Stendhal - Rome, Naples et Florence, II, 1927, éd. Martineau

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STENDHAL

ROME
NAPLESETFLORENCE
Ah ! Monsieur, comment peut-on être Persan ?
Lettres Persanes.
II




PARIS
LE DIVAN
37, Rue Bonaparte, 37

MCMXXVII

ROME
NAPLES ET FLORENCE


Bologne, 9 janvier 1817. — Ce soir j’ai eu l’honneur de faire la conversation pendant longtemps avec S. E. Monseigneur le cardinal Lante. Voudrait-il me tâter ? Mais, en vérité, à quoi bon ? Quoi qu’il en soit de la cause de ma faveur, les manières de Son Éminence dans la discussion sérieuse sont à peu près celles d’un conseiller d’État sous Napoléon. Son Éminence a moins d’importance, plus d’esprit et plus de gestes. Dès qu’on approche d’un mensonge nécessaire, un petit sourire fin et presque imperceptible avertit qu’on va parler un instant pour la galerie. Dès le huitième jour, il me dit : « Monsieur, j’ai remarqué qu’un Français, non militaire, s’il est allé à la guerre, ne manque pas de raconter comme quoi il lui est arrivé une nuit de dormir sur un mort qu’il n’avait pas aperçu dans la paille, au fond d’une grange. De même, un Français rencontre-t-il un cardinal, il ne manque guère de peindre ce prince de l’Église lui lançant de prime abord deux ou trois phrases bien athées, et allant ensuite prendre une glace à côté de sa maîtresse qu’il ne quitte plus de toute la soirée. — Un cardinal parlant mal de Dieu, Éminence, cela est à peu près aussi vraisemblable qu’un conseiller d’État de Napoléon médisant du système continental. »

La supériorité d’un cardinal est tellement incontestable, en terre papale, que, pour peu que ce personnage ne soit pas le dernier des hommes, il a de la bonhomie. Un cardinal crée le souverain deux ou trois fois en sa vie, et, du reste, se moque de toutes les lois. J’ai eu la gloire d’inspirer au cardinal Lante l’envie de parler. Il dit à un étranger, par imprudence et besoin de sfogarsi (to give vent to his passion), des choses qu’il éviterait avec un habitant de Bologne. Il me questionne de préférence sur des ridicules que je n’aimerais pas qu’on trouvât décrits dans mes papiers. Hier, après m’avoir parlé une heure : « Allons, monsieur, me dit-il, il faut de l’égalité dans le commerce. Payez-moi mes contes sur Rome par des anecdotes sur Paris. Par exemple, quel homme est-ce que monsieur I-o-bez-dou-i-ou-ra ? » J’ai été fort embarrassé ; je ne comprenais pas du tout, et le cardinal croit parler français supérieurement. Pendant que je cherchais en vain un mot pour me tirer d’affaire, et que je devenais gauche à vue d’œil, le cardinal redit deux ou trois fois : « Monsieur I-o-bez-dou-i-ou-ra. — C’est donc un personnage bien puissant, ajoute-t-il enfin, que ma question vous embarrasse ? » Faute de mieux, je n’ai protesté que faiblement du peu de terreur que m’inspirait monsieur I-o-bez-dou-i-ou-ra. « Il a bien mal mené votre ministre de la guerre », ajoute le cardinal. Ce mot me rend la vie ; j’ai vu qu’il s’agissait de M. Jobez du Jura. Après ma réponse : « C’est Paris, a dit en soupirant le cardinal Lante, qui est la capitale du monde ; un homme qui monte à la tribune est connu en Europe. — Éminence, Rome a été deux fois la maîtresse du monde sous Auguste comme sous Léon X, et j’admire bien plus la seconde fois que la première. » Je note une réponse aussi simple parce qu’il est toujours indispensable de flatter un Romain sur Rome ; c’est comme un Français vulgaire sur la gloire de nos armées, la victoire, etc. Le cardinal a repris d’un air rêveur : « Oui ; mais si vous Français, vous continuez à être les maîtres de l’opinion, que sera Rome dans cent ans ? » L’aide de camp du cardinal me dit, comme fait sérieux, mais sans louer ni blâmer (cette nuance caractérise le prélat romain), que Ravenne, petite ville de douze mille habitants, vient d’acheter soixante-deux exemplaires de la Logique de M. de Tracy, traduite par M. Compagnoni, Ancônitain brillant d’esprit. C’est l’un des hommes les plus remarquables recrutés par Napoléon, qui, l’ayant entendu parler, le fit sur-le-champ conseiller d’État.

Ce même prélat m’a dit une chose que je pense depuis la mort du maréchal Ney, mais que je me garde d’avouer. Un des grands et signalés bonheurs de la France, c’est d’avoir perdu la bataille de Waterloo ; ce n’est pas la France, c’est la royauté qui a perdu cette bataille.

Une femme de la société, dont l’amant est mort il y a six mois, et qui est triste, c’est-à-dire réfléchissante sur le sort de l’humanité, me disait ce soir, à la fin d’une longue conversation : « Une Italienne ne compare jamais son amant à un modèle. Dès qu’ils sont amis intimes, il lui conte les caprices les plus bizarres pour ses affaires, sa santé, sa toilette ; elle n’a garde de le trouver singulier, original, ridicule. Comment arriverait-elle à cette idée ? Elle ne le garde et ne l’a pris que parce qu’elle l’aime ; et l’idée de le comparer à un modèle lui semblerait aussi bizarre que celle de regarder si le voisin rit pour savoir si elle s’amuse. Ses bizarreries lui plaisent, et, si elle le regarde, c’est pour chercher à lire dans ses yeux comment il l’aime en ce moment. — Je me souviens, dis-je, qu’une Française écrivait il y a un an : « Je ne crains rien tant dans mon amant que le ridicule. » — Une Italienne, eût-elle l’idée du ridicule, reprend madame T***, son amour l’empêcherait à jamais de l’apercevoir dans ce qu’elle aime. » — Heureuse erreur ! Elle est, je n’en doute pas, la principale source du bonheur de ce pays[1].

Je supprime trente pages de descriptions de Bologne que l’on trouvera écrites, et avec une grâce que je ne saurais atteindre, à la fin du premier volume du président de Brosses, page 350. M. de Lalande, l’athée, passa huit mois en Italie ; mais tous les jésuites du pays eurent l’ordre de lui envoyer des mémoires sur le lieu de leur séjour : de là son plat voyage en neuf volumes. Il voit tout par la lorgnette des jésuites ; mais c’est un bon itinéraire. Il rabaisse tous les hommes distingués vivant en 1776 ; c’était l’usage des bons pères, rien ne maintient davantage le statu quo. Le meilleur itinéraire est celui dont le libraire Vallardi, de Milan, vient de publier la quinzième édition. MM. Reina, Bossi, de Cristoforis, Compagnoni et autres savants milanais ont bien voulu fournir quelques notices. Je conseille le protestant Misson et Forsyth ; le premier voyagea en 1688, le second en 1802. On peut consulter Montaigne (1580) et Duclos (1760).

