Stello/XXVIII

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Charles Gosselin (p. 245-278).


CHAPITRE XXVIII


Le réfectoire


On m’avait enfermé, selon l’usage, avec la gracieuse prisonnière ; comme je tenais encore sa main, les verrous s’ouvrirent, un guichetier cria : « Bérenger, femme Aignan ! — Allons ! hé ! au réfectoire ! Ho ! hé !

— Voilà, me dit-elle avec une voix bien douce et un sourire très fin, voilà mes gens qui m’annoncent que je suis servie. »

Je lui donnai le bras et nous entrâmes dans une grande salle au rez-de-chaussée, en baissant la tête pour passer les portes basses et les guichets.

Une table large et longue, sans linge, chargée de couverts de plomb, de verres d’étain, de cruches de grès, d’assiettes de faïence bleue ; des bancs de bois de chêne noir, luisant, usé, rocailleux et sentant le goudron ; des pains ronds entassés dans des paniers ; des piliers grossièrement taillés posant leurs pieds lourds sur des dalles fendues, et supportant de leur tête informe un plancher enfumé ; autour de la salle, des murs couleur de suie, hérissés de piques mal montées et de fusils rouillés, tout cela éclairé par quatre gros réverbères à fumée noire, et rempli d’un air de cave humide qui faisait tousser en entrant : voilà ce que je trouvai.

Je fermai les yeux un instant pour mieux voir ensuite. Ma résignée prisonnière en fit autant. Nous vîmes, en les ouvrant, un cercle de quelques personnes qui s’entretenaient à l’écart. Leur voix douce et leur ton poli et réservé me firent deviner des gens bien élevés. Ils me saluèrent de leur place et se levèrent quand ils aperçurent la duchesse de Saint-Aignan. Nous passâmes plus loin.

A l’autre bout de la table était un autre groupe plus nombreux, plus jeune, plus vif, tout remuant, bruyant et riant ; un groupe pareil à un grand quadrille de la Cour en négligé, le lendemain du bal. C’étaient des jeunes personnes assises à droite et à gauche de leur grand-tante ; c’étaient des jeunes gens chuchotant, se parlant à l’oreille, se montrant du doigt avec ironie ou jalousie ; on entendait des demi-rires, des chansonnettes, des airs de danse, des glissades, des pas, des claquements de doigts remplaçant castagnettes et triangles ; ont s’était formé en cercle, on regardait quelque chose qui se passait au milieu d’un groupe nombreux. Ce quelque chose causait d’abord un moment d’attente et de silence, puis un éclat bruyant de blâme ou d’enthousiasme, des applaudissements ou des murmures de mécontentement, comme après une scène bonne ou mauvaise. Une tête s’élevait tout à coup, et tout à coup on ne la voyait plus.

« C’est quelque jeu innocent », dis-je en faisant lentement le tour de la grande table longue et carrée.

Madame de Saint-Aignan s’arrêta, s’appuya sur la table et quitta mon bras pour presser sa ceinture de l’autre main, son geste accoutumé.

« Eh ! mon Dieu, n’approchons pas ! c’est encore leur horrible jeu, me dit-elle ; je les avais tant priés de ne plus recommencer ! mais les conçoit-on ? C’est d’une dureté inouïe ! — Allez voir cela, je reste ici. »

Je la laissai s’asseoir sur le banc, et j’allai voir.

Cela ne me déplut pas tant qu’à elle, moi. J’admirai au contraire ce jeu de prison, comparable aux exercices des gladiateurs. Oui, monsieur, sans prendre les choses aussi pesamment et gravement que l’antiquité, la France a tout autant de philosophie quelquefois. Nous sommes latinistes de père en fils pendant notre première jeunesse, et nous ne cessons de faire de stations et d’adorer devant les mêmes images où ont prié nos pères. Nous avons tous, à l’école, crié miracle sur cette étude de mourir avec grâce que faisaient les esclaves du peuple romain. Eh bien, monsieur, j’en vis faire là tout autant, sans prétention, sans apparat, en riant, en plaisantant, en disant mille mots moqueurs aux esclaves du peuple souverain.

« A vous, madame de Périgord, dit un jeune homme en habit de soie bleue rayée de blanc, voyons comment vous monterez.

— Et ce que vous montrerez, dit un autre.

— A l’amende ! cria-t-on, voilà qui est trop libre et de mauvais ton.

