Statistique industrielle de Paris

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STATISTIQUE INDUSTRIELLE
DE PARIS

Statistique de l’industrie à Paris, enquête faite par la chambre de commerce
pour l’année 1860, in-4°, Paris 1864.


La chambre de commerce de Paris a procédé, en 1860, à une enquête industrielle, et elle vient de publier les documens statistiques qu’elle a recueillis. Déjà, en 1848, elle avait entrepris une étude analogue ; mais à cette date les résultats devaient être nécessairement faussés par le contre-coup des crises politiques, l’industrie de Paris ayant, plus que toute autre, payé sa dette à la révolution. L’enquête de 1860 est à la fois plus exacte et plus complète : elle s’applique à une période que l’on peut considérer comme normale au point de vue de l’activité du travail, et elle comprend un rayon plus vaste, puisqu’elle s’étend aux quartiers nouveaux ajoutés par l’annexion à la capitale. C’est, à tous égards, une œuvre pleine d’intérêt. Nous voudrions en dégager brièvement les résultats statistiques et extraire de ces longues colonnes de chiffres les renseignemens qui peuvent nous éclairer sur le sort de la portion la plus nombreuse de la population parisienne. Paris est bien réellement la cité universelle. Capitale d’un grand empire, Paris renferme dans son sein, par une concentration puissante, toutes les splendeurs, tous les attraits de la civilisation. Les lettres, les sciences et les arts y brillent d’un éclat sans égal. Des régions les plus éloignées de la terre, l’étranger vient lui rendre hommage, à ce point que Paris n’appartient pour ainsi dire plus aux Parisiens, ni même à la France, mais qu’il appartient au monde entier. Ce n’est pas tout : Paris est en même temps un immense atelier, où le travail multiplie les plus étonnantes variétés de produits. C’est là l’image que nous présente l’enquête de la chambre de commerce en décrivant dans ses moindres détails Paris industriel, et notre capitale ne perd rien à être envisagée sous ce nouvel aspect, que ses admirateurs ont trop souvent dédaigné.

La chambre de commerce a recensé, dans Paris, 101,000 établissemens industriels, occupant 416,000 ouvriers et produisant 3 milliards 369 millions. Voici comment les chiffres se répartissent entre les différentes branches d’industrie, dont l’enquête a formé dix groupes. Cette statistique, qui résume en dix lignes ce grand travail, paraîtra certainement digne d’intérêt :

Nombre
d’établissemens.
Nombre
des ouvriers.
Importance
des affaires.
1° Alimentation 
29,069
38,859 1,088 millions
2° Bâtiment 
5,378
71,242 315
3° Ameublement 
7,391
37,951 200
4° Vêtement 
23,800
78,377 455
5° Fils et tissus 
2,836
20,810 120
6° Acier, fer, cuivre, etc. 
3,440
28,866 164
7° Or, argent, platine, etc. 
3,199
18,731 183
8° Industries chimiques et céramiques. 
2,719
14,397 194
9° Imprimerie, gravure, etc. 
2,759
19,507 94
10° Industries diverses[1] 
20,580
82,071 556


101,171


416,811


3,369 millions.

Ainsi le nombre des patrons et des ouvriers recensés forme un personnel de 518,000 individus. Il convient d’y ajouter environ 32,000 ouvriers appartenant à l’industrie des chemins de fer et à plusieurs grandes entreprises d’utilité publique, de telle sorte que l’on arrive facilement à un total de 550,000 habitans voués à la main-d’œuvre industrielle, et si l’on tient compte des familles qui dépendent des chefs d’ateliers et des ouvriers, on peut calculer que plus de 1 million d’habitans, c’est-à-dire les deux tiers environ de la population parisienne, vivent du travail industriel.

Cette proportion est très considérable, peut-être même semblera-t-elle effrayante. On a peine à s’expliquer, au premier abord, comment il se fait que le travail se concentre et s’accumule à un tel degré sur un seul point ; on voit dans cette agglomération d’ouvriers un danger pour la paix publique et pour la sécurité du gouvernement. Qu’adviendrait-il, si une crise commerciale infligeait le chômage à cette population qui ne peut vivre que par le travail de chaque jour, si la disette surélevait le prix des subsistances, si les événemens politiques paralysaient le crédit qui met en mouvement tous ces bras ? Ce ne sont point là de simples hypothèses. Paris a traversé de ces périodes désastreuses, durant lesquelles argent, crédit, travail, tout manque à la fois, et l’on sait ce qu’il en a coûté de misères et de sacrifices. Que serait-ce donc aujourd’hui avec une population ouvrière plus nombreuse et avec le développement d’affaires que nous voyons se continuer depuis dix ans ? Il semble que la moindre perturbation, qu’un temps d’arrêt deviendrait mortel, et que Paris entier subirait le même effet qu’un convoi de chemin de fer qui, lancé à toute vitesse, déraillerait ou s’arrêterait soudain. Nous avons entendu plus d’une fois exprimer ces inquiétudes, et certes les chiffres statistiques que vient de publier la chambre de commerce ne sont pas de nature à les calmer. Tandis que les esprits enthousiastes admireront cette puissance industrielle que représente une production de plus de 3 milliards, beaucoup d’esprits prudens dénombreront avec crainte ce demi-million d’ouvriers auquel il faut assurer le travail et le salaire.