10 janvier. — Je me trouve en quelque sorte le favori du cardinal. C’est un homme vif qui oublie souvent la prudence, surtout à la fin des soirées, quand le vent est chaud et qu’il ne souffre pas. Pour n’être pas victime de ma faveur, je me suis mis sur le pied de lui faire librement des questions sur les femmes. Si le cardinal fait l’important, je le planterai là. À quelle place peut-il me nommer[2] ? Jusqu’ici Son Éminence me répond par les biographies les plus comiques, c’est-à-dire les plus singulières ; car il ne cherche nullement à être plaisant. Un Italien ne fait jamais grimacer ses figures ; aussi elles ne se ressemblent pas toutes comme celles de nos conteurs gens d’esprit. Les personnages de ceux-ci sont toujours convenables, comme dans les comédies de Picard, c’est-à-dire jamais individuels. Nos conteurs ne sont pas peintres ; ils construisent de la philosophie contemporaine (ceci est un mot de mathématiques), et par conséquent n’apprennent rien au philosophe. Leurs histoires sont le contraire du Pecorone ou de la Vie de Benvenuto Cellini. C’est le livre qu’il faut lire avant tout, si l’on veut deviner le caractère italien. Le cardinal Lante est un homme de beaucoup d’esprit, et cependant je remarque que souvent ses anecdotes manquent de chute piquante. L’anecdote, en Italie, se contente souvent de peindre d’une manière forte, mais correcte et non exagérée, une nuance de sentiment.

Si j’avais un secrétaire ce soir, je dicterais un volume de tout ce que Son Éminence m’a dit de caractéristique sur les femmes dont la beauté ou la physionomie m’intéresse[3] ; par exemple, celle dont je n’ai pu apprivoiser l’amant, la marchesina Nella. Un homme en était éperdument amoureux ; c’était un avocat génois qui venait de lui faire gagner un procès considérable, et qui, pendant six mois, l’avait vue tous les jours. La veille du départ de ce pauvre amant qui, après mille retards, retournait à Gênes, voyant sa passion sans espoir, comme il était dans le salon à pleurer en silence, Nella prend un flambeau et lui dit : « Suivez-moi. » Malheur de cet homme.

Il n’y a peut-être pas une femme d’esprit à Bologne qui n’ait aimé d’une manière originale. Une des plus belles s’est tout à fait empoisonnée, parce que son amant lui préférait une dame russe. Elle a été sauvée, parce que cette nuit-là le feu prit à sa maison. On la trouva déjà privée de sentiment dans sa chambre remplie de vapeur de charbon. Un serin dans sa cage était tout à fait mort ; ce qui, le lendemain, produisit un sonnet en bolognese. Excepté en matière d’argent, l’insouciance de l’avenir est un grand trait du caractère italien ; toute la place est occupée par le présent. Une femme est fidèle à son amant qui voyage pendant dix-huit mois ou deux ans ; mais il faut qu’il écrive. Meurt-il, elle est au désespoir, mais par l’effet de la douleur d’aujourd’hui et non en pensant à celle de demain. De là le manque de suicides par amour. C’est une maxime parmi les amants, que, lorsqu’on va passer quelques mois loin de sa maîtresse, il faut la quitter à demi brouillé. À Bologne, l’amour et le jeu sont les passions à la mode ; la musique et la peinture, les délassements ; la politique, et sous Napoléon l’ambition, le refuge des amants malheureux. Mais les anecdotes qui prouvent tout cela et qui me font un plaisir extrême, à moi curieux, sembleraient plates et sans sel au nord des Alpes. Elles peignent peut-être avec vérité des âmes singulières ; mais il ne faut pas être singulier. L’on me nierait mes faits tout simplement, et l’on s’écrierait ensuite qu’il y a bien un peu de mauvais goût à raconter de telles choses. La société de Paris déclare de mauvais goût tout ce qui est contre ses intérêts. Or, décrire d’autres manières sans les blâmer, peut faire douter de la perfection des siennes.

La société est bien moins francisée ici qu’à Milan ; elle a bien plus de raciness italienne, comme dirait un Anglais : je trouve plus de feu, de vivacité, plus de profondeur et d’intrigue pour arriver à ses fins, plus d’esprit et de méfiance.

Mais c’est, je crois, pour la vie que je suis amoureux des façons naïves des heureux habitants de Milan. J’ai senti en ce pays-là que le bonheur est contagieux. D’après ce principe, je cherche quel est à Bologne le degré de bonheur des basses classes. Je me suis lié avec un curé de la ville, qui me répond parce qu’il voit le légat me parler ; il me prend sans doute pour quelque agent secret.

Avant 1796, on commençait à soupçonner à Milan ce que c’est que la stricte impartialité et la justice. Malgré tout ce qu’a fait Napoléon, cette idée n’a pu encore franchir l’Apennin (la Toscane exceptée, bien entendu). Les coquineries incroyables faites à Rome du temps du pape Pie VI (affaire Lepri), par les premiers ministres successifs, leurs favoris et les favoris de leurs favoris, forment le magasin d’anecdotes que l’on répète sans cesse à Bologne. Le jeune homme de dix-huit ans, entrant dans le monde, est sur-le-champ corrompu, quant à la probité, par ces anecdotes ; ce sont elles qui font sa seconde éducation. Le bas peuple, tel que mon ami le marchant de salame[4], en est encore aux anecdotes bien pires du dix-septième siècle. Pour réussir, il s’agit, à Bologne, de plaire à la personne qui, pour le moment, a le pouvoir : non en l’amusant, mais en lui rendant quelque service. Il faut donc connaître la passion dominante de l’homme qui a le pouvoir ; et souvent il nie cette passion : car il est homme, mais il est prêtre. La connaissance du cœur humain est donc nécessairement bien plus avancée dans le pays papal qu’à New-York, où je suppose que la plupart des choses se font légalement et honnêtement. Certes, il doit y être beaucoup moins important de connaître la passion dominante du schériff, qui, d’ailleurs, est invariablement : gagner de l’argent par des moyens honnêtes. Cette profonde connaissance de l’homme n’est rien moins qu’agréable, c’est une vieillesse anticipée : de là le dégoût des Italiens pour la comédie de caractère et leur passion pour la musique qui les enlève hors de ce monde et les fait voyager dans le pays des illusions tendres. II est un pays où c’est en mentant huit fois par jour, et pendant trois ans, que l’on se rend digne d’une place de douze mille francs : quel genre d’esprit doit briller en ce pays ? L’art de parler. Aussi tel ministre y est-il admiré parce qu’il peut parler sur tous les sujets, élégamment et sans rien dire, pendant deux heures.

L’abbé Raynal fut le bienfaiteur de la haute Italie ; Joseph II lut son livre par hasard, et, depuis ce prince, les prêtres sont réduits à leur juste degré d’importance dans l’Italie autrichienne. À Venise, ils étaient encore plus savamment comprimés depuis l’immortel Fra Paolo.

C’est uniquement à cause de cette circonstance qu’en 1817 la masse du peuple est plus heureuse à Milan et à Vérone qu’à Bologne ou à Ferrare. À l’égard de toutes les personnes qui ont de l’aisance, c’est-à-dire cent louis de rente, la tyrannie est plus visible et plus incommode à Milan et à Venise. Elle s’exerce sur les pamphlets venant de Paris, sur les propos tenus dans les cafés, sur les réunions de gens mal pensants ; mais beaucoup de presbytères de campagne n’y sont pas le centre d’intrigues de libertinage souvent atroces, et qui portent le malheur profond et la rage impuissante, suivie la plupart du temps de la scélératesse dans la moitié des maisons du petit village. Telle est la cause secondaire du nombre de brigands enragés qui infestent l’État de l’Église. La première cause, c’est que l’industrie y est mal récompensée. Pour faire fortune, il faut non travailler constamment et économiser cent écus chaque année, mais avoir une jolie femme et acheter la faveur d’un moine. Et ce n’est pas d’hier qu’il faut suivre ce chemin infâme ; il y a déjà trois cents ans depuis qu’Alexandre VI et son fils César Borgia domptèrent par le poison Astor et les autres petits tyrans des villes de la Romagne (1493-1503). Nous avons vu qu’à moins de posséder un grand nom, il ne faut pas s’aviser d’être propriétaire en terre papale. Le mécanisme social est à Bologne, en 1817, ce qu’il était en 1717 ; aucun nouvel intérêt n a été créé ; mais les mœurs se sont adoucies. Les gouvernants de ce pays ne font plus de cruautés, ils se bornent à quelques friponneries et à chercher leurs plaisirs. Plusieurs sont dévots de bonne foi ; mais on les trompe, ou ils tolèrent les abus[5]. M. Tambroni, un homme très-fin de ce pays-ci, m’a donné des détails curieux sur ce triste sujet. Je ne rendrai pas au lecteur le mauvais service de les mettre sous ses yeux. Si sa place l’empêche d’y croire, il n’y croirait pas davantage sur mon seul témoignage. Napoléon, qui avait une gendarmerie et qui faisait sentir aux prêtres la main de fer de son inexorable justice, avait supprimé les brigands ; et peu à peu ses sous-préfets supprimaient les infamies dans les petits villages. Mais la friponnerie n’étonne pas encore le paysan de la Romagne. « Si j’avais de l’argent, où le cacher ? » vous dit-il avec candeur ; il croit que le voleur qui le découvrirait y a presque autant de droit que lui.

