Stendhal - Correspondance/Tome 1/0001

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1. — A
À SA SŒUR PAULINE[1]
Paris, 18 Ventôse an VIII. [Dimanche, 9 Mars 1800.]


Je ne me reconnais plus, ma chère Pauline, lorsque je pense que j’ai pu rester cinq mois sans t’écrire[2]. Il y a déjà quelque temps que j’y pense, mais la variété de mes occupations m’a toujours empêché de satisfaire mon désir. D’abord, je veux que tu m’écrives tous les huit jours sans faute ; sans cela[3], je te gronde ; ensuite je veux que tu ne montres tes lettres ni les miennes à personne ; je n’aime pas, quand j’écris de cœur, être gêné. Tu me diras comment va le piano ; si tu apprends à danser. As-tu dansé cet hiver ? je pense que oui. Apprends-tu à dessiner ? Le diable qui se mêle de mes affaires m’empêche d’apprendre depuis que je suis ici. J’apprends à danser d’un danseur de l’Opéra ; son genre ne ressemble en rien à celui de Beler ; comme celui que l’on m’enseigne est le bon, et que, comme tel, il parviendra, tôt ou tard, en province, je te conseille de t’y préparer en pliant beaucoup dans tous tes pas et en exerçant particulièrement le coup de pied. Je danse avec Adèle Rebuffel[4] qui, quoiqu’âgée de onze ans seulement, est pleine de talents et d’esprit. Une des choses qui a le plus contribué à lui donner de l’un et de l’autre, ce sont ses lectures multipliées ; je désirerais que tu prisses la même voie, car je suis convaincu qu’elle est la seule bonne. Tes lectures, si elles sont choisies, t’intéresseront bientôt jusqu’à l’adoration et elles t’introduiront à la vraie philosophie. Source inépuisable de jouissances suprêmes, c’est elle qui nous donne la force de l’âme et la capacité nécessaire pour sentir et adorer le génie. Avec elle tout s’aplanit ; les difficultés disparaissent ; l’âme est étendue, elle conçoit et aime davantage. Mais je te parle un langage inconnu ; je souhaiterais que tu pus le sentir.

Je te conseille de prier le g[rand] p[ère] de demander à Chalvet[5] le Cours de Littérature de La Harpe qu’il doit avoir et de le lire ; cet ouvrage t’ennuiera peut-être un peu, mais il te dégrossira et je te promets que tu en seras bien récompensée dans la suite. Je te conseille aussi de chercher mes cahiers de littérature pour y lire les mêmes choses que tu liras dans La Harpe et en même temps. Cette étude est indispensable ; tu le verras quand tu iras dans des sociétés qui méritent ce nom. Je désirerais que tu pus aller quelquefois au spectacle, à des pièces choisies, persuadé que je suis que rien ne forme plus le goût. Je voudrais surtout que tu vis les bons opéras-comiques ; cela te donnerait du goût pour la musique et te ferait un plaisir infini ; mais rappelle-toi bien que tu ne pourras jamais y aller qu’avec papa. S’il pouvait sentir mes raisons, cela me ferait bien plaisir. Je lui en parlerai quand j’irai à Grenoble. Je te conseille de tâcher de lire la Vie des Grands Hommes de la Grèce, de Plutarque ; tu verras, quand tu seras plus avancée en littérature, que c’est cette lecture qui a formé le caractère de l’homme qui eut jamais la plus belle âme et le plus grand génie, J.-J. Rousseau. Tu pourras lire Racine et les tragédies de Voltaire, si on te le permet. Prie mon g[rand]-p[ère] de te lire Zadig, de la même manière qu’il me le lut il y a deux ans. Je croirais bon aussi que tu lusses le Siècle de Louis XIV, si on le veut. Tu me diras : Voilà bien des lectures. Mais, ma chère amie, c’est en lisant les ouvrages pensés qu’on apprend à penser et à sentir à son tour. Dans tous les cas, lis La Harpe. Adieu. Je ne peux plus écrire sur ce papier ; j’ai mieux aimé le tenter ce soir que de ne pas le faire de quelques jours.

  1. À la citoyenne Pauline Beyle, Grande-Rue, n° 60, à Grenoble (Départ. de l’Isère).
  2. Beyle avait quitté Grenoble le 30 octobre précédent.
  3. Beyle avait écrit cellà suivant l’habitude qu’il avait d’écrire ainsi ce mot. (Cf. la Vie d’Henri Brulard, chap. 41.) Mais dans ces lettres on a partout corrigé l’orthographe capricieuse de Stendhal.
  4. Adélaïde ou Adèle Rebuffel était par sa mère apparentée aux Daru et était elle-même quelque peu cousine de Stendhal. Elle habitait avec sa mère au fond de la cour le premier étage de l’habitation des Daru, où le père négociant qui demeurait, rue Saint-Denis, avec Mlle  Barberen, son associée et sa maîtresse, les venait voir un quart d’heure par jour. Voir la Vie d’Henri Brulard, et le Journal.
  5. Ancien professeur d’histoire de Beyle à l’École Centrale de Grenoble, il était bibliothécaire à la bibliothèque de la ville.