(Texte entier)
M. SHOYO TSOUBOOUTCHI
DE L’ACADÉMIE JAPONAISE
PROFESSEUR HONORAIRE À L’UNIVERSITÉ DE WASEDA, TOKIO
OURASHIMA
LÉGENDE DRAMATIQUE EN TROIS ACTES
TRADUIT DU JAPONAIS
PAR
M. TAKAMATOU YOSHIYÉ
PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ DE WASEDA, TOKIO
PARIS
PIERRE ROGER ET Cie, ÉDITEURS
54, RUE JACOB, 54
1922
PRÉFACE
La légende d’Ourashima, si populaire au Japon, n’est pas entièrement ignorée en Europe. Nos enfants mêmes ont pu la lire, en abrégé, dans une de ces traductions sur papier crêpe qui ont vulgarisé en Angleterre et en France les plus jolis contes japonais. Mais pour la bien connaître, il faut remonter à ses origines, plus que millénaires, et d’abord à un vieux mythe du Kojiki, la Bible japonaise, où l’on peut trouver déjà l’idée essentielle de ce récit fameux.
Le divin Ninighi, que la déesse du Soleil avait envoyé sur terre pour y fonder la dynastie japonaise, eut deux fils, Ho-déri et Ho-wori, dont l’un se fit pêcheur et l’autre, chasseur. Un jour, Ho-wori proposa à Ho-déri un échange de leurs vocations, pour tenter à son tour la fortune de la mer ; mais il perdit l’hameçon de son frère aîné, qui l’accabla de reproches. Comme il se lamentait sur le rivage, le vénérable dieu des Eaux salées lui conseilla d’aller s’informer auprès de Toyo-tamahimé (la Princesse aux riches joyaux), fille du dieu de l’Océan. Ho-wori partit donc sur les chemins de la mer et finit par atteindre un palais dont l’architecture étrange imitait des écailles de poisson. Près de la porte était un luxuriant katsoura (cercidiphyllum japonicum) ; il y grimpa, et s’assit sur la plus haute branche. À côté se trouvait un puits ; et quand les servantes de la princesse, portant des vases précieux, y vinrent tirer de l’eau, elles aperçurent le beau jeune homme. Leur maîtresse, à son tour, sortit pour le voir, et bientôt ramena son père. Le dieu de l’Océan offrit l’hospitalité au prince divin, puis lui donna sa fille. Mais une nuit, après trois ans de bonheur, Ho-wori poussa un profond soupir ; et, le lendemain, interrogé, il raconta enfin l’histoire de l’hameçon perdu. Le dieu de l’Océan, ayant convoqué tous les poissons, retrouva l’engin dans le gosier de la Femme-rouge (une sorte de dorade). Puis, il octroya au jeune prince deux talismans, le joyau qui fait monter les eaux et celui qui les fait descendre, lui enseignant les moyens de s’en servir pour se venger de son frère. Enfin, il l’installa sur la tête d’un crocodile, qui le reconduisit au monde supérieur. À son tour, la princesse marine, devenue enceinte, s’éleva jusqu’à la limite des vagues pour y donner le jour au fils du prince, dans une hutte couverte en plumes de cormoran. Par malheur, Ho-wori l’ayant regardée au moment de sa délivrance, malgré la défense qu’elle lui en avait faite, elle lui apparut alors sous l’aspect de monstre marin qui était sa forme native ; et tandis qu’il s’enfuyait, terrifié, elle, pleine de honte, abandonnait son enfant et rentrait sous les profondeurs. Cependant, du sein de l’océan, elle envoya encore au héros une poésie de tendres regrets, à laquelle il répondit par un chant suprême : jamais il n’oublierait la jeune épouse qu’il avait prise pour dormir, en pleine mer, sur l’île où se posent les canards sauvages !… Ho-wori devait vivre encore, nous dit-on, près de six cents ans, et l’enfant qu’il avait eu de la princesse marine allait engendrer lui-même un fils illustre : Jimmou Tennô, le premier empereur.
Ce récit sacré, où divers critiques ont vainement tenté de découvrir une inspiration chinoise, est en réalité purement japonais : c’est même un des mythes qui montrent le mieux les origines océaniennes de la tribu conquérante qui allait devenir la classe directrice du peuple. D’où l’on peut induire dès à présent, contre l’opinion générale, que la légende d’Ourashima, si proche parente de ce mythe, n’est pas non plus de source continentale. Les philologues, anglais ou allemands, qui l’ont prétendu sont d’ordinaire enclins à considérer les Japonais comme incapables de rien inventer par eux-mêmes ; dès qu’on peut relever dans un récit japonais quelque ornement de style chinois, ils s’empressent de jeter par la fenêtre « l’enfant avec le bain ». Or, en matière de folklore, il faut savoir distinguer le fond essentiel et permanent des formes changeantes qui l’enveloppent. L’églantine existait dans les haies de la Gaule avant d’y avoir reçu un nom latin ; l’histoire d’Ourashima se racontait au Japon bien avant que les lettrés du pays l’eussent alourdie de parures étrangères. On la trouve d’abord esquissée dans ce court passage du Nihonghi (Chronique du Japon), qui l’attribue à l’an 478 de notre ère : « Automne, septième mois. — Un homme de Tsoutsoukaha, district de Yosa, province de Tamba, fils d’Ourashima de Midzounoyé, alla pêcher en bateau. À la fin, il prit une grosse tortue, qui se changea en une femme. Sur quoi, le fils d’Ourashima, devenu amoureux, fit d’elle son épouse. Ils descendirent ensemble dans la mer et ils atteignirent le Mont Hôraï, où ils virent les génies. » Le dernier trait est emprunté au merveilleux du continent ; car au moment où parut le Nihonghi (720 après Jésus-Christ), tout était à la mode chinoise. Si l’auteur du Kojiki, publié seulement huit ans plus tôt (712), avait rédigé ce passage, il n’eût pas manqué d’écrire que, « traversant la plaine des mers, ils arrivèrent au Toko-yo no Kouni », la Terre Éternelle de l’ancienne mythologie. L’évocation du Mont Hôraï, cette île fortunée que les Chinois situaient dans la mer Orientale, n’est là que pour achever la phrase par un brillant souvenir classique. Mais qu’on efface cette touche de fard étranger : on aura la pure version japonaise.
Cette version, si sobre et si sèche dans le naïf exposé du Nihonghi, va recevoir une forme autrement relevée dans le Manyôshou (Recueil d’une myriade de feuilles), la plus ancienne et la plus originale des anthologies du vieux Japon. Bien que cette collection semble n’avoir été terminée qu’au début du neuvième siècle, les poèmes qu’elle renferme sont en général fort antérieurs ; nous avons donc, ici encore, un récit d’une authenticité certaine. Le poète raconte que, par un jour printanier, au temps du brouillard, il se promenait sur le rivage de Souminoyé en regardant les bateaux de pêche sur les vagues, lorsque cette histoire d’autrefois lui revint à l’esprit. Le jeune Ourashima, fier pêcheur de thons et de dorades, était resté pendant sept jours sur la plaine bleue, sans rentrer chez lui, ramant de plus en plus vers le large, quand il rencontra la fille du dieu de l’Océan. Tandis qu’il était courbé sur l’aviron, elle s’assit auprès de lui ; et, longuement, tous deux restèrent pensifs, jusqu’au moment où l’amour les rapprocha et les unit l’un à l’autre. Ils allèrent plus loin, plus loin encore, jusqu’au palais du grand dieu marin, et, la main dans la main, ils entrèrent enfin au fond de cette mystérieuse demeure. Là, ne connaissant ni les années, ni la mort, ils vivaient dans une joie éternelle. Mais un jour, l’homme de ce monde parla ainsi à sa bien-aimée : « Je voudrais te quitter un peu, pour revoir mon père et ma mère : nous ne serons séparés que jusqu’à demain. » La jeune femme répondit : « Si tu veux pouvoir revenir à ce Pays immortel et y reprendre notre vie d’amour, emporte avec toi cette boîte à peignes (koushighé) ; et surtout, aie bien soin de ne jamais l’ouvrir ! » Il promit, et retourna à Souminoyé. Mais lorsqu’il regarda l’endroit de sa maison, il ne vit point sa maison ; et lorsqu’il regarda l’endroit de son village, il ne vit plus son village. Tout étonné, il se demandait comment, en un bref espace de trois années, les huttes et jusqu’aux haies avaient ainsi disparu. Alors il pensa que, s’il ouvrait la précieuse boîte, peut-être pourrait-il revoir son lieu natal. Mais comme il soulevait légèrement le couvercle, un blanc nuage sortit, qui, se répandant en longue traînée, s’envola vers le Pays éternel. Le malheureux courut, cria, agita ses manches, se démena, trépigna. Soudain, le cœur lui manqua ; son jeune corps se rida ; sa noire chevelure blanchit ; peu à peu, sa respiration devint plus faible ; jusqu’à ce qu’enfin, sa vie même l’abandonnant, il expira. Et le poète, contemplant avec tristesse l’emplacement où fut la maison d’Ourashima de Midzounoyé, termine par cet envoi : « Au Pays immortel serait encore son séjour, s’il avait été d’un caractère moins léger, ce jeune homme ceint du sabre ! »
Ho-wori, lui aussi, était descendu au palais du dieu des Mers, avait épousé sa fille, et pareillement, au bout de trois années, soupirant après son pays, était remonté au monde supérieur. Ce qui distingue de ce mythe fondamental la légende d’Ourashima, c’est seulement le fait que ce dernier, revenu sur la terre, se trouve avoir passé, sans le savoir, de longues années dans le royaume sous-marin. Cet élément nouveau de l’inconscience du temps est commun dans le folklore. Dans la légende chinoise, qui elle-même est sans doute d’origine hindoue, deux amis, se promenant par monts et par vaux, arrivent à une retraite de fées, où deux sœurs très belles leur offrent des graines de chanvre et leur permettent de partager leur couche ; rentrés chez eux, ils découvrent avec stupeur que, depuis leur départ, sept générations se sont écoulées. Dans les récits de notre moyen âge, c’est l’histoire de ce moine qui, étant sorti dans la forêt pour y rêver en écoutant les oiseaux, s’aperçoit tout à coup, lorsqu’il revient au couvent, que tout a vieilli autour de lui. Rien d’étonnant si les Japonais, eux aussi, ont imaginé ce trait ingénieux, qu’on pourrait relever encore chez bien d’autres peuples.
