, elle saisit les deux interrogatoires et les lança dans le feu ; mais Camusot les y reprit, la comtesse s’élança sur le juge et ressaisit les papiers enflammés. Il s’ensuivit une lutte pendant laquelle Camusot criait : — Madame ! madame ! vous attentez à… Madame…

Un homme s’élança dans le cabinet, et la comtesse ne put retenir un cri en reconnaissant le comte de Sérisy, suivi de messieurs de Grandville et de Bauvan. Néanmoins Léontine, qui voulait sauver à tout prix Lucien, ne lâchait point les terribles papiers timbrés qu’elle tenait avec une force de tenailles, quoique la flamme eût déjà produit sur sa peau délicate l’effet des moxas. Enfin Camusot, dont les doigts étaient également atteints par le feu, parut avoir honte de cette situation, il abandonna les papiers ; il n’en restait plus que la portion serrée par les mains des deux lutteurs, et que le feu n’avait pu mordre. Cette scène s’était passée en un laps de temps moins considérable que le moment d’en lire le récit.

— De quoi pouvait-il être question entre vous et madame de Sérisy ? demanda le ministre d’État à Camusot.

Avant que le juge répondît, la comtesse alla présenter les papiers à la bougie et les jeta sur les fragments de ses lettres que le feu n’avait pas entièrement consumés.

— J’aurais, dit Camusot, à porter plainte contre madame la comtesse.

— Et qu’a-t-elle fait ? demanda le procureur général en regardant alternativement la comtesse et le juge.

— J’ai brûlé les interrogatoires, répondit en riant la femme à la mode si heureuse de son coup de tête qu’elle ne sentait pas encore ses brûlures. Si c’est un crime, eh bien, monsieur peut recommencer ses affreux gribouillages.

— C’est vrai, répondit Camusot en essayant de retrouver sa dignité.

— Hé bien, tout est pour le mieux, dit le procureur général. Mais, chère comtesse, il ne faudrait pas prendre souvent de pareilles libertés avec la magistrature, elle pourrait ne plus voir qui vous êtes.

— Monsieur Camusot résistait bravement à une femme à qui rien ne résiste, l’honneur de la robe est sauvé ! dit en riant le comte de Bauvan.

— Ah ! monsieur Camusot résistait ?… dit en riant le procureur général, il est très fort…

En ce moment, ce grave attentat devint une plaisanterie de jolie femme, et dont riait Camusot lui-même.

Le procureur général aperçut alors un homme qui ne riait pas. Justement effrayé par l’attitude et la physionomie du comte de Sérisy, monsieur de Grandville le prit à part.

— Mon ami, lui dit-il à l’oreille, ta douleur me décide à transiger pour la première et seule fois de ma vie avec mon devoir.

Le magistrat sonna, son garçon de bureau vint.

— Allez au bureau de la Gazette des Tribunaux dire à maître Massol de venir, s’il s’y trouve. — Mon cher maître, reprit le procureur général en attirant Camusot dans l’embrasure de la croisée, allez dans votre cabinet, refaites avec un greffier l’interrogatoire de l’abbé Carlos Herrera qui, n’étant pas signé de lui, peut se recommencer sans inconvénient. Vous confronterez demain ce diplomate espagnol avec messieurs de Rastignac et Bianchon, qui ne reconnaîtront pas en lui notre Jacques Collin. Sûr de sa mise en liberté, l’abbé signera les interrogatoires. Mettez dès ce soir en liberté Lucien de Rubempré. Certes ce n’est pas lui qui parlera de l’interrogatoire dont le procès-verbal est supprimé… La Gazette des Tribunaux annoncera demain la mise en liberté immédiate de ce jeune homme. Maintenant, voyons si la Justice souffre de ces mesures ? Si l’Espagnol est le forçat, nous avons mille moyens de le reprendre, de lui faire son procès, car nous allons éclaircir diplomatiquement sa conduite en Espagne : Corentin est là… Pouvons-nous tuer le comte, la comtesse de Sérisy, Lucien pour un vol de sept cent cinquante mille francs, encore hypothétique et commis d’ailleurs au préjudice de Lucien ? ne vaut-il pas mieux lui laisser perdre cette somme que le perdre de réputation ?… surtout quand il entraîne dans sa chute un ministre d’État, sa femme et la duchesse de Maufrigneuse… Ce jeune homme est une orange tachée, ne la pourrissez pas… Ceci est l’affaire d’une demi-heure. Allez, nous vous attendons. Il est quatre heures et demie, vous trouverez encore des juges, avertissez-moi si vous pouvez avoir une ordonnance de non-lieu en règle… ou bien Lucien attendra jusqu’à demain matin.