Ces préoccupations sont très légitimes. Cependant, en pareille matière, il convient d’étudier et d’apprécier les faits sans timidité comme sans enthousiasme. Si la prépondérance industrielle et commerciale de Paris était un fait artificiel, contraire à la nature des choses, on aurait raison de s’effrayer des conséquences, car tout ce qui est anormal et factice est dangereux ; mais cette prépondérance s’explique parfaitement. Il n’y a point là seulement un signe et un effet de la centralisation française : dans la plupart des pays, la capitale politique est en même temps le foyer le plus actif du travail et de la production. D’une part, les capitales sont ordinairement établies dans la région la plus populeuse et choisies parmi les villes les plus peuplées ; elles forment donc par elles-mêmes un grand centre de consommation, et il est dès lors naturel que pour la majorité des produits, surtout pour ceux qui se débitent au jour le jour, la fabrication s’installe à l’endroit même où ces produits se consomment. En second lieu, la capitale est un point d’attraction vers lequel converge une population flottante plus ou moins considérable, composée de nationaux ou d’étrangers, et ce mouvement vient augmenter le chiffre de la consommation et de la production quotidienne. Ces deux élémens suffiraient pour justifier dans les capitales la prédominance numérique de la population ouvrière. Ce n’est pas tout : par cela même que les capitales sont généralement très peuplées, elles voient affluer dans leur sein les industries pour lesquelles le bas prix et la régularité de la main-d’œuvre ne sont point des conditions essentielles ; ces industries sont assurées de ne jamais manquer de bras, et de pouvoir en augmenter ou en diminuer le nombre selon leur intérêt et leurs besoins. En outre, c’est dans les métropoles que se forment les grands réservoirs de capitaux et les sources les plus abondantes du crédit. Enfin est-il nécessaire d’insister sur l’avantage que beaucoup d’industries trouvent à s’établir dans la capitale, qui se relie ordinairement, par les voies de communication les plus nombreuses et les plus directes, à tous les points du territoire, aux frontières ou à la mer, et faut-il démontrer la nécessité qui les oblige souvent à se rapprocher du centre où résident les sciences et les arts, ces auxiliaires de plus en plus utiles du travail manufacturier ? Les considérations que nous venons de rappeler s’appliquent à presque toutes les capitales. Voyez Londres, Bruxelles, Vienne, Berlin. L’exception que présente Washington tient à des circonstances particulières, et elle ne saurait infirmer la règle.

Peut-être cependant le chiffre de la population industrielle à Paris dépasse-t-il dans une certaine mesure la proportion normale par suite de deux causes exceptionnelles. Avant l’annexion, la banlieue était couverte d’usines qui s’étaient installées sur des terrains alors peu coûteux, et qui, n’étant soumises qu’à des impôts très réduits et à des droits d’octroi fort minimes, mettaient avantageusement en œuvre les matières premières au seuil même du vaste marché où elles vendaient leurs produits. Ces usines ne se seraient certainement pas établies à La Chapelle, à La Villette, à Grenelle, si elles avaient dû, dès l’origine, subir les charges de l’octroi parisien. Elles profitent encore aujourd’hui du régime de faveur que la loi leur a ménagé pour adoucir la transition ; mais lorsqu’en 1870 elles se verront soumises au droit commun, il est probable que plusieurs d’entre elles se transporteront en dehors de la nouvelle enceinte. La seconde cause exceptionnelle se rattache aux grands travaux que l’administration municipale a entrepris directement, ou qu’elle a suscités pour reconstruire une portion de Paris. Cette influence n’est cependant point aussi considérable qu’on l’a supposé, parce que le principal corps d’état employé dans les constructions, le corps du bâtiment, se recrute en général dans une population nomade, qui va et vient suivant les demandes, et qui, si l’ouvrage venait à manquer ou cà se ralentir, retournerait spontanément dans ses foyers. Quoi qu’il en soit, ces deux causes d’augmentation du nombre des ouvriers cesseront de produire leurs effets lorsque la loi d’annexion sera pleinement exécutée, c’est-à-dire en 1870, et à mesure que les travaux de l’édilité parisienne avanceront vers la période d’achèvement. L’enquête a recensé 101,171 fabricans ; sur ce total, on compte 7,492 fabricans qui occupent plus de 10 ouvriers, 31,480 qui emploient de 2 à 10 ouvriers, et 62,199 qui n’ont qu’un seul ouvrier ou travaillent seuls. La grande et la moyenne industrie, représentées par la première de ces catégories, ne figurent dans l’ensemble du chiffre des fabricans que pour une proportion de 7 pour 100 ; le reste appartient à la petite industrie. La moyenne générale de l’effectif par établissement n’atteint même pas le chiffre de 5 ouvriers. Ainsi ce qui caractérise tout spécialement l’industrie parisienne, c’est l’extrême division du travail, la variété, le morcellement. Les grandes usines sont rares et clairsemées, les petits ateliers sont très nombreux ; il n’y a rien là qui ressemble à la physionomie des villes de fabriques, où plusieurs grandes usines emploient chacune des centaines et des milliers d’ouvriers adonnés au même travail, gagnant le même salaire, obéissant à un seul intérêt. À Paris, la population industrielle se divise en une infinité de catégories, dont la condition est très variable, et dont les intérêts, loin d’être toujours identiques, sont quelquefois contradictoires. L’agglomération n’y offre donc point les périls que l’on pourrait redouter ailleurs.

Les 416,000 ouvriers qui ont été recensés se composent de 286,000 hommes, 105,000 femmes et 25,000 enfans. Dans les industries qui s’appliquent au vêtement, aux fils et tissus, à l’article de Paris, le nombre des femmes excède celui des hommes. Si l’on élimine ces trois industries, où l’intervention des femmes se justifie par la nature même du travail et où l’on compte 75,000 ouvrières travaillant en grande partie chez elles, il reste 30,000 femmes qui, dans les autres groupes, vivent du salaire quotidien. Cette proportion n’est peut-être pas excessive, mais on ne saurait désirer qu’elle s’étende, et, tout en laissant à chacun sa pleine liberté, nous ne croyons pas que l’on doive encourager les efforts de quelques patrons qui, soit pour obtenir une main-d’œuvre économique, soit même avec la pensée plus louable de procurer aux familles de leurs ouvriers un supplément de ressources, cherchent à introduire les femmes dans des ateliers réservés jusqu’ici au travail des hommes. La place de la femme est au foyer domestique : là est son devoir, sa dignité, son influence ; c’est là qu’elle gagne son salaire par l’ordre qu’elle maintient dans le modeste logis et par l’accueil qu’elle prépare à l’ouvrier qui revient de l’atelier. Les moralistes ont mille fois raison de protester contre la participation active des femmes aux travaux industriels et de rappeler à ce sujet les principes sur lesquels repose toute organisation sociale. Si, dans la sphère politique, les hommes graves engagent de si vifs débats sur la division des pouvoirs, comment ne se préoccuperait-on pas de la division des attributions au sein de la famille, question bien autrement essentielle pour les destinées de l’individu, et par suite pour la prospérité de l’état ? Non, le maigre salaire que reçoit la femme ne compense point la désertion du domicile et l’abandon des soins du ménage. Cette vérité n’exige ni phrases solennelles, ni démonstrations éloquentes. Elle se prouverait par l’arithmétique, alors même qu’il ne lui suffirait pas de s’étayer sur la morale. Sauf des exceptions très-rares, elle est applicable partout et à toutes les conditions, et elle intéresse au plus haut degré la population ouvrière de Paris, dont plus des quatre cinquièmes logent dans leurs meubles, terme vulgaire qui décore l’une des colonnes statistiques de l’enquête, et sous lequel il convient de saluer la famille et le foyer.