— Mauvais ton tant qu’il vous plaira, dit l’accusé ; mais le jeu n’est pas fait pour autre chose que pour voir laquelle de ces dames montera le plus décemment.

— Quel enfantillage ! dit une femme fort agréable, d’environ trente ans ; moi, je ne monterai pas si la chaise n’est pas mieux placée.

— Oh ! oh ! c’est une honte, madame de Périgord, dit une femme ; la liste de nos noms porte Sabine Vériville devant le vôtre : montez en Sabine, voyons !

— Je n’en ai pas le costume, fort heureusement. Mais où mettre le pied ? » dit la jeune femme embarrassée.

On rit. Chacun s’avança, chacun se baissa, chacun gesticula, montra, décrivit :

« Il y a une planche ici. — Non, là. — Haute de trois pieds. — De deux seulement. — Pas plus haute que la chaise. — Moins haute. — Vous vous trompez. — Qui vivra verra. — Au contraire, qui mourra verra. »

Nouveau rire.

« Vous gâtez le jeu, dit un homme grave, sérieusement dérangé, et lorgnant les pieds de la jeune femme.

— Voyons. Faisons bien les conditions, reprit madame de Périgord au milieu du cercle. Il s’agit de monter sur la machine.

— Sur le théâtre, interrompit une femme.

— Enfin sur ce que vous voudrez, continua-t-elle, sans laisser sa robe s’élever à plus de deux pouces au-dessus de la cheville du pied. — M’y voilà. »

En effet, elle avait volé sur la chaise, où elle resta debout.

On applaudit.

« Et puis après ? dit-elle gaiement.

— Après ? Cela ne vous regarde plus, dit l’un.

— Après ? La bascule, dit un gros guichetier en riant.

— Après ? N’allez pas haranguer le peuple, dit une chanoinesse de quatre-vingts ans ; il n’y a rien qui soit de plus mauvais goût.

— Et plus inutile », dis-je.

M. de Loiserolles lui offrit la main pour descendre de la chaise ; le marquis d’Usson, M. de Micault, conseiller au parlement de Dijon, les deux jeunes Trudaine, le bon M. de Vergennes, qui avait soixante-seize ans, s’avancèrent aussi pour l’aider. Elle ne donna la main à personne et sauta comme pour descendre de voiture, aussi décemment, aussi gracieusement, aussi simplement.

« Ah ! ah ! nous allons voir à présent ! » s’écria-t-on de tous côtés.

Une jeune, très jeune personne s’avançait avec l’élégance d’une fille d’Athènes pour aller au milieu du cercle ; elle dansa en marchant, à la manière des enfants, puis s’en aperçut, s’efforça d’aller tranquillement et marcha en dansant, en se soulevant sur les pieds, comme un oiseau qui sent ses ailes. Ses cheveux noirs en bandeaux, rejetés en arrière en couronne, tressés avec une chaîne d’or, lui donnaient l’air de la plus jeune des Muses : c’était une mode grecque, qui commençait à remplacer la poudre. Sa taille aurait pu, je crois, avoir pour ceinture le bracelet de bien des femmes. Sa tête, petite, penchée en avant avec grâce, comme celle des gazelles et des cygnes ; sa poitrine faible et ses épaules un peu courbées, à la manière des jeunes personnes qui grandissent, ses bras minces et longs, tout lui donnait l’aspect élégant et intéressant à la fois. Son profil régulier, sa bouche sérieuse, ses yeux tout noirs, ses sourcils sévères et arqués comme ceux des Circassiennes, avaient quelque chose de déterminé et d’original qui étonnait et charmait la vue. C’était mademoiselle de Coigny ; c’était elle que j’avais vue priant Dieu dans le préau.

Elle avait l’air de penser avec plaisir à tout ce qu’elle faisait, et non à ceux qui la regardaient faire. Elle s’avança avec les étincelles de la joie dans les yeux. J’aime cela à cet âge de seize ou dix-sept ans ; c’est la meilleure innocence possible. Cette joie, pour ainsi dire innée, électrisait les visages fatigués des prisonniers. C’était bien la jeune captive qui ne veut pas mourir encore.

Son air disait :

Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux,

et :

L’illusion féconde habite dans mon sein.

