Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 18

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 81-83).

CHAPITRE XVIII


On remarque au théâtre une chose analogue envers les acteurs chéris du public : les spectateurs ne sont plus sensibles à ce qu’ils peuvent avoir de beauté ou de laideur réelle. Le Kain, malgré sa laideur remarquable, faisait des passions à foison ; Garrick aussi, par plusieurs raisons ; mais d’abord parce qu’on ne voyait plus la beauté réelle de leurs traits ou de leurs manières, mais bien celle que depuis longtemps l’imagination était habituée à leur prêter, en reconnaissance et en souvenir de tous les plaisirs qu’ils lui avaient donnés ; et par exemple, la figure seule d’un acteur comique fait rire dès qu’il entre en scène.

Une jeune fille qu’on menait au Français pour la première fois pouvait bien sentir quelque éloignement pour Le Kain durant la première scène ; mais bientôt il la faisait pleurer ou frémir ; et comment résister aux rôles de Tancrède[1] ou d’Orosmane ? Si pour elle la laideur était encore un peu visible, les transports de tout un public, et l’effet nerveux qu’ils produisent sur un jeune cœur[2], parvenaient bien vite à l’éclipser. Il ne restait plus de la laideur que le nom, et pas même le nom, car l’on entendait des femmes enthousiastes de Le Kain s’écrier : Qu’il est beau !

Rappelons-nous que la beauté est l’expression du caractère, ou, autrement dit, des habitudes morales, et qu’elle est par conséquent exempte de toute passion. Or c’est de la passion qu’il nous faut ; la beauté ne peut nous fournir que des probabilités sur le compte d’une femme, et encore des probabilités sur ce qu’elle est de sang-froid ; et les regards de votre maîtresse marquée de petite vérole sont une réalité charmante qui anéantit toutes les probabilités possibles.

  1. Voir Mme de Staël, dans Delphine, je crois : voilà l’artifice des femmes peu jolies.
  2. C’est à cette sympathie nerveuse que je serais tenté d’attribuer l’effet prodigieux et incompréhensible de la musique à la mode (à Dresde, pour Rossini, 1821). Dès qu’elle n’est plus de mode, elle n’en devient pas plus mauvaise pour cela, et cependant elle ne fait plus d’effet sur les cœurs de bonne foi des jeunes filles. Elle leur plaisait peut-être aussi, comme excitant les transports des jeunes gens.
    Mme de Sévigné (Lettre 202, le 6 mai 1672) dit à sa fille : « Lully avait fait un dernier effort de toute la musique du roi : ce beau Miserere y était encore augmenté ; il y eut un Libera où tous les yeux étaient pleins de larmes. »
    On ne peut pas plus douter de la vérité de cet effet, que disputer l’esprit ou la délicatesse à Mme de Sévigné. La musique de Lully qui la charmait ferait fuir à cette heure ; alors cette musique encourageait la cristallisation, elle la rend impossible aujourd’hui.