Quant aux enfans, l’enquête nous apprend que, sur 25,000 qui travaillent, on compte près de 20,000 apprentis des deux sexes, et que sur ce nombre 4,000 à peine ont passé des contrats réguliers. L’apprentissage n’est point ce qu’il devrait être. Les parens, soit négligence, soit ignorance de la loi, ne prennent point les dispositions nécessaires pour assurer l’éducation industrielle de l’enfant ; les patrons ne se rendent pas compte des devoirs qu’ils ont à remplir envers les apprentis, et ceux-ci sortent trop souvent de l’atelier d’apprentissage n’ayant presque rien appris. La surveillance n’existe pas ; la loi se borne à donner des conseils et ne contient point de sanction. Ces imperfections du régime actuel ont été signalées tout récemment dans la Revue par M. Jules Simon[2], qui demande qu’une loi nouvelle règle en termes plus précis les droits et les devoirs réciproques des familles, des patrons et des apprentis. Nous n’avons pas à insister sur ce sujet, qui a été traité avec autant d’autorité que de talent. Il nous suffira d’ajouter que le perfectionnement de l’apprentissage et de ses conditions dépend surtout du progrès moral et intellectuel des populations ouvrières, et qu’il peut être heureusement secondé par le concours des associations philanthropiques. Une loi, si complète qu’elle soit, ne produira pas la prévoyance et le dévouement là où ces vertus manquent aux familles et aux patrons : elle ne soumettra pas les apprentis à la discipline et au travail. Elle ne sera que l’auxiliaire, très utile d’ailleurs, des sentimens et des influences qui, s’inspirant de l’un des intérêts les plus sérieux de la société et de l’industrie, pénétreront dans les familles, et de là dans les ateliers. En pareille matière, il faudrait, ce semble, premièrement réformer les mœurs ; il faudrait, pour ainsi dire, naturaliser le devoir dans les esprits et dans les habitudes, le rendre moralement obligatoire, avant d’en faire un article de loi.

Ce qui doit contribuer en même temps à perfectionner l’apprentissage, c’est le haut prix qu’obtient aujourd’hui le travail d’un bon ouvrier. L’élévation du salaire a rehaussé la valeur de l’instruction professionnelle, qui devient ainsi le meilleur des placemens. La chambre de commerce a apporté le plus grand soin à relever le taux des salaires : c’est là, en effet, l’un des élémens les plus précieux à recueillir dans une statistique industrielle ; mais c’est aussi le renseignement qu’il est le plus difficile d’obtenir exactement, tant à raison de la variété des professions et des aptitudes que par suite des délicatesses de toute nature qu’entraîne nécessairement une telle enquête, où l’on se trouve en présence des intérêts contradictoires et des assertions parfois peu concordantes des patrons et des ouvriers. La somme d’argent qui exprime le taux fixe de la journée ne représente pas toujours le salaire entier : il s’y ajoute, dans certains cas, des avantages accessoires et souvent considérables, tels que le logement, la nourriture, etc. On doit aussi tenir compte des risques particuliers attachés à quelques industries, ainsi que des conditions de sécurité qu’offrent les ateliers où le travail est permanent et sans chômage. Enfin, bien que les variations de salaires ne soient pas très fréquentes, et que les prix de main-d’œuvre pour les diverses branches d’industrie conservent généralement les mêmes rapports, il peut se faire qu’au moment de l’enquête, la rareté ou l’abondance des bras, l’activité ou le ralentissement des commandes modifient momentanément, en plus ou en moins, le prix de la journée dans plusieurs ateliers. Ces difficultés sont inévitables, et elles créent autant de chances d’erreur qui défient les efforts des investigateurs les plus sincères. Reconnaissons cependant que, ces réserves faites, l’enquête de la chambre de commerce sur les salaires doit fournir des documens qui se rapprochent autant que possible de la vérité, non-seulement parce qu’elle a été conduite avec une habileté très consciencieuse, mais encore parce qu’elle s’applique à une année (1860) pendant laquelle les transactions et le travail industriel se sont maintenus dans des conditions à peu près normales.

En exposant les résultats généraux de l’enquête, la chambre de commerce a formé pour les ouvriers, au nombre de 290,000 dont elle a pu constater les salaires, trente-deux groupes qu’elle a résumés en trois sections. La première section comprend 64,000 ouvriers gagnant de 50 centimes à 3 francs par jour, — la seconde 211,000 ouvriers gagnant de 3 francs 25 centimes à 6 francs, — la troisième 15,000 ouvriers gagnant de 6 francs 50 cent, à 20 francs. Il faut évidemment laisser de côté la première section, composée d’apprentis, d’ouvriers auxiliaires ou ne louant qu’une partie de leur temps, d’ouvriers infirmes, etc., ainsi que la troisième section, à laquelle appartiennent les ouvriers d’élite et les contremaîtres. Ces catégories d’ouvriers reçoivent des salaires exceptionnels. Tout l’intérêt de la question se concentre sur la seconde section, qui se compose de plus de 200,000 ouvriers, avec une échelle de salaires s’élevant de 3 francs 25 centimes à 6 francs. En comparant les douze groupes qui forment cette section, on compte 53,000 ouvriers à 5 francs par jour, 44,000 à 4 francs, 35,000 à 4 francs 50 centimes et 19,000 à 6 francs. Ce sont les industries du bâtiment, de l’ameublement et des machines qui donnent les plus forts salaires. La moyenne pour cette section, qui, nous le répétons, est la seule qui puisse servir de type, est de 4 francs 51 centimes par jour.