J’ai vu ce soir un prince fort galant homme qui réside à Crémone, ses discours m’ont amusé ; c’est ainsi qu’on devait être en 1600. À Crémone, ville opulente, superstitieuse, arriérée, une société de quarante dames fort nobles, fort riches, quelques-unes très-jolies, entreprend, vers 1809, de résister à toutes les mesures du gouvernement, favorise les conscrits réfractaires, facilite leur évasion, décrie le préfet, etc., etc. ; ces dames étaient dirigées par un moine, le plus bel homme de la ville, encore jeune. Napoléon exila ce bel homme à vingt lieues de chez lui, à Melegnano (Marignan), près de Milan. Ces belles dames le regrettent encore en 1816, et viennent de le demander au gouvernement autrichien, qui, grand ami du statu quo, le leur a refusé.

Je paye cette anecdote par l’histoire de Rosenfeld, si connue à Berlin. Vers 1760, Rosenfeld, beau jeune homme, ressemblant aux figures du Christ peintes par Lucas Cranagh, se mit à prêcher qu’il était le vrai Messie ; que Jésus-Christ n’avait été qu’un faux prophète ; mais qu’en revanche le roi Frédéric le Grand était Satan. Dans le pays de l’imagination et des rêveries, Rosenfeld se vit bientôt suivi de nombreux adhérents ; il choisit sept jeunes filles fort belles et persuada à leurs parents de les lui livrer. Son objet était, disait-il, de lever les sept sceaux dont parle l’Apocalypse. En attendant le succès de cette grande opération, Rosenfeld vivait en fort bonne intelligence avec ses sept femmes. Six étaient occupées à filer de la laine, et il vivait honnêtement du produit de cette petite industrie ; la septième désignée tous les mois par le sort, était chargée du soin de sa personne. Au bout de dix à douze ans de cette vie tranquille, toujours prêchant, un de ses partisans, auquel il avait promis des miracles, las d’attendre, le dénonça à Frédéric. Ce qui amusa le roi, c’est que cet homme ne doutait nullement que Rosenfeld ne fût le Christ ; mais il croyait aussi que Frédéric étant Satan, autre autorité constituée, aurait le pouvoir de forcer le Messie à opérer les miracles promis. Frédéric envoya le Messie en prison jusqu’à l’accomplissement des prodiges.

Les premiers personnages du paradis n’agissent jamais en Italie ; l’Inquisition se fâcherait : mais tous les quatre ou cinq ans, dans quelque village écarté, quelque madone tourne les yeux ou fait un signe de tête ; ce qui produit le miracle d’enrichir le cabaretier voisin. Toutefois les prêtres de Notre-Dame de Lorette persécutent ces madones de campagne.

Dans le pays de la sensation, il faut un miracle visible. Quelque madone, figure céleste copiée du Guide, tourne les yeux, et un pauvre qui jouait l’estropié depuis un an, moyennant une écuelle de soupe et une bouteille de vin chaque jour, est guéri devant des milliers de témoins. C’est ordinairement deux mois après qu’on a commencé à parler de la madone qu’arrive la guérison miraculeuse. Dans le pays de la rêverie et du raisonnement creux, il y a prédication par un nouveau Messie, ou guérison par S. A. Monseigneur le prince de H***, sans prodige visible[6].

11 janvier. — Nous avons trouvé ce soir neuf Anglais chez le cardinal : sept étaient muets ; les deux autres ont parlé pour tous. Ils accablaient d’injures les Italiens et Bonaparte[7]. Entre autres belles choses, ils disaient que l’invasion démoralisante de 1796 arrêta la civilisation de l’Italie, dont le duc de Parme et l’Autriche allaient s’occuper sérieusement. L’un d’eux a beaucoup loué la littérature italienne pour avoir l’occasion de rabaisser celle des Français. Ces deux hommes formaient spectacle pour le cardinal et sa cour. Son Éminence a dit, en parlant d’eux : « Je ne vis jamais tant de gravité et si peu de logique. » Je vois que depuis le fameux manquement de foi de la nation anglaise envers les Génois (proclamation signée Bentink), la vertu anglaise passe ici pour de la pure tartuferie.

Le prélat, mon ami, me dit : « Je compare le peuple anglais à un homme qui a un défaut dans l’épine dorsale. Il est un peu bossu ; ce vice de conformation a longtemps contrarié sa croissance, mais, à la fin, malgré cette difformité, quelques-uns de ses membres ont acquis un état de santé florissant, et tel qu’on ne le trouve encore chez aucun peuple de l’Europe. Si la Charte française est mise en pratique, vers 1840 vous serez un joli petit jeune homme de quinze ans assez bien pris dans sa taille, et l’Angleterre un puissant bossu de trente ans, énergique et très-fort, malgré sa difformité. — Vers 1840, l’Amérique, ce pamphlet constant contre les abus, aura réformé l’aristocratie, les substitutions et les évêques qui ravalent tellement le cœur du peuple anglais, qu’il faut encore des coups de bâton à leurs soldats.

— Vous oubliez que les évêques ont persécuté Locke, et que l’étude de toute logique est sévèrement prohibée, et avec raison, par l’opinion aristocratique. On n’étudie à Oxford que la quantité des mots grecs qui entrent dans le vers saphique[8].

— Si vous dites ici, en parlant de quelqu’un : « C’est un homme d’esprit », tout le monde s’attend à des actions et non à des paroles. A-t-il gagné deux millions depuis six mois ? Quoique déjà d’un âge mûr, a-t-il fait la conquête de la plus jolie femme du pays ? L’esprit amusant et flétri du nom de bavardage (è un chiacchierone). Le mécanisme social qui a produit cette opinion est bien simple. Si cet esprit avait quelque profondeur, l’homme d’esprit irait mourir au château de San-Leo, dans l’Apennin, à cinquante milles d’ici, où jadis l’on étouffa Cagliostro. Les passants entendirent ses cris de la route, à deux cents pas du château fort. L’esprit sans profondeur ne peut être que de la satire plus ou moins aimable. Or les gens qui gagnent des millions ou de jolies femmes, et qui étant heureux sont, après tout, ceux aux dépens desquels l’esprit plaisant pourrait s’exercer, s’entendent pour décréditer le plaisant et ne plus l’inviter. Pour avoir des mots heureux, il faut beaucoup parler : voyez les gens d’esprit de Paris. Ici, personne ne veut beaucoup écouter ; qui aurait l’esprit de briller, l’emploie à conquérir.

