Stances - La Veillée - Le Miroir...

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POÉSIES


STANCES


Il ne faut souhaiter de voir un trop long âge
Et mieux vaut mourir tôt que de vivre longtemps,
Car fol est qui s’acharne à porter au visage
L’aspect de la vieillesse et le masque du temps !

Qu’un autre trouve en soi la constance et la force
Qui le fassent durer, content de ce qu’il est !
A mon sens, l’arbre mort dont ne croît plus l’écorce
Encombre le taillis et gâte la forêt.

Aussi, non dans l’hiver, mais en mon plein automne,
Veux-je que, d’un seul coup, m’abatte le destin,
Pour qu’en tombant mon soir encore se couronne
Du feuillage compact qui parait son matin,

Et, pour que le tranchant du fer qui le taillade,
Au-delà de la libre et de l’aubier vivant,
Rencontre au cœur du tronc la chair de la Dryade
En qui s’empourpre encor la sève de mon sang !



LA VEILLÉE


Venez. Je vous promets pour réjouir vos yeux
La lampe familière et le foyer joyeux
Où la pomme de pin vivement allumée
Craque et pétille en flamme à travers la fumée.
Les volets seront clos. La porte sur vos pas
Se fermera pour que les fâcheux n’entrent pas ;
Et, si l’un, cependant, comme une ombre importune,
Soudain, entre nous deux, se montrait par fortune,
Je prendrais cet éclat de marbre, d’un fronton
Tombé, et recueilli devant le Parthénon,
Et qui repose là sur le coin de ma table,
Et j’en lapiderais ce spectre détestable.

Car, ce soir, nous voulons, graves, seuls et pieux,
Parler en liberté des héros et des dieux
Et nous ressouvenir de la Grèce immortelle
En redisant tout haut ce que nous savons d’elle.
Tous deux, n’avons-nous pas foulé son sol sacré
Et vu dans l’air divin au couchant empourpré
Ou dans le ciel plus clair et que l’aurore teinte,
Le soleil se lever ou mourir sur Corinthe ?

C’est pourquoi, tout un soir, alternativement,
Tandis que brûleront la pomme et le sarment,
Tour à tour, et pareils à des Bergers d’églogue,
Nos voix répéteront l’éternel dialogue
Auquel, de siècle en siècle, un même écho répond
Et qui chante l’honneur de la Terre au beau nom ;
Et, chacun, évoquant du fond de sa mémoire
Des images de paix, d’héroïsme et de gloire,
L’un vantera le temple et l’autre la cité,
La montagne neigeuse et le golfe argenté ;
Et nous célébrerons la lumière qui dore
Les marbres d’Eleusis, d’Égine et d’Epidaure.

Et nul ne troublera notre veille. Parfois,
Lorsque l’émotion fera trembler nos voix,
Et que nous nous tairons d’avoir nommé sans crainte
Quelque antre fabuleux ou quelque source sainte :
Hippocrène et son flot, Delphes et son laurier,
Alors, presque peureux et prêts à le prier
De ne pas nous punir de notre audace impie,
Nous croirons voir rôder, dans la chambre assombrie
Où la lampe charbonne auprès de l’âtre éteint,
Fantôme familier à la fois et hautain,
Quelque vieux roi d’Argos paternel et farouche
Qui, loin de châtier nos yeux et notre bouche,
D’un geste, à son baiser, tendra l’antique anneau
Où rue en l’or massif l’empreinte d’un taureau.


LE MIROIR


Les Dieux m’aiment, Passant ; c’est pourquoi je suis morte
Dans l’éclat parfumé de ma jeunesse en fleur ;
Jusqu’au trépas ma joue a gardé sa couleur,
Et mon corps est léger au destin qui l’emporte.