Camusot sortit après avoir salué ; mais madame de Sérisy, qui sentait alors vivement les atteintes du feu, ne lui rendit pas son salut. Monsieur de Sérisy, qui s’était élancé subitement hors du cabinet pendant que le procureur général parlait au juge, revint alors avec un petit pot de cire vierge, et pansa les mains de sa femme en lui disant à l’oreille : — Léontine, pourquoi venir ici sans me prévenir ?

— Pauvre ami ! lui répondit-elle à l’oreille, pardonnez-moi, je parais folle ; mais il s’agissait de vous autant que de moi.

— Aimez ce jeune homme, si la fatalité le veut, mais ne laissez pas tant voir votre passion !… répondit le pauvre mari.

— Allons, chère comtesse, dit monsieur de Grandville après avoir causé pendant quelque temps avec le comte Octave, j’espère que vous emmènerez monsieur de Rubempré dîner chez vous ce soir.

Cette quasi promesse produisit une telle réaction sur madame de Sérisy, qu’elle pleura.

— Je croyais ne plus avoir de larmes, dit-elle en souriant. Ne pourriez-vous pas, reprit-elle, faire attendre ici monsieur de Rubempré ?…

— Je vais tâcher de trouver des huissiers pour nous l’amener, afin d’éviter qu’il soit accompagné de gendarmes, répondit monsieur de Grandville.

— Vous êtes bon comme Dieu ! répondit-elle au procureur général avec une effusion qui rendit sa voix une musique divine.

— C’est toujours ces femmes-là, se dit le comte Octave, qui sont délicieuses, irrésistibles !…

Et il eut un accès de mélancolie en pensant à sa femme (Voir Honorine, Scènes de la vie privée).

Pendant que jolies femmes, ministres, magistrats conspiraient tous pour sauver Lucien, voici ce qui se passait à la Conciergerie.

En passant par le guichet, Lucien avait dit au greffe que monsieur Camusot lui permettait d’écrire, et il demanda des plumes, de l’encre et du papier, qu’un surveillant eut aussitôt l’ordre de lui porter sur un mot dit à l’oreille du directeur par l’huissier de Camusot. Pendant le peu de temps que le surveillant mit à chercher et à monter chez Lucien ce qu’il attendait, ce pauvre jeune homme, à qui l’idée de sa confrontation avec Jacques Collin était insupportable, tomba dans une de ces méditations fatales où l’idée du suicide, à laquelle il avait déjà cédé sans avoir pu l’accomplir, arrive à la manie. Selon quelques grands médecins aliénistes, le suicide, chez certaines organisations, est la terminaison d’une aliénation mentale ; or, depuis son arrestation, Lucien en avait fait une idée fixe. La lettre d’Esther, relue plusieurs fois, augmenta l’intensité de son désir de mourir, en lui remettant en mémoire le dénouement de Roméo rejoignant Juliette. Voici ce qu’il écrivit.

« CECI EST MON TESTAMENT.
À la Conciergerie, ce quinze mai 1830.

Je soussigné donne et lègue aux enfants de ma sœur, madame Ève Chardon, femme de David Séchard, ancien imprimeur à Angoulême, et de monsieur David Séchard, la totalité des biens meubles et immeubles qui m’appartiendront au jour de mon décès, déduction faite des paiements et des legs que je prie mon exécuteur testamentaire d’accomplir.

Je supplie monsieur de Sérisy d’accepter la charge d’être mon exécuteur testamentaire.

Il sera payé 1o à monsieur l’abbé Carlos Herrera la somme de trois cent mille francs, 2o à monsieur le baron de Nucingen, celle de quatorze cent mille francs, qui sera réduite de sept cent cinquante mille francs, si les sommes soustraites chez mademoiselle Esther se retrouvent.

Je donne et lègue, comme héritier de mademoiselle Esther Gobseck, une somme de sept cent soixante mille francs aux hospices de Paris pour fonder un asile spécialement consacré aux filles publiques qui voudront quitter leur carrière de vice et de perdition.