Elle allait monter :

« Oh ! pas vous ! pas vous ! dit un jeune homme en habit gris, que je n’avais pas remarqué et qui sortit de la foule. Ne montez pas, vous ! je vous en supplie. »

Elle s’arrêta, fit un petit mouvement des épaules, comme un enfant qui boude, et mit ses doigts sur sa bouche avec embarras. Elle regrettait sa chaise et la regardait de côté.

En ce moment-là, quelqu’un dit : « Mais madame de Saint-Aignan est là. » Aussitôt, avec une vive présence d’esprit et une délicatesse de très bonne grâce, on enleva la chaise, on rompit le cercle, et l’on forma une petite contredanse, pour lui cacher cette singulière répétition du drame de la place de la Révolution.

Les femmes allèrent la saluer et l’entourèrent de manière à lui voiler ce jeu, qu’elle haïssait et qui pouvait la frapper dangereusement. C’étaient les égards, les attentions que la jeune duchesse eût reçus à Versailles. Le bon langage ne s’oublie pas. En fermant les yeux, rien n’était changé : c’était un salon.

Je remarquai, à travers ces groupes, la figure pâle, un peu usée, triste et passionnée de ce jeune homme qui errait silencieusement à travers tout le monde, la tête basse et les bras croisés. Il avait quitté sur-le-champ mademoiselle de Coigny et marchait à grands pas, rôdant autour des piliers et lançant sur les murailles et les barreaux de fer les regards d’un lion enfermé. Il y avait dans son costume, dans cet habit gris taillé en uniforme, dans ce col noir et ce gilet croisé, un air d’officier. Costume et visage, cheveux noirs et plats, yeux noirs, tout était très ressemblant. C’était le portrait que j’avais sur moi, c’était André de Chénier. Je ne l’avais pas encore vu.

Madame de Saint-Aignan nous rapprocha l’un de l’autre. Elle l’appela, il vint s’asseoir près d’elle, il lui prit la main avec vitesse, la baisa sans rien dire et se mit à regarder partout avec agitation. De ce moment aussi, elle ne nous répondit plus, et suivit ses yeux avec inquiétude.

Nous formions un petit groupe dans l’ombre, au milieu de la foule qui parlait, marchait et bruissait doucement. On s’éloigna de nous peu à peu, et je remarquai que mademoiselle de Coigny nous évitait. Nous étions assis tous trois sur le banc de bois de chêne, tournant le dos à la table et nous y appuyant. Madame de Saint-Aignan, entre nous deux, se reculait comme pour nous laisser causer, parce qu’elle ne voulait pas parler la première. André de Chénier, qui ne voulait pas non plus lui parler de choses indifférentes, s’avança vers moi, par-devant elle. Je vis que je lui rendrais service en prenant la parole.

« N’est-ce pas un adoucissement à la prison que cette réunion au réfectoire ?

— Cela réjouit, comme vous voyez, tous les prisonniers excepté moi, dit-il avec tristesse ; je m’en défie, j’y sens quelque chose de funeste, cela ressemble au repas libre des martyrs. »

Je baissai la tête. J’étais de son avis et ne voulais pas le dire.

« Allons, ne m’effrayez pas, lui dit madame de Saint-Aignan, j’ai assez de raisons de chagrins et de craintes : que je ne vous entende pas dire d’imprudences. »

Et, se penchant à mon oreille, elle ajouta à demi-voix :

« Il y a ici des espions partout, empêchez-le de se compromettre ; je ne puis en venir à bout, il me fait trembler pour lui, tous les jours, par ses accès de mauvaise humeur. »

Je levai les yeux au ciel involontairement et sans répondre. Il y eut un moment de silence entre nous trois. « Pauvre jeune femme ! pensais-je ; qu’elles sont donc belles et riantes ces illusions dorées dont nous escorte la jeunesse, puisque tu les vois à tes côtés, dans cette triste maison d’où l’on enlève chaque jour, sous tes yeux, une fournée de malheureux ! »

André Chénier (puisque son nom est demeuré ainsi façonné par la voix publique, et ce qu’elle fait est immuable) me regarda et pencha la tête de côté avec pitié et attendrissement. Je compris ce geste et il vit que je le comprenais. Entre gens qui sentent, rien de superflu comme les paroles. — Je suis certain qu’il eût signé la traduction que je fis intérieurement de ce signe :

« Pauvre petite, voulait-il dire, qui croit que je peux encore me compromettre ! »

Pour ne pas sortir brusquement de la conversation, maladresse grande devant une personne d’esprit comme madame de Saint-Aignan, je pris le parti de rester dans les idées tracées, mais de les rendre générales.