Un de ces soirs, Frascobaldi me dit en sortant de chez madame Pinalverde : « Demain, je n’irai pas dîner avec vous à San-Michele (c’est une auberge) ; aujourd’hui j’ai été plaisant, j’ai dit de bons mots en parlant à don Paolo, cela pourrait me faire remarquer[9]. »

Comparez cette manière de voir à celle d’un Français de trente-six ans, et millionnaire. Ajoutez à ces qualités que Frascobaldi n’est rien moins que sot ou timide ; né avec douze cents francs de rente, il a fait sa fortune en cet heureux pays, et le connaît parfaitement. Ne vaut-il pas mieux, pour qui aime les curiosités morales, voyager en Italie qu’aux îles de la Cochinchine ou dans l’état de Cincinnati ? L’homme sauvage ou peu raffiné ne nous apprend sur le cœur humain que des vérités générales qui, depuis longtemps, ne sont plus méconnues que par des sots ou des jésuites. Le mot de Frascobaldi m’a éclairé sur mon bonheur ; à cause de ce mot, je ne me suis pas impatienté en trouvant encore aujourd’hui sur la poussière des marbres de ma chambre des mots que j’y ai tracés il y a trois jours.

Je flânais avec ce même Frascobaldi sous le long portique qui borde au midi la place de Saint-Pétrone, c’est le boulevard de Bologne. Je dis, en regardant certaines estampes : Mon Dieu ! que c’est mauvais !

— « Ah ! que vous êtes bien de votre pays ! me répond Frascobaldi, qui ce jour-là était d’humeur parlante et raisonnante, chose rare ; ces estampes se vendent six pauls (trois francs dix-huit centimes), elles sont pour des gens grossiers ; voulez-vous que tout le monde ait autant de tact que nous ? Si toute la terre était couverte de hautes montagnes, comme le Mont-Blanc, elle ne serait qu’une plaine. Dans tous les genres, vous autres français, vous vous fâchez de ce qui est déplaisant, et prenez la peine de faire des épigrammes ; nous, nous avons l’habitude de détourner la tête ; et cette habitude est si rapide, qu’on peut dire que nous n’apercevons même pas la grossièreté d’un fat ; c’est que nous avons l’âme plus délicate que vous. La vue un peu intime d’un sot m’empoisonne jusqu’à la révolution morale qui suit le prochain repas ; mais à vous autres la vue du sot vous est nécessaire pour débiter vos épigrammes. Tanto meglio per voi, ajoute-t-il d’un air froid, toute l’Europe dit que vous avez plus d’esprit que nous. »

Hier, Frascobaldi me dit : « Nous avons l’habitude, dans la rue, de ne jamais regarder un passant plus haut que la poitrine : on trouve tant de perversité et de sottise dans les yeux de l’homme ! Pour moi, je ne remonte jusqu’à la figure d’un inconnu, que si je vois sur son habit la couronne de fer. »

Je lui fis exprès l’éloge d’un beau parleur ; à la fin il me répondit : « Si cet homme a quelque esprit (qualche talento), comment n’a-t-il pas une jolie maîtresse ? ou pourquoi ne fait-il pas des affaires avec le gouvernement, de manière à gagner trente mille scudi par an (cent cinquante-neuf mille trois cents francs) ? De tels gains sont possibles con questi matti di preti. »

L’emploi, fort rare, de briller dans la société, est réservé à quelques vieillards aimables ; comme ils n’ont plus d’intérêts actifs, les gens dont ils se moquent ne peuvent leur nuire ; d’ailleurs leur esprit est beaucoup moins satirique, comme Voltaire, que brillant par l’imagination et les contes singuliers, comme l’Arioste.

Faire de la satire parlée aux gens du gouvernement est, du plus mauvais ton en Italie ; chez le bourgeois cela passe pour dangereux, et l’est en effet ; parmi les nobles, que la police n’ose attaquer[10], on trouve qu’il y a de la sottise à exciter chez les auditeurs de la haine impuissante, c’est-à-dire un sentiment malheureux. On se dit dans tous les genres : Jouissons de la vie telle qu’elle est ; ou plutôt on a cette habitude, et l’on n’en parle pas ; d’ailleurs, il serait assez dans le génie de la société italienne de placer le beau parleur dans un dilemme fâcheux : « Puisque vous parlez si bien, agissez ; il y a demain telle occasion d’agir. »

Dans un pays où la vengeance a été une passion généralement répandue, jusque vers la fin du dix-septième siècle, époque où la fermeté des caractères est tombée si bas, qu’elle ne peut plus atteindre même à la vengeance, rien n’est plus méprisé que les paroles menaçantes[11]. Il n’y a pas de duel, et la menace ne conduit à rien qu’à mettre tout au plus votre ennemi sur ses gardes.

La société de Bologne a beaucoup plus le ton du grand monde que celle de Milan ; on se voit dans de beaucoup plus grands salons. Elle est beaucoup plus liée avec le gouvernement. Le cardinal-légat entre dans le salon de M. Degli Antonj, parle, s’échappe, sans qu’on fasse plus d’attention à lui qu’à tout autre.

Je ne décrirai pas (qui pourrait la décrire ?), mais je noterai, pour ne pas en oublier la date, la divine soirée que nous venons de passer chez madame M***. Nous avons lu Parisina, nouveau poëme de lord Byron, qu’un aimable Anglais a envoyé de Livourne à la maîtresse de la maison. Quelle sensation ! quelle fraîcheur de coloris ! Vers le milieu du poëme, à la strophe

Till Parisina’s fatal charms
Again attracted every eye,

nous avons été obligés de cesser de lire, exactement à cause de l’excès et de la fatigue du plaisir. Nos cœurs étaient si pleins, qu’être attentifs à quelque chose de nouveau, quelque beau qu’il fût, devenait un effort trop pénible, nous aimions mieux rêver au sentiment qui nous occupait.

Après avoir essayé en vain de parler d’autre chose, et un assez long silence, nous sommes revenus aux morceaux moins passionnés du poëme. Quelle description de ce moment si doux en Italie, qu’on appelle l’Ave Maria ! Le jour finissant, toutes les cloches se mettent à sonner l’Angelus ; le travail cesse et le plaisir commence.

It is the hour when from the boughs
The nightingale’s high note is heard;
It is the hour when lovers’ vows
Seem sweet in every whispered word;
And gentle winds, and waters near,
Make music to the lonely ear.
Each flower the dews have lightly wet,
And in the sky the stars are met,
And on the wave is deeper blue,
And on the leaf a browner hue,
And in the heaven that clear obscure,
So softly dark, and darkly pure,
Which follows the decline of day,
As twilight melts beneath the moon away.

Je puis jurer que je n’ai pas surpris pendant trois heures la moindre affectation, ni surtout la moindre exagération : on avait plutôt l’air froid. On restait dans le silence, mais parce que le sentiment excédait toute parole. Nous étions onze, trois n’entendaient, pas assez l’anglais. Je me suis bien gardé de hasarder aucune critique, d’abord pour moi, j’aimais mieux sentir ; et puis ma réflexion aurait offensé comme un son faux ; mais, à mon avis, le goût italien aurait supporté et par conséquent désiré le développement de la naissance de la passion de Parisina pour Hugo[12].

12 janvier. — J’oubliais le plus essentiel ; voici quelle est la position d’un étranger qui débute dans un salon italien : au bout d’une heure, chaque femme a peu à peu formé son groupe, et cause avec l’homme qu’elle préfère, et deux ou trois amis qui ne songent pas à troubler leurs relations. Les femmes âgées, ou qui ont l’humiliation de ne pas avoir d’amant, sont au jeu. Le pauvre étranger est réduit à la société des amants en butte à la colère des maris, et qui se tiennent au milieu du salon, cherchant à masquer par quelque apparence de conversation les coups d’œil qu’ils échangent de loin avec la femme qu’ils aiment. Chacun s’occupe de soi, et si l’on songe au voisin, c’est pour s’en méfier et le regarder presque comme un ennemi. Quelquefois le groupe de madame A*** entre en commerce de plaisanteries avec le groupe de madame B*** ; mais là encore il n’y a point de place pour l’étranger. Les loges de Milan lui sont bien plus favorables la conversation y est générale, et l’étranger, assis dans l’obscurité, n’est point embarrassé de la figure qu’il fait.