Quant aux femmes, au nombre de 106,200, l’enquête les a également réparties entre trois sections, dont la première comprend 17,200 ouvrières gagnant de 50 centimes à 1 franc 25 centimes, la seconde 88,300 ouvrières gagnant de 1 franc 50 à 4 francs, et la troisième 700 ouvrières gagnant de 4 francs 50 centimes à 10 fr. De même que pour les hommes il faut s’en tenir à la seconde section, dans laquelle on remarque que les groupes les plus nombreux se composent des ouvrières à 2 francs (24,800) et des ouvrières à 2 francs 50 centimes (17,800). En résumé, la moyenne du salaire des femmes peut être évaluée à 2 francs 14 centimes.

Tels sont les chiffres de l’enquête sur les salaires en 1860. Comparés avec ceux de la période antérieure, ils indiquent une augmentation notable. Cette augmentation est due tout d’abord à une cause générale qui a produit son effet dans le reste de la France et en Europe, c’est-à-dire à l’accroissement de la production et de la richesse. Elle provient en outre du développement qui, depuis 1852, a été imprimé aux travaux de construction exécutés dans Paris. Cette seconde cause a eu pourtant moins d’influence qu’on ne le suppose. Les grandes opérations de voirie entreprises par l’administration municipale ont pu augmenter dans une certaine mesure le nombre des ouvriers ; mais comme les bras se sont toujours présentés en nombre suffisant au moyen de l’immigration, et que l’équilibre entre l’offre et la demande s’est constamment maintenu, il n’y a point eu là une cause principale de l’élévation des salaires : ce qui le prouverait au besoin, c’est que le mouvement de hausse s’est produit également dans des branches d’industrie qui sont complètement étrangères aux travaux du bâtiment. L’élément déterminant qui a donné plus de prix à la journée de l’ouvrier, c’est le progrès incontestable de la richesse publique, l’excédant des commandes sur les facultés de production, l’exportation toujours croissante des produits parisiens à destination des départemens et de l’étranger. S’il n’en était pas ainsi, la hausse n’aurait pas eu lieu, car le capital ne se serait point trouvé en mesure d’y faire face, le taux de la main-d’œuvre se réglant non pas seulement d’après les besoins et les exigences de l’ouvrier qui reçoit le salaire, mais aussi d’après les ressources du capitaliste qui le paie. En définitive, il n’y a aucun motif de surprise, encore moins de regret, dans la marche ascendante que suivent les salaires, et dont l’enquête de 1860 n’a pu marquer que les premières étapes.

En effet, la moyenne de 4 fr. 51 c., que la chambre de commerce attribue au salaire des ouvriers recensés pendant le cours de cette enquête, doit être aujourd’hui sensiblement dépassée sous l’influence de trois grands faits qui laisseront dans l’histoire de notre régime économique des souvenirs ineffaçables : nous voulons parler du traité de commerce conclu avec l’Angleterre en 1860, de l’exposition de Londres en 1861, et de la loi de 1863 sur les coalitions d’ouvriers. En consacrant enfin résolument le principe de la liberté des échanges, le traité de commerce a obligé l’industrie nationale à faire de vigoureux efforts pour soutenir la concurrence, à multiplier son outillage et à former des ouvriers habiles ; il a déterminé immédiatement un mouvement très considérable de transactions avec l’étranger, et les statistiques commerciales attestent que l’industrie parisienne a profité plus que toute autre de cette situation nouvelle. L’exposition de Londres a confirmé la réputation que Paris s’était acquise dans de nombreuses branches de travail, et elle l’a confirmée utilement ; grâce à la liberté du commerce qui s’introduit peu à peu chez toutes les nations, les produits de Paris ne se heurtent plus, comme par le passé, contre les prohibitions ou contre les droits excessifs qui les arrêtaient aux frontières étrangères, et ils peuvent désormais aller presque partout comme marchandises de retour en échange des marchandises devant lesquelles nos tarifs se sont abaissés. Paris a donc eu tout à gagner au libre échange, et nous ne croyons pas que ses ateliers aient jamais vu une période plus active que celle qui s’est écoulée depuis 1860 en dépit des crises monétaires qui ont par intervalles resserré le crédit. Entre la prospérité des fabriques et la hausse des salaires il existe une corrélation toute naturelle : le second fait est dépendant du premier, mais il le suit pas à pas, à moins qu’il ne se rencontre entre les deux un obstacle insurmontable. Cet obstacle, qui existait alors que la loi punissait le simple fait de coalition entre les ouvriers, a disparu maintenant que la main-d’œuvre peut librement débattre son prix, et depuis la promulgation de la nouvelle loi les ouvriers ont usé du droit qui leur était rendu, soit en demandant une augmentation de salaire, soit, ce qui revient au même, en provoquant une réduction du nombre des heures de travail. L’exercice de ce droit, nous le savons et nous avons déjà saisi l’occasion de le dire[3], n’est pas sans péril, et il exige de la part de ceux qui en usent autant de modération que d’intelligence ; mais il ne s’agit ici que de dégager un chiffre statistique, rectifiant ou plutôt complétant les renseignemens recueillis par la chambre de commerce. Si l’enquête de 1860 a pu évaluer à 4 fr. 51 c. la moyenne de la journée de l’ouvrier parisien, nous croyons qu’il est permis de porter cette moyenne en 1864 à bien près de 5 fr., ce qui est un grand progrès, dont il convient, répétons-le, d’attribuer l’origine et l’honneur à trois actes de liberté et de paix : le traité de commerce, l’exposition universelle et la loi de 1863 sur les coalitions. En constatant le fait, affirmons et proclamons bien haut les causes. On ne saurait trop répéter et surtout prouver que, pour les lois économiques comme pour les lois politiques, le progrès réside dans le respect des principes éternels et simples qui commandent notamment l’absolue liberté du travail, et qui assurent à tout homme, soit patron, soit ouvrier, la pleine et entière disposition de son capital ou de ses bras.