En outre, je lègue aux hospices la somme nécessaire à l’achat d’une inscription de rentes de trente mille francs en cinq pour cent. Les intérêts annuels seront employés, par chaque semestre, à la délivrance des prisonniers pour dettes dont les créances s’élèveront au maximum à deux mille francs. Les administrateurs des hospices choisiront parmi les plus honorables des détenus pour dettes.

Je prie monsieur de Sérisy de consacrer une somme de quarante mille francs à un monument à élever au cimetière de l’Est à mademoiselle Esther, et je demande à être inhumé auprès d’elle. Cette tombe devra être faite comme les anciens tombeaux, elle sera carrée ; nos deux statues en marbre blanc seront couchées sur le couvercle, les têtes appuyées sur des coussins, les mains jointes et levées vers le ciel. Cette tombe n’aura pas d’inscription. Je prie monsieur le comte de Sérisy de remettre à monsieur Eugène de Rastignac la toilette en or qui se trouve chez moi, comme souvenir.

Enfin, à ce titre, je prie mon exécuteur testamentaire d’agréer le don que je lui fais de ma bibliothèque.

Lucien Chardon de Rubempré. »

Ce testament fut enveloppé dans une lettre adressée à monsieur le comte de Grandville, procureur général de la cour royale de Paris, et ainsi conçue :

« Monsieur le comte,

Je vous confie mon testament. Quand vous aurez déplié cette lettre, je ne serai plus. Dans le désir de recouvrer ma liberté, j’ai répondu si lâchement à des interrogations captieuses de monsieur Camusot, que malgré mon innocence, je puis être mêlé dans un procès infâme. En me supposant acquitté, sans blâme, la vie serait encore impossible pour moi, d’après les susceptibilités du monde.

Remettez, je vous prie, la lettre ci-incluse à l’abbé Carlos Herrera sans l’ouvrir, et faites parvenir à monsieur Camusot la rétractation en forme que je joins sous ce pli.

Je ne pense pas qu’on ose attenter au cachet d’un paquet qui vous est destiné. Dans cette confiance, je vous dis adieu, vous offrant pour la dernière fois mes respects et vous priant de croire qu’en vous écrivant je vous donne une marque de ma reconnaissance pour toutes les bontés dont vous avez comblé votre défunt serviteur.

Lucien de R. »
À L’ABBÉ CARLOS HERRERA.

« Mon cher abbé, je n’ai reçu que des bienfaits de vous, et je vous ai trahi. Cette ingratitude involontaire me tue, et, quand vous lirez ces lignes, je n’existerai plus ; vous ne serez plus là pour me sauver.

Vous m’aviez donné pleinement le droit, si j’y trouvais un avantage, de vous perdre en vous jetant à terre comme un bout de cigare ; mais j’ai disposé de vous sottement. Pour sortir d’embarras, séduit par une captieuse demande du juge d’instruction, votre fils spirituel, celui que vous aviez adopté, s’est rangé du côté de ceux qui veulent vous assassiner à tout prix, en voulant faire croire à une identité que je sais impossible entre vous et un scélérat français. Tout est dit.

Entre un homme de votre puissance et moi, de qui vous avez voulu faire un personnage plus grand que je ne pouvais l’être, il ne saurait y avoir de niaiseries échangées au moment d’une séparation suprême. Vous avez voulu me faire puissant et glorieux, vous m’avez précipité dans les abîmes du suicide, voilà tout. Il y a longtemps que je voyais venir le vertige pour moi.

Il y a la postérité de Caïn et celle d’Abel, comme vous disiez quelquefois. Caïn, dans le grand drame de l’Humanité, c’est l’opposition. Vous descendez d’Adam par cette ligne en qui le diable a continué de souffler le feu dont la première étincelle avait été jetée sur Ève. Parmi les démons de cette filiation, il s’en trouve, de temps en temps, de terribles, à organisations vastes, qui résument toutes les forces humaines, et qui ressemblent à ces fiévreux animaux du désert dont la vie exige les espaces immenses qu’ils y trouvent. Ces gens-là sont dangereux dans la Société comme les lions le seraient en pleine Normandie : il leur faut une pâture, ils dévorent les hommes vulgaires et broutent les écus des niais ; leurs jeux sont si périlleux qu’ils finissent par tuer l’humble chien dont ils se sont fait un compagnon, une idole. Quand Dieu le veut, ces êtres mystérieux sont Moïse, Attila, Charlemagne, Robespierre ou Napoléon ; mais, quand il laisse rouiller au fond de l’océan d’une génération ces instruments gigantesques, ils ne sont plus que Pugatcheff, Fouché, Louvel et l’abbé Carlos Herrera. Doués d’un immense pouvoir sur les âmes tendres, ils les attirent et les broient. C’est grand, c’est beau dans son genre. C’est la plante vénéneuse aux riches couleurs qui fascine les enfants dans les bois. C’est la poésie du mal. Des hommes comme vous autres doivent habiter des antres, et n’en pas sortir. Tu m’as fait vivre de cette vie gigantesque, et j’ai bien mon compte de l’existence. Ainsi, je puis retirer ma tête des nœuds gordiens de ta politique pour la donner au nœud coulant de ma cravate.