« J’ai toujours pensé, dis-je à André Chénier, que les poètes avaient des révélations de l’avenir. »

D’abord son œil brilla et sympathisa avec le mien, mais ce ne fut qu’un éclair ; il me regarda ensuite avec défiance.

« Pensez-vous ce que vous dites là ? me dit-il ; moi, je ne sais jamais si les gens du monde parlent sérieusement ou non : car le mal français, c’est le persiflage.

— Je ne suis point seulement un homme du monde, lui dis-je, et je parle toujours sérieusement.

— Eh bien, reprit-il, je vous avoue naïvement que j’y crois. Il est rare que ma première impression, mon premier coup d’œil, mon premier pressentiment, m’aient trompé.

— Ainsi, interrompit madame de Saint-Aignan en s’efforçant de sourire et pour tourner court sur-le-champ, ainsi vous avez deviné que mademoiselle de Coigny se ferait mal au pied en montant sur la chaise ? »

Je fus surpris moi-même de cette promptitude d’un coup d’œil féminin, qui percerait les murailles quand un peu de jalousie l’anime.

Un salon avec ses rivalités, ses coteries, ses lectures, ses futilités, ses prétentions, ses grâces et ses défauts, son élévation et ses petitesses, ses aversions et ses inclinations, s’était formé dans cette prison, comme sur un marais, dont l’eau est verdâtre et croupie, se forme lentement une petite île de fleurs que le moindre vent submergera.

André Chénier me sembla seul sentir cette situation qui ne frappait pas les autres détenus. La plus grande partie des hommes s’accoutume à l’oubli du péril, et y prend position comme les habitants du Vésuve dans des cabanes de lave. Ces prisonniers s’étourdissaient sur le sort de leurs compagnons enlevés successivement : peut-être étaient-ils relâchés, peut-être absous par le tribunal révolutionnaire, peut-être étaient-ils mieux à la Conciergerie ; puis ils avaient pris la mort en plaisanterie par bravade d’abord, ensuite par habitude ; puis, n’y pensant plus, s’étaient mis à songer à autre chose et à recommencer la vie, et leur vie élégante, avec son langage, ses qualités et ses défauts.

« Ah ! j’espérais bien, dit André Chénier avec un ton grave et prenant dans ses deux mains l’une des mains de madame de Saint-Aignan, j’espérais bien que nous vous avions caché ce cruel jeu. Je craignais qu’il ne se prolongeât, c’était là mon inquiétude. Et cette belle enfant…

— Enfant, si vous voulez, dit la duchesse en retirant sa main vivement ; elle a sur votre esprit plus d’influence que vous ne le croyez vous-même, elle vous fait dire mille imprudences avec son étourderie, et elle est d’une coquetterie qui serait bien effrayante pour sa mère si elle la voyait. Tenez, regardez-la seulement avec tous ces hommes. »

En effet, mademoiselle de Coigny passait devant nous étourdiment, entre deux hommes à qui elle donnait le bras, et qui riaient de ses propos ; d’autres la suivaient, ou la précédaient en marchant à reculons. Elle allait en glissant et en regardant ses pieds, s’avançait en cadence et comme pour se préparer à danser, et dit en passant à M. de Trudaine, comme une suite de conversation :

«… Puisqu’il n’y a plus que les femmes qui sachent tuer avant de mourir, je trouve très naturel que les hommes meurent très humblement, comme vous allez tous faire un de ces jours… »

André Chénier continuait de parler ; mais comme il rougit et se mordit les lèvres, je vis qu’il avait entendu, et que la jeune captive savait se venger sûrement d’une conversation qu’elle trouvait trop intime.

Et pourtant, avec une délicatesse de femme, madame de Saint-Aignan lui parlait haut, de peur qu’il n’entendît, de peur qu’il ne prît le reproche pour lui, de peur qu’il ne fût piqué d’honneur et ne se laissât emporter à d’imprudents propos.

Je voyais s’approcher de nous de mauvaises figures qui rôdaient derrière les piliers ; je voulus couper court à tout ce petit manège qui me donnait de l’humeur, à moi qui venais du dehors et voyais mieux qu’eux tous l’ensemble de leur situation.