Que le printemps sans moi reparaisse, qu’importe !
Ne crois pas que mon sort mérite quelque pleur
Parce que, quand viendra l’été lourd de chaleur,
Je ne m’assoirai plus sur le seuil de ma porte :

Je ne regrette rien de la clarté du jour.
J’ai vu ta face, ô Mort, et ton visage, Amour !
A qui fut doux l’amour la mort n’est pas cruelle.

Je descends vers le Styx et non vers le Léthé,
Car, pour me souvenir que, là-haut, je fus belle,
N’ai-je point le miroir où riait ma beauté ?



LE DON


J’aurais pu, comme un autre, à la panse du vase
Dessiner d’un beau trait la figure des Dieux :
Mars irrité, Bacchus, Apollon radieux,
Neptune et son trident, Mercure et son pétase ;

Ou bien, sur la paroi dont le contour s’évase,
J’aurais pu te montrer, pour réjouir tes yeux,
Les Trois Grâces avec le chœur mélodieux
Des Neuf Muses qu’à la fontaine suit Pégase.

Mais, sachant ton respect des lignes, j’ai voulu
Qu’il se dressât en sa beauté, debout et nu,
Sans que dansât autour la Nymphe ou le Satyre,

Et si pur en son galbe éloquent et sacré
Que tu crusses, en regardant son flanc pourpré,
Entendre un chant d’amour aux cordes d’une Lyre !


LA ROSE


En voyant mourir cette rose
Dans ce vase de bronze obscur,
Je songe à sa pareille éclose
À l’ombre tiède du vieux mur,

Dans ce doux jardin de septembre
Que, du Palazzo Venier,
Par la fenêtre de ta chambre,
Nous contemplions, l’an dernier.

Et c’est l’automne de Venise
Qui renaît en mon souvenir
Avec sa grâce où s’éternise
L’été qui ne veut pas finir.

Je te revois sur la lagune,
Glissant comme en un ciel marin,
Ainsi qu’un noir croissant de lune,
Gondole, quartier d’astre éteint !


Voici le canal et la porte,
Et ces façades de palais
Dont le marbre irise l’eau morte
Des fantômes de leurs reflets…

Et ce balcon où l’on s’étonne
De ne plus voir, sur le rideau,
Se pâmer encor Desdémone
Dans les sombres bras d’Othello !


LE REFUGE


Je ne veux rien de vous, ce soir, en ma pensée,
O mon pays lointain,
Ni rien de vous non plus, ma jeunesse passée,
Dont le feu s’est éteint !

Que votre souvenir impatient renonce
A me parler tout bas,
Laissez l’écho dormir où se perd et s’enfonce
La rumeur de vos pas !

Je suis venu chercher sur ce brûlant rivage,
Que bat un flot plus clair,
Pour un autre moi-même, un autre paysage,
Et j’ai passé la mer.

Je n’écoute plus rien des voix que mon oreille
Écouta trop longtemps
Et que me murmurait la parole vermeille
De ta bouche, Printemps !

Mes yeux ne veulent plus suivre dans les allées
De ton jardin moussu,
Automne, les espoirs et les ombres voilées
Qui m’ont longtemps déçu !…

C’est pourquoi, sous ce ciel torride et monotone,
D’azur pacifiant,
Je suis venu chercher le lourd repos que donne
La terre d’Orient ;


Et, sans que rien de plus occupât ma pensée,
Tout le jour, jusqu’au soir,
J’ai regardé mourir cette rose enlacée
À ce beau cyprès noir.


LA MOURADIÈ


Le vieil Imân à turban vert, maigre et courbé,
Egrène un chapelet qui glisse sous son pouce
Et, devant nous, d’un geste très pieux, il pousse
Silencieusement, la porte du Turbé.

Les quatre murs sont blancs sous le dôme bombé,
D’où, par un trou rond, coule une lumière douce,
Et, dans le sarcophage empli de terre, pousse
Un peu d’herbe à l’endroit où la pluie a tombé.

