Les Cinq Filles de Mrs Bennet/55

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Les Cinq Filles de Mrs Bennet (Pride and Prejudice) (1813)
Traduction par V. Leconte et Ch. Pressoir.
Librairie Plon (p. 307-313).
LV


Peu de jours après, Mr. Bingley se présenta de nouveau, et cette fois seul. Son ami l’avait quitté le matin pour retourner à Londres, et il devait revenir une dizaine de jours plus tard. Mr. Bingley resta environ une heure et montra un entrain remarquable. Mrs. Bennet lui demanda de rester à dîner, mais il répondit qu’à son grand regret il était déjà retenu.

— Pouvez-vous venir demain ?

Oui ; il n’avait point d’engagement pour le lendemain, et il accepta l’invitation avec un air de vif contentement.

Le lendemain, il arriva de si bonne heure qu’aucune de ces dames n’était encore prête. En peignoir et à demi coiffée, Mrs. Bennet se précipita dans la chambre de sa fille.

— Vite, ma chère Jane, dépêchez-vous de descendre. Il est arrivé ! Mr. Bingley est là ! Oui, il est là. Dépêchez-vous, dépêchez-vous, Sarah ! Laissez la coiffure de miss Lizzy et venez vite aider miss Jane à passer sa robe.

— Nous descendrons dès que nous le pourrons, dit Jane ; mais Kitty doit être déjà prête car il y a une demi-heure qu’elle est montée.

— Que Kitty aille au diable !… Il s’agit bien d’elle ! Vite, votre ceinture, ma chérie.

Mais rien ne put décider Jane à descendre sans une de ses sœurs.

La préoccupation de ménager un tête-à-tête aux deux jeunes gens fut de nouveau visible chez Mrs. Bennet dans la soirée. Après le thé, son mari se retira dans la bibliothèque selon son habitude et Mary alla retrouver son piano. Deux obstacles sur cinq ayant ainsi disparu, Mrs. Bennet se mit à faire des signes à Elizabeth et à Kitty, mais sans succès ; Elizabeth ne voulait rien voir. Elle finit par attirer l’attention de Kitty qui lui demanda innocemment :

— Qu’y a-t-il, maman ? Que veulent dire tous ces froncements de sourcils ? Que faut-il que je fasse ?

— Rien du tout, mon enfant. Je ne vous ai même pas regardée.

Mrs. Bennet se tint tranquille cinq minutes ; mais elle ne pouvait se résoudre à perdre un temps aussi précieux. À la fin, elle se leva et dit soudain à Kitty :

— Venez, ma chérie ; j’ai à vous parler. Et elle l’emmena hors du salon. Jane jeta vers Elizabeth un regard de détresse où se lisait l’instante prière de ne pas se prêter à un tel complot. Quelques instants après, Mrs Bennet entre-bâilla la porte et appela :

— Lizzy, mon enfant, j’ai un mot à vous dire.

Elizabeth fut bien obligée de sortir.

— Nous ferons mieux de les laisser seuls, lui dit sa mère. Kitty et moi allons nous installer dans ma chambre.

Elizabeth n’essaya pas de discuter avec sa mère ; elle attendit tranquillement dans le hall que Mrs. Bennet et Kitty eussent disparu pour retourner dans le salon.

Les savantes combinaisons de Mrs. Bennet ne réussirent pas ce soir-là. Mr. Bingley se montra des plus charmants, mais ne se déclara pas. Il ne se fit pas prier pour rester à souper ; et avant qu’il prît congé, Mrs. Bennet convint avec lui qu’il reviendrait le lendemain matin pour chasser avec son mari.

À partir de ce moment, Jane n’essaya plus de parler de son « indifférence ». Pas un mot au sujet de Bingley ne fut échangé entre les deux sœurs, mais Elizabeth s’en fut coucher avec l’heureuse certitude que tout serait bientôt décidé, hors le cas d’un retour inopiné de Mr. Darcy.