Après le poème du Manyôshou, reste à signaler une dernière version ancienne de notre légende : la version en prose du Tango Foudoki (Description de la province de Tango), rédigée dans la première moitié du huitième siècle. Dans ce récit, plus développé, le jeune pêcheur, après avoir passé trois jours et trois nuits sans prendre aucun poisson, ramène enfin une merveilleuse tortue à cinq couleurs, qu’il met au fond de son bateau ; puis, il s’endort, et la tortue se change en une femme d’une beauté sans pareille. C’est un être des cieux, qui est venu à lui en chevauchant vents et nuages. Tandis qu’il la contemple avec ravissement, elle lui propose humblement un mariage d’amour qui durera autant que le soleil et la lune. Ils arrivent à une île au milieu de l’océan et pénètrent dans un palais de pierres précieuses, où le héros est magnifiquement accueilli par les parents de la Princesse Tortue : coupes de nectar, mets parfumés, chants et danses de jeunes vierges aux joues roses, jusqu’au crépuscule où, tous les êtres divins s’étant peu à peu retirés, les deux époux restent seuls, sourcil contre sourcil et manche contre manche. Le mortel élevé à ce bonheur imprévu oublie sa vie précédente. Mais, au bout de trois ans, la nostalgie s’éveille en son cœur : il voudrait revoir ses vieux parents et, comme le renard mourant, reposer sa tête sur la colline où est son terrier. La princesse, tout en larmes, appréhende la fin de cette union qu’elle avait crue solide comme la pierre et le bronze. Pourtant, elle le laissera partir, en lui confiant la cassette magique dont le secret doit assurer son retour. Il entre dans son bateau ; elle lui dit de fermer les yeux ; et le voici au pays natal. Mais là, tout est changé. Un paysan qu’il interroge s’étonne qu’on lui demande la demeure d’un homme qui disparut il y a trois cents ans. Ainsi, il a quitté son amour pour retrouver son père et sa mère ; mais eux-mêmes ne sont plus. Que faire ? Il erre à l’aventure, désolé, jusqu’au moment où, sa main touchant la boîte, il se rappelle son amante et, tout à la fois, oublie son serment. D’instinct, il ouvre le coffret, et la fumée odorante qui s’en échappe monte en s’enroulant vers le ciel. Alors, tournant sa face vers l’Île bienheureuse d’où lui parvient comme une voix affaiblie, il sanglote ce dernier adieu : « En soupirant vers toi, ô ma bien-aimée, à l’aurore du jour, je me tiens sous ma porte, et j’écoute les vagues qui se brisent sur les rivages du Pays éternel ! »
Ici encore, l’écrivain nourri aux lettres chinoises montre souvent le bout de l’oreille ; mais si maints détails sont empruntés, le thème fondamental demeure toujours le même, et, comme dans le Manyôshou, il est traité d’une manière bien japonaise, avec une mélancolie gracieuse qui ne doit rien aux influences du continent. Plus tard, dans un de ces drames lyriques où devait se condenser le plus pur de la poésie nationale, on représentera l’auguste visite d’un envoyé impérial au temple de Midzounoyé, où maintenant Ourashima est adoré comme un dieu ; et on verra se révéler au messager du mikado, après Ourashima lui-même, le roi des dragons marins, la tortue aux cinq couleurs et la divine épousée du Mont Hôraï ; mais, au-dessus de toutes ces réminiscences, on sentira flotter, dans les vers de rêve qui font l’enchantement des Nô, l’âme délicate du vieux Japon qui conçut l’idée intime de cette légende.
Ailleurs, c’est encore l’esprit japonais qui inventera de nouvelles variantes. Dans un précieux rouleau que possède le British Museum, l’histoire d’Ourashima est illustrée de traits ingénieux, étrangers à ses rédactions anciennes. Le jeune pêcheur, ayant pris la tortue, se dit qu’il serait cruel de priver cette bête, fameuse pour sa longévité, des mille années de joie qui lui sont destinées ; et, en fidèle bouddhiste, il la rejette dans les flots. Le lendemain, au même endroit, il aperçoit une femme en détresse sur un bateau que secouent les vagues furieuses ; cette inconnue l’appelle à son secours, lui disant que tous ses compagnons ont péri dans la tempête et qu’elle seule survit maintenant, ballottée comme une épave ; Ourashima, plein de pitié, rame durant une journée entière, sous sa conduite, pour la ramener à son pays ; mais elle l’a dirigé vers la région immortelle et lui donne son amour en récompense de sa charité. De même, à la fin du récit, lorsque Ourashima, rentré au village natal, cherche en vain la trace de ses parents, un vieillard le mène devant le monument érigé en mémoire du dernier descendant d’une famille éteinte ; et sur cette tombe, le malheureux lit son propre nom. Enfin, lorsqu’il a ouvert la boîte fatale qui retenait enclos les siècles passés auprès de son amante, et que soudain vieillit son visage de trente-cinq étés, c’est seulement son existence humaine qui s’évapore, comme un nuage violacé, et qui se dissipe dans l’atmosphère ; son âme se transforme en une cigogne, l’oiseau d’immortalité, et, d’un coup d’aile, gagne le séjour merveilleux où la rejoint la Tortue sacrée, qui lui donnera encore dix mille années de bonheur.
Nous arrivons ainsi à l’œuvre où ce symbolisme devait trouver son plein épanouissement : la légende dramatique de M. Tsoubooutchi Youzô. Par ce qui précède, le lecteur est maintenant préparé à la comprendre ; et en la comparant aux essais d’où elle sortit, il saura bien en mesurer la valeur. Quel chemin parcouru, à travers douze siècles d’évolution littéraire, depuis la brève anecdote du Nihonghi jusqu’à cette œuvre d’art ! M. Tsoubooutchi, en pur lettré, a bien senti qu’on ne saurait imaginer le théâtre sous une forme plus exquise que celle des anciens Nô. Il a suivi la tradition des vieux maîtres, conservé leur esprit, versé à pleines mains dans son creuset tous les joyaux de la poésie nationale. Mais, en restant ainsi fidèle au génie natif, il a cependant montré avec éclat l’originalité de sa pensée personnelle. À l’antique légende indigène et à ses enjolivements chinois, il a su ajouter un élément nouveau : l’idéal d’une harmonieuse réconciliation entre l’âme orientale et l’âme de notre Europe. C’est le sens caché de cette féerie, où le Japon même semble emprunter la voix d’Ourashima lorsqu’il chante ces vers de la dernière scène : « Où s’en est-elle allée, ma jeunesse ?… Elle a disparu comme un nuage, et maintenant me voilà un vieillard… Mais je ne renierai pas mon passé ! »
Il serait à souhaiter que cette belle œuvre, désormais accessible à tous grâce à la traduction de M. Takamatsou Yoshiyé, pût tenter chez nous l’inspiration d’un compositeur de musique. J’entends d’ici les riches et délicates variations qu’il pourrait développer sur ce thème, depuis le prélude du premier acte, où s’exprimerait divinement la poésie de la mer, jusqu’aux motifs européens et japonais de la scène finale, où tout viendrait se fondre et s’harmoniser en quelque fugue magistrale. Cette fraîche rêverie japonaise venant se mêler à la science acquise de l’art occidental, ne serait-ce pas, suivant une image de notre auteur, « la Princesse de la lune qui s’éveille aux étoiles et qui descend sur la terre parmi les fleurs épanouies… » ?