Beaucoup de Français, outrés du rôle que leur vanité a joué dans un salon italien, prennent la poste le lendemain, et toute leur vie décrient la société de ce pays avec la perfidie de l’amour-propre offensé. Ils ne veulent pas comprendre que le marché à la vanité n’est pas ouvert en Italie. On demande le bonheur aux émotions et, non pas aux mots piquants, aux contes agréables, aux aventures plaisantes. Qu’ils aillent lire des sonnets dans quelque Académie, et ils verront avec quelle politesse on y applaudit l’auteur des plus mauvais vers ; la vanité s’est réfugiée dans son quartier général, le cœur d’un pédant.

Si je me suis bien expliqué, le lecteur doit voir aussi clairement que moi pourquoi il n’y a pas de place pour l’esprit français dans un salon italien. La rêverie n’y est pas rare, et l’on sait que la rêverie ne répond pas même à la meilleure plaisanterie ou au conte le plus piquant. J’ai cent fois observé que l’Italien voit plutôt dans un conte ce qu’il prouve, la lumière qu’il jette sur les profondeurs du cœur humain, que la position plaisante dans laquelle il met un personnage, et le rire qu’il doit faire naître. Si l’on voyait les cœurs, l’on trouverait ici plus souvent le bonheur que le plaisir, l’on verrait que l’Italien vit par son âme beaucoup plus que par son esprit. Or c’est à l’esprit que peut plaire un voyageur arrivé de Paris depuis deux jours.

Réunissez trente indifférents dans un salon ; si vous voulez qu’ils s’amusent et que même ils forment un spectacle agréable pour un étranger, il faut absolument que ces indifférents soient de Paris ou des départements voisins.

Le bon prince Léopold de Toscane (1780), si vanté par nos philosophes, qui en faisaient un repoussoir (terme de paysagiste), avait un espion dans chaque famille ; que sera-ce des princes actuels qui ont plus de peur de perdre leur place que le moindre préfet ? (Comptez les milliers de prisonniers renfermés dans les petites îles voisines de la Sicile, ou chargés de fers à Venise et dans les forteresses de l’Autriche. Total : trente mille, dit M. Angeloni.)

L’Anglais, placé à côté d’hommes qui ne lui ont pas été présentés, se gardera d’ouvrir la bouche, son voisin est probablement d’une caste différente de la sienne ; et quel désagrément si, de retour sur le pavé de Londres, ce voisin allait lui adresser la parole ! J’ai souvent observé que les regards des voisins torturent la timidité anglaise ; une femme vient d’Édimbourg à Londres sans oser descendre de voiture.

En France, depuis la société de la Vierge, par laquelle un pied plat tutoie un nom historique, il n’est pas trop sûr de faire l’aimable avec des inconnus ; outre les dangers sérieux, vous pouvez entendre dire d’une proposition que vous venez d’avancer : Il n y a qu’un scélérat de jacobin ; ou bien : Il n’y a qu’un infâme jésuite qui puisse dire que…

Dans l’état actuel de l’Europe, j’en appelle aux personnes qui ont voyagé, les Allemands sont peut-être le peuple chez lequel trente indifférents réunis bavardent avec le moins de méfiance et le plus de cordialité ; bien entendu qu’il ne faut pas demander à des Allemands[13] l’esprit et l’agrément que portent dans la conversation des Français bien élevés et déjà un peu guéris de la fatuité par l’arrivée de six ou sept lustres. Jadis, à Paris, l’homme du grand monde n’avait le loisir d’être ému de rien. Le manque total de cette sécurité qu’on trouve en France depuis si longtemps, a donné un caractère opposé à la société italienne : l’individu vivant d’émotions, la société est beaucoup moins étendue, elle prend moins de temps et d’attention dans la vie de chacun. Galilée fut mis en prison en 1633, Gianonne y mourut en 1758 ; combien d’autres, moins célèbres, ont péri dans d’affreux cachots[14] ! Les prisons et l’espionnage faisant de la conversation le plus dangereux des plaisirs, l’habitude s’en est perdue, et la vanité, qui a besoin de suffrages nombreux et répétés n’a pu naître. À quoi bon à Bologne l’influence sur les autres ? Daignez suivre un instant la vie de tous les Français remarquables par cet esprit qui est compris des contemporains ; elle fut aventureuse. Beaumarchais a dit : « Ma vie est un combat. » Voltaire, Descartes, Bayle, livrèrent des batailles morales, non sans péril. En Italie, ils eussent été engloutis bien vite par les cachots des petits princes.

Peut-être aussi que, même avec un degré tolérable de sécurité, l’énergie que les autres passions ont sous ce climat eût empêché la vanité de prendre l’accroissement gigantesque que nous lui voyons en Angleterre et en France. L’Italien qui, à deux heures sonnantes, se hâte d’aller passer sous les fenêtres de la femme qu’il aime, parce qu’il sait que quelquefois à cette heure son mari monte à cheval, est capable de se présenter à elle avec un jabot qui va mal ; elle ne s’en apercevra pas. Mais il y a plus, en courant vers cette porte qu’il tremble de trouver fermée, peu importe à l’Italien de rencontrer des personnes de la société qui diront : « Mon Dieu ! de quoi M. un tel a-t-il l’air ? » Il aura passé trois heures dans sa chambre à rêver à la femme qu’il aime, au lieu d’arranger son jabot. La vanité disparaît quelquefois en ce pays pendant plusieurs heures de suite, récit qui doit paraître extravagant à un peuple chez qui sa plus longue éclipse ne dure pas dix minutes. Il est sûr que le climat seul de l’Italie produit sur l’étranger qui arrive un effet nerveux et inexplicable. Lorsque le corps d’armée du maréchal Marmont, qui était embarqué au Texel, après avoir traversé l’Allemagne, en 1806, arriva dans le Frioul vénitien, une âme nouvelle sembla s’emparer de ces quinze mille Français ; les caractères les plus moroses parurent adoucis, tout le monde était heureux dans les âmes, le printemps avait succédé à l’hiver[15].

L’Italien, pour qui la société générale et les jouissances de salon sont impossibles, ne porte que plus de feu[16] et de dévouement dans ses relations particulières ; mais il faut avouer que le voyageur français que j’ai laissé debout au milieu du salon de M. le sénateur de Bologne est en dehors de ces sociétés particulières. L’étranger n’est quelque chose ici que quand il a pu parvenir à exciter la curiosité.

