Stello/XXXIV

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Charles Gosselin (p. 323-345).


CHAPITRE XXXIV


Un petit divertissement


Robespierre entra, il tenait Saint-Just par la main ; celui-ci, vêtu d’une redingote poudreuse ; pâle et défait, arrivait à Paris. Robespierre jeta sur nous deux un coup d’œil rapide sous ses lunettes, et la distance où il nous vit l’un de l’autre me parut lui plaire ; il sourit en pinçant les lèvres.

« Citoyens, voici un voyageur de votre connaissance », dit-il.

Nous nous saluâmes tous trois, Joseph Chénier en fronçant le sourcil, Saint-Just avec un signe de tête brusque et hautain, moi gravement, comme un moine.

Saint-Just s’assit à côté de Robespierre, celui-ci sur son fauteuil de cuir, devant son bureau, nous en face. Il y eut un long silence. Je regardais les trois personnages tour à tour. Chénier se renversait et se balançait avec un air de fierté, mais un peu d’embarras, sur sa chaise, comme rêvant à mille choses étrangères. Saint-Just, l’air parfaitement calme, penchait sur l’épaule sa belle tête mélancolique, régulière et douce, chargée de cheveux châtains flottants et bouclés ; ses grands yeux s’élevaient au ciel, et il soupirait. Il avait l’air d’un jeune saint. — Les persécuteurs prennent souvent des manières de victimes. Robespierre nous regardait comme un chat ferait de trois souris qu’il a prises.

« Voilà, dit Robespierre d’un air de fête, notre ami Saint-Just qui revint de l’armée. Il y a écrasé la trahison, il en fera autant ici. C’est une surprise, on ne l’ attendait pas, n’est-ce pas, Chénier ? »

Et il le regarda de côté, comme pour jouir de sa contrainte.

« Tu m’as fait demander, citoyen ? dit Marie-Joseph Chénier avec humeur ; si c’est pour affaire, dépêchons-nous, on m’attend à la Convention.

— Je voulais, dit Robespierre d’un air empesé, en me désignant, te faire rencontrer avec cet excellent homme qui porte tant d’intérêt à ta famille. »

J’étais pris. Marie-Joseph et moi nous nous regardâmes, et nous nous révélâmes toutes nos craintes par ce coup d’œil. Je voulus rompre les chiens.

« Ma foi, dis-je, j’aime les lettres, moi, et Fénelon…

— Ah ! à propos, interrompit Robespierre, je te fais compliment, Chénier, du succès de ton Timoléon dans les ci-devant salons où tu en fais la lecture. — Tu ne connais pas cela, toi ? » dit-il à Saint-Just avec ironie.

Celui-ci sourit d’un air de mépris, et se mit à secouer la poussière de ses bottes avec le pan de sa longue redingote, sans daigner répondre.

« Bah ! bah ! dit Joseph Chénier en me regardant, c’est trop peu de chose pour lui. »

Il voulait dire cela avec indifférence, mais le sang d’auteur lui monta aux joues.

Saint-Just, aussi parfaitement calme qu’à l’ordinaire, leva les yeux sur Chénier et le contempla comme avec admiration.

« Un membre de la Convention qui s’amuse à cela en l’an II de la République me paraît un prodige, dit-il.

— Ma foi, quand on n’a pas la haute main dans les affaires, dit Joseph Chénier, c’est encore ce qu’on peut faire de mieux pour la Nation. »

Saint-Just haussa les épaules.

