« Boris Godounov » : différence entre les versions
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Version du 8 janvier 2020 à 13:46
BORIS GODOUNOV
oris Godounov, tsar de Moscou, succéda en 1598 à son beau-frère, le tsar Féodor Ier. De provenance tartare et de basse origine, il s’était imposé à la cour du tsar par sa haute intelligence et ses habiles conseils. Féodor, appréciant justement ces qualités, en avait fait son premier ministre. À la confiance que le tsar avait mise en Boris vinrent s’ajouter les liens de la parenté, car Féodor épousa sa sœur, Marie Godounov.
Le jeune frère du tsar, le tsarewitch Dimitri, fils puîné de Ivan le Terrible, devait succéder à Féodor après sa mort, mais il fut assassiné à l’âge de sept ans, et la rumeur générale accusa Boris d’être l’auteur de ce crime.
Après la mort de Féodor, en 1598, Boris devint tsar. Il fit preuve, au pouvoir, d’une intelligence des plus éclairées, ainsi que d’un sens politique remarquable. Au cours des années de disette, il s’occupa beaucoup du peuple, prenant à tâche d’améliorer les conditions de la vie de ses sujets. Il entreprit de grands travaux dans sa capitale. Il releva le commerce russe, en établissant des relations avec l’étranger. Il considérait la noblesse, avec ses prérogatives et ses droits féodaux, comme néfaste au gouvernement et au pouvoir autocrate, et il fit aux boyards une guerre sans merci. Les boyards, de leur côté ne négligèrent rien pour le calomnier et soulever le peuple contre lui.
Profitant des circonstances, un imposteur surgit, qui se fit passer pour le tsarewitch Dimitri, et, soutenu par la Pologne, gagna facilement la confiance du peuple russe. Néanmoins Boris mourut avant d’être détrôné ; son fils Féodor lui succéda pour peu de temps, car il périt de la main des insurgés, ainsi que toute sa famille.
Le faux Dimitri prit le pouvoir, mais son règne ne dura que quelques mois : il fut à son tour, assassiné par le prince Chouïsky et ses partisans. Ici commence une période de l’histoire russe surnommée le Temps trouble et qui n’est qu’une suite de guerres civiles que se livrèrent divers imposteurs et prétendants au trône moscovite, et qui durèrent de longues années.
Au palais du Kremlin
Nous sommes tous deux chargés de surveiller la ville ; mais nous n’aurons, je crois, personne à épier : Moscou est vide ; le peuple tout entier se trouve, avec le Patriarche, au monastère. Comment, à ton idée, va se terminer tout ceci ?
Comment ? Cela est aisé à prévoir : le peuple va encore crier et se lamenter, Boris va faire encore le difficile, tel un ivrogne devant une coupe de vin ; et puis, enfin, en sa condescendance, il consentira à accepter la couronne. Ensuite, il nous gouvernera comme il l’a toujours fait.
Mais, cependant, un mois s’est écoulé depuis le jour où, cloîtré au couvent avec sa sœur, il a fait mine de renoncer au monde. Et ni le Patriarche, ni les puissants boyards n’ont réussi jusqu’ici à vaincre sa résolution. Il reste sourd à leurs supplications, aux prières, aux cris de tout le peuple, et même à la voix du Grand Conseil. En vain a-t-on supplié sa sœur de le décider à prendre la couronne ; la tsarine, la triste religieuse, reste, comme son frère, toujours inébranlable. Il semble que Boris lui ait donné sa force. Que dirais-tu si, vraiment las du pouvoir, Boris refusait de monter sur le trône de Moscou ?
Je dirais alors que c’est en vain qu’on répandit le sang du malheureux tsarewitch.
Quel crime abominable ! Est-ce bien Boris qui fit périr l’enfant ?
Qui donc, si ce n’est lui ? Qui donc tenta en vain de corrompre Tcheptchougov ? Qui prit comme auxiliaires les deux Bitiagowsky ainsi que Katchalov ? Je fus, à cette époque, envoyé à Ouglitch pour éclaircir sur place cet affreux forfait : je trouvai des traces toutes fraîches encore du crime que la ville entière avait pu constater. Tous les citoyens en portèrent témoignage, et d’un seul mot alors il m’eût été facile de confondre l’auteur mystérieux de cet assassinat.
Pourquoi donc ne l’as-tu pas fait ?
J’avoue franchement que je perdis la tête devant son calme, devant son impudence ; il me fixa d’un air très innocent, il me questionna, entrant dans les détails : et, en face de lui, je répétai le mensonge que lui-même me suggéra.
Ce n’est pas bien, prince.
Et que devais-je faire ? Tout dire à Féodor ? Mais tu sais bien que le tsar ne voyait que par les yeux de Godounov et n’écoutait jamais que lui ; et même si j’avais réussi à convaincre le tsar, Boris m’aurait, devant lui, sans crainte démenti. C’était pour moi d’abord l’exil certain, puis la mort. On m’eût étranglé au fond de mon cachot, comme on fit pour mon oncle. Certes aucun supplice ne peut m’épouvanter ; sans me vanter, je ne suis point un lâche, mais ce serait être un sot que d’aller moi-même droit au gibet.
Quel crime affreux ! Écoute mon idée : le meurtrier doit être rongé de remords ; et certainement le sang de l’innocent l’empêchera de consentir à monter sur le trône.
Rien ne l’arrêtera : Boris n’est pas timide ! Et quel honneur pour nous, pour toute la Russie : l’esclave d’hier, le Tartare, le gendre d’un bourreau, lui-même bourreau dans l’âme, va ceindre la couronne du prince Monomaque !
Il est en effet de basse naissance : nous sommes de plus haute condition !
Certainement.
Car les Chouïsky et les Vorotinsky sont princes d’authentique noblesse.
Très authentique, et descendants de Riourik.
Écoute, prince, n’aurions-nous pas le droit de succéder au tsar ?
Bien plus que Godounov !
En vérité !
Eh bien ! si Boris ne met pas fin à ses ruses perfides, nous sèmerons le trouble parmi le peuple qui, rejetant alors Godounov, saura, parmi les princes de la noblesse russe, choisir son tsar.
Les prétendants pourraient être nombreux ; lutter avec Boris n’est pas chose facile : le peuple ne voit plus en nous les descendants des souverains belliqueux d’autrefois.
Boris est audacieux, tandis que nous… Mais vois : le peuple revient et se disperse ; vite, allons savoir si quelque chose enfin est décidé !
Il reste inflexible, il a renvoyé les prêtres, les boyards, le Patriarche lui-même. En vain ils se sont jetés à ses pieds : il appréhende la gloire du pouvoir.
Dieu ! Qui va nous gouverner ! Pauvres de nous !
Voici le conseiller qui vient nous annoncer les décisions prises par la Douma.
Silence, silence ! Le conseiller nous parle ! Écoutez !
Voici ce que nous avons décidé : Nous supplierons Boris pour la dernière fois, nous tenterons de toucher son âme tourmentée ; demain, à l’aube, le Patriarche très saint, après un solennel office au Kremlin, précédé des saintes bannières, de l’icone de Wladimir et de celui du Don, ira vers lui, accompagné des nobles, boyards et députés, suivi de la foule du peuple. Puis nous nous rendrons tous auprès de la tsarine, nous la supplierons d’avoir pitié de nous, de tous les Moscovites, et d’amener Boris à accepter la couronne. En attendant, rentrez chez vous en paix. Priez, afin que nos supplications soient entendues du Ciel.
Ils sont allés chez la tsarine, en sa cellule. Boris y est entré, suivi du Patriarche et de boyards.
Que se passe-t-il ?
Il s’obstine toujours, mais on a quelque espoir…
Cesse de pleurer ! Tais-toi ! Voici le loup qui vient !
Si nous tentions d’escalader l’enceinte !
C’est impossible ; on s’écrase partout ailleurs comme ici : car tout Moscou est là Regarde un peu ! Enceinte, toitures, remparts coupoles, et même jusqu’aux croix des églises, tout est noir de monde !
C’est vraiment extraordinaire.
Quel est ce bruit ?
Écoutez ! Le peuple crie ; et ses rangs, là-bas, se jettent à genoux comme des vagues qui se brisent. Encore, encore ! À notre tour, mes frères ! Tous à genoux !
Ô notre père, aie pitié de nous ! Gouverne-nous, sois notre souverain !
Pourquoi pleure-t-on ?
Comment le saurions-nous ? Mais les boyards le savent certainement.
Voilà que tu te tais quand tu devrais pleurer ! Pleure donc ! C’est le loup ! Mais pleure, polisson ! (Elle le jette à terre. L’enfant crie.) Ah ! tu pleures enfin !
Tout le monde pleure, pleurons donc aussi !
Je le voudrais bien, je n’y parviens point.
Ni moi non plus ! As-tu un peu d’oignon, afin que nous puissions nous en frotter les yeux ?
Frotte avec ta salive. Mais qu’y a-t-il encore ?
Si l’on pouvait comprendre !
Boris a accepté ! Boris prend la couronne ! Boris est notre tsar ! Vive notre tsar Boris !
Toi, Patriarche saint, vous, fidèles boyards devant vous tous j’ai mis à nu mon âme j’accepte le pouvoir avec humilité, avec appréhension, vous avez pu le voir. La tâche me semble lourde de succéder au tsar Ivan, si terrible, au tsar que tous nommèrent le Juste. Homme saint, mon prédécesseur auguste daigne, du ciel, être touché de nos pleurs, et m’envoyer ta bénédiction sainte, à moi que tu aimas, que tu comblas de grâces, afin que je règne glorieusement et que je sois, comme toi, toujours clément et juste. De vous, boyards, j’attends appui et aide, servez-moi tous ainsi que vous l’avez fait du temps où, parmi vous, j’ai partagé vos peines, du temps où je n’étais pas encore l’élu du peuple russe.
Nous resterons fidèles au serment prêté.
Et maintenant, allons rendre hommage aux tombes des tsars défunts. Puis, que soit convié au festin le peuple tout entier ; depuis les boyards jusqu’aux mendiants, tous y pourront assister. Chacun sera un hôte bienvenu.
Tu disais vrai.
Comment cela ?
Mais ici même, hier. T’en souviens-tu ?
Je ne m’en souviens plus.
Quand tout le peuple était au monastère, tu avais dit…
Assez de souvenirs, je te conseille d’apprendre à oublier ; d’ailleurs j’avais voulu, feignant la médisance, tenter de t’éprouver, de te sonder le cœur. Mais voici le peuple qui acclame le tsar ! J’y vais, car on pourrait médire de mon absence.
Quel courtisan perfide !
La nuit, une cellule dans un cloître
Encore un seul, un dernier récit, et mon histoire sera terminée ; j’ai accompli la tâche que Dieu m’avait confiée, à moi, pauvre pécheur ; ce n’est point en vain que Dieu me fit témoin des événements de si nombreuses années et m’initia à l’art des écritures. Un jour viendra où quelque moine studieux découvrira mon œuvre anonyme et, s’éclairant comme moi de sa lampe, prendra ce parchemin. Il en secouera la poussière séculaire, afin que tous les descendants des Russes orthodoxes puissent connaître le beau passé de leur glorieuse patrie ; qu’ils se souviennent de leurs tsars illustres en apprenant leur gloire et leurs bienfaits nombreux ; et qu’ils invoquent la miséricorde divine en lisant l’histoire de quelque sombre crime. Sur mes vieux jours, je recommence à vivre ; tout le passé défile devant moi ; il n’y a pas longtemps, il bouillonnait encore, chargé d’événements houleux comme la mer, et à présent il dort, il est muet et calme. Bien peu de personnages reviennent à ma mémoire ; déjà j’ai oublié beaucoup de leurs discours, le reste a sombré, à tout jamais perdu.