Les premiers jours après mon arrivée, quand M. le cardinal-légat ne me faisait pas l’honneur de m’interroger, et que l’ami qui me menait dans le monde m’avait quitté pour aller causer avec sa maîtresse, la ressource ordinaire de mon désœuvrement était de m’asseoir près d’un beau tableau, que je me mettais à regarder comme si j’eusse été dans un musée. Cette occupation innocente m’a un peu lié avec un jeune homme de vingt-six ans, de la plus noble figure : c’est l’image de la force et du courage, et il a des yeux qui peignent le malheur le plus tendre. Il y a trois mois que le comte Albareze eut des doutes sur la fidélité de sa maîtresse, qui, vivant d’ailleurs fort bien avec lui, se rendait tous les jeudis, lui dit un espion, dans une certaine maison écartée. Albareze feint de partir pour la campagne le dimanche, et va se placer au premier étage de cette maison, dans une chambre inhabitée dont il ouvre la porte avec un crochet. Là il se tient tranquille quatre jours, sans sortir, sans ouvrir la porte, sans faire le moindre bruit, vivant frugalement de quelques provisions apportées dans sa poche, lisant Pétrarque et faisant des sonnets. Il observe, sans être soupçonné, tous les habitants de la maison. Enfin, le jeudi, à onze heures du matin, il a la douleur de voir arriver sa maîtresse, qui monte au second étage ; lui, sort de sa cachette, monte après elle, et arrive à la porte de la chambre où elle venait d’entrer. Il entend la voix de son rival, qui était arrivé, à ce qu’on présume, par le toit d’une maison voisine donnant dans une autre rue. Lorsque, quelques heures après, sa maîtresse sortit de la chambre fatale, elle trouva Albareze évanoui sur le seuil ; on ne put le rappeler à la vie qu’après beaucoup d’efforts. Il fallut le transporter chez lui, où il resta à peu près fou pendant un mois. Tous ses amis venaient le consoler de son malheur, qui fait encore la nouvelle de la ville. J’ai remarqué qu’on ne blâme la dame que du manque de franchise ; l’idée d’un duel avec le rival heureux ne s’est peut-être pas présentée à une seule personne dans tout Bologne. En effet, 1o le rival n’a fait que son métier ; 2o le duel, où le plaignant peut être tué, est une pauvre manière de se venger dans un pays où il n’y a pas cent ans qu’on employait une méthode plus sûre.

13 janvier. — Un brave libéral de ce pays-ci, que je ne connaissais pas il y a huit jours, me donne le moyen de me débarrasser de toutes mes notes, qui étaient une source d’inquiétudes (inquiétudes qui sembleront bien ridicules à MM. les voyageurs de Paris à Saint-Cloud).

Une fois l’Apennin passé, on trouve, dit-on, chez les employés subalternes des gouvernements, une absence générale de bon sens et de générosité, et une envie marquée de vexer les voyageurs autres qu’Anglais. Les Anglais s’occupent peu de politique[17] ; les riches désirent passionnément l’honneur d’être admis au lever des petits princes d’Italie ; ils ont des ambassadeurs qui les protègent, chose rare par le temps qui court : demandez à M***. Enfin M. le cardinal Consalvi favorise ouvertement les Anglais. Un ultra m’a dit avec malignité : « Vous autres, vous ne pouvez guère avoir recours à la protection de vos ambassadeurs. — Cela prouve à Votre Excellence que la révolution n’est pas finie. » Pour moi, j’aurais tort de me plaindre : c’est un plaisir de plus que de ne pouvoir compter, en voyageant au delà de l’Apennin, sur la protection du ministre que les contributions de ma petite terre contribuent à payer. Cette idée rendra légères à mes yeux toutes les vexations que je pourrai essuyer de la part des polices des pauvres petits princes de ce pays. On prétend que la peur les dévore, que quelques-uns changent de chambre toutes les nuits, comme le Pygmalion de Télémaque. Je n’en crois rien ; mais il est sûr qu’à la chasse, un coup de baguette donné sur la grosse caisse de la musique du pays, cachée dans un bois pour les fêter, les rend pâles pour deux heures. Jamais leur gendarme le plus impoli ne m’a fait pâlir une seule minute : donc, dans le jeu qu’ils jouent avec moi, je ne perds pas. J’espère que la position précaire, et plus libérale que mes opinions, dans laquelle je me trouve, ne me rendra pas haineux. Je n’ai pas parlé d’un vice-légat qui fait des horreurs dans les environs de Bologne.

14 janvier. — Ce soir le cardinal avait de l’humeur. C’est, dit-on, l’effet d’un courrier arrivé de Rome la nuit dernière ; il craint le renvoi du cardinal Consalvi, le de Cazes de ce pays-ci, dont la faveur empêche ou retarde d’étranges choses. Le cardinal Lante a été ce soir tout à fait littéraire, et a parlé avec sa mémoire, comme un homme d’esprit qui vieillit ; à la bonne heure, pourvu que le tour de la littérature ne revienne pas souvent. Pour la première fois j’ai senti le poids des convenances ; les dissertations littéraires m’ont empêché d’aborder de jeunes femmes dont j’admirais de loin les yeux brillants ; je commence à être un peu lié avec elles ; et leurs amants n’étaient pas encore arrivés. Je ne suis pas du tout littéraire ; un académicien est à mes yeux un employé du gouvernement de la classe des receveurs des droits réunis ou des sous-préfets ; qu’y a-t-il de commun entre un académicien et Voltaire ? Je n’ai envie de connaître que les hommes de génie : Monti, Canova, Rossini, Vigano ; qu’ai-je à faire de tout le vulgaire de la littérature ? Pauvres, naïfs, solitaires, se promenant sans cesse la pipe à la bouche, dans leur cabinet au plancher couvert de sable, comme les littérateurs d’Allemagne, je les verrais avec intérêt et pourrais leur demander quelques idées sur la partie de science qui a occupé leur vie. Ici le vulgaire des gens de lettres est d’un charlatanisme extravagant ; un poëte vous dit : Alfieri et moi nous faisons telles choses dans nos tragédies.

Je disais à un peintre : « On n’a jamais réussi à faire un portrait passable de madame Florenzi. — C’est que je n’ai pas essayé », me répond-il d’un grand sang-froid.

Depuis que M. Courier a prouvé si gaiement que M. Furia, savant helléniste de Florence, qui venait de faire un ouvrage sur un certain manuscrit de Longus, n’avait jamais été en état même de lire ce manuscrit[18], je ne me sens guère d’estime pour les savants italiens. Quand on est le premier antiquaire ou le premier poëte de sa petite ville, à quoi bon de nouveaux efforts ? La vanité municipale vous protège. Un homme de lettres italien vous parle dès la seconde entrevue d’une phrase obscure de l’oraison de Cicéron pro Scauro, et vous cite M. Majo comme un homme de génie. M. Majo a eu l’idée de regarder à la loupe des parchemins que les moines du moyen âge avaient grattés pour y écrire leurs sottises. Quelquefois, à l’aide de l’amincissement du parchemin, on peut lire le passage de Cicéron que les moines ont gratté. Voilà ce que c’est que la grande découverte des manuscrits palimpsestes.

Monsignore Majo est en outre le plus désobligeant bibliothécaire de l’Europe, et refuse, à la bibliothèque du Vatican, dont il est garde, la communication des manuscrits les plus innocents, par exemple un Virgile. Ce zèle pour la diffusion des lumières le fera cardinal. Monsignore Majo a, du reste, une fort belle figure, que j’observais pendant son insolence : nouveau démenti donné à la science de Lavater.

Les gens de lettres m’ont beaucoup plaisanté sur les inscriptions latines que l’Académie des inscriptions a fournies pour une statue de Henri IV ; on y trouve, disent-ils, des solécismes et des barbarismes à faire fouetter un écolier. Je croirais assez que les Italiens savent le latin ; dans tous les cas, ils ne sauraient être aussi ignorants que MM. Langlès et Gail. On n’a pas répondu à la charmante lettre de M. Courier à l’Académie des inscriptions ; il paraît que l’intrigue seule règne à l’Institut, et qu’il n’y a de vrais savants qu’à l’Académie des sciences[19].

Qu’un homme, après s’être permis de certaines démarches acerbes, obtienne un grand titre et un million, à la bonne heure : la société ne peut éviter cet homme-là ; mais des gens qui s’enfoncent dans la boue à cinq cents francs par mois ! Pendant que ces idées littéraires me poursuivaient, Son Éminence parlait de certains hommes de lettres de Florence ; mais que me fait leur vanité prétentieuse ! C’est comme chez nous ; ensuite leurs noms me sont aussi inconnus que le sont à vingt lieues de Paris ceux de MM. les membres de l’Académie française.