Robespierre tira sa montre, comme attendant quelque chose, et dit d’un air pédant :

« Tu sais, citoyen Chénier, mon opinion sur les écrivains. Je t’excepte, parce que je connais tes vertus républicaines, mais en général je les regarde comme les plus dangereux ennemis de la patrie. Il faut une volonté une. Nous en sommes là. Il la faut républicaine, et pour cela il ne faut que des écrits républicains ; le reste corrompt le Peuple. Il faut le rallier, ce Peuple, et vaincre les bourgeois, de qui viennent nos dangers intérieurs. Il faut que le Peuple s’allie à la Convention et elle à lui ; que les Sans-Culottes soient payés et colérés, et restent dans les villes. Qui s’oppose à mes vues ? Les écrivains, les faiseurs de vers qui font du dédain rimé, qui crient : O mon âme ! fuyons dans les déserts ! ces gens-là découragent. La Convention doit traiter tous ceux qui ne sont pas utiles à la République comme des contre-révolutionnaires.

— C’est bien sévère, dit Marie-Joseph assez effrayé, mais plus piqué encore.

— Oh, je ne parle pas pour toi, poursuivit Robespierre d’un ton mielleux et radouci ; toi, tu as été un guerrier, tu es législateur, et, quand tu ne sais que faire, Poète.

— Pas du tout ! pas du tout ! dit Joseph, singulièrement vexé ; je suis au contraire né Poète et j’ai perdu mon temps à l’armée et à la Convention. »

J’avoue que malgré la gravité de la situation, je ne pus m’empêcher de sourire de son embarras.

Son frère aurait pu parler ainsi ; mais Joseph, selon moi, se trompait un peu sur lui-même ; aussi l’incorruptible, qui était au fond de mon avis, poursuivit pour le tourmenter :

« Allons ! allons ! dit-il avec une galanterie fausse et fade, allons ! tu es trop modeste, tu refuses deux couronnes de laurier pour une couronne de roses-pompon.

— Mais il me semblait que tu aimais ces fleurs-là toi-même autrefois, citoyen ! dit Chénier ; j’ai lu de toi des couplets fort agréables sur une coupe et un festin. Il y avait :

 
O Dieux ! que vois-je, mes amis ?
Un crime trop notoire.
O malheur affreux !
O scandale honteux !
J’ose le dire à peine ;
Pour vous j’en rougis,

Pour moi j’en gémis,
Ma coupe n’est pas pleine.
Et puis un certain madrigal où il y avait :
Garde toujours ta modestie ;
Sur le pouvoir de tes appas
Demeure toujours alarmée :
Tu n’en seras que mieux aimée
Si tu crains de ne l’être pas.


C’était joli ! et nous avons aussi deux discours sur la peine de mort, l’un contre, l’autre pour ; et puis un éloge de Gresset où il y avait cette belle phrase, que je me rappelle encore tout entière :

Oh ! lisez le Vert-Vert, vous qui aspirez au mérite de badiner et d’écrire avec grâce ; lisez-le, vous qui ne cherchez que l’amusement, et vous connaîtrez de nouvelles sources de plaisirs. Oui, tant que la langue française subsistera, le Vert-Vert trouvera des admirateurs. Grâce au pouvoir du génie, les aventures d’un perroquet occuperont encore nos derniers neveux. Une foule de héros est restée plongée dans un éternel oubli, parce qu’elle n’a point trouvé une plume digne de célébrer ses exploits ; mais toi, heureux Vert-Vert, ta gloire passera à la postérité la plus reculée ! O Gresset ! tu fus le plus grand des poètes ! — Répandons des fleurs, etc., etc., etc. »

« C’était fort agréable.

J’ai encore cela chez moi, imprimé sous le nom de M. de Robespierre, avocat en Parlement. »

L’homme n’était pas commode à persifler. Il fit de sa face de chat une face de tigre, et crispa les ongles.

Saint-Just, ennuyé et voulant l’interrompre, lui prit le bras.

« A quelle heure t’attend-on aux Jacobins ?

— Plus tard, dit Robespierre avec humeur ; laisse-moi, je m’amuse. »

Le rire dont il accompagna ce mot fit claquer ses dents.

« J’attends quelqu’un, ajouta-t-il. — Mais toi, Saint-Just, que fais-tu des Poètes ?

— Je te l’ai lu, dit Saint-Just, ils ont un dixième chapitre de mes Institutions.