AVANT-PROPOS
L’auteur de la pièce que nous avons l’honneur de présenter au public, M. Tsoubooutchi-Youzoo, est, au Japon, l’un des écrivains les plus célèbres dans l’histoire littéraire de ces cinquante dernières années.
Auteur d’œuvres fort estimées, il a exercé une influence considérable sur notre littérature contemporaine.
Ce dernier demi-siècle a été caractérisé par un effort continu pour adapter la littérature de l’Europe occidentale à la littérature japonaise.
De plus en plus, la littérature européenne avait conquis la faveur de notre public lettré, qui s’était promis de renouveler notre littérature nationale en s’inspirant des exemples de l’Occident.
M. Tsoubooutchi, l’auteur de la nouvelle pièce Ourashima, est l’un des hommes de lettres clairvoyants qui furent les promoteurs de ce mouvement littéraire, souvent comparé à la réforme romantique en France.
Contre les absurdités de la prétendue littérature qui régnait souverainement au Japon auparavant, il avait préconisé et proclamé le réalisme.
Un roman réaliste Tôsei-shosei-Kalagui (caractère des étudiants contemporains) qu’il fit paraître, fut le modèle du genre et donna l’essor au nouveau mouvement.
Ce roman provoqua dans la littérature japonaise une révolution analogue à celle que l’apparition du Cromwell de Victor Hugo avait provoquée dans la conception du théâtre en France. On peut même dire que les initiatives de M. Tsoubooutchi ont créé une démarcation encore plus nette entre les romans de l’époque antérieure et ceux de l’époque suivante.
L’apparition au Japon d’une foule d’admirateurs de Balzac, de Flaubert, de de Maupassant et de Zola, nous montre que le réalisme ou le naturalisme est arrivé à l’apogée de sa puissance dans la composition des romans de l’époque postérieure.
Les Japonais n’oublient pas que M. Tsoubooutchi fut le promoteur d’un mouvement littéraire aussi accentué.
Dès l’époque où il a commencé sa campagne, M. Tsoubooutchi, professeur à l’Université libre de Waseda, section des lettres, avait réuni autour de lui un nombre toujours croissant d’élèves zélés qui suivaient ses cours d’étude approfondie des œuvres de Shakespeare. Les conférences de M. Tsoubooutchi, grand amateur du théâtre japonais, sur Shakespeare étaient célèbres non seulement dans les milieux universitaires, mais encore dans toute la ville de Tôkyô.
De ses études sur Shakespeare est résultée une traduction de diverses œuvres de l’illustre dramaturge anglais, traduction qui est demeurée classique.
Les connaissances que M. Tsoubooutchi avait acquises dans la littérature étrangère et le goût qui l’y avait poussé lui ont inspiré le désir d’étendre ses efforts littéraires dans une autre direction, celle du théâtre, pour le réformer comme il avait su rénover le roman japonais.
Il choisit ses sujets de composition surtout aux époques riches en grands guerriers (du VIIIe au XVIIe siècles) et fit éditer une multitude de pièces historiques à l’instar des œuvres shakeapeariennes.
Cependant, il faut remarquer que, dans tous les pays du monde, rien n’est plus sourd que la porte du théâtre à une voix nouvelle qui se fait entendre : les pièces composées au prix de mille peines par notre auteur étaient restées négligées si longtemps et par tous, à l’exception d’une minorité de lecteurs qui avaient su les apprécier, que ce fut seulement une vingtaine d’années après leur édition qu’elles furent enfin mises au théâtre.
Les efforts de notre auteur dramatique ont pris encore une autre direction et se sont portés du côté chorégraphique. La pièce Enn-no-gyoja (l’Ermite), précédemment publiée en français, est l’un de ses essais dans cette voie.
La nouvelle pièce, Ourashima, présentée aujourd’hui aux lecteurs, en est aussi un.
D’après l’avis de M. Tsoubooutchi, que nous partageons d’ailleurs, les danses japonaises sont les plus artistiques du monde ; elles sont d’un ton distingué et fécondes en sens ; elles joignent la beauté plastique à la poésie symbolique ; elles appartiennent à un genre supérieur qui peut parfaitement, et d’une manière artistique, harmoniser les éléments de la musique et ceux de l’art dramatique.
Il faudrait donc cultiver davantage ce terrain et en développer les beautés caractéristiques.
Or, la récente tendance de nos auteurs étant de produire des pièces absurdes, qui sont nombreuses, et bon nombre de ces pièces ayant un arrangement de gestes et d’intonations qui laissent à désirer, M. Tsoubooutchi s’est mis résolument à concentrer ses efforts dans le développement des beautés caractéristiques qui sont la plus charmante des traditions du théâtre japonais.
Il a poussé le zèle professionnel au point de faire venir des acteurs et des musiciens dans sa famille et d’essayer même de former des acteurs pris parmi les membres de sa famille ou parmi ses parents.
C’était un événement tout à fait extraordinaire que cette initiative prise par lui au Japon, où les acteurs sont méprisés par la société.
La nouvelle pièce, Ourashima, une de celles qui ont vu le jour à la suite d’un travail si pénible, a été composée sur un sujet pris dans une vieille légende japonaise (dont l’origine semble étrangère) bien connue.
Elle a été jouée dans des réunions sérieuses par des groupes d’artistes et, à chacune de ses représentations, elle a fait les délices des amis des lettres.
Plus tard, M. Tsoubooutchi a fondé à ses frais une école dramatique et a fait jouer à plusieurs reprises, par son personnel enseignant et par ses élèves, des chefs-d’œuvre d’Europe et des pièces japonaises.
L’influence qu’il a ainsi exercée sur la réforme théâtrale, ou plutôt ses efforts persévérants pour cette réforme, continuent encore aujourd’hui, et le plus bel avenir est promis à son œuvre couronnée d’un résultat de jour en jour plus florissant.
M. Tsoubooutchi, qui a dépassé à peine la cinquantaine et qui, par son énergie, défie presque la jeunesse, nous promet encore maints autres chefs-d’œuvre.
Mais, de toutes ses productions déjà publiées, la nouvelle pièce, Ourashima, est l’une de celles qui, de l’avis unanime, sont considérées plus particulièrement comme des chefs-d’œuvre.
Nous ressentons un vif plaisir à voir cette pièce présentée au public français grâce à une traduction élégante et fidèle de M. Yoshiyé, professeur à l’Université libre de Waseda.
OURASHIMA.
OTOHIMÉ, Princesse de la Mer.
LE PÈRE D’OURASHIMA.
LA MÈRE D’OURASHIMA.
DEUX JEUNES MARIÉS.
TROIS PÊCHEURS.
TROIS PAYSANS d’un certain âge.
DEUX SUIVANTES D’OTOHIMÉ.
DES DANSEURS ET DES DANSEUSES.
UNE VIEILLE FEMME.
UNE BANDE D’ENFANTS.
DES POISSONS.
OURASHIMA
légende dramatique en trois actes
ACTE PREMIER
Au lever du rideau, des chanteurs et des musiciens sont assis en ligne devant un lourd rideau d’étoffe. Le chant attaque l’air d’Utahi.
Ô la divine mélodie que chantent les vagues qui s’avancent et se retirent, sans changement, depuis l’ère des divinités !
À l’est, à des milliers de lieues, dans la mer de Chine, il y a la Grande Vallée sans fond que l’on appelle la Vallée du Vide ! Bien que l’eau de toutes les montagnes et de toutes les plaines, bien que l’eau du fleuve du ciel[1] s’écoule en elle, elle n’est jamais emplie ; mais elle ne diminue pas non plus, et le sage chinois dit : « Cet Océan est sans limites. »
Au nord, à l’infini, les vagues s’élèvent, mêlant le ciel et l’eau et, dans la plaine verte qui fume, des voiles s’estompent et disparaissent.
Des voiles ou non, on ne sait ; les mouettes s’élancent dans l’air.
Elles volent avec la fumée de l’eau. Les vagues s’avancent et se retirent, sans changement, depuis l’ère des divinités. Par-delà cette onde aux nombreux replis se trouvent trois îles, et là, dit-on, habitent les divinités toujours jeunes.
Aux soirs d’automne, sur la côte d’ouest, à la plage du Soleil couchant, les vagues qui s’avancent roulent avec un bruit sonore. L’eau se brise et se déchire contre les rochers, s’en va au loin, et loin elle lave les côtes de la Corée où le soleil qui se couche entre dans le palais de la nuit.
