Stello/XXXII

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Charles Gosselin (p. 305-314).


CHAPITRE XXXII


Sur la substitution des souffrances expiatoires


Ici le Docteur Noir s’interrompit, et reprit après un moment de stupeur et de réflexion.

— Un des mots que ma bouche vient de prononcer m’a tout à coup arrêté, monsieur, et me force de contempler avec effroi deux pensées extrêmes qui viennent de se toucher et de s’unir devant moi, sur mes pas.

En ce temps-là même dont je parle, au temps du vertueux Saint-Just (car il était, dit-on, sans vices, sinon sans crimes), vivait et écrivait un autre homme vertueux, implacable adversaire de la Révolution. Cet autre Esprit sombre, Esprit falsificateur, je ne dis pas faux, car il avait conscience du vrai ; cet Esprit obstiné, impitoyable, audacieux et subtil, armé comme le Sphinx, jusqu’aux ongles et jusqu’aux dents, de sophismes métaphysiques et énigmatiques, cuirassé de dogmes de fer, empanaché d’oracles nébuleux et foudroyants ; cet autre Esprit grondait comme un orage prophétique et menaçant, et tournait autour de la France. Il avait nom : Joseph de Maistre.

Or, parmi beaucoup de livres sur l’avenir de la France, deviné phrase par phrase, sur le gouvernement temporel de la Providence, sur le principe générateur des Constitutions, sur le Pape, sur les délais de la justice divine et sur l’Inquisition, voulant démontrer, sonder, dévoiler aux yeux des hommes les sinistres fondations qu’il donnait (problème éternel !) à l’autorité de l’homme sur l’homme, voici en substance ce qu’il écrivait :

« La chair est coupable, maudite, et ennemie de Dieu. — Le sang est un fluide vivant. Le Ciel ne peut être apaisé que par le sang. — L’innocent peut payer pour le coupable. Les anciens croyaient que les dieux accouraient partout où le sang coulait sur les autels ; les premiers docteurs chrétiens crurent que les anges accouraient partout où coulait le sang de la véritable victime. — L’effusion du sang est expiatrice. Ces vérités sont innées. — La Croix atteste le Salut par le sang.

« Et, depuis, Origène a dit justement qu’il y avait deux Rédemptions : celle du Christ qui racheta l’univers, et les Rédemptions diminuées qui rachètent par le sang celui des nations. Ce sacrifice sanglant de quelques hommes pour tous se perpétuera jusqu’à la fin du monde. Et les nations pourront se racheter éternellement par la substitution des souffrances expiatoires. »

C’était ainsi qu’un homme doué d’une des plus hardies et des plus trompeuses imaginations philosophiques qui jamais aient fasciné l’Europe, était arrivé à rattacher au pied même de la Croix le premier anneau d’une chaîne effrayante et interminable de sophismes ambitieux et impies, qu’il semblait adorer consciencieusement, et qu’il avait fini peut-être par regarder du fond du cœur comme les rayons d’une sainte vérité. C’était à genoux sans doute, et en se frappant la poitrine, qu’il s’écriait :

« La terre, continuellement imbibée de sang, n’est qu’un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin jusqu’à l’extinction du mal ! Le Bourreau est la pierre angulaire de la société : sa mission est sacrée. — L’Inquisition est bonne, douce et conservatrice.

« La bulle In cœna Domini est de source divine ; c’est elle qui excommunie les hérétiques et les appelants aux futurs conciles. Eh ! pourquoi un concile, grand Dieu ! quand le pilori suffit ?

Le sentiment de la terreur d’une puissance irritée a toujours subsisté.

La guerre est divine : elle doit régner éternellement pour purger le monde. — Les races sauvages sont dévouées et frappées d’anathème. J’ignore leur crime, ô Seigneur ! mais, puisqu’elles sont malheureuses et insensées, elles sont criminelles et justement punies de quelque faute d’un ancien chef. Les Européens, au siècle de Colomb, eurent raison de ne pas les compter dans l’espèce humaine comme leurs semblables.

La Terre est un autel qui doit être éternellement imbibé de sang. »

O Pieux Impie ! qu’avez-vous fait ?

Jusqu’à cet Esprit falsificateur, l’idée de la Rédemption de la race coupable s’était arrêtée au Calvaire. Là, Dieu immolé par Dieu avait lui-même crié : Tout est consommé.

N’était-ce pas assez du sang divin pour le salut de la chair humaine ?

Non. — L’orgueil humain sera éternellement tourmenté du désir de trouver au Pouvoir temporel absolu une base incontestable, et il est dit que toujours les sophistes tourbillonneront autour de ce problème, et s’y viendront brûler les ailes. Qu’ils soient tous absous, excepté ceux qui osent toucher à la vie ! la vie, le feu sacré, le feu trois fois saint, que le Créateur lui seul a le droit de reprendre ! Droit terrible de la peine sinistre, que je conteste même à la Justice !