« J’ai vu monsieur votre père ce matin », dis-je brusquement à Chénier.

Il recula d’étonnement.

« Monsieur, me dit-il, je l’ai vu aussi à dix heures.

— Il sortait de chez moi, m’écriai-je ; que vous a-t-il dit ?

— Quoi ! dit André Chénier en se levant, c’est Monsieur qui… »

Le reste fut dit à l’oreille de sa belle voisine.

Je devinai quelles préventions ce pauvre homme avait données à son fils contre moi.

Tout à coup André se leva, marcha vivement, revint, et, se plaçant debout devant madame de Saint-Aignan et moi, croisa les bras et dit d’une voix haute et violente :

« Puisque vous connaissez ces misérables qui nous déciment, citoyen, vous pouvez leur répéter de ma part tout ce qui m’a fait arrêter et conduire ici, tout ce que j’ai dit dans le Journal de Paris, et ce que j’ai crié aux oreilles de ces sbires déguenillés qui venaient arrêter mon ami chez lui. Vous pouvez leur dire ce que j’ai écrit là, là…

— Au nom du ciel ! ne continuez pas », dit la jeune femme arrêtant son bras. Il tira, malgré elle, un papier de sa poche, et le montra en frappant dessus.

« Qu’ils sont des bourreaux barbouilleurs de lois ! que, puisqu’il est écrit que jamais une épée n’étincellera dans mes mains, il me reste ma plume, mon cher trésor ! que, si je vis un jour encore, ce sera pour cracher sur leurs noms, pour chanter leur supplice qui viendra bientôt, pour hâter le triple fouet déjà levé sur ces triumvirs, et que je vous ai dit cela au milieu de mille autres moutons comme moi, qui, pendus aux crocs sanglants du charnier populaire, seront servis au peuple-roi. »

Aux éclats de sa voix, les prisonniers s’étaient assemblés autour de lui, comme autour du bélier les moutons du troupeau malheureux auquel il les comparait. Un incroyable changement s’était fait en lui. Il me parut avoir grandi tout à coup, l’indignation avait doublé ses yeux et ses regards ; il était beau.

Je me tournai du côté de M. de Lagarde, officier aux gardes-françaises. « Le sang est trop ardent aux veines de cette famille, dis-je ; je ne puis réussir à l’empêcher de couler. »

En même temps je me levai en haussant les épaules et me retirai à quelques pas.

Le mot de réussir l’avait sans doute frappé, car il se tut sur-le-champ et s’appuya contre un pilier en se mordant les lèvres. Madame de Saint-Aignan n’avait cessé de le regarder comme on regarderait une éruption de l’Etna, sans rien dire et sans tenter de s’y opposer.

Un de ses amis, M. de Roquelaure, qui avait été colonel du régiment de Beauce, vint lui taper sur l’épaule.

« Eh bien ! lui dit-il, tu te fâches encore contre cette canaille régnante. Il vaut mieux siffler ces mauvais acteurs, jusqu’à ce que le rideau tombe sur nous d’abord et sur eux ensuite. »

Là-dessus il fit une pirouette et se mit à table en fredonnant : La vie est un voyage.

Une crécelle bruyante annonça le moment du déjeuner. Une sorte de poissarde qu’on nommait, je crois, la femme Semé, vint s’établir au milieu de la table pour en faire les honneurs : c’était la femelle de l’animal appelé geôlier, accroupi à la porte d’entrée.

Les prisonniers de cette partie du bâtiment se mirent à table : ils étaient cinquante environ. Saint-Lazare en contenait sept cents. Dès qu’ils furent assis, leur ton changea. Ils s’entre-regardèrent et devinrent tristes. Leurs figures, éclairées par les quatre gros réverbères rouges et enfumés, avaient des reflets lugubres comme ceux des mineurs dans leurs souterrains ou des damnés dans leurs cavernes. La rougeur était noire, la pâleur était enflammée, la fraîcheur était bleuâtre, les yeux flamboyaient. Les conversations devinrent particulières et à demi-voix.

Debout derrière ces convives s’étaient rangés des guichetiers, des porte-clefs, des agents de police et des Sans-Culottes amateurs, qui venaient jouir du spectacle. Quelques dames de la Halle, portant et traînant leurs enfants, avaient eu le privilège d’assister à cette fête d’un goût tout démocratique. J’eus la révélation de leur entrée par une odeur de poisson qui se répandit et empêcha quelques femmes de manger devant ces princesses du ruisseau et de l’égout.