Mais l’aube est proche, ma lampe s’éteint. Encore un seul, un dernier récit.
Ce rêve, toujours ce rêve, pour la troisième fois ce rêve maudit ! Et le vieillard, toujours, écrit à la clarté de sa petite lampe. Durant la longue nuit, il n’a pas fermé les yeux.
Comme j’aime son calme, sa tranquillité lorsqu’il écrit, plongé dans le passé lointain ! J’ai bien souvent voulu savoir ce qu’il écrivait : serait-ce l’histoire du sombre joug tartare, ou bien les cruautés du règne d’Ivan ? Ou bien les rébellions de Novgorod-la-Grande ? Est-ce le récit des gloires de son pays ? Comment le deviner ? Dans cette figure paisible, rien ne trahit une seule de ses pensées ; avec cet air majestueux, il est comme un vieux juge, orné de cheveux blancs, qui voit sereinement le vice et l’innocence sans plus s’en indigner, ni s’en apitoyer.
Te voilà éveillé ?
Donne-moi la bénédiction, mon père.
Béni sois-tu ce jour, et pour l’éternité !
Tu as écrit toute la nuit, sans prendre de repos, tandis que mon sommeil agité était troublé par des rêves sataniques. J’ai rêvé qu’après avoir monté un long escalier, j’arrivais en haut d’une tour qui dominait Moscou. En bas, j’apercevais le peuple comme une fourmilière. Du doigt les passants me montraient en se moquant de moi, et je me sentais saisi de honte et d’épouvante, je tombais en bas de la tour et je me réveillais. Trois fois de suite, ce rêve se répéta. Est-ce assez étrange ?
Ton jeune sang bouillonne ; il faut le dompter par des prières, des jeûnes ; tes rêves seront alors toujours tranquilles et doux. Moi-même, à mon âge, si je ne fais le soir une longue prière avant de m’endormir, mes rêves de la nuit sont impurs et agités ; je vois soit de riches festins, soit des camps de guerriers, des batailles sanglantes, soit toutes les folies de ma jeunesse enfuie.
Quelle jeunesse heureuse tu vécus ! Tu te battis aux tours de Kazan, tu refoulas l’armée lithuanienne sous le commandement de Chouïsky, tu connus la cour pompeuse du tsar Ivan ! Quel bonheur fut le tien ! Et moi, depuis l’enfance, je fus un pauvre moine errant par les cellules ! Pourquoi ne pourrais-je pas, moi aussi, prendre part aux batailles, et occuper ma place à des festins royaux ? J’aurais pu, comme toi, me repentir plus tard, prendre l’habit du moine et me cloîtrer ici.
Ne te plains pas d’avoir si tôt quitté le monde, crois-moi, car c’est de loin que nous séduit le charme de la richesse, de la gloire et de l’amour trompeur. Ma vie fut longue, j’en ai beaucoup joui ; je ne connus pourtant la vraie félicité que lorsque je me fus enfin cloîtré en cette cellule. Pense donc, mon fils, aux souverains les plus puissants : Dieu seul est plus grand qu’eux, et rien ne leur résiste. Cependant on les voit, souvent las du pouvoir, échanger leur couronne contre l’habit du moine. Ainsi le tsar Ivan cherchait la paix de l’âme en des occupations de simple religieux ; et son palais prenait alors l’aspect d’un monastère où les gardes du corps semblaient être des novices, et leur terrible tsar un pieux égumène. Je vis ici, dans cette cellule même, — Cyrille l’infirme y habitait alors, et moi j’avais déjà quitté le monde, Dieu m’en ayant montré la grande vanité, — je vis le tsar, pensif et calme ; il semblait las de ses colères et de ses exécutions. Devant lui, nous restions tous immobiles, et, d’une voix tranquille, il nous tint ce discours, à l’égumène ainsi qu’à tous les frères : « Mes Pères, il arrivera enfin le jour par moi tant souhaité où je viendrai ici chercher la paix de l’âme ; toi Nicodime, toi Serge, ainsi que toi Cyrille, soyez tous trois témoins du vœu que je forme : j’entrerai dans ce monastère, moi, criminel maudit, et j’y prendrai le pur habit de moine, puis à tes pieds je me prosternerai, père saint. »
Telles furent les paroles du souverain puissant ; il parlait doucement, et nos larmes coulaient ; et nous priions Dieu d’envoyer la paix et son amour divin à l’âme tourmentée. Et Féodor, son fils ? Durant son règne calme, il ne rêva qu’à devenir ascète ; son somptueux palais, il le changea en cloître ; les lourdes charges du pouvoir ne l’y troublèrent point. Sa grande humilité fut agréée du Ciel qui protégea son règne paisible et glorieux ; et, lors de son trépas, survint un grand miracle : à son chevet, un être éblouissant, radieux, visible à lui seul, s’approcha de sa couche ; le tsar lui parla, le nommant patriarche ; les assistants furent saisis de peur — car le saint Patriarche était alors absent — devant cette apparition céleste. Et lorsqu’il eut rendu son âme pure, un délicieux arôme se répandit.
Nous ne verrons plus jamais un souverain semblable. Ô quel affreux malheur, malheur sans précédent !… Pour nos péchés, nous sommes punis de Dieu, car c’est un meurtrier que nous avons élu comme tsar.
Père saint, depuis longtemps je veux te questionner sur la terrible mort du tsarewitch Dimitri, car on m’a dit qu’alors tu te trouvais à Ouglitch.
Oh ! oui, je m’en souviens ! Dieu voulut que je fusse témoin de ce crime sanglant ! Devant effectuer une pénitence à Ouglitch, j’y arrivai la nuit, et dès le petit jour j’entendis le son des cloches : c’était le tocsin. Tumulte, cris, tous courent chez la tsarine ; j’y cours aussi, la ville entière était là. Horreur ! J’aperçois l’enfant ensanglanté, sa mère la tsarine près de lui, comme folle ; et la nourrice désespérée, en pleurs. Le peuple furieux massacre la traîtresse. Surgit alors, tout écumant de rage, Judas Bitiagovski, au visage féroce. — « Voici le meurtrier ! » s’exclame tout le peuple ; en un clin d’œil il est exécuté, et l’on poursuit les assassins en fuite ; on les saisit dans leur retraite cachée, on les ramène de force vers le petit cadavre. Ô miracle ! l’enfant mort semble soudain tressaillir. — « Avouez ! » clamait le peuple menaçant ; saisis d’épouvante, la tête sous la hache, les assassins avouèrent et dénoncèrent Boris.
Quel âge pouvait avoir l’enfant assassiné ?
À peu près sept ans. Il aurait aujourd’hui… (dix ans ont bien passé ; non pas, bien davantage : douze ans). Il aurait ton âge, et il régnerait si Dieu l’avait voulu. Par ce navrant récit, je termine mon histoire. Depuis, j’ignore tout du monde extérieur ; je te remets mon œuvre, Grégori ! Quand tu auras fini ta tâche journalière, décris, mon fils, avec simplicité tous les événements dont tu seras témoin : la guerre, la paix, le règne des tsars puissants ; décris les saints miracles des pères bienheureux ; dis les prédictions et les signes célestes. Pour moi, il est grand temps de prendre du repos, et d’éteindre la flamme de ma lampe fidèle… Mais voici que sonnent les matines ; donne-moi ma béquille, Grégori.
Boris, Boris ! tout tremble devant toi ! Personne n’ose même te rappeler ton crime : la fin sanglante du petit tsarewitch ! Et cependant ici, dans cette cellule sombre, on a porté un témoignage terrible contre toi ; tu n’échapperas point aux jugements des hommes, tu n’échapperas point au jugement de Dieu.
Quel ennui et quelle misère que notre pauvre existence ! Les journées viennent et s’en vont, et l’on ne voit toujours que soutanes noires, et l’on n’entend que le son des cloches. Le temps se passe à flâner en bâillant ; et, de désœuvrement, on sommeille. La longue nuit s’écoule sans apporter de repos au novice, et lorsqu’il s’endort, à l’aube, de sombres rêves l’assaillent. On est heureux d’être réveillé par la cloche ou par des coups de béquille… Non, je ne puis endurer cela davantage, je n’en ai point la force ! Je vais m’enfuir, sauter par-dessus l’enceinte ! Le monde est vaste, et de tous côtés le chemin m’est bon ! Qu’on me cherche alors !
Il est vrai que l’existence est dure pour vous, jeunes et ardents novices !
Si, au moins, le khan envahissait la Russie, ou si la Lithuanie se soulevait, je partirais avec plaisir pour jouer de l’épée ! Ou si, soudain, notre tsarewitch sortait de son tombeau et s’écriait : « Où êtes-vous, enfants, mes fidèles serviteurs ? Allez, soulevez-vous contre Boris, mon assassin ! Saisissez-vous de lui et amenez-le-moi ! »
Des mots ! des mots ! Qui donc peut ressusciter les morts ? Le tsarewitch a suivi son destin… Mais écoute : veux-tu risquer l’entreprise ?
Qu’est-ce donc ?
Si j’étais aussi jeune que toi, si mes moustaches
n’étaient pas déjà blanches… Comprends-tu ?Non.
Voici. Le peuple stupide est crédule ; toutes les choses nouvelles et miraculeuses l’enchantent… Quant aux boyards, ils se souviennent que Boris fut leur égal. La race de l’ancien varègue est, jusqu’à présent, aimée de tous. Tu as l’âge du tsarewitch. Si tu es courageux et habile… Me comprends-tu ?
Je comprends.
Alors, que feras-tu ?
C’est décidé : je suis Dimitri, je suis le tsarewitch !
Donne ta main ; tu seras tsar !
L’égumène du monastère de Tchoudov.
Et il a fui, père égumène ?
Oui, Monseigneur, depuis trois jours.
Damné coquin ! Qui était-il ?
Il est de la famille des Otrepieff, petits bourgeois de Galicie ; dans sa jeunesse, il a pris l’habit, je ne sais plus où ; il habita un temps à Souzdal, au monastère d’Efimievsk qu’il quitta ensuite. Depuis, il erra de couvent en couvent, et vint enfin à ma confrérie de Tchoudov.
Voyant sa grande jeunesse et son manque d’expérience, je l’avais mis sous la direction du père Pimène, vieillard doux et humble ; il se montrait fort doué pour l’étude, lisait nos annales, composait des cantiques, mais, à ce que je vois, ces dons ne lui venaient pas de Dieu.
Voyez-moi cet érudit, et ce qu’il s’est mis en tête ! « Je veux être tsar de Moscou ! » Serviteur de Satan ! Mais il est inutile d’en informer le tsar ; pourquoi troubler notre souverain ! Il suffira d’apprendre son évasion aux conseillers Smirnov et Efimietf. Quelle hérésie ! « Je veux être tsar de Moscou ! » Qu’on s’empare de cette mauvaise graine, et qu’on l’exile à perpétuité au monastère de Solowetz ! C’est bien une hérésie, père égumène ?
Une hérésie, Monseigneur, une vraie hérésie.
Où est le tsar ?
Il reste enfermé ; il est en conférence avec un sorcier.
C’est la société que notre tsar recherche volontiers : sorciers et sorcières, devins et astrologues ; il leur demande de lui prédire l’avenir, comme le ferait une fille à marier ! le voudrais bien savoir ce qu’il veut deviner !
Voici qu’il vient ! Pose-lui la question !
Comme il est sombre !