Dans le ciel où le rideau de brocart va se fondre, une lumière blanche s’allume, celle d’un bateau de pêche peut-être. Le rideau violet se fane et le dessin du ciel change lentement. Oh ! sans qu’on l’ait d’abord aperçue, la première étoile vient de sortir des manches décousues du nuage.
Et le ciel s’est ouvert… changeant comme un ciel d’automne. Le vent et le nuage volent ! Au bruit de la godille, les bateaux de pêche se hâtent vers la plage.
Chanson :
Pluie, tombe, tombe.
Mais vent ne souffle pas ;
Car mon mari est marin.
Si le vent pouvait parler,
Je le chargerais d’un message :
Puisqu’il voyage de tous côtés.
Les cris des oies sauvages, qui cousent au fil de leurs voix, les chants des matelots se dispersent dans le vent du soir, et les vagues tumultueuses se brisent contre les rochers.
Tout est grave et tourmenté !
Ô pauvre pêcheur,
Au détroit d’Ondo
Malgré sa godille très, très longue,
Il a peine à passer son bateau.
Scène PREMIÈRE
À droite de la scène, deux ou trois pins poussés sur des gradins naturels montent jusqu’au fond de la scène. Ces pins, très vieux, laissent tomber de grandes branches jusqu’à terre. La plage, qui commence à ces pins, s’étend jusqu’au côté opposé. À gauche, au bord de la mer, deux bateaux de pêche à demi tires, et au delà, de grands rochers. Au milieu de la scène, près des pins, des filets sont étendus, exposés au soleil. Au fond, de droite à gauche, à perte de vue, l’Océan.
C’est la fin de l’automne, au crépuscule. Le soleil, déjà couché, a laissé le ciel d’un rouge fané qui se reflète sur les pins et sur la mer, tandis que le croissant de la lune monte à l’orient au-dessus des rochers. Les nuages passent rapides et de temps à autre voilent la lumière de la lune. Les murmures du vent dans les pins accompagnent le bruit des vagues.
La chanson des matelots va finir. Sur la scène, trois pêcheurs d’un certain âge tirent un petit bateau au pied d’un pin en criant : « Eh ! Eh ! » En même temps, derrière la scène, la chanson s’achève et une autre commence.
C’est le vent de la séparation,
Résigne-toi !
Ne regarde pas même la voile qui s’éloigne ;
Car cela te ferait souffrir.
Pas de chance, aujourd’hui !
Et regarde comme le ciel, par là, devient menaçant…
Si je rentre avec ce panier presque vide, ma femme en colère me couvrira d’injures, comme si je n’étais qu’un débris de plantes marines.
Ne demandons pas la tempête au large, il y aura déjà un fameux grain à la maison.
Certes ! (Après un instant.) Dites-moi, est-ce que vraiment le fils unique d’Ourashima est fou ?
Oui ! Possédé des mauvais esprits, dit-on, il abandonne son métier, il se promène au lieu de travailler. Et quand ses parents le réprimandent, avec juste raison, il se met dans de terribles colères. Il s’obstine à ne plus faire que pêcher et toutes ses journées, depuis le matin jusqu’au soir, il les passe dans son bateau. Ces temps-ci, il est resté une semaine dehors sans rentrer.
Que pêche-t-il ?
Si on le lui demande, il ne répond rien. Mais on chuchote qu’il cherche le poisson aux écailles d’argent, dont les yeux sont de perles, le ventre rouge, la queue et les nageoires d’or, ou bien qu’il poursuit une sirène. Ce qui est étrange, c’est qu’il n’emploie pour sa pêche aucun appât.
Aucun appât ? Oui, c’est étrange !
Une sirène ! Il poursuit une sirène ?
Et son père, si robuste, en est devenu maigre et sec comme un hareng saur !
Le père se maintient encore, mais c’est la pauvre mère ! Plus de repos, plus de sommeil. Hier soir, elle a rôdé par ici jusqu’au milieu de la nuit !
Il suffit de parler de quelqu’un pour voir son ombre, dit le proverbe. Voici la mère d’Ourashima.
Elle vient ? J’aime mieux ne pas la rencontrer.
Évitons-la.
Oui, sauvons-nous.
Scène II
Au commencement de la nuit. La lune est cachée par les nuages. Le temps est sombre. On entend le bruit du vent et des vagues. Un chant s’élève et, vers le milieu de ce chant, la mère d’Ourashima apparaît. Âgée de plus de soixante ans, d’allure simple, mais non vulgaire, c’est une femme de paysan riche. L’expression de son visage et son attitude indiquent qu’elle cherche quelqu’un.
Les branches des buissons sont agitées par le vent de l’automne qui secoue les feuilles et disperse leur rosée. Mon cœur plein de larmes s’attriste quand la lune se cache derrière les nuages.
En me cachant de mon mari, et malgré sa défense, je cherche mon fils chaque nuit. Mais je ne découvre aucune trace. Ah ! comme je tremble et comme j’ai peur !
Les parents s’irritent contre leur fils qui s’en est allé
Mais ils le rechercheront plus tard.
Même s’il fut un peu fou,
Plus encore s’il est ingrat.
(À part, marchant de long en large.) Certes, il a toujours été vif, emporté, mais on dit maintenant qu’il est possédé des mauvais esprits… Il se tuera peut-être. Hélas ! Hélas ! Que je suis malheureuse !
Je ne puis rien qu’implorer les divinités pour qu’elles le protègent. Ô mon fils, mon fils !…
Ma femme, ma pauvre femme !
Ah ! (Se retournant.) C’est vous !
Après votre défense, je suis sans excuse…
Un ingrat tel que lui, je ne le considère plus comme mon fils, et je vous ai déjà dit que, vous aussi, vous deviez l’oublier. S’il ne se repent pas, nous ne lui permettrons plus de rentrer au foyer. Nous en étions convenus, n’est-ce pas ? À quoi bon ce serment si nous sommes prêts à lui pardonner tout de suite ? L’ingrat reviendra, et il méprisera notre faiblesse. Faites-vous à l’idée que ce fils rebelle n’est plus notre enfant, et rentrez avec moi chez nous. C’est mieux.
Oublier ? Comment oublier que j’ai un fils ?
L’amour des enfants vous fait oublier le fardeau de la vie et les vagues de l’âge qui, lentement, montent.
Oh ! comment oublier ?
S’il y a beaucoup d’enfants,
Le cœur des parents
Les aime chacun
Comme une pierre précieuse.
..... S’il n’y a
Qu’un seul fruit
Au vieil arbre,
Oh ! que le vent ne souffle pas,
Même la nuit, pendant le sommeil
Pour l’arracher !
Le cœur des parents ne peut oublier l’enfant.
Et dans ce monde de rêve,
L’enfant seul est une réalité.
Vous avez toujours été trop faible. Vous l’avez gâté, et il est devenu tellement capricieux qu’il ne nous considère plus comme on doit considérer les parents. Pour que la vigne grandisse, il faut la tailler.
Pour l’avenir de votre enfant, bijou précieux, il faut creuser la ciselure, a dit l’ancien sage.
Nous parlons trop. (Il se lève.) Plus un mot. Résignez-vous et rentrons chez nous tous les deux.
Écoutez-moi.
Quoi encore ?
Vous me faites entendre que, pour l’amour qu’on leur porte, il faut frapper les enfants. Mais la branche, quand on la tord trop, ne se casse-t-elle pas ?
Si.
Et si on le fouette trop, le cheval ne se précipite-t-il pas aussi bien dans le feu que dans l’eau !
Si.
Si l’on s’entête, on en garde un regret ineffaçable.
Le prévoyez-vous, ce regret ?
Oui, sans doute.
Non. Vous êtes trop dur ! On se détache d’un objet sans vie. Mais peut-on délaisser un fils, cette autre partie de soi-même, pour une colère d’un jour ?
Le miroir auquel je suis accoutumé, je ne peux l’abandonner. Même s’il est usé, même s’il est fêlé et reflète mal mon image. N’est-il pas toujours mon miroir ? Et s’il s’est obscurci par mon manque de soins, ne serais-je pas doublement coupable si je le rejetais ?
Au moins une dernière fois, je vous en supplie, donnez-lui vos conseils.
Je ne voulais plus voir son visage, mais puisque vous me suppliez ainsi…
J’attendrai jusqu’au coucher de la lune ; s’il revient alors, à cause de vous, je le reverrai.
Et au moins, une dernière fois…
Je lui donnerai des conseils. Reste à savoir si cela produira quelque effet ?
On ne sait.
Le lien qui relie le fils aux parents dans ce monde de phénomènes est bien faible.
Voyez, une barque arrive du large.
Quoi ?
Nous l’attendrons, derrière le pin, avec notre cœur lourd de peine.