Pour réparer ma faute, je transmets au procureur général une rétractation de mon interrogatoire ; vous verrez à tirer parti de cette pièce.

Par le vœu d’un testament en bonne forme, on vous rendra, monsieur l’abbé, les sommes appartenant à votre Ordre, desquelles vous avez disposé très imprudemment pour moi, par suite de la paternelle tendresse que vous m’avez portée.

Adieu donc, adieu, grandiose statue du mal et de la corruption, adieu, vous qui, dans la bonne voie, eussiez été plus que Ximenès, plus que Richelieu, vous avez tenu vos promesses : je me retrouve au bord de la Charente, après vous avoir dû les enchantements d’un rêve ; mais, malheureusement, ce n’est plus la rivière de mon pays où j’allais noyer les peccadilles de la jeunesse ; c’est la Seine, et mon trou, c’est un cabanon de la Conciergerie.

Ne me regrettez pas : mon mépris pour vous était égal à mon admiration.

Lucien. »
DÉCLARATION.

» Je soussigné déclare rétracter entièrement ce que contient l’interrogatoire que m’a fait subir aujourd’hui monsieur Camusot.

L’abbé Carlos Herrera se disait ordinairement mon père spirituel, et j’ai dû me tromper à ce mot pris dans un autre sens par le juge, sans doute par erreur.

Je sais que, dans un but politique et pour anéantir des secrets qui concernent les cabinets d’Espagne et des Tuileries, des agents obscurs de la diplomatie essaient de faire passer l’abbé Carlos Herrera pour un forçat nommé Jacques Collin ; mais l’abbé Carlos Herrera ne m’a jamais fait d’autres confidences à cet égard que celles de ses efforts pour se procurer les preuves du décès ou de l’existence de Jacques Collin.

À la Conciergerie, ce 15 mai 1830.

Lucien de Rubempré. »

La fièvre du suicide communiquait à Lucien une grande lucidité d’idées et cette activité de main que connaissent les auteurs en proie à la fièvre de la composition. Ce mouvement fut tel chez lui que ces quatre pièces furent écrites dans l’espace d’une demi-heure. Il en fit un paquet, le ferma par des pains à cacheter, y mit, avec la force que donne le délire, l’empreinte d’un cachet à ses armes qu’il avait au doigt, et il le plaça très visiblement au milieu du plancher, sur le carreau.

Certes, il était difficile de porter plus de dignité dans la situation fausse où tant d’infamie avait plongé Lucien : il sauvait sa mémoire de tout opprobre, et il réparait le mal fait à son complice, autant que l’esprit du dandy pouvait annuler les effets de la confiance du poète.

Si Lucien avait été placé dans un des cabanons des Secrets, il se serait heurté contre l’impossibilité d’y accomplir son dessein, car ces boîtes de pierre de taille n’ont pour mobilier qu’une espèce de lit de camp et un baquet destiné à d’impérieux besoins. Il ne s’y trouve pas un clou, pas une chaise, pas même un escabeau. Le lit de camp est si solidement scellé qu’il est impossible de le déplacer sans un travail dont s’apercevrait facilement le surveillant, car le judas en fer est toujours ouvert. Enfin, lorsque le prévenu donne des craintes, il est surveillé par un gendarme ou par un agent. Dans les chambres de la Pistole et dans celle où Lucien avait été mis par suite des égards que le juge voulut témoigner à un jeune homme appartenant à la haute société parisienne, le lit mobile, la table et la chaise peuvent donc servir à l’exécution d’un suicide, sans néanmoins le rendre facile. Lucien portait une longue cravate noire en soie ; et, en revenant de l’instruction, il songeait déjà à la manière dont Pichegru s’était, plus ou moins volontairement, donné la mort. Mais pour se pendre il faut trouver un point d’appui et un espace assez considérable entre le corps et le sol pour que les pieds ne rencontrent aucun soutien. Or la fenêtre de sa cellule donnant sur le préau n’avait point d’espagnolette, et les barreaux de fer scellés à l’extérieur, étant séparés de Lucien par l’épaisseur de la muraille, ne lui permettaient pas d’y prendre un point d’appui.

