Statistique et expérience (Simiand)/Chapitre VII

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VII


Qu’il faut étudier le phénomène se produisant, l’étudier tout entier, l’étudier tel qu’il se comporte.


Une des conditions essentielles de preuve le plus recherchées et le plus communément réalisées dans l’expérimentation des sciences de la nature, est que l’expérimentateur étudiant un phénomène propre à établir une relation entre deux éléments, voie ce phénomène se produisant, et non pas seulement des effets, des conséquences ou des traces de ce phénomène une fois produit. Elle est qu’il s’applique à le voir ainsi depuis son début jusqu’à son terme. Elle est qu’il s’attache à le suivre, s’il y a lieu, dans ses diverses phases, dans tout le cours de son développement. Et il suit également, du début jusqu’au terme, dans les diverses phases, dans tout le développement, la relation qui paraît se dégager, ou tout ce qui la prépare et la réalise enfin.

Dans le domaine de l’expérience statistique, se soucie-t-on toujours de se mettre dans cette condition, ou tout au moins de s’en approcher le plus possible ? Quelques exemples suffisent à montrer, au contraire, que la méconnaissance de cette condition de bonne preuve est une des raisons qui permettent par des arguments statistiques de tout prouver et de ne rien prouver.

Si un botaniste ayant relevé en mai, je suppose, les hauteurs et épaisseurs de certains arbres et les températures, puis en décembre les hauteurs et épaisseurs de ces mêmes arbres, plus fortes qu’en mai précédent, et les températures, ordinairement plus basses, en concluait que la hauteur et l’épaisseur des arbres augmentent avec l’abaissement de la température, trouverions-nous la preuve suffisante ?

Cependant, sommes-nous bien sûrs de raisonner mieux ou de prouver plus, lorsque, par exemple, constatant à une certaine date les prix à un certain niveau et les salaires à un certain niveau, puis, à une date ultérieure, les prix à un niveau plus élevé et les salaires également à un niveau plus élevé, nous concluons, sans plus, à une relation entre ces deux variations (et quel que soit le sens, du reste, dans lequel nous formulons la relation, c’est-à-dire que nous disions, sur ces bases, soit « avec l’augmentation des prix les salaires s’élèvent », soit « avec l’augmentation des salaires les prix s’élèvent ») ? Si la preuve réduite à ce fondement est suffisante, comment donc une relation exactement inverse, c’est-à-dire une relation entre hauts salaires et bas prix, a-t-elle pu être également fondée sur des arguments statistiques du même ordre par tel économiste américain qui, il y a quelque trente ans, enseignait l’ « économie des hauts salaires »[1]?

Dans le cas de notre botaniste de tout à l’heure, l’insuffisance de preuve nous « sautait aux yeux », parce que la relation entre la variation des températures et la croissance des végétaux nous est bien connue. Mais, faisant abstraction de ces notions pour nous familières, et pour les cas où la relation véritable est en fait ignorée de nous encore, regardons au juste à quoi tenait cette insuffisance : n’est-ce pas à ce que, au lieu de s’attacher au « phénomène se produisant », et dans le temps où la relation entre les deux éléments considérés se réalisait en fait, notre botaniste s’est pris seulement à des effets, à des conséquences du phénomène une fois produit, ou à des circonstances ultérieures qui n’y ont plus aucun rapport effectif ?

Eh bien, faisons ici notre profit de cet exemple. Que notre expérience statistique s’attache à saisir, non plus des états et des coïncidences, qui peuvent être des effets ou des suites de variations intermédiaires fort diverses, mais le phénomène se produisant, c’est-à-dire s’attache à suivre, en date, en grandeur, en direction, la variation des prix se produisant, la variation des salaires se produisant : elle pourra nous dire si entre ces variations (et non plus seulement entre des états) apparaît quelque relation, et ce sera déjà plus probant. De plus, elle pourra nous dire encore peut-être, — et la formule même de la relation s’améliorera en même temps que la preuve, — si cette relation apparaît directe ou inverse, si elle paraît jouer de même ou différemment en hausse et en baisse, si elle apparaît réciproque ou si, au contraire, c’est l’une des deux seulement et laquelle qui paraît entraîner le mouvement de l’autre ?

Si maintenant nous voyions notre botaniste étudier non pas tout un développement végétal depuis le germe jusqu’au fruit, ou non pas même toute la germination, ou toute la floraison, ou toute la fructification, mais limiter son étude de la végétation d’une plante arbitrairement de telle date à telle date du calendrier, par exemple du 15 mai au 1er juin, qui de nous ne douterait de la valeur de cette recherche et des résultats qu’elle peut donner ?