Scène III
Toujours le vent et le bruit des vagues. Les nuages courent rapides et la lune qui va se coucher se montre et disparaît tour à tour. Ourashima apparaît au fond de la scène pendant le chant qui va suivre. C’est un jeune homme d’une rare distinction, d’environ vingt-trois ans. Son visage est beau et triste. Son costume est soigné, mais ses cheveux en désordre. Il porte sur l’épaule des ustensiles de pêche et tient à la main un panier à filets. Il s’avance en chancelant.
Enveloppé d’une flamme d’or,
Enveloppé d’une flamme d’or.
Je voudrais être une pierre précieuse
Qui se fond.
Je regarde, mais ne peux voir,
J’entends, mais ne puis saisir ;
Combien de nuits ai-je passées
Dans un bateau au gré des flots,
En cherchant ce que je désire…
Où a-t-elle disparu, la vision chimérique qui m’est apparue sous le voile d’écume, soulevé par ma ligne ? À cause d’elle, je déteste le monde actuel.
J’ai brisé ma dernière ligne.
À quoi bon tous les filets et tous les hameçons, ils ne me serviraient à rien pour sauver moi-même ou les autres.
Je cherche des poissons, mais mon âme vagabonde dans l’empire du Néant. Oh ! si la tempête au moins soufflait ! Je suis comme un bateau qui se brise.
Des parents attentifs me comprendraient, mais les miens sont trop loin de moi et leur appui me manque. Est-ce vraiment aimer d’un amour paternel que de troubler le cœur d’un enfant malheureux au lieu de le secourir ?
Ainsi sous le vaste ciel (Il regarde le ciel avec un geste menaçant), personne qui puisse me comprendre !
Je ne peux plus aimer ni les fleurs ni les chants d’oiseaux, car dans ce monde il n’y a personne pour me comprendre. Les amis ne vous aiment que dans la prospérité. Ah ! j’ai le dégoût et l’horreur du monde.
C’est la lune seule que j’admire et aime. Car si elle décroît, c’est à cause de l’ombre des planètes.
Si elle est cachée, c’est la faute du nuage.
Elle seule, je l’admire et l’aime. Hélas ! c’est elle, la lune si belle, qui me la rappelle, l’étrange vision, et me fait souffrir.
Eh bien, lèveras-tu la tête ?
C’est vous, mon père ! et vous aussi, ma mère !
C’est curieux, comme il bat étrangement, mon cœur !
Les yeux d’un ingrat tel que toi reconnaîtront-ils le visage de ton père et de ta mère ?
Te voilà de retour et tu n’implores pas le pardon de ta faute : tu l’aggraves ainsi. Je voudrais t’en blâmer, mais d’abord fais-moi connaître cette vision dont tu parlais tout à l’heure.
C’est elle qui écarte le fils des parents.
Qui est celle qui te hante ? D’où vient-elle ?
C’est la mère qui les réconciliera, le père et le fils.
Dis-le, bien vite.
Je l’exige.
Je ne sais, je ne sais.
La vision n’est que vision. Et l’homme ne verra jamais son image adorable.
Quoi, l’homme ordinaire ne peut la voir, à ce que tu dis ?
Il est fou ! Il est fou !
Même si la mer se changeait en plaine, je ne dirais jamais plus que je suis ton père.
Et maintenant qu’il n’y a plus de lien entre nous, que ton ombre même ne se dessine pas sur la porte de notre maison.
Bientôt le jour viendra où tu te souviendras de ton passé, tu le regretteras sans pouvoir le réparer.
Viens, ma femme, allons, viens.
Dans ce monde de rêves, il y a des attachements si forts qu’on ne peut les briser qu’en se déchirant soi-même.
Scène IV
La tempête se calme petit à petit, mais on entend toujours le bruit des vagues au large. Une quatrième chanson de matelot, plus triste et plus lointaine, s’élève dans l’air.
Je ne connais pas mon passé.
Ni mon avenir non plus ;
Je suis un petit bateau lancé au gré des flots.
Mon âme s’en va et mon corps reste sans vie.
Ce qui s’en est allé, c’est l’écume qui se fond. Et ce qui va venir, c’est l’ombre des filandres qui se reflète sur l’eau. Comment suis-je dans ce monde ? Où irai-je ? Et que ferai-je ? J’erre sur la mer de la vie et de la mort. Je suis un vagabond, au centre du rêve de la vie éternelle.
Lorsque la mer est calme, un petit enfant y pourrait dormir sur une planche. Lorsque la tempête l’agite, le les étoiles du firmament tremblent.
L’Océan bleu qui s’étend sans limites et sans bornes est le cimetière de la nature.
Non seulement celui des hommes et des animaux, mais celui des rivières et des montagnes aussi, lorsqu’elles s’effondrent et s’écroulent.
Toutes les choses visibles se fondent en toi, ô énigme inexplicable ! ô mer !
Cité miraculeuse de la mort ! Recevez donc aussi cette goutte d’eau dans votre sein.
C’est la mer qui m’a élevé et je suis semblable aux poissons ; je nage aussi bien qu’eux ; comment pourrais-je me noyer ? Alors, que faire ?
Ah ! je me souviens…
Mon âme rentrera au Creuset de la Grande Nature qui l’y a forgée. Je rendrai mon âme à la nature, insaisissable, et qui n’est qu’illusion.
Qui êtes-vous ?
Calmez-vous, je ne suis pas un fantôme. Il n’y a rien de surnaturel en moi. Mon bateau a coulé au large pendant la tempête, mais j’ai pu nager et arriver heureusement sur cette plage…
La lune se plonge dans les vagues et la nuit de jais s’étend de tous côtés. Mon cœur aussi est saisi par les ténèbres et ne peut plus me servir à me diriger.
Oh ! est-ce un rêve ? Ou la vision apparaît-elle encore à mes yeux ?
À qui me conflierai-je ? Je ne sais ! Au delà des vagues, dans une île, se trouvent mon père que j’ai quitté depuis longtemps et que j’aime, et ma pauvre mère qui m’attend toujours toute saisie d’angoisse lorsque le vent souffle à travers les pins de la plage.
(Ourashima danse avec l’inconnue comme dans un rêve.)
Conduisez-moi dans mon pays.
Où donc ? Où se trouve-t-il, votre pays ?
En te regardant, en mon cœur qui pourtant déteste la vie, monte une idée d’amour.
Toi et moi, dont les cœurs ne se sépareront jamais ! Cependant, tel un couple de canards mandarins, nous ne pouvons trouver l’occasion de nous unir.
Qu’importe si c’est avec toi que je vagabonde comme les oiseaux sauvages !…
Nous sommes des oiseaux qui resteront ensemble pour des générations et des générations.
Eh bien, où comptez-vous aller ?
Je désire retourner…
Où cela ?
Au fond de la mer.
Ciel ! Au fond de la mer ?
Je n’appartiens pas à la race humaine.
Je suis une jeune fille, mais je suis née de la déesse qui habite le fond de la mer.
La fille de la déesse de la mer !
Aux matins du printemps, l’océan qui s’étend à perte de vue est couleur d’émeraude. L.’eau en est transparente jusqu’en ses profondeurs. Aux portes du palais de la mer, la voûte céleste se reflète ; les nuages aux couleurs éblouissantes flottent dans le firmament, entraînant au loin les regards des habitants de la mer.
Alors, j’ai désiré voir l’inconnu, visiter le monde des hommes, et, à l’automne, j’ai quitté le palais où les plantes marines ressemblent à des bijoux, et sous la forme d’une tortue, je suis montée à la surface des vagues. Mais, sans la permission de mon père.
En ce moment, au ciel de l’ouest, brille une pierre précieuse, et bientôt des coulées de corail, des traînées d’or et d’argent coloreront le firmament… Alors, le bas des nuages disparaîtra dans la pourpre.
Les enfants des pêcheurs s’appellent et crient de joie quand ils peuvent saisir une tortue qui s’est oubliée, en rêvant sur la grève.
Oh ! quelle joie ! Je suis sauvée, et pourrai retourner au fond de l’océan. Jamais je n’oublierai la bonté que tu m’as témoignée.
Oh ! quelle joie ! pour moi, de contempler une fois encore cette vision si merveilleuse.
Dans notre extase, nous ne savons plus si c’est un rêve ou la réalité.
Nous vivrons une vie qui ne sera pas un rêve et nous resterons ensemble dans un univers d’éternelle jeunesse.(Au comble de la joie, ils s’enlacent follement et dansent.)
La vision s’est réalisée : toi et moi nous sommes deux unis en un seul.
Toi et moi nous sommes deux vagues : l’une s’avance, l’autre se retire ; elles vont s’unir dans la mer. Nous sommes ensemble et nous ne nous séparerons jamais bien que ce monde doive finir.
Jamais nous ne nous séparerons. Suis-mois dans l’univers d’éternelle jeunesse.