J’ai atteint le pouvoir suprême ; depuis six ans je règne dans la paix, mais le bonheur me fuit. En nos jeunes années, nous sommes assoiffés des ardents plaisirs de l’amour ; mais quand, après une brève possession, le désir de notre cœur se trouve assouvi, la lassitude vient et puis l’indifférence. En vain, les sorciers me prédisent d’heureuses et longues années de règne sans nuages ; ni la vie, ni le pouvoir ne me donnent le bonheur ; j’ai le pressentiment de la colère divine, j’ignore la joie.
J’ai voulu combler mes sujets de gloire et de richesse, et gagner leurs cœurs par mes royales largesses, j’ai dû abandonner cet inutile effort : car tout pouvoir vivant est odieux au peuple qui garde son affection pour les tsars défunts ; nous sommes des fous de nous laisser émouvoir par les plaintes et les colères de nos sujets en peine.
Le Ciel nous envoya des jours de grande famine ; le peuple gémissait, mourant de faim ; j’ouvris tous les greniers, je répandis l’or à pleines mains, je trouvai du travail pour tous. Et qu’arriva-t-il ? Je fus maudit du peuple. Le feu ayant dévasté des villes entières, je fis reconstruire toutes les maisons ; pour récompense, on m’accusa d’avoir moi-même allumé l’incendie. Tel est le jugement de cette obscure masse !
J’avais pensé trouver la joie à mon foyer en donnant ma fille en mariage. Je rêvais à son bonheur ; mais, comme une tempête, la mort cruelle ravit son fiancé. Ici encore, la sourde rumeur du peuple m’accusa de l’avoir assassiné, moi, père malheureux ! Et s’il meurt quelqu’un, je suis toujours, de tous, le meurtrier caché ! C’est moi qui hâtai la fin de Féodor, c’est moi qui empoisonnai ma pauvre sœur tsarine, cette humble religieuse ! C’est moi, c’est toujours moi !
Je ne pourrai jamais trouver la paix parmi tous les chagrins et les malheurs du monde. Rien ne me calmera ; seule la conscience pure triompherait du mal et de la calomnie, mais si elle a une tache, une tache de hasard, alors malheur à l’âme ! Comme rongée par une plaie, elle va se consumer, et la voix du remords vient battre les oreilles à coups de marteau… Je me trouve mal, j’étouffe, la tête me tourne ! Je vois de petits enfants ensanglantés. Je voudrais fuir, mais où ? Miséricorde ! Malheur à ceux dont la conscience n’est pas pure !
Que puis-je vous offrir, mes pères ?
Ce que Dieu voudra bien nous donner. As-tu du vin ?
Mais comment donc ! mes pères. Je l’apporte.
Ami, pourquoi es-tu si triste ? Voici la frontière que tu désirais atteindre.
Je ne serai tranquille que lorsque j’entrerai en Lithuanie.
Qu’as-tu à faire avec la Lithuanie ? Regarde-nous plutôt, le père Missaïl et moi, pécheurs que nous sommes : une fois évadés du monastère, nous ne pensons plus à rien. Lithuanie ou Russie, cor ou trompette, qu’importe ! pourvu qu’on se régale et qu’on ait du vin. Le voici qui vient !
Bien dit, père Varlaam.
Voici, mes pères : buvez en paix.
Merci, ma bonne ; que Dieu te bénisse ! (Les moines boivent. Varlaam entonne une chanson, puis, s’adressant à Grégori :) Pourquoi ne veux-tu ni chanter, ni boire ?
Je n’en ai pas envie.
La liberté aux hommes libres !
Et le paradis aux hommes ivres, père Missaïl. Buvons ce verre à la santé de l’hôtelière ! (Il chante.) Père Missaïl, lorsque je bois, je n’aime pas les gens sobres ; l’ivresse est une chose, l’orgueil en est une autre. Si tu veux vivre comme nous, sois le bienvenu ! Sinon, va-t’en ! Un bouffon n’est point le camarade d’un moine.
Père Varlaam, bois, mais garde ton avis pour toi ! Tu vois que, moi aussi, je peux bien parler.
Et quelle opinion dois-je garder pour moi ?
Laisse-le donc, père Varlaam !
Mais qu’est-ce qu’il veut, ce jeûneur ? Il s’est imposé à nous. Dieu sait qui il est, d’où il vient, et il fait encore l’orgueilleux !
Où mène ce chemin ?
En Lithuanie, aux montagnes de Loueff.
Sont-elles très éloignées ?
Non, on pourrait y atteindre avant le soir ; mais il y a les soldats et les gardes du tsar.
Quels gardes ? Que veux-tu dire ?
Quelqu’un s’est enfui de Moscou ; on le recherche, et l’ordre est donné d’arrêter et de questionner les passants.
En voilà une histoire !
Hé ! camarade ! tu te rapproches de la patronne ! Il te faut sans doute une amie, au lieu d’eau-de-vie ? Libre à toi, à chacun son affaire ! La nôtre est de boire jusqu’à la lie : nous buvons et nous recommençons !
Bien dit, père Varlaam !
Mais qui veulent-ils arrêter ? Qui donc a fui de Moscou ?
Dieu seul le sait, voleur ou brigand ; mais les honnêtes gens eux-mêmes n’ont plus de repos. Et qu’est-ce qui va en résulter ? Rien du tout ! Comme si l’évadé allait prendre la grande route pour fuir en Lithuanie ! Il y en a d’autres ; on n’a qu’à tourner à gauche en sortant d’ici, on traverse la forêt jusqu’à la chapelle qui est près de la rivière de Tchékansk, puis on suit le marais jusqu’à Chlopine et Zachariev. Arrivé là, un enfant vous mènerait aux montagnes de Loueff. Ces soldats ne comprennent rien ; ils ne font que maltraiter les passants et nous piller, nous autres pauvres gens ! (Bruit.) Qu’y a-t-il encore ? Ah, les voici ! Ils font leur ronde !
Patronne, n’aurais-tu pas un autre coin pour moi ?
Hélas ! non ; j’aurais été moi-même heureuse de me cacher ! Cette ronde n’est qu’un prétexte pour se faire donner du vin, du pain, et Dieu sait quoi encore ! Qu’ils puissent crever, les maudits ! Qu’ils…
Salut, la patronne !
Soyez les bienvenues, mes chers hôtes ! Soyez les bienvenus !
Hé ! mais on boit ici ! Il y aura de quoi se régaler ? (Aux moines :) Qui êtes-vous ?
Nous sommes des pèlerins de Dieu, d’humbles moines ; nous errons par les villages et demandons la charité pour notre monastère.
Et toi ?
C’est notre camarade.
Je suis du village voisin ; j’ai reconduit les pères jusqu’ici, et je m’en retourne.
Tu as donc changé d’avis ?
Tais-toi !
Patronne, donne-moi encore du vin ; nous allons boire un coup avec les pères, tout en causant un peu.
Le gars ne m’a pas l’air bien riche ; mais, en revanche, les autres…
Tais-toi, nous en viendrons à bout. Eh quoi ! mes pères, vos affaires sont-elles bonnes ?
Mauvaises, mon fils, bien mauvaises ! Les chrétiens sont devenus avares ; ils aiment l’argent et le cachent ; ils ne donnent rien à Dieu : un grand péché a corrompu tous les peuples de la terre ! Tous se font marchands, usuriers, et ne pensent qu’à la richesse de ce monde, et non pas au salut de l’âme. On va, on marche, on mendie, on supplie ;
souvent, on ne récolte pas un kopeck en troisjours. Hélas ! une semaine passe, puis une autre, et lorsqu’on jette un coup d’œil dans la bourse, on y trouve si peu, qu’on a honte de revenir au monastère. Que faire ? De chagrin, on boit le peu qui reste ! Les temps derniers approchent !
Que Dieu ait pitié de nous !
Alexis ! as-tu sur toi l’ukase du tsar ?
Je l’ai.
Donne.
Qu’as-tu à me dévisager de la sorte ?
Ce que j’ai ? Un certain hérétique, Grichka Otrepieff, s’est évadé de Moscou. L’as-tu entendu dire ?
Non.
Vraiment ? C’est bien. Et le tsar a ordonné de capturer cet hérétique et de le pendre. Le sais-tu ?
Non.
Sais-tu lire ?
J’ai su lire jadis, mais j’ai oublié depuis.
Et toi ?
Dieu ne m’a pas permis d’apprendre.
Voici l’ukase du tsar. Regarde
Et pour quoi faire ?
Je crois que cet hérétique évadé, c’est toi
Moi ! Miséricorde divine ! As-tu perdu la tête ?
Attends ! Gardez les portes ! Nous allons enquêter.
Maudits persécuteurs ! Même un père, ils ne le laissent pas en repos.
Qui sait lire ici ?
Moi.
Lis à haute voix.
« L’indigne novice du monastère de Tchoudov, Grégori Otrepieff, est tombé dans l’hérésie et a osé, conseillé par le Malin, troubler tous les frères par des propos scandaleux et indignes. D’après l’enquête, ce Grichka maudit s’est enfui du côté de la frontière lithuanienne. »
Ose donc dire que ce n’est pas toi !
« Et le tsar a donné ordre de l’arrêter. »
Et de le pendre !
Cela n’est point écrit : « le pendre ».
Tu mens ! D’ailleurs, tout ne peut être écrit sur ce papier. Lis : « l’arrêter et le pendre ! ».
« …et le pendre ! Ce voleur Grichka doit être âgé (regardant Varlaam) de cinquante ans environ ; il est de taille moyenne, chauve, a une barbe blanche et un gros ventre. »
Camarades ! Grichka est ici ! Saisissez-le, liez-le ! En voilà une chose inattendue !
Assez ! fils de chienne ! Comment puis-je être Grichka ? « Cinquante ans, barbe blanche, gros ventre ! » Eh non, l’ami, tu es encore trop jeune pour te moquer de moi ! Il y a longtemps que je n’ai pas lu, et j’y vois mal, mais je saurai bien déchiffrer. (Il épelle :) « Il est âgé de vingt ans ». Eh bien ! Où as-tu vu cinquante ? Il y a « vingt ans » ! Voyez !
Oui, c’est vingt : je me souviens, on nous avait bien dit que c’était vingt.
Mais tu es un farceur, à ce que je vois !
« Il est de petite taille, a les épaules larges, un bras plus court que l’autre, les yeux bleus, les cheveux roux, une verrue à la joue, une autre au front ! »
Arrêtez-le, arrêtez-le !
MAISON DU PRINCE CHOUÏSKY
Une dernière coupe ? Dis la prière, petit ! Encore du vin, mes aimables hôtes !
Ô Notre Père des cieux, toi qui toujours es présent partout, écoute la prière de tes esclaves. Nous t’invoquons pour notre pieux souverain que tu as choisi pour nous gouverner. Protège le tsar autocrate dans son palais, ainsi qu’en pleine bataille ; garde-le sur les routes, ainsi qu’en son sommeil ; accorde-lui la victoire sur ses ennemis ; fais que sa gloire se répande d’un océan à l’autre ; fais que sa famille prospère et que ses descendants peuplent tout l’univers ; que pour nous, ses esclaves, il soit toujours clément et charitable ; qu’il continue à nous prodiguer les trésors de sa patience et de sa bonté, et nous dispense les bienfaits de sa haute sagesse ! En élevant cette coupe à la santé du tsar, nous t’invoquons, ô Père céleste.
Vive notre tsar glorieux ! Adieu, mes chers hôtes ; je vous remercie d’avoir bien voulu goûter le pain de ma maison. Adieu, et que la nuit vous soit bonne !