C’est ainsi que voulut dormir son dernier somme
Mourad, sultan de Brousse, aux yeux d’Allah, pauvre homme,
Sous la coupole ouverte aux orages du ciel,

Lui qui se fit tailler, humble en sa gloire altière,
Afin d’être mieux prêt à l’ordre d’Azraël,
Un carré de cuir brut pour tapis de prière !


LE TURBÉ VERT


C’est un vainqueur qui dort sous la pompe persane
De ces riches carreaux dont l’enduit transparent,
En sa couleur changeante et son reflet errant,
Montre des fleurs d’émail que nul hiver ne fane.

Mais à quoi bon avoir, pour la foi musulmane,
Par le sabre imposé la règle du Coran,
Et que t’aura servi ce tombeau, Conquérant,
Puisque le vil talon du giaour le profane ?

Malgré ta gloire, ô Mohammed, tu n’es plus rien !
Ton nom fait-il songer à son éclat ancien
Cette fillette assise à l’ombre d’un platane,


Et qui, l’œil mi-voilé lorsque passe un chrétien,
Caresse, en regardant ton Turbé de turquoise,
Le petit lièvre roux que sa main apprivoise ?


RETOUR D’ORIENT


Ce n’est plus aujourd’hui ton aube qui m’éveille,
O divine clarté
Dont l’ardeur éclatait triomphale et vermeille,
Au ciel ensanglanté !

Ce soleil sans éclat qui s’abaisse et se couche
Au bout de l’horizon
N’est plus l’astre brûlant dont la pourpre farouche
Mourait sur Ilion.

La lune qui blêmit à ma vitre morose
Et ne l’éclairé pas,
Ce n’est plus vous, lune d’or jaune ou d’argent rose,
Qui brilliez sur Damas !

Puisqu’il en est ainsi, faites, de leurs embrasses,
Tomber à longs plis lourds
Les rideaux refermés que fatiguent les masses
De leur pesant velours ;

Allumez, suspendue au plafond de la chambre,
La lampe en verre peint
Où versa doucement son huile couleur d’ambre
La jarre d’Aladin.

Sur le divan profond où le corps se renverse,
Qu’on étende avec soin
Cette étoffe de Brousse et ce tapis de Perse
Que l’œillet brode au coin ;


Posez auprès de moi cette aiguière au col fourbe.
Et dont le bec mord l’eau,
Et tirez ce beau sabre étincelant et courbe
Du cuir de son fourreau ;

Donnez-moi ce flacon qui garde encore enclose
En un vivant sommeil
L’odeur qu’eurent jadis le jasmin et la rose
A mourir au soleil…

Puis laissez-moi. Je vais abaisser ma paupière
Et fermer maintenant
Mes yeux pleins de l’ardente et terrible lumière
Des midis d’Orient !


LA MÉDAILLE


Leonellus Marchio Estensis. Opus Pisani Pictoris.
 
Qu’il soit mort par le fer, le poison ou la peste,
Podestà magnanime ou tyran redouté,
Plus d’un n’est devenu pour la postérité
Qu’un nom que nul ne loue et que nul ne déteste

Mais toi, ce que tu fus ta médaille l’atteste,
Et ton brusque profil en sa jeune fierté
Par l’airain a conquis presque l’éternité.
L’Art t’immortalisa, Lionel, marquis d’Este.

Le grand Pisanello, père de ta mémoire,
N’en assura-t-il pas la durée et la gloire
Dans ce disque de bronze où tu semblés vivant,

Et qui, sur son revers, en des poses pareilles,
Modelés par un pouce héroïque et savant,
Montre deux hommes nus qui portent des corbeilles ?



LE JEUNE ORFÈVRE


Mieux qu’aucun maître inscrit au livre de maîtrise
J. -M. DE HEREDIA. Le vieil Orfèvre.

Il n’est pas défendu, quand le maître est sorti,
Ayant, sa tâche faite, achevé sa journée,
Qu’au lieu de délaisser la forge abandonnée,
A son tour, au travail s’exerce l’apprenti.