Ces gracieux spectateurs avaient à la fois l’air farouche et hébété : ils semblaient s’être attendus à autre chose qu’à ces conversations paisibles, à ces apartés décents, que les gens bien élevés ont à table, partout et en tout temps. Comme on ne leur montrait pas le poing, ils ne savaient que dire. Ils gardèrent un silence idiot, et quelques-uns se cachèrent en reconnaissant à cette table ceux dont ils avaient servi et volé les cuisiniers.

Mademoiselle de Coigny s’était fait un rempart de cinq ou six jeunes gens qui s’étaient placés en cercle autour d’elle pour la garantir du souffle de ces harengères, et, prenant un bouillon debout, comme elle aurait pu faire au bal, elle se moquait de la galerie avec son air accoutumé d’insouciance et de hauteur.

Madame de Saint-Aignan ne déjeunait pas, elle grondait André Chénier, et je vis qu’elle me montrait à plusieurs reprises, comme pour lui dire qu’il avait fait une sortie fort déplacée avec un de ses amis. Il fronçait le sourcil et baissait la tête avec un air de douceur et de condescendance. Elle me fit signe d’approcher ; je revins.

« Voici M. de Chénier, me dit-elle, qui prétend que la douceur et le silence de tous ces jacobins sont de mauvais symptômes. Empêchez-le donc de tomber dans ses accès de colère. »

Ses yeux étaient suppliants ; je voyais qu’elle voulait nous rapprocher. André Chénier l’y aida avec grâce et me dit le premier avec assez d’enjouement :

« Vous avez vu l’Angleterre, monsieur ; si vous y retournez jamais et que vous rencontriez Edmund Burke, vous pouvez bien l’assurer que je me repens de l’avoir critiqué : car il avait bien raison de nous prédire le règne des portefaix. Cette commission vous est, j’espère, moins désagréable que l’autre. — Que voulez-vous ? la prison n’adoucit pas le caractère. »

Il me tendait la main, et à la manière dont je la serrai, il me sentit son ami.

En ce moment même un bruit pesant, rauque et sourd, fit trembler les plats et les verres, trembler les vitres et trembler les femmes. Tout se tut. C’était le roulement des chariots. Leur son était connu, comme celui du tonnerre l’est de toute oreille qui l’a une fois entendu ; leur son n’était pas celui des roues ordinaires, il avait quelque chose du grincement des chaînes rouillées et du bruit de la dernière pelletée de terre sur nos bières. Leur son me fit mal à la plante des pieds.

« Hé ! mangez donc, les citoyennes ! «  dit la grossière voix de la femme Semé.

Ni mouvement ni réponse. — Nos bras étaient restés dans la position où les avait saisis ce roulement fatal. Nous ressemblions à ces familles étouffées de Pompéia et d’Herculanum que l’on trouva dans l’attitude où la mort les avait surprises.

La Semé avait beau redoubler d’assiettes, de fourchettes et de couteaux, rien ne remuait, tant était grand l’étonnement de cette cruauté. Leur avoir donné un jour de réunion à table, leur avoir permis des embrassements et des épanchements de quelques heures, leur avoir laissé oublier la tristesse, les misères d’une prison solitaire, leur avoir laissé goûter la confidence, savourer l’amitié, l’esprit et même un peu d’amour, et tout cela pour faire voir et entendre à tous la mort de chacun ! — Oh ! c’était trop ! c’était vraiment là un jeu d’hyènes affamées ou de jacobins hydrophobes.