Enfin, ils sont partis : prince Wassili Ivanowitch, je désespérais de pouvoir m’entretenir seul avec toi.
Qu’avez-vous à rester là ? Vous ne pensez qu’à écouter ! Desservez et retirez-vous. Qu’y a-t-il, Afanassi Michaïlowitch ?
D’étranges nouvelles ! Un message m’arrive de Cracovie, expédié par mon neveu Gavrila.
Eh bien ?
Mon neveu m’apprend une chose étrange : Le fils du tsar Ivan… Attends…
l’enfant assassiné par ordre de Boris…
Ceci n’est point nouveau.
Attends : Dimitri est vivant !
Vraiment ! Quelle bonne nouvelle extraordinaire ! Dimitri vivrait ? Ce serait miraculeux ! Et puis… c’est tout ?
Écoute jusqu’à la fin ! Qui que ce soit, l’enfant du tsar, sauvé, ou son esprit, ou un coquin hardi, un impudent usurpateur, qu’importe ! Le tsarewitch Dimitri est à Cracovie.
Est-ce possible ?
Mon neveu l’a vu, lorsque, pour la première fois, il se rendit à l’audience du palais du roi ; passant devant les rangs des nobles gentilshommes, il fut reçu dans les appartements
privés.Qui est-ce ? D’où vient-il ?
Tout le monde l’ignore. On sait seulement qu’il fut valet chez Vichnewetzki, et que, tombé malade, sur son lit de mort, il se confia au père-confesseur. Mis au courant, et très fier de ce mystérieux aveu, son maître ne quitta plus son chevet et lui prodigua des soins : et quand il fut guéri, il l’amena au roi.
Et qu’en dit-on là-bas ?
Qu’il est intelligent, aimable et adroit : qu’il plaît à tous : qu’il a ensorcelé les Moscovites exilés. Les pères lui prêtent leur soutien : le roi le favorise, et même, dit-on, lui a promis son aide.
Tout ce que tu me rapportes, ami, est si étonnant que, vraiment, la tête m’en tourne. Nul doute, il s’agit d’un imposteur hardi ; mais, néanmoins, la chose est grave. Si cette nouvelle arrive jusqu’au peuple, il peut en résulter un épouvantable orage.
L’orage sera tel, que notre tsar Boris ne pourra point conserver sa couronne. Et ce sera justice ! Il nous gouverne à la manière du tsar Ivan — que sa mémoire soit maudite ! — Nous n’avons plus, il est vrai, d’exécutions publiques, et nous ne mourons pas noyés dans le sang ; nous ne sommes pas brûlés sur des bûchers, dont notre tsar lui-même se plaisait à attiser le feu. Mais sommes-nous, pour cela, plus sûrs d’avoir la vie sauve ? La disgrâce nous guette à chaque instant, la prison, les fers ou le couvent nous menacent. Et le gibet nous attend au bout d’un long exil. Où sont tous les boyards de notre illustre noblesse ? Où sont les princes de Sitcsky et de Chestounov ? Où sont les Romanoff, espoir de la patrie ? Morts en exil, au milieu d’affreuses tortures. Encore un peu, et notre tour viendra. Nous sommes chez nous, mais tous entourés de traîtres, de misérables payés pour nous surveiller ; nous dépendons d’un indigne valet ; nos droits n’existent plus, nous ne sommes plus maîtres chez nous. Impossible de chasser un paresseux ; il nous faut le nourrir, contre notre gré, sous peine de disgrâce. Même au temps du tsar Ivan, cela ne s’était vu ! Le peuple est-il content ? Tu n’as qu’à le questionner ; si on lui rappelait les bonnes lois d’autan, que verrions-nous ?
Tu as raison, Pouchkine. Mais, un prudent conseil : taisons-nous, l’heure n’est pas venue.
C’est vrai ; gardons chacun notre secret ; je suis heureux de t’entendre parler en homme sage. Si quelque chose, un jour, venait à me troubler, c’est à toi que d’abord j’en voudrais faire la confidence. Ce soir, ton miel mousseux et ta délicieuse bière m’ont délié la langue. Adieu, mon prince !
Bonne nuit, et au revoir !
Mon cher fiancé, mon beau prince ! Ce n’est pas ta fiancée qui t’a possédé, mais la sombre tombe, dans un pays lointain ; jamais je ne pourrai me consoler, je te pleurerai toujours.
Ô Tsarewna, lorsqu’une jeune fille pleure, c’est comme de la rosée qui tombe ! Mais le soleil se lève et chasse la rosée. Un autre fiancé viendra, beau et aimable ; tu l’aimeras, mon enfant adorée, et tu oublieras le Korolewitch Ivan.
Non, nourrice, je resterai toujours fidèle au mort.
Que dis-tu, ma pauvre fille chérie ? Déjà veuve sans avoir été mariée, tu pleures toujours ton fiancé perdu ! Chère enfant, il ne m’a pas été donné de faire votre bonheur ; j’ai mérité sans doute le courroux du ciel qui m’a refusé cette joie. Pauvre innocente, c’est toi qui en portes la peine. Et toi, mon fils, à quoi t’occupes-tu ? Qu’est donc ceci ?
J’ai tracé la carte des terres moscovites : ceci est ton royaume entier, d’un bout à l’autre. Regarde : voici Moscou, les villes de Novgorod et d’Astrakan ; voici la mer, les grandes forêts de Perm, voici la Sibérie.
Qu’est-ce qui serpente ici ?
C’est la Volga
Cela est bien ! Ô doux fruit de l’étude ! Tu peux considérer comme à vol d’oiseau, tout le royaume : frontières, villes et fleuves. Travaille, mon fils : la science abrège les épreuves que nous envoie la vie. Un jour viendra, il est pet-être proche, où toutes les contrées que tu as tracées ici seront en ton pouvoir et sous ta loi. Travaille, mon fils : ta tâche future s’en trouvera d’autant facilitée.
C’est Godounov qui vient pour m’entretenir ; qu’as-tu à dire, Siméon Nikitich ?
Que ce matin, à l’aube, les deux valets de Chouïsky et de Pouchkine sont venus me faire leur rapport.
Eh bien ?
Le valait de Pouchkine m’a dit qu’hier matin un messager spécial est arrivé de Cracovie : il s’entretint avec son maître, et repartit au bout d’une heure.
Qu’on saisisse le messager !
On le poursuit déjà.
Que t’a appris le valet de Chouïsky ?
Hier, il donna un grand festin ; là se trouvèrent les Miloslavsky, les Boutourline, Pouchkine et Saltikov ; quand tous se dirent adieu et se séparèrent, Pouchkine resta avec le prince Chouïsky, et ils eurent ensemble un long tête-à-tête.
Qu’on aille me chercher le prince Chouïsky !
Sire, il est déjà ici.
Qu’il entre.
Un messager de Lithuanie ! Qu’est-ce que cela signifie ? Je déteste la race rebelle des Pouchkine ; quant à Chouïsky, je ne dois point me fier à lui. Il est faux, mais courageux et fin.
Prince, j’avais justement à te parler ; mais tu viens toi-même sans doute pour une affaire ; parle donc.
Voici, Sire. C’est mon devoir sacré de te confier une grave nouvelle.
Prince, je t’écoute.
Mais, Sire…
Le tsarewitch peut savoir ce que connaît Chouïsky. Parle.
Sire, un messager nous est venu de Lithuanie.
Sans doute, celui qui vint hier porter mes sage à Pouchkine ?
Il sait !… (Haut.) J’avais pensé, tsar, que tu n’étais pas encore au courant de cette nouvelle.
Qu’importe, prince ! Il faut que je rapproche toutes les nouvelles, afin de discerner la vérité.
Tout ce que je sais, c’est qu’un usurpateur est né soudain à Cracovie, et qu’il est soutenu par les nobles et le roi.
Mais qu’en dit-on ? Qui est ce imposteur ?
Je l’ignore.
En quoi peut-il être dangereux pour nous ?
Ô Tsar, certes, ta puissance est grande ; par tes faveurs, tes largesses et ta bonté, tu as conquis les cœurs de tes sujets ; mais, tu le sais bien : la vile populace, toujours perfide, rebelle, superstitieuse, se flatte facilement d’un fol espoir, se prête volontiers aux suggestions perfides. Muette et sourde devant la vérité, elle aime à se nourrir de contes imaginaires, et une hardiesse impudente est toujours pour lui plaire.
Lorsque cet étrange vagabond aura franchi la frontière russe, alors le nom ressuscité de Dimitri fera voler vers lui la foule de tes sujets.
Comment, de Dimitri ? De cet enfant ? Dimitri ?… Mon fils, éloigne-toi !
Il a rougi. L’orage va éclater.
Permets, mon père…
Non, non, enfant, retire-toi (Féodor sort). De Dimitri !
Il ne le savait pas.
Écoute, prince, il faut qu’on prenne des mesures sur la frontière de la Lithuanie ; personne ne doit la franchir. Que pas un lièvre ne vienne de Pologne ; que pas un corbeau n’arrive de Cracovie. Va.
J’y vais
Attends. Cette nouvelle est vraiment fort plaisante ! As-tu jamais ouï dire que les morts sortaient de leurs tombeaux pour s’imposer en juges aux tsars légitimes, élus par la voix du peuple tout entier et couronnés par le saint Patriarche ? C’est amusant ! Comment n’en ris-tu pas aussi ?
Écoute, Wassili Chouïsky : lorsque j’appris que cet enfant était… que cet enfant avait cessé de vivre, je t’envoyai pour faire l’enquête. Aujourd’hui, je te conjure, au nom de la croix, au nom de Dieu, de me dire la vérité tout entière ! As-tu bien reconnu l’enfant assassiné ? N’y eut-il point erreur, substitution peut-être ?
Je jure…
Ne jure point, prince, réponds tout simplement : était-ce le tsarewitch ?
C’était lui
Réfléchis bien ; je te pardonnerai, je ne punirai pas d’une inutile disgrâce ton mensonge passé ; mais si maintenant tu oses dissimuler encore, alors je jure, prince, je jure sur la tête de mon fils, que le supplice t’attend, un supplice si cruel qu’il épouvantera le tsar Ivan lui-même au fond de sa tombe !
Je ne crains pas les supplices, mais ta colère m’effraye ; oserais-je me jouer de toi, mon souverain ? Comment aurait-on pu me tromper à ce point ? J’ai reconnu Dimitri durant trois longues journées où j’ai vu le corps de l’enfant exposé ; tous les habitants d’Ouglitch ont pu le voir aussi ; autour de lui étaient encore étendus les treize cadavres des victimes que le peuple en fureur avait massacrées. Déjà ils se décomposaient, et seul le corps du tsarewitch restait intact. Le front était radieux et calme, comme s’il eût dormi profondément. Sa plaie profonde n’était point fermée, ses traits n’étaient pas changés. Tsar, le doute n’est pas permis : le tsarewitch Dimitri dort pour l’éternité dans sa petite tombe.
Il suffit ; va-t’en.
Quelle angoisse ! Que je reprenne haleine ! Je sentais le sang monter à mon visage et redescendre lourdement ensuite. Voici donc pourquoi, depuis treize années, je vois en rêve l’enfant assassiné ! Oui, oui, je comprends maintenant. Mais qui est-il, mon terrible adversaire ? Qui me menace ? Un nom, et rien qu’une ombre peut-être ? Une ombre pourrait surgir et m’arracher mon sceptre ? Et par un nom, mon fils pourrait être dépouillé ? Fou que je suis ! De quoi vais-je m’épouvanter ? Un souffle fera s’évanouir ce spectre. Non, décidément, rien n’est à craindre, mais rien n’est à mépriser non plus. Oh ! comme tu es lourde à porter, couronne du Monomaque !