— Eh bien ! qu’y font-ils ? »

Saint-Just fit une moue de mépris et regarda autour de lui à ses pieds, comme s’il eût cherché une épingle perdue sur le tapis.

« Mais…, dit-il…, des hymnes qu’on leur commandera le premier jour de chaque mois, en l’honneur de l’Eternel et des bons citoyens, comme le voulait Platon. Le Ier de Germinal, ils célébreront la nature et le peuple ; en Floréal, l’amour et les époux ; en Prairial, la victoire ; en Messidor, l’adoption ; en Thermidor ; la jeunesse ; en Fructidor, le bonheur ; en Vendémiaire, la vieillesse ; en Brumaire, l’âme immortelle ; en Frimaire, la sagesse ; en Nivôse, la patrie ; en Pluviôse, le travail, et en Ventôse, les amis. »

Robespierre applaudit.

« C’est parfaitement réglé, dit-il.

— Et : « l’inspiration ou la mort », dit Joseph Chénier en riant.

Saint-Just se leva gravement.

Eh ! pourquoi pas, dit-il, si leurs vertus patriotiques ne les enflamment pas ? Il n’y a que deux principes : la Vertu ou la Terreur. »

Ensuite il baissa la tête et demeura tranquillement le dos à la cheminée, comme ayant tout dit, et convaincu dans sa conscience qu’il savait toutes choses. Son calme était parfait, sa voix inaltérable et sa physionomie candide, extatique et régulière.

« Voilà l’homme que j’appellerais un Poète, dit Robespierre en le montrant, il voit en grand, lui ; il ne s’amuse pas à des formes de style plus ou moins habiles ; il jette des mots comme des éclairs dans les ténèbres de l’avenir, et il sent que la destinée des hommes secondaires qui s’occupent du détail des idées est de mettre en œuvre les nôtres ; que nulle race n’est plus dangereuse pour la liberté, plus ennemie de l’égalité, que celle des aristocrates de l’intelligence, dont les réputations isolées exercent une influence partielle, dangereuse, et contraire à l’unité qui doit tout régir. »

Après sa phrase, il nous regarda. — Nous nous regardions. — Nous étions stupéfaits. Saint-Just approuvait du geste et caressait ces opinions jalouses et dominatrices, opinions que se feront toujours les Pouvoirs qui s’acquièrent par l’action et le mouvement, pour tâcher de dompter ces Puissances mystérieuses et indépendantes qui ne se forment que par la méditation qui produit leurs œuvres, et l’admiration qu’elles excitent.

Les parvenus, favoris de la Fortune, seront éternellement irrités, comme Aman, contre ces sévères Mardochées qui viennent s’asseoir, couverts de cendre, sur les degrés de leurs palais, refusant seuls de les adorer, et les forçant parfois de descendre de leur cheval et de tenir en main la bride du leur.

Joseph Chénier ne savait comment revenir de l’étonnement où il était d’entendre de pareilles choses. Enfin le caractère emporté de sa famille prit le dessus.

« Au fait, me dit-il, j’ai connu dans ma vie des Poètes à qui il ne manquait pour l’être qu’une chose, c’était la Poésie. »

Robespierre cassa une plume dans se doigts et prit un journal, comme n’ayant pas entendu.

Saint-Just, qui était au fond assez naïf et tout d’une pièce comme un écolier non dégrossi, prit la chose au sérieux, et il se mit à parler de lui-même avec une satisfaction sans bornes et une innocence qui m’affligeait pour lui :

« Le citoyen Chénier a raison, dit-il en regardant fixement le mur devant lui, sans voir autre chose que son idée : je sens bien que j’étais Poète, moi, quand j’ai dit :

Les grands hommes ne meurent pas dans leur lit. — Et — Les circonstances ne sont difficiles que pour ceux qui reculent devant le tombeau. — Et — Je méprise la poussière qui me compose, et qui vous parle. — Et — La société n’est pas l’ouvrage de l’homme. — Et — Le bien même est souvent un moyen d’intrigue ; soyons ingrats si nous voulons sauver la patrie.