Le voilà seul. Sa main touche sur l’établi
Le poinçon glorieux et par qui fut signée
La bague au fier chaton savamment façonnée
Où brille le béryl dans l’or courbe serti.

Mais soudain, rougissant de sa naïve audace,
Il lui semble qu’un œil le raille et le menace
Dans le rubis farouche et le clair diamant ;

Hélas ! son nom encor n’est pas inscrit au Livre
Et, modeste, il s’essaie à fixer humblement
Une perle de verre en un cercle de cuivre.


CORNEILLE


Lorsque par lui le Cid tira sa jeune épée,
La France tressaillit d’un tragique frisson
A voir le fils venger — et de quelle façon ! —
La paternelle joue indignement frappée.

Puis ce furent Horace et, de pourpre drapée,
Rome tendant les bras à ce fier nourrisson,
La clémence d’Auguste et sa noble leçon
Et Rodogune avec Polyeucte et Pompée.

Mais le feuillage meurt avant l’arbre vieilli,
Et le plus beau laurier défend-il de l’oubli
Puisque son siècle fut ingrat au grand Corneille ?

Et qu’il fallut, un jour, que la Postérité,
Pareille à quelque Cid en qui l’honneur s’éveille,
Rajustât sa couronne à ce front irrité ?



AU BAS D’UN PORTRAIT DE MOLIÈRE


Le valet qui friponne et le tuteur qui peste,
Le pédant, le marquis, le sot et le barbon,
L’apothicaire, le fâcheux, tout lui fut bon,
De l’esclave rustique au Jupiter céleste ;

L’intrigue et l’imbroglio, la gambade et le geste,
La mascarade, la seringue et le bâton,
Et jusqu’au Turc obèse à turban de coton,
Et le sac de Scapin et les rubans d’Alceste.

Mais, farce à la chandelle ou haute comédie,
De tout ce qu’inventa sa verve, son génie
En a fait de la vie et de la vérité ;

Et c’est pourquoi ces yeux, ce front et cette bouche
Reçurent le baiser de l’Immortalité,
Qui, d’abord, avaient pris leçon de Scaramouche !


LA JOURNÉE DE RACINE


Le poète Racine a fini sa journée :
Le coude sur la table, il songe. Est-il content ?
Et le bec de la plume au bruit intermittent
Ne mord plus sous sa main la page égratignée.

A-t-il d’une épigramme élégamment tournée
Trouvé la pointe acerbe et le trait irritant ?
Non, un plus noble soin l’a tenu haletant,
Et voici qu’il relit la scène terminée.

Son regard, dont parfois l’expression trop fine
A fait dire de lui : le perfide Racine,
Est très tendre, très fier, très pensif et très doux,

Car il fut, tout le jour, ô douleur, ô délice !
Témoin des beaux adieux qu’adresse sans courroux,
A Titus qui la fuit, la reine Bérénice.



L’ESPOIR SUPRÊME


Qu’importe si la tombe à présent où tu dors
Et qui ne fait de toi qu’un mort d’entre les morts
N’arrête point les pas de la foule rapide
Par son urne pompeuse ou par sa pyramide ?
Et si son marbre dur ou son solide airain
N’attire pas les yeux du passant incertain
Et de ceux qui, devant les grandes destinées,
Courbent pieusement leurs têtes inclinées !
Que d’autres, pour montrer leur faste ou leur orgueil,
Sur leur cendre avec soin scellent des blocs de deuil,
Ne te suffit-il pas, à toi, que tu reposes
Sous ce cyprès aigu qu’enlacent quelques roses ?
Et, si nul ne s’attarde autour de ton tombeau,
N’est-ce donc pas assez qu’il y chante un oiseau ?
Et, si même, en un jour futur, de l’humble pierre,
Que rongera la mousse et couvrira le lierre,
Ton nom s’efface, eh bien ! que t’importe, pourvu
Que l’ombre de l’amour y pose son pied nu ?


HENRI DE REGNIER.