En étudiant les salaires, l’enquête a dû se rendre compte des périodes de morte saison. Il résulte de ses calculs que sur les 101,000 industriels qui ont été interrogés, 64,000 ont déclaré ne point éprouver d’interruption de travail ; le reste, soit 36,000, subissent des chômages plus ou moins prolongés. Les établissemens où le travail est permanent forment donc les deux tiers environ de l’ensemble. Il n’y a guère qu’une branche d’industrie qui conserve pendant toute l’année une égale activité, c’est celle de l’alimentation. Dans d’autres branches, la morte saison, dont la durée varie de 2 à 4 mois, se présente à des époques périodiques, dont le patron et l’ouvrier peuvent prévoir le retour presque régulier. Ainsi les travaux du bâtiment sont interrompus pendant l’hiver ; on distingue les industries qui s’exercent avec le plus d’activité en hiver et celles qui s’exercent en été. Certains ateliers sont très occupés à l’approche du mois de janvier et se ralentissent durant le reste de l’année. Ce sont là des conditions inhérentes au caractère même de l’industrie parisienne, qui se livre, dans une forte proportion, à la fabrication d’articles de goût et de luxe, et qui, indépendamment des chômages naturels, se voit exposée à des chômages accidentels que peuvent amener soit les embarras de la politique intérieure, soit les complications survenues en pays étranger. L’état de l’industrie à Paris marque, avec l’exactitude d’un thermomètre, le degré de confiance et de prospérité qui règne non-seulement en France, mais encore dans le monde entier. Il n’est pas besoin de signaler, au point de vue du sort de la population ouvrière, la différence qui existe entre les chômages réguliers et les chômages imprévus. Ces derniers peuvent avoir des conséquences désastreuses, tandis que les interruptions périodiques trouvent l’ouvrier préparé à se livrer à un autre travail qu’il a su se ménager à l’avance. On sait que les maçons, dont le chômage dure presque tout l’hiver, appartiennent pour la plupart aux départemens du centre. Ils retournent au pays dès que le travail manque, pour ne revenir qu’au printemps. Quelques autres corps d’ouvriers se trouvent dans des conditions analogues. Ces ouvriers, par une contradiction qu’il est facile d’expliquer, souffrent moins du chômage parce que celui-ci est à la fois périodique et continu.

Il serait absolument impossible de supprimer à Paris la morte saison et d’en atténuer les effets. L’ouvrier n’y doit compter que sur sa prévoyance pour traverser ce temps d’épreuve. Il faut que la portion de salaire économisée pendant la période active du travail l’aide à attendre la réouverture de l’atelier et le retour des commandes. Dans les grandes usines, le manufacturier ne saurait, aux époques de crise et de stagnation d’affaires, arrêter complètement sa fabrication ; il succomberait bien vite sous le poids des frais généraux, et il risquerait de perdre le nombreux personnel qu’il a formé et dont il aura besoin plus tard. Il continue donc à travailler, souvent sans profit, quelquefois même à perte, et il lui reste la faculté de diminuer le nombre des journées ou des heures de travail de manière à diminuer les dépenses de main-d’œuvre. Le salaire ainsi réduit est encore une ressource pour l’ouvrier. L’industrie parisienne ne se prête pas à ces combinaisons. Morcelée et divisée à l’infini, elle ne subit pas au même degré la tyrannie des frais généraux ; dès que la crise menace, elle licencie la plus grande partie de son personnel, et, n’ayant plus de commandes, elle ne donne plus de travail. Nul doute que dans ces circonstances, qui malheureusement se présentent par intervalles, tantôt dans une branche d’industrie, tantôt dans une autre, l’ouvrier ne soit plus exposé et plus éprouvé que le patron. Il est vrai que la main-d’œuvre parisienne, à laquelle on demande des efforts intermittens et dont l’emploi est précaire, est rémunérée par des salaires plus élevés, ce qui n’est que justice ; mais, sans l’épargne des familles, cette élévation des salaires demeurerait tout à fait impuissante contre la misère que doit amener infailliblement un chômage quelque peu prolongé. L’économie est donc la vertu la plus essentielle à souhaiter pour l’ouvrier de Paris, et il ne peut être question que de l’économie provenant de l’épargne individuelle. Les projets que l’on a quelquefois indiqués en vue de constituer des caisses collectives pour le chômage semblent complètement illusoires et impraticables. À supposer que ces caisses ne dussent s’ouvrir que pour les chômages périodiques et involontaires, elles seraient bientôt vides.