Pourquoi donc n’a-t-on pas communément un doute du même ordre lorsque, par exemple, une grande association économique étrangère[2], mettant en train, un peu avant la guerre, une très vaste enquête sur le mouvement de hausse des prix qui se manifestait dans cette période, et voulant par cette enquête dégager les facteurs et les explications de cette hausse, limitait arbitrairement son questionnaire et ses recherches à quinze années en arrière, sans paraître se douter que, pour découvrir des relations fondées, il pût y voir avantage, nécessité même, à partir non pas d’une date arbitraire, mais du commencement réel de la hausse, à embrasser non pas une partie quelconque du mouvement, mais le mouvement tout entier ?

Moins encore cette association d’économistes paraissait-elle se soucier ou se douter que cette phase de hausse suivait une phase de baisse et que, tant pour la connaissance du fait lui-même que pour la recherche et la détermination des concomitants possibles, il était grandement important et presque indispensable d’embrasser, dans l’investigation, au moins une phase de chaque sens, afin de pouvoir instituer une contre-épreuve. Tel un physiologiste qui étudierait l’expiration, sans se soucier de l’inspiration.

En ce moment même, combien d’études, combien de comparaisons voyons-nous s’établir entre 1914 et les années présentes, et combien d’interprétations s’échafauder dans ce cadre ainsi limité et sur ces seules bases, sans qu’on paraisse s’être demandé et avoir examiné d’abord si, au point de vue du phénomène considéré et des relations étudiées, la guerre marque un commencement véritable, ou seulement une modification (en vitesse ou en direction) d’un mouvement commencé avant et qu’il faudrait donc embrasser dans son entier pour pouvoir interpréter les variations coïncidant avec la guerre, si fortes qu’elles puissent être ?

Que, pour avoir chance d’établir des relations fondées, il faille saisir le phénomène non seulement dans son ensemble, mais encore dans ses caractéristiques, dans son allure, dans ses phases, en un mot tel qu’il se comporte au juste, les discussions d’il y a une vingtaine d’années en Angleterre entre libre-échangistes et partisans du tarif l’ont illustré d’exemples significatifs, en montrant les mêmes statistiques de commerce extérieur employées à étayer des arguments opposés : certains alléguaient une baisse du commerce de l’Angleterre depuis trente ans ; un économiste qualifié présentait plusieurs moyennes quinquennales prises à intervalles assez grands d’où apparaissait une hausse d’ensemble ; une revue ripostait par des moyennes quinquennales aussi, mais sur d’autres années, d’où ressortait d’ensemble une stagnation[3]. Regardons à la courbe des données annuelles et nous comprendrons à la fois que les trois comparaisons sont respectivement exactes et qu’aucune cependant n’exprime exactement le mouvement d’ensemble : c’est qu’en effet cette courbe, ayant pour caractère de présenter une suite de cycles d’expansions et de dépressions qui n’exclut pas cependant un mouvement d’ensemble à travers ces cycles, il y a bien peu de chance, en effet, pour qu’en dehors d’une constatation continue et complète ou bien d’une élimination adéquate des variations cycliques, la variation générale puisse être exactement aperçue.

Combien de fois encore voyons-nous prendre deux données il y a cinquante ans, les deux données correspondantes aujourd’hui et, sans plus, établir sur ce seul rapprochement une relation entre elles, sans qu’on paraisse se douter que, souvent, c’est raisonner comme si, parce que Marseille et Gênes sont tous les deux au niveau de la mer, on en concluait qu’on ne monte pas autrement pour aller de Marseille à Lyon que de Gênes à Lyon, en oubliant simplement que sur l’une des routes on peut rencontrer les Alpes.

Pour combien de faits qui, dans la suite des années, présentent, comme caractéristique, des variations différenciées et irrégulières et non pas un mouvement uniforme même en gros, voyons-nous encore prendre et réunir par des droites les données de dix en dix ans, un peu comme si on voulait dessiner le profil d’une route accidentée en ne prenant les altitudes que de dix en dix kilomètres. À titre d’exercice d’étudiant, j’ai plusieurs fois fait représenter ainsi un même phénomène, mais en prenant de dix en dix les années de millésime terminé en 3 ou en 7, au lieu des millésimes terminés en 0 : cela suffit pour changer tout le caractère apparent du mouvement.

Ne nous lassons donc pas de répéter que, pour avoir chance de ne pas se prendre à des représentations inexactes et par suite à des coïncidences fortuites ou trompeuses, notre expérimentation statistique doit toujours s’appliquer à saisir, d’abord, dans son allure propre le fait étudié, à le saisir dans la succession de ses phases, dans la décomposition de ses parties si c’est le cas ; et si elle en simplifie ensuite l’expression, comme il est peut-être utile ou nécessaire pour la recherche même, si elle en laisse tomber telles ou telles particularités pour n’en retenir que certaines autres, elle doit savoir qu’elle fait cette élimination et pourquoi et avec quelles conséquences possibles sur les résultats ultérieurs.

  1. J. Schoenhof, The economy of high wages, New-York, Putnam, 1892.
  2. Verein für Sozialpolitik.
  3. Cf. Bowley, op. cit., p. 151-154.