Les grandes portes du réfectoire s’ouvrirent avec bruit et vomirent trois commissaires en habits sales et longs, en bottes à revers, en écharpes rouges, suivis d’une nouvelle troupe de bandits à bonnets rouges, armés de longues piques. Ils se ruèrent en avant avec des cris de joie, en battant des mains, comme pour l’ouverture d’un grand spectacle. Ce qu’ils virent les arrêta tout court, et les égorgés déconcertèrent encore les égorgeurs par leur contenance ; car leur surprise ne dura qu’un instant, et l’excès du mépris leur vint donner à tous une force nouvelle. Ils se sentirent tellement au-dessus de leurs ennemis qu’ils en eurent presque de la joie, et tous leurs regards se portaient avec fermeté et curiosité même sur celui des commissaires qui s’approcha, un papier à la main, pour faire une lecture. C’était un appel nominal. Dès qu’un nom était prononcé, deux hommes s’avançaient et enlevaient de sa place le prisonnier désigné. Il était remis aux gendarmes à cheval au-dehors, et on le chargeait sur un des chariots. L’accusation était d’avoir conspiré dans la prison contre le peuple et d’avoir projeté l’assassinat des représentants et du Comité de salut public. La première personne accusée fut une femme de quatre-vingts ans, l’abbesse de Montmartre, madame de Montmorency : elle se leva avec peine et, quand elle fut debout, salua avec un sourire paisible tous les convives. Les plus proches lui baisèrent la main. Personne ne pleura, car à cette époque la vue du sang rendait les yeux secs. — Elle sortit en disant : « Mon Dieu, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » Un morne silence régnait dans la salle.

On entendit au-dehors des huées féroces qui annoncèrent qu’elle paraissait devant la foule, et des pierres vinrent frapper les fenêtres et les murs, lancées sans doute contre la première prisonnière. Au milieu de ce bruit, je distinguai même l’explosion d’une arme à feu. Quelquefois la gendarmerie était obligée de résister pour conserver aux prisonniers vingt-quatre heures de vie.

L’appel continua. Le deuxième nom fut celui d’un jeune homme de vingt-trois ans, M. de Coatarel, autant que je puis me souvenir de son nom, lequel était accusé d’avoir un fils émigré qui portait les armes contre la patrie. L’accusé n’était même pas marié. Il éclata de rire à cette lecture, serra la main à ses amis et partit. — Mêmes cris au-dehors.

Même silence à la table sinistre d’où l’on arrachait les assistants un à un ; ils attendaient à leur poste comme des soldats attendent le boulet. Chaque fois qu’un prisonnier partait, on enlevait son couvert, et ceux qui restaient s’approchaient de leurs nouveaux voisins en souriant amèrement.

André Chénier était resté debout près de madame de Saint-Aignan, et j’étais près d’eux. Comme il arrive que, sur un navire menacé de naufrage, l’équipage se presse spontanément autour de l’homme qu’on sait le plus puissant en génie et en fermeté, les prisonniers s’étaient d’eux-mêmes groupés autour de ce jeune homme. Il restait les bras croisés et les yeux élevés au ciel, comme pour se demander s’il était possible que le ciel souffrît de telles choses, à moins que le ciel ne fût vide.

Mademoiselle de Coigny voyait, à chaque appel, se retirer un de ses gardiens, et peu à peu elle se trouva presque seule à l’autre bout de la salle. Alors elle vint en suivant le bord de la table, qui devenait déserte ; et s’appuyant sur ce bord, elle arriva jusqu’où nous étions et s’assit à notre ombre, comme une pauvre enfant délaissée qu’elle était. Son noble visage avait conservé sa fierté, mais la nature succombait en elle, et ses faibles bras tremblaient comme ses jambes sous elle. La bonne madame de Saint-Aignan lui tendit la main. Elle vint se jeter dans ses bras et fondit en larmes malgré elle.

La voix rude et impitoyable du commissaire continuait son appel. Cet homme prolongeait le supplice par son affectation à prononcer lentement et à suspendre longtemps les noms de baptême, syllabe par syllabe : puis il laissait tout à coup tomber le nom de famille comme une hache sur le cou.

Il accompagnait le passage du prisonnier d’un jurement qui était le signal des huées prolongées. — Il était rouge de vin et ne me parut pas solide sur ses jambes.

Pendant que cet homme lisait, je remarquai une tête de femme qui s’avançait à sa droite dans la foule et presque sous son bras et, fort au-dessus de cette tête, une longue figure d’homme qui lisait facilement d’en haut. C’était Rose d’un côté, et de l’autre mon canonnier Blaireau. Rose me paraissait curieuse et joyeuse comme les commères de la Halle qui lui donnaient le bras. Je la détestai profondément. Pour Blaireau, il avait son air de somnolence ordinaire, et son habit de canonnier me parut lui valoir une grande considération parmi les gens à pique et à bonnet qui l’environnaient. La liste que tenait le commissaire était composée de plusieurs papiers mal griffonnés, et que ce digne agent ne savait pas mieux lire qu’on n’avait su les écrire. Blaireau s’avança avec zèle, comme pour l’aider, et lui prit par égard son chapeau, qui le gênait. Je crus m’apercevoir qu’en même temps Rose ramassait quelque papier par terre, mais le mouvement fut si prompt et l’ombre était si noire dans cette partie du réfectoire ; que je ne fus pas sûr de ce que j’avais vu.