L’agitation qui s’est manifestée dans ces derniers temps au sujet de la durée du travail donne un intérêt particulier aux chiffres qui ont été recueillis par l’enquête sur cette condition importante de la vie industrielle. Dans 7,000 établissemens, l’ouvrier est présent pendant moins de douze heures, — dans 37,000 pendant douze heures, — dans 37,000 pendant plus de douze heures, et enfin dans 20,000 établissemens la durée du travail n’est point déterminée. Le temps de présence comprend ordinairement deux heures pour les repas du matin et du soir, de telle sorte qu’en 1860 la moitié environ des établissemens recensés n’imposaient que dix heures de travail effectif, et, dans l’opinion des rédacteurs de l’enquête, ce chiffre de dix heures doit être considéré comme étant le plus généralement adopté dans les ateliers organisés. Après avoir examiné cette statistique très complexe, nous demeurons convaincu qu’il serait vraiment impossible de réglementer par une loi (sauf pour ce qui concerne les enfans et les apprentis) la durée du travail dans les diverses branches d’industrie. En premier lieu, les travaux ne sont pas de même nature, et n’exigent pas la même dépense de force ; l’ouvrier supportera plus aisément telle besogne pendant douze heures que telle autre pendant huit heures seulement. En outre les opérations de certaines industries ont des exigences spéciales de travail intermittent ou continu qui ne se prêteraient pas à une limitation fixe et quotidienne. Enfin, à mesure que l’industrie progresse et que le niveau de l’instruction s’élève parmi les ouvriers, ceux-ci sont les premiers à désirer que le salaire soit fixé à la pièce. Nous voyons, par exemple, que le quart des ouvriers de Paris sont rémunérés sous cette forme, qui est la plus équitable et la plus avantageuse. Un grand nombre de travaux ne pouvant, à raison de leur nature, être payés qu’à la journée, cette proportion du quart pour les salaires à la pièce est déjà très considérable, et elle tend constamment à s’accroître. La limitation légale du nombre des heures de travail deviendrait préjudiciable à l’ouvrier non moins qu’au patron. En tout cas, elle serait à Paris d’une exécution à peu près impossible, elle serait contraire aux intérêts généraux de l’industrie et à l’intérêt particulier de ceux qu’elle prétendrait servir, elle obligerait l’administration à l’exercice d’une surveillance vexatoire que les ouvriers aussi bien que les patrons chercheraient le plus souvent à repousser ou tout au moins à tromper. Cette opinion n’est pas inconciliable avec les vœux contraires qui ont été exprimés au nom de plusieurs corps d’état. Nous n’ignorons pas que ceux-ci ont appuyé leur demande en réduction des heures de travail sur un motif qu’il est difficile de combattre ; ils ont déclaré qu’ils voulaient consacrer à leur instruction le temps qui serait retranché de leur présence à l’atelier. Comment résister à un tel argument ? Mais aussi pourquoi ne dirions-nous pas franchement que, dans notre pensée, on songeait avant tout à une augmentation de salaire, car l’ouvrier à la journée entendait recevoir la même somme pour une moindre durée de services, et l’ouvrier aux pièces se réservait la faculté de prolonger son travail avec des tarifs plus élevés. Quoi qu’il en soit, ce sont questions à débattre librement entre les parties intéressées, et certainement si les patrons peuvent souscrire à ce qu’on leur demande, si le temps retranché de la présence à l’atelier est employé à reposer le corps et à cultiver l’esprit, chacun applaudira sans réserve.

L’enquête de la chambre de commerce n’a point négligé la statistique intellectuelle de la fabrique parisienne. La proportion des ouvriers des deux sexes qui savent lire et écrire est de 87 pour 100, celle des ouvriers qui savent lire seulement de 1 pour 100, celle des ouvriers qui ne savent ni lire ni écrire de 12 pour 100. On a trouvé pour les femmes la même proportion que pour les hommes. L’industrie du bâtiment est celle qui comprend le plus grand nombre d’ouvriers dépourvus de toute instruction (19,000 ne sachant ni lire ni écrire sur 50,000). La plupart de ces ouvriers ne sont pas originaires de Paris : ils viennent des départemens de la Haute-Vienne et de la Creuse. Les industries où l’instruction est le plus répandue sont celles qui appartiennent aux groupes de l’imprimerie, des instrumens de précision, des articles de Paris, de l’alimentation et de l’ameublement. Certes, si l’on compare Paris avec le reste de la France, la proportion de 87 pour 100 d’ouvriers sachant lire et écrire atteste une supériorité assez marquée, et il convient d’ajouter qu’une partie des ouvriers complètement illettrés ne doit pas, en bonne justice, être portée au compte de la capitale, puisqu’ils lui arrivent du dehors. Il n’en reste pas moins un chiffre de 50,000 ouvriers (13 pour 100 de l’ensemble) qui ne seraient pas capables d’écrire leur nom. C’est là pour une ville telle que Paris une véritable disgrâce. Tout en reconnaissant les sacrifices qui ont été faits depuis l’annexion pour augmenter le nombre des écoles primaires dans les quartiers de l’ancienne banlieue, on ne doit laisser passer aucune occasion de signaler à l’administration municipale et aux associations privées la nécessité de pourvoir sans retard aux besoins de l’instruction élémentaire. Il est de notre intérêt, comme de notre honneur, de ne point laisser dans les bas-fonds de l’ignorance un seul membre de la génération qui s’élève sous nos yeux. L’ouvrier n’est plus, comme autrefois, régi par des institutions corporatives, qui, en échange d’une sorte d’esclavage moral, lui concédaient certains priviléges et lui assuraient l’emploi de ses bras : il n’est plus, comme il l’était hier encore, exclu de la vie politique. Le voici maintenant libre comme individu et comme citoyen, exposé aux périls de la concurrence, pleinement responsable envers la société et envers lui-même. Quel serait le sort de l’ouvrier ignorant ? Il succomberait infailliblement devant ses rivaux : gorgé de droits, il mourrait de faim. Et quel rôle remplirait-il dans la cité ? Il ne serait qu’un instrument de désordre. C’est par l’instruction, généralement répandue à tous les degrés, sans en excepter un seul, que se rétablira l’harmonie sociale si profondément troublée par nos luttes révolutionnaires, et que l’on propagera les notions de moralité et de justice, sans lesquelles la liberté du travail et la répartition plus large des droits politiques, au lieu de constituer un double progrès, nous conduiraient de nouveau vers les abîmes.