Conduis-moi, ô joie !
L’océan sans limite et sans borne sera débordé de notre joie ; les vagues de notre bonheur s’étendant sans fin toucheront le firmament.
ACTE DEUXIÈME
Scène PREMIÈRE
Un air de musique doucement modulé accompagne le chant des vagues. Le rideau se lève, la scène représente un jardin sous-marin au fond de l’océan. De tous côtés croissent des plantes dont les tiges et les feuilles flottent et ondoient légèrement au fil de l’eau, comme de longs écheveaux dévidés.
Çà et là s’élèvent de grandes roches sombres couvertes d’algues et de coquilles. Parmi les feuillages rouges et bruns, parmi des fruits d’argent, de nacre ou de cristal, des poissons des sortes les plus diverses, nagent. La musique entame un air de danse, la foule des poissons arrive en dansant.
Un poisson rouge entre à gauche…
Pakkouri, Pakkouri,
Tsoui-tsoui… Yokkouri,
Pakkouri, tsoui-tsoui.
Allez-vous-en. Faites place. Le prince et la princesse vont paraître. Allez vous cacher derrière les plantes.
Scène II
Une musique très mélodieuse. Le palais de la mer s’élève lentement, tandis que les plantes disparaissent sous les flots. Le toit du palais est en forme de dôme, les colonnes, de corail, ornées d’agate, d’écaille de tortue et de coquillages.
Aux fenêtres, des guirlandes de plantes aquatiques encadrent des rideaux de mousseline soyeuse, brodés de coquilles aux nuances variées. Par ces fenêtres, les vagues passent librement, et les poissons aussi entrent et sortent.
Aux fenêtres de la façade, les rideaux sont relevés.
Les terrasses qui font le tour du palais sont pavées de coquillages blancs et entourées de balustrades de corail. Sur le devant du palais, trois marches de coquillages blancs montent aux terrasses.
Par derrière le palais, on aperçoit des tourelles et d’autres constructions dont les toits dorés étincellent.
À l’intérieur du palais, Ourashima est assis dans un fauteuil de corail ! Il se tient le front de la main gauche et semble pensif. Il porte sur la tête un diadème orné d’un petit dragon d’or. Ses vêtements aux manches longues et étroites descendent jusqu’à terre.
Près de lui, Otohimé se tient debout, la main appuyée au fauteuil d’Ourashima dont elle contemple le visage, en s’inclinant un peu. Ses cheveux, qui forment deux boucles sur le dessus de la tête, sont ornés du même dragon d’or parmi d’autres bijoux. Elle porte aussi un collier et des bracelets d’or et d’argent, mais ses vêtements sont de nuance sombre. Le fauteuil sur lequel elle doit s’asseoir est placé un peu à gauche, sous la fenêtre. Les deux jeunes suivantes, debout, portent un chapeau en forme de poisson.
La musique est de plus en plus douce et assourdie. Ourashima lève la tête et prie des yeux la princesse de s’asseoir. Elle prend place dans le fauteuil que lui offrent les deux jeunes filles.
Que me dites-vous ? et pourquoi l’expression de votre visage est-elle si changée ces jours-ci ? Dans ce palais « d’éternelle joie », les soucis ne doivent pas entrer. Hélas ! le désir de revoir le monde humain vous tourmente ?
Je ne le cache plus : vous m’avez deviné. Trois ans se sont écoulés depuis mon arrivée ici. Trois ans pendant lesquels j’ai vécu avec vous des jours tissés de joie, sans que la moindre pensée triste m’ait effleuré. Avec vous, j’ai touché le bonheur. Cependant…
Toutes les nuits où la lune brille par delà les vagues qui s’entassent en des milliers de couches, la chanson du pêcheur, dolente et triste, s’entend
Sanglotant avec les vagues qui mugissent, elle se lamente avec les flots qui se retirent, c’est une voix humaine qui s’afflige. À l’écouter, mon cœur se brise.
Pour la première fois, j’éprouve une insoutenable tristesse d’avoir quitté le sol natal. Je pleure et voudrais revoir mes parents. Mon cœur, tout plein de leur souvenir, ne cesse de crier vers eux.
Et puis, je ne veux plus goûter seul cette joie profonde. Si vous me permettiez de vous quitter pendant quelques jours, je ramènerais ici ensuite mon père et ma mère.
Vos paroles manquent de sagesse. Ici, loin du monde humain, vous pouvez goûter une joie pure et sans mélange. Mais à peine aurez-vous mis le pied sur la terre et touché des choses impures que ces plantes vertes comme l’émeraude, ces fleurs d’argent se faneront et se dessécheront. Ce palais même disparaîtra pour vous. Vous ne pourrez plus y rentrer : comment alors y ramener vos parents ?
Mais non, mais non. Les branches qui ont fleuri l’année dernière auront des fleurs cette année encore. Quand le chemin est une fois tracé, il n’y a plus de difficulté à le suivre. S’il m’est impossible d’amener ici mes parents…
En rentrant dans mon pays, je composerai un hymne et je chanterai sur ma lyre l’univers de joie éternelle. Et mes paroles seront vraies. Aussi les gens habitués à l’impureté et au mensonge s’éveilleront. Leur cœur redeviendra pur comme la lumière de la lune quand elle éclaire la nuit d’automne.
Si la lumière se faisait dans leur cœur, les nuages d’erreur la voileraient aussitôt. Mais comment pourraient-ils l’entendre, le chant de votre lyre ? Ne sont-ils pas sourds à tout ce qui est vrai ? Au milieu d’eux, vous redeviendriez semblable à eux. Il faut être fidèle et ne poursuivre qu’un dessein : le pêcheur qui tenterait de prendre deux poissons, l’un à droite, l’autre à gauche, les laisserait fuir tous les deux.
Ne formez pas de projets irréalisables… Mais plutôt, admirez, là-bas, les poissons qui viennent danser pour vous distraire…
Scène III
visions du père et de la mère
Une musique très mélodieuse. À gauche, une cinquantaine de poissons mâles et femelles entrent en scène.
Les uns sont vêtus de couleurs vives et les autres de mêmes teintes, mais plus pâles. Chaque couple porte la même nuance. L’ensemble donne l’impression d’un arc-en-ciel. Ils se rencontrent en face du palais et se croisent.
Au loin, les nuages flottent dans l’air et bordent les vagues qui s’étendent jusqu’à l’horizon. Les brouillards s’épandent entre les châteaux et les donjons montent jusqu’au ciel.
Vous êtes entré par hasard dans un monde féerique, et vous y êtes resté une demi-journée comme invité…
…Cependant, quand vous retournerez dans votre pays natal, vous trouverez un petit-fils de sept générations passées.
Toujours les parents
Cherchent les enfants.
Mais bien rarement
Ceux-ci,
Leurs parents.
Les parents s’irritent
Contre le fils égaré,
Mais ils le rechercheront plus tard…
Surtout s’il fut un peu fou,
Et plus encore s’il est un ingrat.
Ô ma mère et mon père !
Scène V
Le toit du palais va disparaître, la musique cesse, une troisième chanson de matelot reprend tout à coup.
Parents, envoyez vos enfants
Dans des pays lointains ;
Car ils y feront des expériences
Pénibles ou douloureuses,
Mais qui leur sont profitables.
Vous dites qu’après notre séparation, il ne nous sera plus possible de nous retrouver… À vous entendre, mon cœur me fait mal comme s’il se brisait… Pourtant, le désir de revoir mon pays est plus fort que tout. Je ne peux plus rester ici.
Plus je goûte votre amour sincère et précieux, plus je désire revoir mes parents.
Permettez-moi d’enfreindre votre volonté et de rentrer une fois au moins dans mon pays natal.
Je ne peux vous arrêter par aucun moyen. Mais si notre séparation doit être éternelle, n’oubliez pas notre serment ni l’image de mon visage. L’amour est un fil d’or qui lie les humains ; quand le fil serre trop fort, on s’en lasse ; on souffre s’il n’unit pas assez étroitement. Mais notre amour, à nous, est un fil bien enchevêtré, et nous ne pouvons dire quand il se brisera.
Pour vous sauver des difficultés que vous allez trouver sur votre route et que je prévois, laissez-moi vous donner cette boîte ; c’est un talisman infaillible qui vous aidera et vous sauvera.
Cette boîte renferme l’image de mon visage. Si votre cœur reste fidèle, n’ouvrez pas cette boîte. Gardez-la seulement sur vous, toujours…
Si vous ne l’ouvrez jamais, vous resterez toujours jeune, et notre amour refleurira… Songez à nos promesses éternelles….
Je la garderai comme le plus précieux des souvenirs et je me rappellerai toujours l’univers d’« éternelle joie » où vous m’avez conduit.
Je suis heureux d’être l’époux toujours chéri de la princesse de la mer.