Voici le plan que sa faculté d’invention suggéra rapidement à Lucien pour consommer son suicide. Si la hotte appliquée à la baie ôtait à Lucien la vue du préau, cette hotte empêchait également les surveillants de voir ce qui se passait dans sa cellule ; or, si dans la partie inférieure de la fenêtre les vitres avaient été remplacées par deux fortes planches, la partie supérieure conservait, dans chaque moitié, de petites vitres séparées et maintenues par les traverses qui les encadrent. En montant sur sa table Lucien pouvait atteindre à la partie vitrée de sa fenêtre, en détacher deux verres ou les casser, de manière à trouver dans le coin de la première traverse un point d’appui solide. Il se proposait d’y passer sa cravate, de faire sur lui-même une révolution pour la serrer autour de son cou, après l’avoir bien nouée, et de repousser la table loin de lui d’un coup de pied.

Donc, il approcha la table de la fenêtre sans faire de bruit, il quitta sa redingote et son gilet, puis il monta sur la table sans aucune hésitation pour trouer deux vitres au-dessus et au-dessous du premier bâton. Quand il fut sur la table, il put alors jeter les yeux sur le préau, spectacle magique qu’il entrevit pour la première fois. Le directeur de la Conciergerie, ayant reçu de monsieur Camusot la recommandation d’agir avec les plus grands égards avec Lucien, l’avait fait conduire, comme on l’a vu, par les communications intérieures de la Conciergerie dont l’entrée est dans le souterrain obscur qui fait face à la tour d’Argent, en évitant ainsi de montrer un jeune homme élégant à la foule des accusés qui se promènent dans le préau. On va juger si l’aspect de ce promenoir est de nature à saisir vivement une âme de poète.

Le préau de la Conciergerie est borné sur le quai par la tour d’Argent et par la tour Bonbec ; or, l’espace qui les sépare indique parfaitement au dehors la largeur du préau. La galerie, dite de Saint-Louis, qui mène de la galerie marchande à la cour de Cassation et à la tour Bonbec où se trouve encore, dit-on, le cabinet de saint Louis, peut donner aux curieux la mesure de la longueur du préau, car elle en répète la dimension. Les Secrets et les Pistoles se trouvent donc sous la galerie marchande. Aussi la reine Marie-Antoinette, dont le cachot est sous les Secrets actuels, était-elle conduite au tribunal révolutionnaire, qui tenait ses séances dans le local de l’audience solennelle de la Cour de Cassation, par un escalier formidable pratiqué dans l’épaisseur des murs qui soutiennent la galerie marchande et aujourd’hui condamné. L’un des côtés du préau, celui dont le premier étage est occupé par la galerie de Saint-Louis, présente aux regards une enfilade de colonnes gothiques entre lesquelles les architectes de je ne sais quelle époque ont pratiqué deux étages de cabanons pour loger le plus d’accusés possible, en empâtant de plâtre, de grilles et de scellements les chapiteaux, les ogives et les fûts de cette galerie magnifique. Sous le cabinet, dit de saint Louis, dans la tour Bonbec, tourne un escalier en colimaçon qui mène à ces cabanons. Cette prostitution des plus grands souvenirs de la France est d’un effet hideux.