À la suite de la statistique intellectuelle, la chambre de commerce a dressé une sorte de statistique morale des ouvriers parisiens. Les chefs d’établissement ont été interrogés, et il résulte de leurs déclarations que sur 100 ouvriers 90 ont une bonne conduite, 5 une conduite douteuse, 5 une mauvaise conduite. On comprend tout ce qu’avait de délicat et de difficile une pareille enquête, et, sans nous arrêter aux chiffres, nous devons n’y puiser qu’une impression générale qui est évidemment très favorable à la population parisienne. Ces 90 pour 100 de bonne conduite, pour emprunter le langage de la statistique, exprimeraient un état moral des plus satisfaisans. Il faut considérer qu’il ne s’agit ici que des ouvriers qui travaillent, et que l’enquête n’a point eu à s’occuper de cette tourbe de vagabonds, soi-disant ouvriers, qui étalent dans les rues de toutes les grandes villes leur misère désordonnée, et qui méritent si bien la qualification de vile multitude. Les ouvriers de Paris se divisent en trois catégories très distinctes : ceux qui travaillent chez eux à leur compte ou qui vivent chez le patron, ceux qui appartiennent aux grandes usines et ceux qui sont attachés à de petits ateliers. Les premiers pratiquent la vie de famille, qui est le plus sûr préservatif contre le désordre ; les seconds sont soumis à une discipline rigoureuse qui ne leur permet ni les habitudes irrégulières ni les fréquentes absences. Les derniers seuls ont le travail intermittent et nomade, parce qu’ils se trouvent plus que les autres soumis aux vicissitudes de patrons souvent besogneux, qui les prennent et les congédient au hasard, et qui, ne pouvant leur promettre une occupation durable, n’ont sur eux qu’une très faible autorité. Dans les deux premières catégories, le chômage volontaire du lundi a complètement disparu : les grands établissemens ne tolèrent d’interruption de travail que le jour de paie, pour permettre à l’ouvrier de vaquer à ses affaires et de solder les engagemens qu’il a contractés. Le chômage n’existe plus que pour la troisième catégorie, et encore, ainsi que le fait remarquer l’enquête, cette tradition s’en va peu à peu. Les salaires plus élevés, au lieu d’encourager la paresse, stimulent le travail. Les ouvriers savent très bien calculer ce que leur coûte une journée perdue.

Il y a des exceptions, admettons même que celles-ci dépassent la proportion de 5 ou de 10 pour 100, chiffrée dans l’enquête. Il n’en demeure pas moins vrai que le niveau de la moralité, au sein de la population ouvrière de Paris, est plus élevé que dans les grandes villes manufacturières, et cela tient non-seulement à ce fait que l’instruction, tout en étant encore insuffisante, y est plus répandue, mais aussi au caractère spécial de l’industrie parisienne, qui est une industrie de goût et d’art. En même temps que l’ouvrier façonne l’œuvre, l’œuvre agit sur l’ouvrier. Et quand on songe à la somme énorme (plus de 3 milliards) qui représente la valeur des produits fabriqués, comment ne rendrait-on pas hommage à la puissance du travail et surtout aux qualités morales qui créent tant de richesse ? M. le préfet de la Seine, lorsqu’il s’est exprimé récemment en termes si peu bienveillans sur le compte des habitans de Paris, a manqué de justice. Quelques déplaisirs qu’ait pu lui causer la statistique électorale de ses administrés, il devait se consoler et se calmer en lisant la statistique industrielle dont la chambre de commerce lui a certainement fait hommage.

La population ouvrière de Paris est aujourd’hui dans un état d’agitation morale dont les détails échappent aux constatations de la statistique, et dont il serait même difficile de définir exactement le caractère, mais qui doit, par ses symptômes, appeler l’attention. Qu’elle sollicite l’amélioration de son sort au moyen d’une augmentation de salaire, comme nous l’avons vu pour plusieurs corps d’état, il n’y a rien là qui ne soit naturel et légitime, pourvu qu’elle contienne ses demandes en-deçà des limites infranchissables que déterminent les lois de la production. Ses aspirations vont en même temps plus haut. Les ouvriers réclament la faculté de s’associer pour la production, pour la consommation et pour le crédit, c’est-à-dire qu’ils veulent autant que possible faire leurs affaires eux-mêmes, en s’affranchissant des intermédiaires et en puisant le capital dans la mise en commun de leurs propres ressources. Il n’est pas besoin d’ajouter qu’ils sont encouragés dans cette voie par ceux qui sont disposés à trouver merveilleuse et lumineuse toute idée qui sort d’un atelier, et qui se garderaient bien de ne point saisir une occasion si belle pour faire de la popularité gratuite. Les économistes sincères n’oseraient encore se prononcer ; ils hésitent et étudient. Ils ne demanderaient pas mieux que de découvrir le principe, la loi qui consacrerait l’application facile de nouvelles combinaisons dans les rapports établis entre le capital et le salaire, le développement du crédit populaire, l’association féconde et la mutualité entre ouvriers ; mais l’expérience du passé leur rappelle tant de mécomptes, qu’ils se tiennent sur leurs gardes et qu’ils ne voudraient point, avant d’être mieux éclairés, donner congé aux riches intermédiaires ni au gros capital. Quant au gouvernement, il n’a rien fait encore qui permette de préjuger son opinion ou ses intentions en présence de ce mouvement d’idées, qui est assurément de nature à éveiller sa sollicitude.

Les expériences qu’exige l’étude de ces graves questions économiques ne peuvent se faire, même dans la mesure la plus restreinte, qu’au moyen de la révision partielle des articles du code de commerce qui régissent les diverses formes de société, et, puisqu’il s’agit d’associations, il importe surtout que l’on modifie la loi ou au moins la jurisprudence en ce qui concerne cette partie de notre régime politique. Il faut rendre en un mot l’association possible. C’est là le point délicat. Comme il est tout à fait superflu de souhaiter ce qu’on n’obtiendra pas, nous n’espérons point que le gouvernement, en matière politique, se dessaisisse des armes qui sont entre ses mains. Nous demandons seulement que la jurisprudence se relâche de sa présente rigueur, et que les autorisations de se réunir soient libéralement accordées. Si l’essai réussit, on n’aura qu’à se féliciter de l’avoir encouragé : s’il échoue, les ouvriers ne pourront pas dire que l’on a entravé arbitrairement leurs plans de nouvelle organisation. Succès ou échec, on y gagnera d’éclairer d’une manière définitive pour notre génération des problèmes très obscurs, dont la solution est cherchée si ardemment.