Bingley fut exact au rendez-vous et passa toute la matinée au dehors avec Mr. Bennet comme il avait été entendu. Ce dernier se montra beaucoup plus agréable que son compagnon ne s’y attendait. Il n’y avait chez Bingley ni vanité, ni sottise qui pût provoquer l’ironie ou le mutisme de Mr. Bennet, qui se montra moins original et plus communicatif que Bingley ne l’avait encore vu. Ils revinrent ensemble pour le dîner.

Après le thé, Elizabeth s’en fut dans le petit salon écrire une lettre ; les autres se préparant à faire une partie de cartes, sa présence n’était plus nécessaire, pensa-t-elle, pour déjouer les combinaisons de sa mère.

Sa lettre terminée, elle revint au salon et vit alors que Mrs. Bennet avait été plus avisée qu’elle. En ouvrant la porte, elle aperçut sa sœur et Bingley debout devant la cheminée qui parlaient avec animation. Si cette vue ne lui avait donné aucun soupçon, l’expression de leur physionomie et la hâte avec laquelle ils s’éloignèrent l’un de l’autre auraient suffi pour l’éclairer. Trouvant la situation un peu gênante, Elizabeth allait se retirer, quand Bingley qui s’était assis se leva soudain, murmura quelques mots à Jane, et se précipita hors du salon.

Jane ne pouvait rien cacher à Elizabeth, et, la prenant dans ses bras, reconnut avec émotion qu’elle était la plus heureuse des femmes.

— C’est trop, ajouta-t-elle, beaucoup trop. Je ne le méritais pas. Oh ! que je voudrais voir tout le monde aussi heureux que moi !

Elizabeth félicita sa sœur avec une sincérité, une joie et une chaleur difficiles à rendre. Chaque phrase affectueuse ajoutait au bonheur de Jane. Mais elle ne voulut pas prolonger davantage cet entretien.

— Il faut que j’aille tout de suite trouver ma mère, dit-elle. Je ne voudrais sous aucun prétexte avoir l’air de méconnaître son affectueuse sollicitude ou permettre qu’elle apprît la nouvelle par un autre que moi-même. Il est allé de son côté trouver mon père. Ô Lizzy, quel plaisir de songer que cette nouvelle va causer tant de joie aux miens ! Comment supporterai-je tant de bonheur !

Et elle courut rejoindre sa mère qui avait interrompu exprès la partie de cartes et s’était retirée au premier étage avec Kitty.

Elizabeth restée seule sourit devant l’aisance et la rapidité avec laquelle se réglait une affaire qui leur avait donné tant de mois d’incertitude et d’anxiété. Elle fut rejointe au bout de quelques minutes par Bingley dont l’entrevue avec Mr. Bennet avait été courte et satisfaisante.

— Où est votre sœur ? demanda-t-il en ouvrant la porte.

— Avec ma mère, au premier ; mais je suis sûre qu’elle va redescendre bientôt.

Fermant la porte, il s’approcha d’elle et réclama des félicitations et une part de son affection fraternelle. Elizabeth exprima avec effusion toute sa joie de voir se former entre eux un tel lien. Ils se serrèrent la main avec une grande cordialité et, jusqu’au retour de Jane, elle dut écouter tout ce qu’il avait à dire de son bonheur et des perfections de sa fiancée. Tout en faisant la part de l’exagération naturelle aux amoureux, Elizabeth se disait que tout ce bonheur entrevu n’était pas impossible car il aurait pour base l’excellent jugement et le caractère idéal de Jane, sans compter une parfaite similitude de goûts et de sentiments entre elle et Bingley.