À Florence, continuait M. le cardinal, tout le monde est plus ou moins homme de lettres. Les Florentins disent au reste des Italiens : « Vous autres, vous avez peut-être quelque esprit, mais ce n’est qu’à Florence qu’on sait écrire ; non-seulement la patrie du Dante est à la tête de la littérature, mais elle est toute la littérature. » Or, ajoute le cardinal, il y a peut-être cinquante ans qu’aucune idée nouvelle ne s’est fourvoyée dans la tête d’un Florentin ; leur grande affaire c’est de chercher à modeler leur style sur la manière dont on écrivait la prose à Florence vers l’an 1400. À cette époque, les deux tiers des idées qui nous occupent aujourd’hui n’étaient pas nées : la légitimité, l’art d’imprimer, le gouvernement représentatif, l’économie politique, l’Amérique, le crédit d’un ministre pour faire des emprunts ou acheter des votes, etc., etc., toutes ces choses étaient encore dans le sein de l’Éternel. Or le bon Florentin veut parler de tout cela avec les mots et les tours de phrase dont se servaient les Toscans du quinzième siècle. Vous autres Français, vous dites d’un homme qui entre dans un salon d’une façon brusque : Il est arrivé comme une bombe. En 1400, l’on n’avait pas encore remarqué cette nuance, ou bien on l’exprimait autrement. Voilà ce que les pauvres gens de lettres de Florence n’auront jamais l’esprit de comprendre. À Milan, quand l’empereur Napoléon créa un ministre de la marine et un directeur de la police, on ne put jamais trouver à ces fonctionnaires des noms italiens : ministro della marina veut dire ministre du rivage, et direttor di polizia, directeur de propreté. J’ai pris des exemples où la nuance de nouveauté est visible à tous les yeux ; mais je gagerais, ajoutait Son Éminence, que parmi toutes les phrases qui ont été dites ce soir dans ce salon, vous n’en trouveriez peut-être pas cinquante qui ne présentent quelque légère nuance des idées nouvelles postérieures à l’an 1400. Eh bien, messieurs, il n’y a pas une de ces idées qui, par quelque coin, participent à ce qu’on a fait de neuf depuis quatre siècles, qui, si elle passait sous la plume d’un Florentin, ne lui fournît l’occasion de faire une sottise. Sans cesse nos maîtres de Florence se travaillent le cerveau, non pour penser juste, non pour trouver quelque aperçu nouveau, mais pour faire une traduction impossible. Comment rendriez-vous dans la langue du paysan de l’Irlande la description des cérémonies de la cour de Louis XIV ?

Jamais vous, monsieur, qui êtes étranger, vous ne parviendrez à sentir tout le plaisant d’une prétention sans cesse annoncée avec jactance et toujours malheureuse. Un Florentin ne peut pas demander de quelle date sont les derniers journaux de Paris, sans nous donner l’occasion de rire ; non-seulement il n’exprime pas ce qu’il veut dire, mais encore il se sert de mots qui ont un sens tout différent de celui qu’il leur attribue, et souvent fort plaisant. Plus nous connaissons la langue du Dante, qui est resté notre poëte le moins copiste et par conséquent le plus touchant, plus nous rions. L’amour-propre du Florentin a sans cesse une prétention offensante pour le mien, et toujours le mien a le vif plaisir de voir cette prétention se casser le cou (quella pretenzione rompersi il collo). Un habitant des bords de l’Arno veut-il parler de la partie nord de Saint-Domingue, il vous dit gravement : Le parte deretane dell’ isola (éclats de rire dans le salon : ces mots veulent dire le derrière de l’île). Le cardinal a cité sept ou huit exemples qui peuvent se raconter ; mais écrits, et en français, ils seraient indécents. Un jeune homme instruit, continue Son Éminence, échappé de Florence et arrivant à Bologne, est pour nous une bonne fortune ; si jamais vous avez le bonheur de rencontrer cette espèce de fat littéraire, je vous conseille de le jeter dans l’analyse des mouvements délicats du cœur humain ; quelque vulgaires que soient ses idées, son langage vous amusera. Les marchands de Florence de l’an 1400, si riches, si amoureux de l’architecture, si occupés de leurs haines contre les nobles, ne se doutaient pas, il faut l’avouer, de ces belles discussions qui remplissent la Corinne de madame de Staël, les romans de Marivaux, et toutes ces lettres piquantes dans lesquelles mademoiselle Aïssé et autres jolies femmes du siècle de Louis XV ont parlé de leur cœur. Les Florentins de l’an 1400 étaient probablement les hommes les plus avancés de leur époque ; ce qui est tellement vrai, que, sous beaucoup de rapports, on ne les a pas surpassés. Ils réunissaient deux qualités qui se détruisent réciproquement : l’esprit et la force de caractère. Le Dante, qu’elles ont immortalisé, aurait compris sans doute les sentiments fins qui remplissent le singulier roman d’Adolphe, par M. Benjamin Constant, si toutefois de son temps il y avait des hommes aussi faibles et aussi malheureux qu’Adolphe ; mais, pour exprimer ces sentiments, il aurait été obligé d’agrandir sa langue. Telle qu’il nous l’a laissée, elle ne peut pas plus traduire Adolphe ou les Souvenirs de Félicie, que le titre de M. le directeur de la police. Vous autres Français, depuis que vous avez un budget, vous avez emprunté ce mot aux Anglais, qui ont la chose ; vous dites une sinécure, des précédents : voilà ce à quoi ne se serait jamais abaissé l’orgueil puéril de nos maîtres les Florentins ; ils auraient prouvé que tel vieux mot de Guichardin voulait dire budget. Voilà toute la dispute qui, sous le nom de romantisme, ameute nos littérateurs : les Florentins, partisans des vieux mots, sont les classiques ; les Lombards tiennent pour le romantisme. MM. de Brême, Borsieri, Berchet, Visconti, Pellico[20], prétendent :

1o Qu’il faut être clair, et souvent préférer dans les phrases la construction directe ; faut-il éviter la clarté, uniquement parce que les Français l’ont adoptée ?

2o Qu’il est à propos de se défendre le plus possible du plaisir de faire des phrases de vingt lignes ;

3o Qu’il faut chercher de nouveaux mots pour les idées nées depuis le quinzième siècle[21].

Cette conversation n’en a pas fini ; interpellé par Son Éminence, j’ai été obligé de parler de ce que l’on entend en France par romantisme. Heureusement, chez nous, la langue est hors de la question ; tout le monde convient qu’il faut écrire comme Voltaire et Pascal. En Italie, on n’est pas même d’accord sur la langue ; il y a loin de là à faire des tragédies intéressantes et vraies. Voyez le Nabucco, tragédie en cinq actes et en vers magnifiques, de M. Jean-Baptiste Niccolini : c’est une allégorie contre Napoléon.

À ce moment de la discussion, tous les amants étaient arrivés à leur poste, et d’ailleurs je ne pouvais sans impolitesse marquée quitter l’homme aimable qui daigne me distinguer. De maudits gens de lettres étant survenus, on s’est mis, je crois, pour me faire honneur, à discuter les mérites d’un poëte français ; et quel poëte ! M. Jacques Gohorry.

Il s’agissait de savoir qui a le mieux imité Catulle, de M. Jacques Gohorry ou de l’Arioste. Faisant sur-le-champ violence à l’honneur national, je me suis déclaré pour l’Arioste ; mais ce n’était pas le compte des gens de lettres, qui voulaient briller. Ils se sont écoutés impatiemment les uns les autres, il y a eu des répliques aigres ; en un mot j’ai eu tous les agréments de la soirée littéraire. En France, je n’aurais pas desserré les dents ; mais un étranger doit toujours payer son billet d’entrée ; j’ai parlé et j’ai eu le plaisir de me sentir devenir aigre et presque impoli à mon tour. Au contraire, à Milan, mon âme était élevée et rassérénée quand Monti, Porta ou M. Pellico me faisaient l’honneur de me parler de vers.