Maison de VISHNSVETSKI
Je pense, mon père, qu’il n’y a point d’obstacles ; l’âme du peuple russe m’est familière : sa dévotion n’a rien du fanatisme, l’exemple de son Tsar lui est sacré et il tolérera tout avec indifférence ; je gage qu’avant deux ans mon peuple tout entier reconnaîtra le pouvoir du pape.
Que saint Ignase te vienne en aide, quand tu verras enfin venir des temps meilleurs ! Pour le moment, enfouis au fond de ton âme la grâce divine que tu as reçue, car, bien souvent, notre devoir nous oblige à dissimuler devant le monde impie. Tes actes et tes paroles seront jugés par les hommes, seules tes intentions seront jugées par Dieu.
Amen ! Qui vient là ?
Dites qu’on peut entrer.
Amis, nous quitterons demain la ville de Cracovie, et à Sambor, Mnischek, j’irai loger chez toi durant trois jours ; je sais que ton château hospitalier est renommé partout pour sa magnificence ainsi que pour sa châtelaine charmante. J’espère y rencontrer la délicieuse Marina. Vous tous, mes chers amis lithuaniens et russes, qui faites cause commune contre notre ennemi Boris l’assassin, demain je me mettrai à votre tête ; mais, parmi vous, je vois des figures nouvelles.
Certains sont venus pour implorer de ta grâce la joie de servir sous tes ordres et de t’apporter leur appui.
Ils sont les bienvenus. À moi, tous mes amis ! Dis-moi, Pouchkine, qui est ce bel homme ?
Le prince Kourbsky
Nom glorieux ! Tu es parent, je pense héros de Kazan ?
Je suis son fils.
Vit-il encore ?
Non, il est mort.
C’était un grand esprit, un homme de conseil ; mais depuis le jour où, prenant la tête des troupes lithuaniennes, il tira vengeance des offenses qu’il avait subies, on ne sut ce qu’il était devenu.
Mon père passa ses derniers jours en Volhynie, dans un domaine que lui avait offert Batory ; tranquille et solitaire, il s’adonna à l’étude, mais il n’y put trouver la consolation qu’il cherchait. Il pensait toujours à son ancienne patrie, et jusqu’à sa mort ce souvenir douloureux ne cessa de le faire souffrir.
Chef malheureux ! L’aube de sa vie fut éblouissante de gloire et de prouesses ! Je suis heureux, ô noble prince, de voir que tu reviens à ton ancienne patrie ; les fils doivent oublier les fautes de leurs pères. Paix à leurs âmes ! Approche, Kourbsky, ta main ! Quelle chose étrange ! C’est le fils de Kourbsky qui rendra son trône au fils du tsar Ivan, fout conspire avec nous, les hommes et le destin ! Toi, qui es-tu ?
Sobansky, gentilhomme libre
ceux-là ? Je reconnais sur eux les costumes qu’on porte en ma chère Russie : ils sont des nôtres, n’est-ce pas ?
Oui, Sire, nous sommes à toi, nous sommes tes esclaves et cherchons ton appui : nous avons fui Moscou, frappés par la disgrâce, et pour toi nous sommes tout prêts à sacrifier notre vie. Que nos corps te servent de marches pour accéder au trône !
Patience, innocentes victimes ; dès que j’aurai atteint Moscou, Boris devra nous payer sa dette. Que se passe-t-il là-bas ?
Tout est calme. Mais le peuple connaît maintenant cette grande nouvelle que le tsarewitch est vivant ; et ton message est lu partout : on t’attend. Ces jours derniers, on infligea la peine de mort à deux boyards qui avaient bu à ta santé.
Que leur courage ait bientôt sa récompense ! Mais le sang amène le sang ! Malheur à Godounov ! Et que dit-on de lui ?
Il s’est cloîtré dans son palais, farouche, la menace à la bouche, hanté de représailles ; la maladie lui permet à peine de marcher. On pense que sa fin est proche.
Ma générosité lui souhaite une prompte mort : malheur à lui, s’il continue à vivre ! Et toi, qui es-tu ?
Je suis cosaque des bords du Don ; les armées libres, les cosaques du Don et leurs atamans m’ont donné mission de te voir, mon Tsar, de t’apporter leur hommage.
J’ai connu ces braves, et je ne m’étonne point de les voir se joindre aux rangs de mes armées. Tu remercieras tous tes frères du Don ; ils sont injustement persécutés, je le sais ; mais lorsque nous serons monté sur le trône de nos pères, nous comblerons de nos faveurs le Don fidèle et libre.
Grand prince !
Que veux-tu ?
Accepte avec bonté ce modeste fruit d’un long travail.
Que vois-je ? des vers latins ! L’épée avec la lyre font une alliance sacrée ; c’est le même laurier qui les ceint l’une et l’autre. C’est sous le ciel du Nord que j’ai vu le jour, mais je connais ta voix, ô douce muse latine, et j’aime les fleurs du Parnasse. Je crois aux prophéties des poètes ; ce n’est pas en vain que l’inspiration les brûle, et l’exploit qu’ils célèbrent est béni de Dieu. Approche, ami (il lui donne une de ses bagues), et prends ceci en souvenir. Lorsque ma destinée enfin s’accomplira, et lorsque j’aurai posé sur ma tête la couronne de mes ancêtres, j’espère alors entendre à nouveau ta douce voix, ton hymne inspiré ! Musa gloriam coronat, gloriaque musam. C’est pour demain, amis, au revoir.
En marche ! en marche ! Et vive le prince Dimitri !
CHAMBRE DE MARINA
Est-ce prêt enfin ? Hâtez-vous, je vous prie
Tout d’abord, veuillez faire ce choix difficile. Que mettrez-vous : votre collier de perles ou votre croissant d’émeraudes ?
Ma couronne de diamants.
Parfait ! Je me souviens que vous l’avez portée le soir où vous vous êtes rendue au palais. À ce bal vous étiez, dit-on, brillante comme un soleil ; tous les hommes étaient dans l’admiration, les femmes vous enviaient. C’est là que Kotkewitch vous vit pour la première fois, celui-là même qui se donna la mort peu après ; d’ailleurs on le dit bien : un seul regard de vous, et l’on vous aime.
Faites vite !
Aujourd’hui, votre père met en vous de grands espoirs, et ce n’est pas en vain que Dimitri vous a vue. Il est blessé, et il n’a pas pu cacher son trouble : il faut, ce soir, que vous lui donniez le coup de grâce. Il est très épris. Depuis un mois déjà qu’il a quitté la ville de Cracovie, il oublie la guerre, son trône et sa patrie : il passe son temps ici, dans les fêtes, au désespoir des Russes et des Polonais. Grand Dieu, verrai-je enfin arriver l’heure où Dimitri conduira sur le trône sa tsarine russe ? Ce jour, je l’espère, vous ne m’oublierez pas ?
Ainsi tu penses que je serai tsarine ?
Qui donc, si ce n’est vous ? Qui oserait rivaliser avec ma belle maîtresse ? La race des Mnisehek est d’une haute noblesse, et votre esprit est des plus rares. Heureux celui que vous saurez choisir, celui dont l’amour fera la conquête de votre cœur ! Que ce soit notre roi, ou l’héritier de France, je ne parle pas seulement de ce mendiant-tsarewitch ! Car Dieu sait qui il est, et d’où il vient !
Mais c’est le fils du tsar, et tous l’ont reconnu.
Pourtant, naguère encore il était valet chez Vichnewetzki !
C’était pour se cacher.
Peut-être ; mais savez-vous, au moins, ce qu’on raconte de lui dans le peuple ? Que c’est un moine qui a fui Moscou, connu dans sa paroisse comme un fier coquin.
Quelle bêtise !
Oh ! je ne le crois point : je dis pourtant qu’il doit bénir le ciel, que votre cœur lui ait donné la préférence !
Les invités sont arrivés !
Tu vois, tu parlerais jusqu’au matin, et je ne suis pas encore habillée.
Un seul instant encore, et tout est prêt.
Il faut que je sache tout.
Il ne s’occupe que de ma fille Marina ; c’est à elle seule qu’il parle. Voilà qui me semble de bon augure pour un mariage ! Dis-moi, Vichnewetzki, as-tu jamais songé qu’un jour ma fille pourrait devenir tsarine ?
C’est extraordinaire, en effet ! Et toi, as-tu songé que mon valet pourrait monter sur le trône ?
Dis-moi, comment trouves-tu Marina ? Il m’a suffi de lui dire : « Prends garde, ne laisse point Dimitri t’échapper ! » Et la chose est faite : il est pris !
Oui, demain soir, à onze heures précises, je vous attendrai près de la fontaine.
Pourquoi a-t-elle pu charmer le tsarewitch ?
Comment ! Mais c’est une beauté !
Oui, une nymphe de marbre : les yeux sans vie et la bouche sans sourire. [[didascalie|(Un nouveau couple.)|d|3}}
Il n’est pas beau, mais il a l’air aimable ; et l’on voit facilement en lui la race dont il sort.
Nous autres vieux, nous ne danserons plus
nous ne sommes plus tentés par la mesure, et nous ne baisons plus les délicieuses petitesmains ; mais nous n’avons pas oublié toutes nos folies passées ! Je trouve que les choses ont bien changé ! La jeunesse n’est plus aussi hardie que jadis, et la beauté n’a plus le même éclat. Ne trouves-tu pas, ami, que tout est plus triste que de notre temps ? Viens, laissons-les : nous ferons déboucher une bouteille de vin hongrois, toute recouverte de mousse, qui date de cent ans. Mettons-nous dans un coin, et dégustons un verre de ce vin parfumé tout en causant un peu. Viens, mon ami.
UNE FONTAINE DANS UN JARDIN
C’est là qu’elle va venir, près de cette fontaine. Je crois n’être pas timide ; j’ai vu la mort de près, et je n’ai point tremblé ; traqué et menacé de prison pour la vie, j’ai pu y échapper grâce à mon audace. Pourquoi donc, à présent, cette angoisse qui m’oppresse ? Que signifie ce tremblement étrange ? Serait-ce l’ardeur de mes désirs ? Non, c’est la crainte. Durant toute la journée, j’ai attendu cette entrevue secrète… D’avance j’ai réfléchi à tout ce que je lui dirai, pour me ménager l’accès de son âme altière, en l’appelant « tsarine moscovite ». Mais voici le moment venu, et je ne me souviens plus de rien. L’amour me brouille la tête… J’ai cru apercevoir… J’ai entendu un bruit léger ; mais tout se tait ; c’est la brise et la clarté trompeuse de la lune.
Tsarewitch !
C’est elle ! Tout mon sang s’est figé.
Est-ce vous, Dimitri ?
Ah ! c’est toi, enfin ! Voix douce qui m’enchante ! (Il s’approche.) Je te vois enfin ici, dans cette belle nuit, seule avec moi ! Mon Dieu, combien le jour fut long ! Comme le soleil tardait à descendre, et comme j’ai attendu en cette obscurité !
Les heures fuient : je dois me hâter. Je t’ai donné ce rendez-vous ici, non point pour écouter tes paroles tendres, les mots sont inutiles, je crois à ton amour. Mais écoute-moi : j’ai décidé d’unir ma destinée avec la tienne, incertaine et grosse d’orages. J’ai donc le droit, Dimitri, d’exiger de toi que tu m’ouvres franchement ton âme, afin que je connaisse tes desseins et tes appréhensions. Je pourrai ensuite prendre ta main et entrer dans le chemin de notre vie non point aveuglément, comme un petit enfant, non point en esclave docile à tes désirs, mais comme une digne épouse, compagne du tsar.