— Ce sont, dis-je, belles maximes et paradoxes plus ou moins spartiates et plus ou moins connus, mais non de la Poésie. »

Saint-Just me tourna le dos brusquement et avec humeur.

Nous nous tûmes tous quatre.

La conversation en était arrivée à ce point où l’on ne pouvait plus ajouter un mot qui ne fût un coup, et Marie-Joseph et moi n’étions pas les plus accoutumés à frapper.

Nous sortîmes d’embarras d’une manière imprévue, car tout à coup Robespierre prit une petite clochette sur son bureau et sonna vivement. Un nègre entra et introduisit un homme âgé qui, à peine laissé dans la chambre, resta saisi d’étonnement et d’effroi.

« Voici encore quelqu’un de votre connaissance, dit Robespierre ; je vous ai préparé à tous une petite entrevue. »

C’était M. de Chénier en présence de son fils. Je frémis de tout mon corps. Le père recula. Le fils baissa les yeux, puis me regarda. Robespierre riait. Saint-Just le regardait pour deviner.

Ce fut le vieillard qui rompit le silence le premier. Tout dépendait de lui, et personne ne pouvait plus le faire taire ou le faire parler. Nous attendîmes, comme on attend un coup de hache.

Il s’avança avec dignité vers son fils.

« Il y a longtemps que je ne vous ai vu, monsieur, dit-il ; je vous fais l’honneur de croire que vous venez pour le même motif que moi. »

Ce Marie-Joseph Chénier, si hautain, si grand, si fort, si farouche, était ployé en deux par la contrainte et la douleur.

« Mon père, dit-il lentement, en pesant sur chaque syllabe, mon Dieu ! mon père, avez-vous bien réfléchi à ce que vous allez dire ? »

Le père ouvrit la bouche, le fils se hâta de parler haut pour étouffer sa voix.

« Je sais… je devine… à peu près… à peu de chose près l’affaire… »

Et se tournant vers Robespierre en souriant.

« Affaire bien légère, futile en vérité… »

Et à son père :

«… dont vous voulez parler. Mais je crois que vous auriez pu me la remettre entre les mains. Je suis député… moi… Je sais…

— Monsieur, je sais ce que vous êtes, dit M. de Chénier…

— Non, en vérité, dit Joseph en s’approchant, vous n’en savez rien, absolument rien. Il y a si longtemps, citoyens, qu’il n’a voulu me voir, mon pauvre père ! Il ne sait pas seulement ce qui se passe dans la République. Je suis sûr que ce qu’il vient de vous dire, il n’en est pas même bien certain. »

Et il lui marcha sur le pied. Mais le vieillard se recula de lui.

« C’est votre devoir, monsieur, que je veux remplir moi-même, puisque vous ne le faites pas.

— Oh ! Dieu du ciel et de la terre ! s’écria Marie-Joseph au supplice.

— Ne sont-ils pas curieux tous les deux ? dit Robespierre à Saint-Just d’une voix aigre et en jouissant horriblement. Qu’ont-ils donc à crier tant ?

— J’ai, dit le vieux père en s’avançant vers Robespierre, j’ai le désespoir dans le cœur en voyant… »

Je me levai pour l’arrêter par le bras.

« Citoyen, dit Joseph Chénier à Robespierre, permets-moi de te parler en particulier, ou d’emmener mon père d’ici, un moment. Je le crois malade et un peu troublé.

— Impie, dit le vieillard, veux-tu être aussi mauvais fils que mauvais… ?

— Monsieur, dis-je en lui coupant la parole, il était inutile de me consulter ce matin.