Si ce premier point était concédé, il faudrait encore que le gouvernement ne s’avisât point de vouloir diriger les expériences, et qu’il s’abstînt d’exercer sur les associations d’autre contrôle que celui qui lui est dévolu dans l’intérêt de la paix publique. Les ouvriers désirent agir seuls et choisir eux-mêmes leurs mandataires. L’expérience ne serait complète et sérieuse qu’à cette condition. L’administration devra faire violence à ses vieilles habitudes d’intervention, qui lui sont inspirées tantôt par un sentiment de protection, tantôt par un sentiment de défiance, et qui, dans ces derniers temps, se sont manifestées avec un redoublement d’excès en s’étendant aux œuvres les plus personnelles et les plus libres, aux œuvres de charité. Elle voit de la politique partout, de l’opposition, de la faction partout. Croit-on qu’une association d’affaires qui s’écarterait de son but tiendrait longtemps ? L’intérêt des associés serait la meilleure garantie du bon ordre et du respect de la loi. La défiance poussée à l’extrême, l’intervention toujours et partout de cette grande puissance qu’on appelle le gouvernement, c’est la ruine de l’initiative individuelle, c’est un obstacle permanent à la formation des associations les plus utiles et aux rapports qu’il serait si désirable de voir s’établir entre les citoyens de fortune et de condition diverses ; c’est en un mot un véritable non-sens. Il y a plus d’un an, les ouvriers d’une grande usine de Paris eurent la pensée de fonder une bibliothèque qui devait être administrée et entretenue au moyen de cotisations mensuelles. Un comité, composé de plusieurs personnes au nombre desquelles se trouvait celui qui écrit ces lignes, se chargea de seconder leur projet et de faire auprès de l’autorité les démarches nécessaires. Un règlement fut préparé, discuté, et envoyé au ministère de l’intérieur à l’appui d’une demande d’autorisation. Les enquêtes d’usage ont eu lieu ; mais on n’a reçu encore aucune réponse. D’autres demandes analogues seraient, paraît-il, dans le même cas, et pour excuser ce retard, qui équivaut à un refus d’autorisation, l’on allègue que le gouvernement étudie les moyens de donner lui-même satisfaction aux désirs si légitimes des ouvriers par la création de bibliothèques populaires. En attendant, les membres du comité dont il est question sont vraiment très embarrassés pour comprendre et pour expliquer aux délégués des ouvriers pourquoi la demande n’est pas encore accordée. Créez des bibliothèques populaires tant que vous voudrez, mais n’empêchez pas les particuliers de fonder avec leurs propres ressources un centre de lecture. Vous aviserez, s’il y a abus. — Par cet exemple, tiré de l’histoire la plus moderne, on peut juger des difficultés que rencontreront les projets d’association formés au sein des populations ouvrières. Toujours la défiance politique, toujours la tutelle de l’état ou de la cité au lieu et place de l’initiative individuelle ! Pour combattre les intrigues de quelques meneurs qui essaieront de se glisser dans ces réunions d’ouvriers, comme ils se glissent partout, on déconcerte, on mécontente une foule d’honnêtes gens. Le calcul est faux. Les ouvriers de Paris, tels qu’ils sont décrits dans l’enquête de la chambre de commerce, intelligens, laborieux, avides d’instruction, méritent que l’on ait en eux plus de confiance. Précisément parce qu’ils sont agglomérés dans une capitale où les enseignemens abondent, il leur sera plus aisé de s’éclairer mutuellement et d’étudier sur le plus vaste champ d’observation les effets des lois économiques auxquelles ils reconnaîtront bien vite que toutes les industries sont indistinctement soumises. De là naîtra une sécurité plus grande dans les rapports entre patrons et ouvriers. Ceux-ci seront moins ouverts aux illusions, plus rebelles aux excitations mauvaises, à mesure qu’ils deviendront plus instruits, et que, livrés à eux-mêmes, ils sentiront davantage le poids de la responsabilité.

La chambre de commerce a rendu un véritable service à l’industrie et à la science en publiant l’enquête de 1860. On possède ainsi un tableau complet de ce qu’était Paris, non-seulement à la première année de l’annexion, qui a plus que doublé son étendue, mais encore à l’inauguration du régime de la liberté commerciale. Cette date présente donc un double intérêt, et elle fournit un excellent point de départ pour les comparaisons à établir ultérieurement. L’ensemble du travail, habilement dirigé par M. Moreno-Henriques, ne se borne point à une compilation de chiffres statistiques. M. E. Cottenet, secrétaire de la chambre de commerce, y a joint des notices très instructives sur l’histoire de toutes les branches d’industrie. Le volume contient près de trois cents monographies, qui, placées en regard des tableaux, servent en quelque sorte d’illustrations aux chiffres et leur donnent le mouvement et la vie. Que de détails curieux et ignorés dans cette immense fabrique qui s’appelle Paris ! Quel chaos et quels contrastes ! quels efforts de travail, et quelle énorme masse de produits ! Tout cela a été compté, mesuré, décrit et photographié par la statistique, dont ce gros volume sur Paris peut, à bon droit, être considéré comme le chef-d’œuvre.


  1. Ce groupe comprend notamment l’industrie des peaux et cuirs, l’horlogerie, les instrumens de précision, la carrosserie et la sellerie, la boissellerie, la vannerie, les articles de Paris, etc.
  2. L’Apprentissage des jeunes Ouvriers dans la petite industrie en France ; voyez la livraison du 1er février 1865.
  3. Les Expositions universelles et leur influence sur l’Industrie contemporaine. — Revue du 1er décembre 1864.