Oh ! laisse-moi oublier, même une heure, tous les soucis, toutes les peines de mon destin ! Oublie toi-même que je suis tsarewitch, ne vois en moi qu’un simple amant, qu’un seul regard de toi transporte de bonheur ! Laisse parler mon amour et mon cœur s’épancher !
Ce n’est point l’heure, tsarewitch ! Tu tardes trop. L’ardeur de tes partisans se refroidit : les craintes et les dangers augmentent d’heure en heure : déjà des bruits douteux circulent, et Godounov doit prendre des mesures…
Que peut Boris ? Que peut-il contre ton amour et contre mon bonheur ? Non ! Maintenant c’est avec indifférence que je regarde le trône et le pouvoir ; sans ton amour, que peuvent valoir la vie, la gloire, l’honneur et la puissance du tsar ? Dans une petite maison pauvre et perdue, tu me remplaceras la gloire et la couronne ; et ton amour…
Aie honte ! N’oublie point ta haute et sainte destinée, qui devrait être plus chère pour toi que toutes les joies et que tu ne dois comparer à rien. Sache que ce n’est point à un ardent jeune homme qui m’aime que je tendrai solennellement la main, mais c’est à l’héritier du trône de Russie, au tsarewitch sauvé par le destin.
Ne me torture point, charmante Marina ! Ne me dis point que tu ne vois en moi que la couronne du tsar ! Tu ne peux savoir comme tes paroles me blessent le cœur ! Comment ?… Oh ! quel cruel soupçon ! Réponds ! Si le sort ne m’avait point donné cette haute naissance, et si j’étais un autre que ce fils d’Ivan, que cet enfant déjà depuis si longtemps oublié du monde, alors… alors tu ne m’aurais pas aimé ?
Tu es le tsarewitch Dimitri, pas un autre est lui seulement que je dois aimer.
Suffit ! Je ne veux pas disputer à un mort une amoureuse qui lui appartient ! Assez dissimulé ! Écoute la vérité entière : sache donc enfin que Dimitri est mort et enterré, et ne reviendra plus. Qui je suis ? Si tu veux le savoir, je te le dirai : je suis un pauvre moine qui, dans le morne ennui du cloître, a médité cet audacieux exploit ; j’ai tout prévu, j’ai tout pesé d’avance ; de ma cellule j’ai fui en Ukraine où j’appris à manier l’épée et à dompter un cheval fougueux ; je vins ici, je pris le nom de Dimitri et je trompai les Polonais imbéciles. Que diras-tu de tout ceci, orgueilleuse Marina ? Es-tu contente de ma confession ? Mais parle !
Ô honte ! Malheur à moi !
Voici où m’amena mon malheureux dépit ! Peut-être ai-je à tout jamais détruit mon bonheur si chèrement gagné ! Qu’ai-je fait, insensé que je suis ! (Haut :) Je vois que tu as honte d’avoir aimé un homme et non un prince ; parle donc, tu tiens ma destinée ; décide, j’attends.
Lève-toi, usurpateur ! Tu penses peut-être, en te jetant à mes pieds, pouvoir toucher mon cœur fier ? Mais je ne suis pas une fillette faible et crédule, et tu te trompes, car à mes pieds j’ai déjà vu des nobles comtes, des chevaliers illustres dont j’ai froidement rejeté toutes les supplications, et ce n’est pas pour qu’un moine errant…
Ne méprise point le jeune usurpateur, car il possède peut-être toutes les qualités pour être digne du trône de Russie ainsi que de ta main précieuse…
Je suis coupable, je le reconnais ; poussé par l’orgueil. J’ai trompé Dieu, j’ai menti au tsar ainsi qu’au monde entier. Mais ce n’est pas à toi de m’accabler. Marina, car je ne t’ai point trompée, et j’ai dit la vérité ; tu as été pour moi l’unique idole sacrée, et devant toi je n’aurais point osé mentir ; c’est mon amour seul, mon amour aveugle et ardent qui m’obligea à tout t’avouer.
Et il ose s’en vanter, l’insensé ! Qui exigea de toi cette confession ? Si tu as réussi, toi, vagabond sans nom, à aveugler si facilement deux peuples entiers, sois digne au moins de ce succès, et laisse le mystère autour de ta personne ! Comment pourrais-je te confier ma vie, en oubliant mon rang et ma pudeur ? Comment pourrais-je unir à toi ma destinée, lorsque tu révèles ta honte avec une telle faiblesse ? C’est la passion, dis-tu, qui t’a fait parler ! Je m’étonne alors vraiment que tu n’aies point trahi ton secret par amitié pour mon père, ou par admiration pour le roi, ou par servilité de valet pour Vichnewetzki !
Toi seule pus m’arracher cet aveu, je le jure ! Je jure aussi qu’en aucun lieu, jamais, ni dans un festin, ni dans l’ivresse, ni dans des confidences amicales, ni sous la hache, ni dans les souffrances du plus cruel supplice, jamais ma langue ne trahira cet effrayant secret ; j’en fais ici le serment !
Tu jures ? Donc je dois te croire. Et j’ai confiance. Mais sur quoi jures-tu ? Jures-tu sur Dieu, comme un disciple des Jésuites ? Ou sur l’honneur d’un noble chevalier ? Ou bien jures-tu sur ta parole de tsar comme fils du tsar Ivan ? Réponds !
C’est l’ombre du tsar Ivan qui m’a légitimé ; elle me nomma Dimitri, du fond de son tombeau ; c’est elle qui, sous mes pas, a soulevé les peuples ; c’est elle qui désigna Boris comme ma victime ! Je suis le tsarewitch ! Suffit ! J’ai honte de m’humilier ainsi devant une Polonaise orgueilleuse. Adieu à tout jamais ! Bientôt la guerre sanglante et les soucis nombreux de mon orageux destin étoufferont en moi l’amour qui me torture ! Oh ! comme je saurai te haïr lorsque cette honteuse passion sera éteinte ! Adieu, je pars ; la mort ou la couronne m’attendent en Russie ! Que je trouve la mort en une bataille glorieuse, ou bien qu’on m’exécute comme un infâme bandit, jamais tu ne seras ma compagne fidèle, jamais tu ne partageras mon sort. Un jour, peut-être, auras-tu le regret de l’homme que tu as rejeté aujourd’hui loin de toi.
Et si je dévoilais à tous ton impudent mensonge ?
Peux-tu penser que je te craigne ? Et que l’on croira plutôt une jeune Polonaise que le tsarewitch russe ? Sache donc que ni le roi, ni le pape, ni les nobles polonais ne cherchent à vérifier mes actes et mes paroles. Que je sois ou non le tsarewitch, que leur importe ! car je suis le prétexte pour provoquer les guerres et les révoltes ; tel est leur seul désir ; quant à toi, je saurai bien te contraindre au silence. Adieu !
Attends, tsarewitch, car j’ai enfin entendu un homme parler, et non un enfant ; pour tes paroles, je veux te pardonner ; j’oublie ta folle conduite, je reconnais Dimitri. Mais écoute-moi : réveille-toi enfin, et ne perds plus de temps ; rassemble tes armées, marche sur Moscou, libère le Kremlin, prends possession du trône ; alors tu enverras un messager demander ma main. Mais Dieu m’entend : c’est seulement le jour où tu auras gravi enfin les marches du trône russe, et lorsque de ta main Boris aura péri, c’est seulement alors que je daignerai entendre tes paroles d’amour.
La lutte avec Boris me semble plus facile, la ruse avec les prêtres me semble plus aisée qu’avec une femme ! Je suis à bout de forces ! Elle fascine, elle se tord, elle échappe, elle siffle, elle menace, elle vous pique ; serpent ! serpent ! J’avais raison de la craindre, elle a failli me perdre tout à l’heure ! Enfin, c’est décidé : demain, à l’aube, je serai parti !
La frontière lithuanienne
Voici, voici la frontière russe ! Sainte Russie, ma patrie, je suis à toi ! J’ai secoué avec mépris la poussière de l’étranger, j’aspire avec ivresse l’air nouveau. Ton âme, à présent, peut reposer tranquille, mon père ; dans ta tombe d’exilé, tu dois te réjouir ! Je fais enfin briller l’épée héréditaire, l’épée glorieuse qui fit trembler Kazan, l’épée fidèle qui servit les tsars, et qui va lutter pour notre souverain !
Il est heureux ! Comme son âme est pure et resplendit d’honneur et de bravoure ! Que je t’envie, mon noble prince, fils de Kourbsky qui souffris l’exil ! Oubliant l’outrage que subit ton père, ayant expié toi-même les fautes du défunt, c’est pour le fils d’Ivan que tu vas combattre aujourd’hui, afin de rendre à Moscou son tsar légitime. Tu as raison, ton cœur peut se réjouir.
Ton âme n’est-elle point débordante de joie ? Voici notre patrie ! Elle est à toi, Tsarewitch ! C’est ici que tes sujets t’attendent, ainsi que Moscou, le trône et la couronne.
Je pense au sang des Russes qui va couler ; vous êtes sans reproche, servant la cause du Tsar ; mais moi, je vais vous faire tuer vos propres frères ; contre la Russie, je mène les Polonais ! C’est moi qui montre à 1 ennemi la route, la route sacrée de notre cher Moscou ! Que mon crime ne retombe point sur moi, mais sur ta tête, Boris le régicide !
Tous en avant ! Et mort à Godounov !
BOYARDS.
Est-ce possible ! Un défroqué, un moine vagabond a soulevé contre nous une armée ennemie, et ose venir nous menacer ! C’en est assez ! Il faut qu’on arrête ce fou ! Partez tous deux là-bas, toi, prince Troubetzkoy, ainsi que toi, Basmanov ; allez conseiller mes fidèles chefs ; allez sauver la ville de Tchernigov que l’ennemi assiège.
Tsar ! trois mois ne seront point passés, qu’on ne parlera plus de cet usurpateur ; nous te l’amènerons, dans une cage, comme une bête sauvage ; j’en fais ici le serment.
Le roi de Suède m’a offert son alliance mais je n’ai nul besoin d’une aide étrangère : mes armées sont assez nombreuses pour réduire l’imposteur ainsi que les Polonais. J’ai refusé ! Chtchelkalov, qu’on ordonne dès maintenant à tous les gouverneurs de réunir les soldats valides ; qu’on appelle aussi les gens des monastères : aux jours d’antan, pour la patrie en danger, les religieux prenaient d’eux-mêmes l’épée en main. Mais je ne veux pas qu’on les inquiète : qu’ils prient pour le pays ! Tel est l’ukase du tsar que les boyards approuvent.
Il est une autre grave question que nous devons résoudre : vous êtes au courant de ces perfides rumeurs que l’imposteur a fait partout répandre, et qui ont semé le doute et la méfiance ; de tous côtés s’élèvent des murmures rebelles, les têtes s’exaltent : il faut les refroidir. Je ne voudrais point avoir recours à des exécutions ; comment les éviter ? Décidons-le ensemble. Prends la parole d’abord, saint Père. Quelle est ton opinion ?