Non. — Il a fallu à l’impitoyable sophistiqueur souffler, comme un alchimiste patient, sur la poussière des premiers livres, sur les cendres des premiers docteurs, sur la poudre des bûchers indiens et des repas anthropophages, pour en faire sortir l’étincelle incendiaire de sa fatale idée. — Il lui a fallu trouver et écrire en relief les paroles de cet Origène, qui fut un Abailard volontaire : première immolation et premier sophisme, dont il crut découvrir aussi le principe dans l’Evangile ; cet obscur et paradoxal Origène, docteur en l’an 190 de J.-C., dont les Principes, à demi platoniciens, furent loués depuis sa mort six saints (parmi eux saint Athanase et saint Chrysostome), et condamnés par trois saints, un empereur et un pape (parmi eux saint Jérôme et Justinien). — Il a fallu que le cerveau de l’un des derniers catholiques fouillât bien avant dans le crâne de l’un des premiers chrétiens pour en tirer cette fatale théorie de la réversibilité et du salut par le sang. Et cela pour replâtrer l’édifice démantelé de l’Église romaine et l’organisation démembrée du moyen âge ! Et cela, tandis que l’inutilité du sang pour la fondation des systèmes et des pouvoirs se démontrait tous les jours en place publique de Paris ! Et cela, tandis qu’avec les mêmes axiomes quelques scélérats, lui-même l’écrivait, renversaient quelques scélérats en disant aussi : l’Eternel, la Vertu, la Terreur !

Armez de couteaux aussi tranchants ces deux Autorités, et dites-moi laquelle imbibera l’autel avec le plus large arrosoir de sang ?

Et prévoyait-il, le prophète orthodoxe, que de son temps même croîtrait et se multiplierait, à l’infini, la monstrueuse famille de ses Sophismes, et que parmi les petits de cette tigresse race, il s’en trouverait dont le cri serait celui-ci :

« Si la substitution des souffrances expiatoires est juste, ce n’est pas assez, pour le salut des peuples, des substitutions et des dévouements volontaires et très rares. L’innocent immolé pour le coupable sauve sa nation ; donc il est juste et bon qu’il soit immolé par elle et pour elle ; et lorsque cela fut, cela fut bien. »

Entendez-vous le cri de la bête carnassière, sous la voix de l’homme ? — Voyez-vous par quelles courbes, partis de deux points opposés, ces purs idéologues sont arrivés d’en bas et d’en haut à un même point où ils se touchent, à l’échafaud ? Voyez-vous comme ils honorent et caressent le Meurtre ? — Que le Meurtre est beau, que le Meurtre est bon, qu’il est facile et commode, pourvu qu’il soit bien interprété ! Comme le Meurtre peut devenir joli, en des bouches bien faites et quelque peu meublées de paroles impudentes et d’arguties philosophiques ! Savez-vous s’il se naturalise moins sur ces langues parleuses que sur celles qui lèchent le sang ? Pour moi je ne le sais pas.

Demandez-le (si cela s’évoque) aux massacreurs de tous les temps. Qu’ils viennent de l’Orient et de l’Occident ! Venez en haillons, venez en soutane, venez en cuirasse, venez, tueurs d’un homme et tueurs de cent mille ; depuis la Saint-Barthélemy jusqu’aux septembrisades, de Jacques Clément et de Ravaillac à Louvel, de Des Adrets et Montluc à Marat et Schneider ; venez, vous trouverez ici des amis, mais je n’en serai pas !

Ici le Docteur Noir rit longtemps ; puis il soupira en se recueillant et reprit :

Ah ! monsieur, c’est ici surtout qu’il faut, comme vous, prendre en pitié.

Dans cette violente passion de tout rattacher, à tout prix, à une cause, à une Synthèse, de laquelle on descend à tout, et par laquelle tout s’explique, je vois encore l’extrême faiblesse des hommes qui, pareils à des enfants qui vont dans l’ombre, se sentent tous saisis de frayeur, parce qu’ils ne voient pas le fond de l’abîme que ni Dieu Créateur ni Dieu Sauveur n’ont voulu nous faire connaître. Ainsi je trouve que ceux-là mêmes qui se croient les plus forts, en construisant le plus de systèmes, sont les plus faibles et les plus effrayés de l’Analyse, dont ils ne peuvent supporter la vue, parce qu’elle s’arrête à des effets certains, et ne contemple qu’à travers l’ombre, dont le ciel a voulu l’envelopper, la Cause… la Cause pour toujours incertaine.

Or, je vous le dis, ce n’est que dans l’Analyse que les esprits justes, les seuls dignes d’estime, ont puisé et puiseront jamais les idées durables, les idées qui frappent par le sentiment de bien-être que donne la rare et pure présence du vrai.

L’Analyse est la destinée de l’éternelle ignorante, l’Ame humaine.

L’Analyse est une sonde. Jetée profondément dans l’Océan, elle épouvante et désespère le Faible, mais elle rassure et conduit le Fort, qui la tient fermement en main.

Ici le Docteur Noir, passant les doigts sur son front et ses yeux, comme pour oublier, effacer, ou suspendre ses méditations intérieures, reprit ainsi le fil de son récit.