Nous nous séparons maintenant, mais nous nous reverrons encore.
Est-ce joie ou tristesse, nous ne pouvons le distinguer.
Partir me cause une peine infinie ; mais adieu, dame de mon âme, je reviendrai.
Adieu, adieu, ô ma princesse !
ACTE TROISIÈME
Pendant l’entr’acte, la musique continue, évoquant le bruit de la mer.
Ensuite derrière le rideau s’élève la chanson suivante que martèle le pas des danseurs.
La nuit s’oppose au rendez-vous d’amour,
Et il y a six difficultés
La pluie, la grêle, la rosée,
Et du mur la clôture.
Et puis le chien qui aboie.
Et surtout les rayons de la lune,
Et surtout les rayons de la lune !
Scène PREMIÈRE
L’enclos d’un temple shintoïste au soir de la fête du printemps. Il est minuit. De-ci de-là, des groupes de paysans, parmi eux, quelques enfants et une vieille femme. Tous chantent et dansent. Au milieu de la scène, éclairé par la lumière de la lune, un cerisier centenaire, au tronc énorme, étend de tous côtés ses branches en fleurs. Quand celles-ci se balancent et s’inclinent à la brise de la nuit, il semble que des nuages roses descendus du ciel flottent sur la forêt, ou encore qu’une main invisible agite doucement un dais royal. Sous le bouquet des branches, une verte pelouse de gazon.
Alentour, s’entremêlant aux pins, d’autres cerisiers voilent le ciel de leurs branches fleuries.
À gauche, allant jusqu’au fond de la scène, une allée de cerisiers taillés en dôme s’ouvre sur la mer. Des gens la parcourent. De temps à autre, à l’horizon, passent des voiles…
La lune décline dans le ciel à l’ouest. À droite, en arrière du vieux cerisier, un grand « torii[3] » de pierre. De là, les marches de pierre montent progressivement sous les branches en fleurs.
De chaque côté des marches, de vieux arbres toujours verts et des cerisiers s’élèvent, et derrière leurs branches se détache le toit du temple shintoïste. L’on voit encore des montagnes, les unes toutes proches et les autres lointaines.
Au lever du rideau, cinq ou six couples de paysans, hommes et femmes, dansent, autour du vieux cerisier, au rythme du chant qui va suivre. D’autres paysans se reposent au pied des arbres ou sur le gazon, et s’amusent en buvant du saké.
À quel moment suis-je tombé amoureux de toi ? Je ne sais !
Tandis que l’oiseau sur la plage toujours chante,
Moi, à cause de toi, oh ! à cause de toi, toujours je pleure !
Quelle joie de regarder les fleurs épanouies ;
Autour d’elles, les papillons viennent danser
Et les oiseaux viennent chanter ;
Bien qu’on ne sache où les fleurs s’en iront…
Où s’en iront les fleurs !
Buvez, chantez maintenant.
Qui connaît l’avenir ?
Il n’y a qu’un printemps,
La jeunesse passe vite,
Et l’on rit rarement.
Maintenant les fleurs s’épanouissent.
Les fleurs s’épanouissent maintenant.
Ah ! c’est très amusant, très amusant ! Reposez-vous, reposez-vous, à présent.
Eh bien ! la fête est pourtant la même que tous les ans, mais je ne me suis jamais tant amusé ! L’an passé, la moisson a été abondante et cette année nous avons eu beaucoup de poissons, aussi faut-il nous réjouir. Nous danserons et nous chanterons pendant toute la nuit. Mais, toujours danser, c’est monotone. Que ferons-nous encore ?
C’est une idée ! Qu’est-ce qu’on pourrait bien faire encore ?
Oui, que faudrait-il faire ?
Ah ! j’ai trouvé.
Voyons ton idée ?
Écoutez ! Depuis longtemps c’est la coutume, à cette fête, de danser entre hommes et femmes. Aussi, même un ancien poète a dit :
On s’unit pour chanter et danser ; je chanterai avec la femme de mon voisin et la mienne dansera avec un autre. La divinité de cette montagne est propice à nos jeux aujourd’hui.
Ah ! ah !
Donc, mêlons-nous les uns les autres dans la fête, ce soir. Tiens ! il y en a deux qui ne sont pas encore arrivés ! Itchiko et Iratsumé ! les jeunes mariés. La foule les intimide, ils n’osent pas venir. Ils arriveront tard. Savez-vous, pour les punir, nous leur ferons raconter l’histoire de leur amour. C’est une idée, n’est-ce pas ?
Oui, oui, bien trouvé !…
Ils ne voudront pas. Demandons-leur plutôt de danser et de chanter… en les regardant, nous devinerons ce qu’ils pensent.
Oui, c’est mieux, c’est mieux. Faisons les préparatifs.
Les voici. Voici les nouveaux mariés que nous attendions. Les voici, enfin !
Ah ! ils arrivent bien !
Demandons-leur tout de suite à danser ici.
Oh ! oh ! par ici !
Scène II
le groupe des paysans. les enfants du village
La musique joue un air de danse.
Le jeune mari, suivi de sa jeune femme, apparaît au fond de la scène. Il a environ vingt et un ans et sa femme dix-sept. Tous deux ont de jolis visages naïfs, revêtus de fraîcheur et de jeunesse. Ils appartiennent à une classe plus élevée que les autres paysans et portent avec aisance des costumes de la ville. La musique cesse un instant ; tout le monde les accueille par des applaudissements. Ils saluent gracieusement.
Vous êtes en retard. Nous allons vous demander compte de cette arrivée tardive !… et vous faire payer notre attente.
Oh ! nous sommes confus ! Mais puisque nous sommes en faute, nous acceptons la pénitence !
Oh ! nous ne réclamons qu’une chose : que vous nous disiez l’histoire de votre amour.
Oh ! Vous vous moquez !
Non, ne nous demandez pas cela, je vous prie.
Alors, si vous ne voulez pas la raconter, chantez.
Quel ennui !
Alors, dansez au moins.
Devant tout le monde ? Cela nous trouble.
Il faut chanter…
Oh ! non.
Dansez tout de même.
Oh ! non.
Entêtés ! Eh bien, nous danserons, nous autres, jusqu’à ce que vous vous décidiez à quelque chose. Allons…un, deux, trois… en avant.
Cessez un peu, je vous en prie.
Allons, puisqu’il le faut, nous vous raconterons notre histoire. Et vous verrez que notre amour ne fut pas chose légère !…
Qui sema « la graine d’amour » dans le cœur humain ? Au printemps, sans qu’on s’en aperçoive, dans le jardin ou dans les champs, poussent et fleurissent les herbes jeunes et amoureuses. Et l’on devient pensif sans savoir pourquoi…
On s’enivre de couleur, de parfums… mais si quelqu’un demande le nom de ce qu’on aime, on ne saurait répondre.
Nous nous sommes rencontrés enfin ; à notre amour, nous avons tout sacrifié.
Par l’amour, on atteint la vie profonde, on touche à l’éternité. Mais le monde ne connaît pas le véritable amour et il traite le nôtre comme un léger caprice !
Nos amours sont en fleur, et nous vivrons parmi toutes les fleurs d’amour.
Oh ! bravo, bravo !
C’est admirable. Buvez du saké maintenant.
Oh ! quel drôle d’homme là-bas !
Ses vêtements sont déchirés. Il est fou, tout à fait.
Le voici ! Le voici !
Venez le voir.
Il est en colère.
Il brandit une canne à pêche.
Sauvons-nous, sauvons-nous !
Scène III
une vieille femme. les enfants du villages. les autres paysans.
Ourashima est vêtu comme au premier acte. Mais ses vêtements sont déchirés par endroits, et, par ces trous, on aperçoit une étoffe de brocart aux nuances claires. Ses cheveux retombent sur ses épaules, ses moustaches et sa barbe ont poussé, son visage pâle reste beau. Sous son bras gauche, il tient la boîte donnée jadis par Otohimé et de la main droite il porte sa canne à pêche brisée. Il regarde à droite et à gauche, l’esprit égaré.
Qui a planté les cerisiers dont les branches fleuries sont comme des nuages roses ? On ne saurait dire si c’est le jour ou la nuit. Ai-je fait un rêve ou bien est-ce un rêve encore que je fais ?… Ai-je passé trois ans dans le palais d’éternelle jeunesse, ou bien suis-je vraiment ici, parmi ces gens en fête ? Mais pourquoi ne vois-je pas les visages de ceux que j’ai connus ?
Je veux vous demander une chose. Où se trouve la maison du père d’Ourashima ?
Que dites-vous ?… d’Ourashima ? Je n’ai jamais entendu ce nom !
Habite-t-il ici depuis peu, cet homme-là ?
Oh ! non… Voilà longtemps qu’il habite ce pays où le père de son grand-père habitait déjà.