— Non, non ! dit Robespierre avec sa voix aiguë et son incroyable sang-froid ; non, ma foi, je ne veux pas que ton père me quitte, Chénier ! Je lui ai donné audience ; il faut bien que j’écoute. — Et pourquoi donc veux-tu qu’il s’en aille ? — Que crains-tu donc qu’il m’apprenne ? — Ne sais-je pas à peu près tout ce qui se passe, et même tes ordonnances du matin, Docteur ?

— C’est fini ! » dis-je en retombant accablé sur ma chaise.

Marie-Joseph, par un dernier effort, s’avança hardiment et se plaça de force entre son père et Robespierre.

« Après tout, dit-il à celui-ci, nous sommes égaux, nous sommes frères, n’est-ce pas ? Eh bien, moi, je puis te dire, citoyen, des choses que tout autre qu’un représentant à la Convention nationale n’aurait pas le droit de te dire, n’est-ce pas ? — Eh bien, je te dis que mon bon père que voici, mon bon vieux père, qui me déteste à présent parce que je suis député, va te conter quelque affaire de famille bien au-dessous de tes graves occupations, vois-tu, citoyen Robespierre ! Tu as de grandes affaires, toi, tu es seul, tu marches seul ; toutes ces choses d’intérieur, ces petites brouilleries, tu les ignores, heureusement pour toi. Tu ne dois pas t’en occuper. »

Et il le prenait par les deux mains.

« Non, je ne veux pas absolument que tu l’écoutes, vois-tu ; je ne veux pas. » Et, faisant le rieur : « Mais c’est que ce sont de vraies niaiseries qu’il va te dire. »

Et en bavardant plus bas :

« Quelque plainte de ma conduite passée, de vieilles, vieilles idées monarchiques qu’il a. Je ne sais quoi, moi. Ecoute, mon ami, toi notre grand citoyen, notre maître — oui, je le pense franchement, notre maître ! — va, va à tes affaires, à l’Assemblée où l’on t’écoute ; — ou plutôt, tiens, renvoie-nous. — Oui, tiens, franchement, mets-nous à la porte : nous sommes de trop.

— Messieurs, nous sommes indiscrets ; partons. »

Il prenait son chapeau, pâle et haletant, couvert de sueur, tremblant :

« Allons, Docteur ; allons, mon père, j’ai à vous parler. Nous sommes indiscrets. — Et Saint-Just, donc, qui arrive de si loin pour le voir ! de l’armée du Nord ! N’est-il pas vrai, Saint-Just ? »

Il allait, il venait, il avait les larmes aux yeux ; il prenait Robespierre par le bras, son père par les épaules : il était fou.

Robespierre se leva, et avec un air de bonté perfide tendit la main au vieillard par devant son fils. — Le père crut tout sauvé ; nous sentîmes tout perdu. M. de Chénier s’attendrit de ce seul geste, comme font les vieillards faibles.

« Oh ! vous êtes bon ! s’écria-t-il. C’est un système que vous avez, n’est-ce pas ? c’est un système qui fait qu’on vous croit mauvais. Rendez-moi mon fils aîné, monsieur de Robespierre ! Rendez-le-moi, je vous en conjure ; il est à Saint-Lazare. C’est bien le meilleur des deux, allez ; vous ne le connaissez pas ! il vous admire beaucoup, et il admire tous ces messieurs aussi ; il m’en parle souvent. Il n’est point exagéré du tout, quoi qu’on ait pu vous dire. Celui-ci a peur de se compromettre, et ne vous a pas parlé ; mais moi, qui suis père, monsieur, et qui suis bien vieux, je n’ai pas peur. D’ailleurs vous êtes un homme comme il faut, il ne s’agit que de voir votre air et vos manières ; et avec un homme comme vous on s’entend toujours, n’est-ce pas ? »

Puis à son fils :

« Ne me faites point de signes ! ne m’interrompez pas ! vous m’importunez ! laissez monsieur agir selon son cœur : il s’entend un peu mieux que vous en gouvernement, peut-être ! Vous avez toujours été jaloux d’André, dès votre enfance. Laissez-moi, ne me parlez pas. »

Le malheureux frère ! il n’aurait pas parlé, il était muet de douleur, et moi aussi.