Ce fut pour tous une soirée exceptionnellement heureuse. Le bonheur de Jane donnait à son visage un éclat et une animation qui la rendaient plus charmante que jamais. Kitty minaudait, souriait, espérait que son tour viendrait bientôt. Mrs. Bennet ne trouvait pas de termes assez chauds, assez éloquents pour donner son consentement et exprimer son approbation, bien qu’elle ne parlât point d’autre chose à Bingley pendant plus d’une demi-heure. Quant à Mr. Bennet, lorsqu’il vint les rejoindre au souper, sa voix et ses manières disaient clairement combien il était heureux. Pas un mot, pas une allusion, cependant, ne passa ses lèvres jusqu’au moment où leur visiteur eut pris congé, mais alors il s’avança vers sa fille en disant :

— Jane, je vous félicite. Vous serez une femme heureuse.

Jane aussitôt l’embrassa et le remercia de sa bonté.

— Vous êtes une bonne fille, répondit-il, et j’ai grand plaisir à penser que vous allez être si heureusement établie. Je ne doute pas que vous ne viviez tous deux dans un parfait accord. Vos caractères ne sont en rien dissemblables. Vous êtes l’un et l’autre si accommodants que vous ne pourrez jamais prendre une décision, si débonnaires que vous serez trompés par tous vos domestiques, et si généreux que vous dépenserez plus que votre revenu.

— J’espère qu’il n’en sera rien. Si j’étais imprudente ou insouciante en matière de dépense, je serais impardonnable.

— Plus que leur revenu !… À quoi pensez-vous, mon cher Mr. Bennet ! s’écria sa femme. Il a au moins quatre ou cinq mille livres de rentes ! Ô ma chère Jane, je suis si contente ! Je n’en dormirai pas de la nuit…

À partir de ce moment, Bingley fit à Longbourn des visites quotidiennes. Il arrivait fréquemment avant le breakfast et restait toujours jusqu’après le souper, à moins que quelque voisin barbare et qu’on ne pouvait assez maudire, ne lui eût fait une invitation à dîner qu’il ne crût pas pouvoir refuser.

Elizabeth n’avait plus beaucoup de temps pour s’entretenir avec sa sœur, car Jane, en la présence de Bingley, n’accordait son attention à personne autre ; mais elle rendait grand service à tous deux dans les inévitables moments de séparation : en l’absence de Jane, Bingley venait chanter ses louanges à Elizabeth et, Bingley parti, Jane en faisait autant de son côté.

— Il m’a rendue heureuse, dit-elle un soir, en m’apprenant qu’il avait toujours ignoré mon séjour à Londres au printemps dernier. Je ne le croyais pas possible !

— J’en avais bien le soupçon, répondit Elizabeth. Quelle explication vous a-t-il donnée ?

— Ce devait être la faute de ses sœurs. Assurément elles ne tenaient pas à encourager les relations entre leur frère et moi, ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’il aurait pu faire un mariage tellement plus avantageux sous bien des rapports. Mais quand elles verront, comme j’en ai la confiance, que leur frère est heureux avec moi, elles en prendront leur parti. Croyez-vous, Lizzy, que lors de son départ en novembre, il m’aimait vraiment, et que la seule conviction de mon indifférence l’a empêché de revenir !

— Il a commis une petite erreur, assurément ; mais elle est tout à l’honneur de sa modestie.

Elizabeth était contente de voir que Bingley n’avait pas dit un mot de l’intervention de son ami ; car bien que Jane eût le cœur le plus généreux et le plus indulgent, cette circonstance n’aurait pu manquer de la prévenir contre Mr. Darcy.

— Je suis certainement la créature la plus heureuse du monde, s’écria Jane. Ô Lizzy ! pourquoi suis-je la privilégiée de la famille ? Si je pouvais seulement vous voir aussi heureuse ! S’il y avait seulement pour vous un homme comparable à Charles !

— Quand vous me donneriez à choisir parmi vingt autres exemplaires de votre fiancé, je ne pourrais jamais être aussi heureuse que vous. Il me manquerait pour cela votre aimable caractère. Non, non ; laissez-moi me débrouiller comme je pourrai. Peut-être, avec un peu de chance, pourrai-je trouver un jour un second Mr. Collins !