Vous avez entendu ce nom, vous autres ?
Jamais je ne l’ai entendu…
Jamais nous ne l’avons entendu.
Il y a longtemps que vous habitez ici ?
Qu’est-ce que vous dites ?… Nous aussi, nous avons eu ici le père de notre grand-père.
Alors, vous vous trompez. Vous dites que vous vous succédez ici depuis le père de votre grand-père, et vous ne connaissez pas le père d’Ourashima ?… Ah ! c’est risible…
Oh ! non, mon père…
Non, non. Ne discutez pas, c’est inutile. Il est fou. Vous, enfants, et vous, jeunes filles, écartez-vous, il pourrait vous faire du mal.
Quoi ! Je suis fou ?
Dame ! c’est à croire ; mais ne vous mettez pas en colère. Regardez seulement un peu votre costume.
Mon costume…
Regardez votre canne à pêche.
Ah ! elle s’est cassée sans que je m’en sois aperçu !
Et vos cheveux, et vos moustaches !…
Ah ! Ah ! Ah !…
Ahahaa, ahahaa… Ohohoha…
Il est fou, il est fou.
Va-t’en, va-t’en !
Le pauvre homme… Le pauvre homme…
Alors, parmi vous, il n’y a personne qui connaisse mon père et ma mère ?…
Je n’y puis plus rien comprendre ;
Me voilà sans aucun parent.
Va-t’en, va-t’en !
(Tout le monde rit :) Ahahoa, ahahoa… Ohohoa…
Oh ! le pauvre homme, le pauvre…
Attendez, je me souviens maintenant d’avoir entendu l’histoire d’Ourashima racontée par ma grand’mère.
On vous a parlé de lui ? Quelle joie ! Oh ! racontez-moi vite ce qu’on vous en a dit.
Vous voulez savoir son histoire ?
Mais oui.
Je vous la raconterai donc.
Il y a combien de temps ? je ne sais !
Mais jadis, au village de Souminoé…
Au village de Souminoé, habitait le fils d’Ourashima. Au large il péchait ; sept jours et sept nuits il resta sans rentrer chez lui. Il aimait, disait-on, une jeune fille très étrange.
Un jour, avec ses parents, il se querella, puis il les quitta. Au large il s’en est allé, et les parents ont pleuré et crié… Mais jamais il n’est revenu. D’Ourashima, mort d’amour, voilà l’histoire.
Mais combien de temps y a-t-il de cela ?
Lorsque ma grand’mère me l’a raconté, il devait y avoir, disait-elle… oui, il y avait trois cents ans environ.
Trois cents ans passés ?
Mais oui.
Ah, ah, ah…
Il est fou, il est fou !
Alors, je n’ai plus de parents au monde ?
Pauvre étranger, qui êtes-vous donc ?
Seriez-vous un des parents d’Ourashima ?
Oh ! vous êtes bons de me parler ainsi. Je suis moi-même le fils d’Ourashima…
Ah ! vous êtes le fils d’Ourashima…
Vous êtes le fils d’Ourashima qui habitait ici il y a trois cents ans ?
Mais oui.
Ce n’est pas croyable…
Ça n’a pas de sens.
Ahahaa, ahahaa… Ohohoo.
Certes, il est fou.
Il est fou, il est fou.
Il est fou, il est fou.
Ô ! tristesse ! Les âmes de mes parents morts ne répondent plus à mon appel… Seules les vagues de lamer s’avancent avec un bruit sonore.
Il est fou, il est fou.
Je me souviens maintenant du conseil de la princesse de la mer.
Il est fou, il est fou.
Les enfants ont raison qui se moquent de moi comme d’un fou. Est-ce un rêve ?… Trois cents ans ont déjà passé !
Il est fou, il est fou !
Est-ce une réalité ?… Suis-je moi, ou bien un autre ?
Il est fou, il est fou !
Dites-le-moi. Suis-je moi ou bien un autre ?
Il est fou, il est fou !
Moi ou un autre ?
Oh ! le pauvre homme, le pauvre homme.
Mon esprit s’égare…
Oh ! le pauvre homme, le pauvre homme !
Il est fou, il est fou !
Il est fou, il est fou !
Oh ! pauvre voyageur ! C’est un oiseau solitaire revenu à son ancien nid, mais ses pattes sont brisées et ses ailes déchirées.
Ne pouvant retrouver ses parents,
Il pousse un cri déchirant.
La folie viendra pour lui !
Oh ! pauvre voyageur !
Nous le suivrons maintenant.
Nous le suivrons pour le sauver.
Scène IV
Quels regrets quand on se souvient du passé !
Pourquoi les choses du passé n’existent-elles plus, hélas ?
Jusqu’à quand resterai-je égaré, sans conscience, comme le nuage qui flotte, sans savoir si je suis un autre ou moi-même ?
Je me souviens… je me souviens maintenant des paroles que m’a dites mon père en colère. Combien je regrette le passé qui ne reviendra plus ! Je rôde irrésolu sur la même plage, après tant de générations passées, comme la bouée qui flotte sur la mer. Dois-je vivre longtemps ainsi ? Que je suis misérable !…
Pourquoi mon esprit est-il ainsi troublé ? N’ai-je pas la promesse faite à la princesse de la mer ?
Mais que faire ?… Il n’y a pas de chemin sur l’océan aux nombreux replis.
Voici le fou de tout à l’heure.
Essayons de le consoler.
Voyageur, ne regrette pas le passé.
Si j’avais à gravir une montagne, j’atteindrais les sommets les plus élevés.
Si j’avais à parcourir un fleuve, j’irais de sa source à la mer.
Mais comment, sur la mer infinie, retrouver mon idéal ?
Oh ! le pauvre homme ! Il ne veut rien entendre.
À quoi sert-elle, la boîte que vous portez sous votre bras ?
À quoi sert la boîte que j’ai sous mon bras ? Oh ! je m’en souviens maintenant…
Oh ! ma princesse ! Vous m’avez dit que si je portais toujours cette boîte, nous nous retrouverions. Quand luira-t-il, le jour où je vous reverrai ?… Si ce n’est tout de suite, mon cœur va se briser de douleur ; si ce n’est tout de suite, je dirai que vous êtes trop cruelle.
C’est la boîte dans laquelle elle a renfermé son image, et qu’elle me conseilla de ne pas ouvrir. Mais pourquoi suivre maintenant un conseil donné depuis si longtemps ? À quoi bon !
N’ouvrez pas si précipitamment le coffret précieux…
Même lorsque le vent souffle en tempête,
Et que les nuages affolés se dispersent dans le ciel,
Et que vous êtes loin de moi, Ô Yamatohito,
Ne m’oubliez jamais !
Oh ! quel miracle ! L’image, dirait-on, est humaine et divine à la fois.
Mais à quoi la comparer ? Est-ce la déesse des arbres qui fleurissent en mars ?
Ou bien la princesse de la lune qui s’éveille aux étoiles et qui descend sur la terre parmi les fleurs épanouies ?
L’image divine…
…nous éblouit. Oh ! l’image surhumaine et divine. Nous ne l’oublierons jamais !…
Nous avions oublié le fou ; il n’est plus là !
Mon rêve est à jamais fini.
Il est fini pour jamais.
Et je ne suis maintenant qu’un corps sans vie.
Où s’en est-elle allée, ma jeunesse ?…
Elle a disparu comme le nuage
Et me voilà un vieillard maintenant,
Mais je ne maudirai pas mon passé.
Oh ! jeunes gens, j’ai poursuivi une ombre, une chimère idéale, tantôt avec ardeur, et tantôt épuisé de fatigue, et maintenant, je me retrouve vieilli, pitoyable comme un malheureux fou, après que sept générations ont passé.
Mais nous aussi, nous l’avons vue, l’image suprême et divine. Nous l’adorons comme notre idéal et nous voudrions mirer nos âmes dans cette image comme au plus pur miroir.
Mon miroir vieilli et terne ne reflète qu’un visage stupide.
Si ce miroir devient obscur, nous le polirons sans répit ; et son éclat luira éternellement, tel un rayon de lune.
Oh ! jeunes gens, je le vois, vous êtes dignes de confiance. Par vous, se réalisera en ce monde l’image idéale. Vous êtes le présage de la plus grande joie et du plus noble espoir.
Voici le soleil qui se lève à l’est. Les ténèbres se dispersent et les montagnes apparaissent de toutes parts.
Le soleil éclaire le ciel et la terre ; il ne méprise ni ne délaisse aucune des choses créées.
Habitant le ciel, il réchauffe et fait croître toutes les choses de la terre. Ainsi ceux qui vivent dans l’idéal, et qui, purs de tout égoïsme, chérissent également le monde terrestre, arriveront à réaliser, un jour, leur rêve magnanime.