Ô Tsar ! béni soit Dieu qui orna ton âme de la miséricorde et de la douce patience ! Tu ne veux point la perte des pécheurs, tu désires qu’ils reconnaissent leur fatale erreur. Elle va s’évanouir : bientôt la vérité nous illuminera de ses rayons. Dans les affaires d’État, je suis un mauvais juge, mais j’oserai cependant, mon Tsar, parler franchement. Ce fils du mal, ce défroqué maudit s’est imposé au peuple comme le tsarewitch, et de ce nom volé il se recouvre comme d’un vêtement qu’il aurait dérobé ; il faut l’en dépouiller, afin de le confondre ; lui-même, devant sa nudité, sera saisi de honte. Or Dieu nous en inspire le moyen. Ô Tsar, sache qu’il y a bientôt six ans, — la même année que tu montas sur le trône, — un soir, je vis venir chez moi un humble berger déjà vieux, qui me confia cette mystérieuse histoire : « Depuis l’enfance, dit-il, j’avais perdu la vue, et jusqu’à mes vieux jours je n’avais jamais vu la lumière. C’est vainement que je m’étais soigné, que j’avais eu recours aux sorciers, que j’avais imploré une aide miraculeuse, en me rendant à toutes les sources sacrées pour y baigner mes yeux : je ne guérissais pas. J’avais depuis longtemps perdu tout espoir ; peu à peu, je m’habituais à l’ombre éternelle, lorsqu’en rêve, une nuit, j’entendis une voix d’enfant qui me disait : « Lève-toi, grand-père, et va à Ouglitch, à l’église de la Transfiguration, et là, fais une prière sur mon petit tombeau. Dieu est bon et je t’aiderai. — Mais qui es-tu ? demandai-je à la voix. — Je suis le tsarewitch Dimitri. Notre Père des cieux m’a accueilli chez lui, parmi ses anges, et m’a donné le pouvoir de faire de grands miracles. Va donc. » Et je me réveillai. Dieu, me dis-je, peut me guérir les yeux s’il le veut. Et je partis pour Ouglitch. Dans la cathédrale, j’entendis la messe, et, saisi par une douce émotion, je répandis des larmes délicieuses ; il me semblait qu’elles emportaient mon mal. Lorsque la messe fut finie, je dis à mon petit-fils de me conduire à la tombe de Dimitri ; il m’y mena, et, dès que j’eus prié, mes yeux s’ouvrirent et purent voir la lumière, l’église, mon petit-fils et le tombeau ! » Voici, ô Tsar, le récit qu’il m’a fait.
J’envoyai à Ouglitch faire une enquête, et j’appris que de nombreux malades trouvaient la guérison de la même manière. Donc voici ce que je conseille : qu’on prenne les saintes reliques, qu’on les transporte ici, au temple d’Arkhangelsk ; alors le peuple comprendra enfin l’impie mensonge de l’usurpateur, et toute la force du mal sera anéantie.
Seigneur peut donner une force miraculeuse aux cendres d’un enfant martyrisé ! Mais il importe avant tout de considérer les événements avec calme et impartialité. Ce serait fou que d’entreprendre une action si grave par ces temps de troubles. On nous accuserait de nous servir de saintes reliques dans un but profane ; le peuple est déjà trop surexcité ; il court assez d’inquiétantes rumeurs ; il ne faut point augmenter encore l’émotion générale par un acte si grave et inattendu. Je conviens qu’il est indispensable de couper court aux bruits que ce bandit répand, mais il faut recourir à des moyens plus simples ; j’offre d’aller moi-même parler au peuple, afin de le convaincre et de le tranquilliser, en lui dévoilant le diabolique mensonge de l’usurpateur.
Qu’il soit fait ainsi ! Mon père Patriarche, je te prie de bien vouloir me suivre, car j’ai besoin d’avoir un entretien avec toi.
As-tu vu la pâleur du tsar, et comme son front suait à grosses gouttes ?
Je n’osais, je l’avoue, lever les yeux sur lui, ni respirer ; je retenais mon souffle.
C'est le prince Chouïsky qui, heureusement sauva la situation. Quel homme remarquable !
LE 21 DÉCEMBRE 1604. La bataille.
Malheur ! malheur ! Le tsarewitch ! Les Polonais ! Les voici, les voici !
Où courez-vous, où courez-vous ? Allons revenez !
Reviens toi-même, si tu en as envie étranger maudit !
Quoi, quoi ?
Quoi, quoi ! Tu peux bien coasser, grenouille étrangère, mais nous, nous sommes des Russes orthodoxes.
Qu’est-ce à dire, Pravosleumi ? Sacrés gueux, maudite canaille ! Mordieu, mein Herr, j’enrage : on dirait que ça n’a pas de bras pour frapper, ça n’a que des jambes pour fuir.
Es ist Schaude (C’est une honte).
Sie haben Recht (Vous avez raison).
Ah, il fait chaud ! Ce diable de Samosvanetz, comme on l’appelle, est un brave.
Ya (Oui).
Hé ! Voyez donc, voyez donc ! L’action s’engage sur les derrières de l’ennemi. Ce doit être le brave Basmanov qui fait une sortie.
Ich glaube das (Je le crois).
Ha ! ha ! voici nos Allemands ! Mein Herr, dites-leur donc de se rallier, et, sacrebleu, chargeons !
Sehr gut. Halt ! (Très bien. Halte !).
Marsch ! (En avant !)
Hilf Gott ! (Que Dieu vous aide !)
Victoire, victoire ! Honneur au tsar Dimitri !
Qu’on sonne la retraite ! Nous avons vaincu Assez de sang russe versé !
PLACE DEVANT LA CATHÉDRALE
Le tsar Boris sortira-t-il bientôt de la cathédrale ?
La messe est terminée, on chante un Te Deum.
L’a-t-on maudit, l’autre ?
Étant sur le parvis, j’ai entendu le diacre proclamer anathème Grichka Otrepieff !
Qu’on le maudisse ! Le tsarewitch n’a rien faire avec Otrepieff.
Et à présent, on dit des prières funèbres pour le tsarewitch.
Funèbres pour un vivant ! Ils seront punis les impies.
Quel bruit ! Serait-ce le tsar ?
Non, c’est un innocent.
Nicolka, Nicolka, bonnet de fer !…
Laissez-le en paix, petits diables ! Innocent prie pour moi, pauvre pécheresse.
Donne, donne un kopeck
Tiens, voilà le kopeck ; prie donc pour moi
Le croissant s’avance,
Le petit chat pleure,
Nicolka, lève-toi
Pour prier Dieu !
Bonjour, Nicolka, pourquoi n’ôtes-tu pas ton bonnet ? (Il donne un coup sur le bonnet.) Hé ! comme il résonne !
J’ai un kopeck, moi !
Ce n’est pas vrai ! Montre !
On m’a pris mon kopeck, on a volé Nicolka
Voici le tsar ! Le tsar vient !
Boris, Boris ! Les gamins insultent Nicolka !
Qu’on lui fasse l’aumône ! Pourquoi pleure-t-il ?
Les gamins m’insultent… Fais-les égorger comme tu as égorgé le petit tsarewitch !
Laissez-le ; prie pour moi, pauvre Nicolka !
Non, non ! On ne peut pas prier pour le tsar-Hérode ; la Sainte Vierge l’a défendu.
Qu’on me l’amène. (Entre un prisonnier russe.) Qui es-tu ?
Rojnov, gentilhomme moscovite
Sers-tu depuis longtemps ?
N’as-tu point honte, Rojnov, de m’avoir combattu ?
Que pouvais-je faire ? Nous n’avons pas le choix.
Assistais-tu à la bataille de Sieversky ?
C’est quinze jours après cette bataille que je quittai Moscou.
Et Godounov ?
Il était fort abattu par sa défaite, et par la blessure qu’avait reçue le prince Mstislavsky. Il a nommé Chouïsky commandant en chef de toute l’armée.
Et pourquoi a-t-il mandé Basmanov à Moscou ?
En récompense de ses services, le tsar l’a comblé d’honneurs et d’or, et il siège maintenant à la Douma.
Au milieu de l’armée, il était plus utile que se passe-t-il dans la capitale ?
Tout reste calme, grâce à Dieu.
M’y attend-on ?
Dieu sait ; on n’ose pas trop parler de toi là-bas, sous peine d’avoir la langue coupée, ou quelquefois la tête ; chaque jour, ce sont des supplices nouveaux ; toutes les prisons sont pleines ; et, dès que deux ou trois personnes se parlent, surgit un espion qui les épie. Parfois le tsar lui-même questionne les passants. Malheur à nous ! Mieux vaut se taire !
La vie des sujets de Godounov est bien à envier ! Et l’armée ?
Elle est satisfaite, elle est vêtue, chaussée
nourrie.Est-elle nombreuse ?
Dieu le sait !
Elle compte, je pense, une trentaine de mille hommes ?
Il y en a bien cinquante mille.
Et que dit-on de moi dans votre camp ?
De ta Grâce, on dit — ne t’en offense point ! — que tu es un voleur, mais que tu es très brave.
Je le prouverai sans retard. Amis, nous n’allons point attendre Chouïsky ; c’est demain que je compte sur vous pour la bataille.
Livrer bataille, demain ? Ils sont cinquante mille, et c’est à peine si nous sommes quinze mille. Il est fou !
Quelle bêtise, ami ! Ne sais-tu pas qu’un Polonais vaut bien cinq cents Russes ?
Tiens tête toi-même ! Dès que la bataille commencera, un seul te mettra en fuite.
Si tu avais une arme, insolent, je t’aurais fait voir…
Un Russe, à la rigueur, peut se passer d’épée ; veux-tu tâter de ceci, imbécile !
Mon brave cheval ! comme il fut vaillant. ce soir, en m’emportant à la bataille ! Quoi que blessé, il était si rapide ! La pauvre bête !
Voilà ce qu’il regrette : un cheval, tandis que toute l’armée est exterminée !
Écoute, peut-être est-il seulement épuisé !
Eh non ! Il crève.
Mon pauvre compagnon ! Que faire ? Te desseller ? Qu’il meure au moins en pleine liberté !
Salut ! Pourquoi Kourbsky n’est-il pas avec vous ? J’ai vu comme il s’était jeté dans la mêlée ; une foule d’ennemis le menacèrent, mais son épée à lui dominait toutes les autres. Et son cri de guerre montait plus haut que toutes les voix. Où donc est le héros ?
Il est mort !
Paix à son âme, honneur à sa bravoure ! Peu d’entre nous survivent à la bataille ! C’est votre faute à vous, cosaques maudits, brigands et traîtres, qui n’avez pas su tenir un seul instant. Je les ferai pendre tous !
Quelle qu’en soit la cause, nous sommes tous battus et décimés.
La victoire, pourtant, déjà nous favorisait ; quand je fis battre en retraite ma troupe d’avant-garde, les Allemands nous assaillirent. Les braves ! Ma parole, c’est avec eux que je formerai ma garde d’honneur !
Où allons-nous coucher, cette nuit ?
Ici, dans cette forêt ; n’est-ce pas un bon gîte ? À l’aube nous nous mettrons en marche, et vers midi, j’espère, nous arriverons à Rilsk. Je vous souhaite bonne nuit.
Beaux rêves, tsarewitch ! Battu, défait, contraint de fuir, il reste insouciant comme un petit enfant ; certainement que la Providence le protège ! Quant à nous, mes braves,
gardons toujours bon espoir !Le palais du tsar
Le voilà vaincu, mais à quoi sert notre victoire ? Notre succès reste inutile, il a pu rassembler ses troupes dispersées, et de nouveau il ose nous menacer. Que font donc tous nos héros ? Ils restent à Kromes, bravés par une poignée d’hommes cachés derrière un mur ! Quel honneur ! J’ai le cœur plein de rage ; je t’enverrai là-bas, Basmanov, comme chef de mes armées, et tu commanderas par droit d’intelligence, sinon par droit de naissance ; ils seront offensés, les orgueilleux boyards ! Mais il est grand temps que je ne tienne plus compte du mécontentement de cette stupide noblesse et que je change des coutumes qui nuisent au pays !