La lecture continuait. Les hommes, les femmes, les enfants mêmes, se levaient et passaient comme des ombres. La table était presque vide et devenait énorme et sinistre par tous les convives absents. Trente-cinq venaient de passer : les quinze qui restaient, disséminés un à un, deux à deux, avec huit ou dix places entre eux, ressemblaient à des arbres oubliés dans l’abattis d’une forêt. Tout à coup le commissaire se tut. Il était au bout de sa liste, on respirait. Je poussai pour ma part, un soupir de soulagement.

André Chénier dit : « Continuez donc, je suis là. »

Le commissaire le regarda d’un œil hébété. Il chercha dans son chapeau, dans ses poches, à sa ceinture, et, ne trouvant rien, dit qu’on appelât l’huissier du tribunal révolutionnaire. Cet huissier vint. Nous étions en suspens. L’huissier était un homme pâle et triste comme les cochers de corbillard.

« Je vais compter le troupeau, dit-il au commissaire ; si tu n’as pas toute la fournée, tant pis pour toi.

— Ah ! dit le commissaire troublé, il y a encore Beauvilliers Saint-Aignan, ex-duc, âgé de vingt-sept ans… »

Il allait répéter tout le signalement, lorsque l’autre l’interrompit en lui disant qu’il se trompait de logement et qu’il avait trop bu. En effet, il avait confondu, dans son recrutement des ombres, le second bâtiment avec le premier, où la jeune femme avait été laissée seule depuis un mois. Là-dessus ils sortirent, l’un en menaçant, l’autre en chancelant. La cohue poissarde les suivit. La joie retentit au-dehors et éclata par des coups de pierres et de bâton.

Les portes refermées, je regardai la salle déserte, et je vis que madame de Saint-Aignan ne quittait pas l’attitude qu’elle avait prise pendant la dernière lecture : ses bras appuyés sur la table, sa tête sur ses bras. — Mademoiselle de Coigny releva et ouvrit ses yeux humides comme une belle nymphe qui sort des eaux. André Chénier me dit tout bas en désignant la jeune duchesse :

« J’espère qu’elle n’a pas entendu le nom de son mari ; ne lui parlons pas, laissons-la pleurer.

— Vous voyez, lui dis-je, que monsieur votre frère, qu’on accuse d’indifférence, se conduit bien en ne remuant pas. Vous avez été arrêté sans mandat, il le sait, il se tait ; il fait bien : votre nom n’est sur aucune liste. Si on le prononçait, ce serait l’y faire inscrire. C’est un temps à passer, votre frère le sait.

— Oh ! mon frère ! » dit-il. Et il secoua longtemps la tête en la baissant avec un air de doute et de tristesse. Je vis pour la seule fois une larme rouler entre les cils de ses yeux et y mourir.

Il sortit de là brusquement.

« Mon père n’est pas si prudent, dit-il avec ironie. Il s’expose, lui. Il est allé ce matin lui-même chez Robespierre demander ma liberté.

— Ah ! grand Dieu ! m’écriai-je en frappant des mains, je m’en doutais. »

Je pris vivement mon chapeau. Il me saisit le bras.

« Restez donc, cria-t-il ; elle est sans connaissance. »

En effet, madame de Saint-Aignan était évanouie.

Mademoiselle de Coigny s’empressa. Deux femmes qui restaient encore vinrent les aider. La geôlière même s’en mêla pour un louis que je lui glissai. Elle commençait à revenir. Le temps pressait. Je partis sans dire adieu à personne et laissant tout le monde mécontent de moi, comme cela m’arrive partout et toujours. Le dernier mot que j’entendis fut celui de mademoiselle de Coigny, qui dit, d’un air de pitié forcée et un peu maligne, à la petite baronne de Soyecourt :

« Ce pauvre M. de Chénier ! que je le plains d’être si dévoué à une femme mariée et si profondément attachée à son mari et à ses devoirs ! »