« Ah ! dit Robespierre en s’asseyant et ôtant ses lunettes paisiblement et avec soulagement ; voilà donc leur grande affaire ! Dis donc, Saint-Just ! ne s’imaginaient-ils pas que j’ignorais l’emprisonnement du petit frère ? Ces gens-là me croient fou, en vérité. Seulement il est bien vrai que je ne me serais pas occupé de lui d’ici à quelques jours. Eh bien, ajouta-t-il en prenant sa plume et griffonnant, on va faire passer l’affaire de ton fils.

— Voilà ! dis-je en étouffant.

— Comment ! passer ? dit le père interdit.

— Oui, citoyen, dit Saint-Just en lui expliquant froidement la chose ; passer au tribunal révolutionnaire, où il pourra se défendre.

— Et André ? dit M. de Chénier.

— Lui ? répondit Saint-Just, à la Conciergerie.

— Mais il n’y avait pas de mandat d’arrêt contre André ! dit son père.

— Eh bien, il dira cela au tribunal, répondit Robespierre ; tant mieux pour lui. »

Et en parlant il écrivait toujours.

« Mais à quoi bon l’y envoyer ? disait le pauvre vieillard.

— Pour qu’il se justifie, répondait aussi froidement Robespierre, écrivant toujours.

— Mais l’écoutera-t-on ? » dit Marie-Joseph.

Robespierre mit ses lunettes et le regarda fixement ; ses yeux luisaient sous leurs yeux verts comme ceux des hiboux.

« Soupçonnes-tu l’intégrité du tribunal révolutionnaire ? » dit-il.

Marie-Joseph baissa la tête, et dit :

« Non ! » en soupirant profondément.

Saint-Just dit gravement :

« Le tribunal absout quelquefois.

— Quelquefois ! dit le père tremblant et debout.

— Dis donc, Saint-Just, reprit Robespierre en recommençant à écrire, sais-tu que c’est aussi un Poète, celui-là ? Justement nous parlions d’eux, et ils parlent de nous ; tiens, voilà une gentillesse de sa façon. C’est tout nouveau, n’est-il pas vrai, Docteur ? Dis donc, Saint-Just, il nous appelle bourreaux, barbouilleurs de lois.

— Rien que cela ! » dit Saint-Just en prenant le papier, que je ne reconnus que trop, et qu’il avait fait dérober par ses merveilleux espions.

Tout à coup Robespierre tira sa montre, se leva brusquement et dit : « Deux heures ! »

Il nous salua et courut à la porte de sa chambre par laquelle il était entré avec Saint-Just. Il l’ouvrit, entra le premier et à demi dans l’autre appartement, où j’aperçus des hommes, et laissant sa main sur la clef, comme avec une sorte de crainte, et prêt à nous fermer la porte au nez, dit d’une voix aigre, fausse et ferme :

« Ceci est seulement pour vous faire voir que je sais tout ce qui se passe assez promptement. »

Puis se tournant vers Saint-Just, qui le suivait paisiblement avec un sourire ineffable de douceur :

« Dis donc, Saint-Just, je crois que je m’entends aussi bien que les Poètes à composer des scènes de famille ?

— Attends, Maximilien ! cria Marie-Joseph en lui montrant le poing et en s’en allant par la porte opposée, qui cette fois s’ouvrit d’elle-même, je vais à la Convention avec Tallien !

— Et moi aux Jacobins, dit Robespierre avec sécheresse et orgueil.

— Avec Saint-Just », ajouta Saint-Just d’une voix terrible.

En suivant Marie-Joseph pour sortir de la tanière : « Reprenez votre second fils ; dis-je au père ; car vous venez de tuer l’aîné. »

Et nous sortîmes sans oser nous retourner pour le voir.