À la hauteur où Lucien se trouvait, son regard prenait en écharpe cette galerie et les détails du corps de logis qui réunit la tour d’Argent à la tour Bonbec ; il voyait les toits pointus des deux tours. Il resta tout ébahi, son suicide fut retardé par son admiration. Aujourd’hui les phénomènes de l’hallucination sont si bien admis par la médecine, que ce mirage de nos sens, cette étrange faculté de notre esprit n’est plus contestable. L’homme, sous la pression d’un sentiment arrivé au point d’être une monomanie à cause de son intensité, se trouve souvent dans la situation où le plongent l’opium, le hachisch et le protoxyde d’azote. Alors apparaissent les spectres, les fantômes, alors les rêves prennent du corps, les choses détruites revivent alors dans leurs conditions premières. Ce qui dans le cerveau n’était qu’une idée devient une créature animée. La science en est à croire aujourd’hui que, sous l’effort des passions à leur paroxysme le cerveau s’injecte de sang, et que cette congestion produit les jeux effrayants du rêve dans l’état de veille, tant on répugne à considérer (Voyez Louis Lambert, Études philosophiques) la pensée comme une force vive et génératrice. Lucien vit le Palais dans toute sa beauté primitive. La colonnade fut svelte, jeune, fraîche. La demeure de saint Louis reparut telle qu’elle fut, il en admirait les proportions babyloniennes et les fantaisies orientales. Il accepta cette vue sublime comme un poétique adieu de la création civilisée. En prenant ses mesures pour mourir, il se demandait comment cette merveille existait inconnue dans Paris. Il était deux Lucien, un Lucien poète en promenade dans le Moyen-Âge, sous les arcades et sous les tourelles de saint Louis, et un Lucien apprêtant son suicide.

Au moment où monsieur de Grandville sortit de son cabinet, le directeur de la Conciergerie se présenta, l’expression de cette physionomie était telle que le procureur général rentra ; d’ailleurs le directeur avait à la main un paquet et lui disait : — Voici, monsieur, un paquet de lettres pour vous qui vient d’un prévenu dont le triste sort m’amène.

— Serait-ce monsieur Lucien de Rubempré ?… demanda monsieur de Grandville saisi par un angoisse affreuse.

— Oui, monsieur. Le surveillant du préau a entendu un bruit de carreaux cassés, à la Pistole, et le voisin de monsieur Lucien a jeté des cris perçants, car il entendait l’agonie de ce pauvre jeune homme. Le surveillant est revenu pâle du spectacle qui s’est offert à ses yeux, il a vu le prévenu pendu à la croisée au moyen de sa cravate…

Quoique le directeur parlât à voix basse, le cri terrible que poussa madame de Sérisy prouva que, dans les circonstances suprêmes, nos organes ont une puissance incalculée. La comtesse entendit ou devina ; mais, avant que monsieur de Grandville se fût retourné, sans que ni monsieur de Sérisy ni monsieur de Bauvan pussent s’opposer à des mouvements si rapides, elle fila comme un trait, par la porte, et parvint à la galerie marchande où elle courut jusqu’à l’escalier qui descend à la rue de la Barillerie.

Un avocat déposait sa robe à la porte d’une de ces boutiques qui pendant si longtemps encombrèrent cette galerie où l’on vendait des chaussures, où on louait des robes et des toques. La comtesse demanda le chemin de la Conciergerie.

— Descendez et tournez à gauche, l’entrée est sur le quai de l’Horloge, la première arcade.

— Cette femme est folle… dit la marchande, il faudrait la suivre. Personne n’aurait pu suivre Léontine, elle volait. Un médecin expliquerait comment ces femmes du monde, dont la force est sans emploi, trouvent dans les crises de la vie de telles ressources. Elle se précipita par l’arcade vers le guichet avec tant de célérité que le gendarme en faction ne la vit pas entrer. Elle s’abattit comme une plume poussée par un vent furieux à la grille, elle en secoua les barres de fer avec tant de fureur, qu’elle arracha celle qu’elle avait saisie. Elle s’enfonça les deux morceaux sur la poitrine, d’où le sang jaillit, et elle tomba criant : — Ouvrez ! ouvrez ! d’une voix qui glaça les surveillants.

Le porte-clefs accourut.

— Ouvrez ! je suis envoyée par le procureur général, pour sauver le mort !…

Pendant que la comtesse faisait le tour par la rue de la Barillerie et par le quai de l’Horloge, monsieur de Grandville et monsieur de Sérisy descendaient à la Conciergerie par l’intérieur du Palais en devinant l’intention de la comtesse ; mais, malgré leur diligence, ils arrivèrent au moment où elle tombait évanouie à la première grille, et qu’elle était relevée par les gendarmes descendus de leur corps de garde. À l’aspect du directeur de la Conciergerie, on ouvrit le guichet, on transporta la comtesse dans le greffe ; mais elle se dressa sur ses pieds, et tomba sur ses genoux en joignant les mains.