Ô souverain, béni soit le jour qui verra brûler les livres de noblesse ! Et que le feu puisse emporter aussi toutes les querelles orgueilleuses qu’ils ont provoquées.
Ce jour viendra bientôt, mais d’abord il faut réprimer l’émeute du peuple.
Ne t’en occupe point ; le peuple est toujours prêt secrètement à la révolte ; c’est comme un destrier qui rongerait son frein, ou un adolescent rebelle à son père ; le destrier, pourtant, finit par obéir, et le garçon par se soumettre.
Le cavalier, souvent, est projeté à terre par son coursier ; et le père, aussi, n’a pas toujours raison de son enfant rebelle. Seule une grande sévérité peut dompter le peuple. C’était l’avis d’Ivan, le sage autocrate, habile à apaiser tempêtes et orages ; c’était aussi l’avis de son cruel petit-fils. Le peuple reste insensible à la clémence, et n’est jamais reconnaissant des bienfaits qu’il reçoit ; et, qu’on le pille et le mette à feu et à sang, les choses n’en iraient pas plus mal, j’en suis sûr.
Qu’est-ce ?
Des hôtes t’arrivent de l’étranger.
Je vais les recevoir. Attends un peu, Basmanov, et reste ici, car j’ai encore certaines choses à te dire.
Esprit puissant ! Qu’il soit aidé de Dieu afin d’anéantir ce scélérat d’Otrepieff, et il fera encore certainement beaucoup de bien à sa patrie ; il vient de concevoir un projet important ; il faut l’encourager à le réaliser. Quel avenir s’ouvrira pour moi, lorsqu’il aura brisé l’héréditaire puissance des boyards illustres ! Je n’ai pas de rival parmi les chefs guerriers, et je deviendrai le premier conseiller du tsar ; peut-être même… un jour… Quel est ce bruit étrange ?
Un médecin !
Vite, qu’on coure chez le Patriarche !
Il mande le tsarewitch !
Son confesseur !
Mais qu’y a-t’il ?
Le tsar est malade, le tsar se meurt !
Ciel !
sa bouche.
Retirez-vous, et qu’on me laisse seul avec le tsarewitch ! (Tous sortent.) Je meurs, embrassons-nous. Adieu, mon fils ! tu vas régner bientôt… Mon Dieu, mon Dieu ! je vais comparaître devant Toi, et je n’ai pas le temps de purifier mon âme ; mais toi, mon fils, tu m’es encore plus cher que mon salut ; qu’il en soit donc ainsi ! Je suis, par ma naissance, un sujet obscur, j’aurais pu mourir obscur ; mais j’ai atteint au pouvoir suprême, comment ? Ne le demande pas. Tu es innocent, et tu as le droit de me succéder au trône. C’est à moi seul à répondre devant Dieu… Mon fils chéri, ne te flatte pas d’un espoir trompeur et illusoire : le début de ton règne sera chargé d’orage ; cet imposteur est une dangereuse menace pour toi. Il est aidé de son terrible nom. Grâce à mon expérience, j’ai pu maîtriser pendant de nombreuses années le peuple révolté ; il tremblait de terreur devant moi, et la trahison n’osait pas lever la tête. Mais toi, si jeune et si inexpérimenté, comment pourras-tu régner au milieu de cette tempête terrible, sauras-tu dompter l’émeute, déjouer la trahison ? Mais Dieu est grand. Il enseigne les jeunes et affermit les faibles. Ecoute-moi : il te faudra choisir un conseiller fidèle et sûr, mûri par l’âge, aimé du peuple et respecté des nobles pour sa haute race : prends Chouïsky. Pour tes armées tu as besoin d’un chef de valeur : envoie Basmanov, et laisse sans t’émouvoir les boyards mécontents murmurer de ta décision. Tu connais bien la marche des affaires, car tu me secondas toujours à la Douma. Ne modifie rien, car sache que l’habitude est l’âme du pouvoir. J’ai dû, naguère encore, recourir aux exécutions, à la prison, aux supplices. Tu pourras gracier : on te bénira comme on bénit ton oncle, lorsqu’il succéda au tsar Ivan le terrible, son père. Mais, peu à peu, avec le temps, fais sentir de nouveau au peuple les rênes du pouvoir ; laisse-les flotter pour le moment. Accueille les étrangers, accepte leurs services ; suis pieusement les commandements de ton Église ; observe le silence ; la parole du tsar ne doit jamais se faire entendre en vain ; comme le son d’une cloche sacrée, elle s’élève seulement pour annoncer les grandes fêtes, ou les malheurs de la patrie. Mon fils chéri, tu as atteint l’âge où un beau visage de femme peut mettre le sang en feu ; mais conserve toujours ta sainte pureté, ton innocence et ta fière pudeur ! Celui qui mène une jeunesse dépravée et s’adonne aux plaisirs coupables deviendra, dans son âge mûr, un homme sombre et sanguinaire et d’esprit affaibli. De ta famille reste toujours le chef ; honore ta mère, mais sache imposer ta volonté, car tu es homme et tsar ; aime ta jeune sœur dont tu es l’unique protecteur.
Non, ne meurs point, et règne encore de longues années ; le peuple et nous, sans toi, nous périrons.
Tout est fini ! Ma vue s’obscurcit, je sens en moi le froid de la mort…
Qui est là ? Ah oui ! ce sont les Sacrements. L’heure a sonné : le tsar va devenir moine, l’obscure tombe sera ma cellule. Attends un peu, saint père Patriarche, je suis encore le tsar. Écoutez tous, boyards : voici celui qui doit me succéder. Prêtez serment à Féodor… Basmanov, mes amis… Devant la mort, je vous conjure de le servir loyalement ! il est si jeune encore, il est si innocent ! Jurez !
Nous le jurons.
Je partirais satisfait. Pardonnez-moi tous mes péchés et mes offenses secrètes ou volontaires… Approche, saint Père, je suis prêt.
Tu peux entrer ; parle librement ! Ainsi c’est lui qui t’envoie auprès de moi ?
Il te propose son amitié et la première place dans le royaume.
Je suis déjà comblé d’honneurs par Féodor, j’ai le commandement des armées. Pour moi il méprisa les droits de la noblesse et le courroux des orgueilleux boyards. Et j’ai prêté serment.
Tu as prêté serment au tsar légitime. Mais si l’autre est vivant, c’est lui le vrai tsar.
Assez, Pouchkine ! Que me racontes-tu ? Je sais d’où il vient.
Mais la Russie et la Lithuanie, depuis longtemps, l’ont reconnu comme Dimitri. D’ailleurs, qu’importe ! Qu’il soit le tsarewitch ou un simple imposteur, c’est lui qui, tôt ou tard, chassera de Moscou le fils de Boris.
Mais, jusqu’au jour où il devra céder son trône, je lui resterai fidèle ; nos troupes sont nombreuses, grâce à Dieu, et marcheront avec enthousiasme à la victoire. Et qui enverrez-vous contre moi ? Mnischek ou le cosaque Karela, avec à peine huit mille soldats ?
Pas même huit mille, et j’ajouterai que notre armée est sans valeur ; les cosaques ne sont que des pillards, les Polonais, des hâbleurs, les Russes… Mais je suis franc. Veux-tu savoir, Basmanov, ce qui fait notre force ? Ce n’est point notre armée, ni l’appui que nous prête la Pologne ; c’est seulement l’opinion publique qui fait notre force. Souviens-toi des triomphes de Dimitri. Les villes se rendaient sans résistance, livrant à l’ennemi leurs chefs. Tu as pu voir par toi-même que les soldats ne nous combattaient qu’à contre-cœur ! Et pourtant, Boris était vivant alors ! Tandis qu’aujourd’hui… Mais trêve de discours. Pourquoi continuer cette guerre inutile ? Tu ne pourras tenir, malgré ton habileté… Allons, donne le salutaire exemple en proclamant Dimitri tsar, et rends ainsi service à ton pays… Que feras-tu ?
Vous le saurez demain.
Décide-toi !
Adieu
Réfléchis, Basmanov.
Il a raison ! Partout on sent la trahison. Que dois-je faire ? Attendre qu’on me fasse prisonnier et qu’on me livre à cet usurpateur ? Si je prévenais à temps la catastrophe, en me rendant… Mais trahir mon serment, déshonorer mon nom à tout jamais, payer la confiance de mon jeune souverain par une lâcheté infâme ! Il est permis à l’exilé, dans sa disgrâce, de méditer complots et trahisons. Mais moi, mais moi, le favori du tsar… Mais le pouvoir… la mort… mais les malheurs…
Qu’on vienne ici ! (Il siffle.) Mon cheval ! Qu’on batte le rappel !
Dimitri nous envoie un messager ! Écoutez tous ce qu’il va dire ! Ici, ici !
Le tsarewitch me charge de saluer son peuple.
le tsarewitch des grilles de l’assassin ; il arrivait dans le dessein de punir l’infâme, mais la justice de Dieu l’avait déjà devancé ! Toute la Russie a reconnu Dimitri ; et Basmanov lui-même, avec un zèle louable, a fait prêter serment à son armée. Dimitri vous apporte la paix et la clémence. Allez-vous, pour plaire aux Godounov, lever vos armées contre votre souverain, le légitime tsar, petit-fils de Monomaque ?
Non, certes.
Ô Moscovites ! tout le monde sait quelles furent vos souffrances sous le règne du cruel tyran : disgrâces, supplices, déshonneur, impôts injustes, travaux, famine, vous avez tout enduré. Mais Dimitri va maintenant vous combler de faveurs. Tous, boyards et gentilshommes, soldats et fonctionnaires, marchands et étrangers, et tous les braves gens, vous entêterez-vous à refuser orgueilleusement ses libéralités ? Il vient pour occuper le trône de ses ancêtres, n’irritez point son cœur et craignez la colère de Dieu, prêtez serment à votre souverain, soumettez-vous, et envoyez à Dimitri le prêtre et les boyards rendre hommage à notre père et tsar.
Il dit la vérité, c'est hors de doute. Vive Dimitri, vivre notre père !
Peuple, peuple ! marchons sur le Kremlin, vers le palais du tsar ! Qu’on arrête le fils de Godounov ! (Le peuple s’élance.) Vive Dimitri ! et que périsse la race des Godounov !
Féodor est à la fenêtre.
La charité, au nom du Christ !
Éloigne-toi, il est défendu de parler aux prisonniers !
Va ton chemin, vieillard ; je suis plus pauvre que toi ; tu es en liberté.
Et qui peut les plaindre ? Race maudite !
Le père était un scélérat, mais les enfants sont innocents.
La pomme ne tombe jamais loin du pommier.
Mon petit frère ! Je crois que des boyards viennent ici.
C’est Golitsine, Mossalsky. Les autres me sont inconnus.
Ah ! mon petit frère, j’ai le cœur serré !
suivis de trois soldats.)
Écartez-vous, écartez-vous ! Les boyards viennent.
Pourquoi sont-ils venus ?
Probablement, pour faire prêter serment Féodor Godounov.
C’est juste. Entends-tu ce bruit dans la maison ? Alerte !… On se bat !
Tu entends ? Ces cris perçants ! C’est une voix de femme ! Entrons… Les portes sont fermées… Les cris ont cessé.
Peuple ! Maria Godounova et son fils Féodor se sont empoisonnés. Nous avons vu leurs cadavres. (Le peuple, terrifié, se tait.) Pourquoi vous taisez-vous ? Criez : « Vive le tsar Dimitri Ivanowitch ! »