— Le voir !… le voir !… Oh ! messieurs, je ne ferai pas de mal ! mais si vous ne voulez pas me voir mourir là… laissez-moi regarder Lucien, mort ou vivant… Ah ! tu es là, mon ami, choisis entre ma mort ou… Elle s’affaissa. — Tu es bon, reprit-elle. Je t’aimerai !…

— Emportons-là ?… dit monsieur de Bauvan.

— Non, allons à la cellule où est Lucien ? reprit monsieur de Grandville en lisant dans les yeux égarés de monsieur de Sérisy ses intentions.

Et il saisit la comtesse, la releva, la prit sous un bras ; tandis que monsieur de Bauvan la prenait sous l’autre.

— Monsieur ! dit monsieur de Sérisy au directeur, un silence de mort sur tout ceci.

— Soyez tranquille, répondit le directeur. Vous avez pris un bon parti. Cette dame…

— C’est ma femme…

— Ah ! pardon, monsieur. Eh ! bien, elle s’évanouira certainement en voyant le jeune homme, et pendant son évanouissement on pourra l’emporter dans une voiture.

— C’est ce que j’ai pensé, dit le comte, envoyez un de vos hommes dire à mes gens, cour de Harlay, de venir au guichet, il n’y a que ma voiture là…

— Nous pouvons le sauver, disait la comtesse en marchant avec un courage et une force qui surprirent ses gardes. Il y a des moyens de rendre à la vie… Et elle entraînait les deux magistrats en criant au surveillant : — Allez donc, allez plus vite, une seconde vaut la vie de trois personnes !

Quand la porte de la cellule fut ouverte, et que la comtesse aperçut Lucien pendu comme si ses vêtements eussent été mis à un porte-manteau, d’abord elle fit un bond vers lui pour l’embrasser et le saisir ; mais elle tomba la face sur le carreau de la cellule, en jetant des cris étouffés par une sorte de râle.

Cinq minutes après, elle était emportée par la voiture du comte vers son hôtel, couchée en long sur un coussin, son mari à genoux devant elle. Le comte de Bauvan était allé chercher un médecin pour porter les premiers secours à la comtesse.

Le directeur de la Conciergerie examinait la grille extérieure du guichet, et disait à son greffier : — On n’a rien épargné ! les barres de fer sont forgées, elles ont été essayées, on a payé cela très cher, et il y avait une paille dans ce barreau-là ?…

Le procureur général, revenu chez lui, disait à Massol qu’il trouva l’attendant dans l’antichambre du parquet :

— Monsieur, mettez ce que je vais vous dicter dans le numéro de demain de votre Gazette, à l’endroit où vous donnez les nouvelles judiciaires, vous ferez la tête de l’article. Et il dicta ceci :

« On a reconnu que la demoiselle Esther s’est donné volontairement la mort.

L’alibi bien constaté de monsieur Lucien de Rubempré, son innocence, ont d’autant plus fait déplorer son arrestation, qu’au moment où le juge d’instruction donnait l’ordre de l’élargir, ce jeune homme est mort subitement. »

— Votre avenir, monsieur, dit le magistrat à Massol, dépend de votre discrétion sur le petit service que je vous demande, ajouta monsieur de Grandville.

— Puisque monsieur le procureur général me fait l’honneur d’avoir confiance en moi, je prendrai la liberté, répondit Massol, de vous présenter une observation. Cette note inspirera des commentaires injurieux sur la justice…

— La justice est assez forte pour les supporter, répliqua le magistrat.

— Permettez, monsieur le comte, on peut avec deux phrases éviter ce malheur.

Et l’avocat écrivit ceci :

« Les formes de la justice sont tout à fait étrangères à ce funeste événement. L’autopsie, à laquelle on a procédé sur-le-champ, a démontré que cette mort était due à la rupture d’un anévrisme à son dernier période. Si monsieur Lucien de Rubempré avait été affecté de son arrestation, sa mort aurait eu lieu beaucoup plus tôt. Or, nous croyons pouvoir affirmer que, loin d’être affligé de son arrestation, il en riait et disait à ceux qui l’accompagnèrent de Fontainebleau à Paris, qu’aussitôt arrivé devant le magistrat son innocence serait reconnue. »

— N’est-ce pas sauver tout ?… demanda l’avocat-journaliste.

— Merci, monsieur, répondit le procureur général.

Ainsi, comme on le voit, les plus grands événements de la vie sont traduits par de petits Faits-Paris plus ou moins vrais.


Paris, mars 1846.