Voici ceux de Jacques Gohorry, mort à Paris le 15 mars 1576. Je vais transcrire ensuite les hexamètres de Catulle, et enfin les charmantes octaves de l’Arioste publiés en 1516, quatre ans avant la mort de Raphaël. Quel siècle pour l’Italie ! Alors vivaient Léonard de Vinci, le Titien, le Corrège, Michel-Ange, André del Sarto, Fra Bartolomeo di San Marco, Jules Romain, Machiavel, Léon X, le général Jean de Médicis, Cardan, etc., etc.

Mais voici les vers dont chaque syllabe a été l’objet d’une discussion fatale :

La jeune vierge est semblable à la rose,
Au beau jardin, sur l’épine naïve,
Tandis que sûre et seulette repose,
Sans que troupeau ni berger y arrive :
L’air doux l’échauffe et l’aurore l’arrose ;
La terre, l’eau par sa faveur l’avive ;
Mais jeunes gens et dames amoureuses
De la cueillir ont les mains envieuses.
La terre et l’air, qui la souloient nourrir,
La quittent lors et la laissent flétrir.


Ut fios in saeptis secretus nascitur hortis,
Ignotus pecori, nullo contusus aratro,
Quem mulcent auræ, firmat sol, educat imber ;
Multi illum pueri, multæ optavero puellæ,
Idem cum tenui carptus defloruit ungui,
Nulli illum pueri, nullæ optavere puellæ :
Sic virgo, dum intacta manet, dum cara suis est ;
Cum castum amisit polluto corpore florem,
Nec pueris jucunda manet, nec cara puellis.

La verginella è simile alla rosa,
Che in bel giardin su la nativa spina
Mentresola e sicura si riposa,
Nè gregge nè pastor se le avviccina ;
L’aura soave e l’alba rugiadosa,
L’acqua e la terra al suo favor s’inchina,
Giovani vaghi e donne innamorate
Amano averne e seni e tempie ornate.


Ma non si tosto dal materno stelo
Rimossa viene e dal suo ceppo verde ;
Chè quanto avea dagli uomini e dal cielo,
Favor, grazia, bellezza, tutto perde :
La vergine, che il fior, di che più zelo
Che della vita e de’ begli ochi aver dè,
Lascia altrui corre, il pregio, che avea innanti,
Perde nel cor di tutti gli altri amanti.

Excepté les quatre derniers vers, un peu prolixes, parce qu’il fallait remplir l’octave, j’aime mieux l’Arioste que Catulle.

15 janvier. — Je viens de lire les pages précédentes à M. le comte Radichi. — Quoi ! vous écrivez, m’a-t-il dit ; prenez garde d’être arrêté. — Vous n’avez que trop raison ; nos gens de lettres ne cherchent pas l’idée mais l’expression. Toutefois je leur vois deux supériorités sur les vôtres : ils ne se vendent pas aux gouvernants ; et quand ils publient un ouvrage, ils ne font pas eux-mêmes dix articles sur leur livre. Excepté deux ou trois espions qui dans certains pays ont le privilège de la gazette, ce qui leur vaut trente mille francs par an, aucun journaliste n’admettrait de ces articles impudents. Nous n’avons pas en littérature de provinciaux à tromper ; nos États sont si petits que nous les connaissons tous. À l’exception de quelques renégats, tous nos gens de lettres travaillent en conscience ; mais tout ce qui a quelque génie se garde d’imprimer par crainte de l’exil ou de la prison, ou par dégoût pour la censure. Rien n’est plus simple, il est vrai, que d’imprimer à Bruxelles sous un faux nom, mais cette idée moderne ne nous est pas encore arrivée.

— C’est ainsi qu’un peuple de plus de dix-huit millions, et le plus ingénieux de l’Europe, reste muet. Quel est, depuis 1814, le livre italien traduit en français ?

M. le comte Perticari de Pesaro est dans ce moment à la tête de la littérature italienne, ce qui n’est pas beaucoup dire assurément. Or, voici ce qu’il écrit à propos de la patrie du célèbre Rossini, qui est né à Pesaro d’un père natif de Lugo : ce sont deux petites villes voisines de Bologne :

« Buono sia ai colti Pesaresi che, ancora con pubblico monumento dedicato, donarono della loro cittadinanza l’Orfeo de’ giorni nostri ; nato, egli è vero, nel 1792 a Pesaro di madre Pesarese, ma generato di padre Lughese, che venne agli stipendi di quel comune in qualità di lubatore, dilungandosi dal luogo nativo, dov’ebbe ed ha tuttavia il suo tetto avito. Nè per ciò sia diminuita a Lugo la gloria di essere patria di Gioacchino Rossini. Imperocchè sebbene gli scrittori di filologia e di storia abbiano lasciato incerto, se la patria si nomini dal luogo dove si nasce, o da quello onde si è oriondi, o finalmente da quello della stirpe istessa della madre (come si raccoglie da un luogo di Livio, lib. XXIV, c. vi, e da un altro di Virgilio, Æn., VIII, v. 510-511), niente di meno per giusta ragione di etimologia, e per antico dettato di legge è manifesto che patria si dice a patre (l. I, C. ubi pet. tut.-l. nullus C. de decurionibus). E non è patria ogni terra natale ma quella sola nella quale è nato il padre naturale ; quella onde si è oriondi. Quindi Cicerone (de Leg., xi, 2, ap. Cujac., t. IV, p. 790 E) : germana patria est ea ex qua pater naturalis naturalem originem suam duxit. Il che è confermato dalla legge 3, Cod. de munic. et orig., e dal voto del gravissimo Cujaccio, che conchiude (l. c.) : Itaque natus Lutetiæ, si pater sit oriundus a Roma, non Lutetiam, sed Romam habet patriam ; Romanus nuncupatur, nisi et ipse pater Lutetiæ natus sit. E cosi fermamente esser debbe : altrimenti chi nasce in mare non avrebbe patria, e il diritto publico sarebbe assai poco determinato nella parte dei pesi civili comuni. » (Opere del Conte Giulio Perticari, t. III, p. 181.)

Croiriez-vous que Florence a reproché à M. le comte Perticari d’être trop clair et trop français ?

Je conclus de cette prose ridicule et des sensations vives et neuves que je trouve en ce pays, qu’il faut lire la littérature anglaise : le Corsaire, Childe Harold, M. Moore, M. Crabbe, et voyager en Italie. Je suis fâché de ne pas avoir sous la main le Panégyrique de Napoléon, par M. Pietro Giordani, autre homme très-célèbre, surtout à Plaisance. Pour n’être pas toujours cru sur parole, j’en citerai volontiers quelques pages. Cela est aussi vide d’aperçus nouveaux et aussi fort de logique que les proses du comte Perticari. Ce sont peut-être ces qualités qui placent ces deux écrivains à la tête des littérateurs vivants. Probablement aussi une foule de tournures du quatorzième siècle sont habilement adaptées à leurs pensées, et ils écrivent en centons. Pour parler comme ces messieurs, je dirai que leurs proses me semblent des océans de paroles et des déserts d’idées. Ce n’est pas ainsi qu’écrivaient Benvenuto Cellini et Neri Capponi.

Je me hâte d’ajouter que l’opinion publique place M. le comte Perticari et M. Pietro Giordani au nombre des citoyens les plus estimables de ce pays ; c’est uniquement leur gloire que j’attaque ; il me semble que c’est un droit qu’on achète chez le libraire.

Michel-Ange de Carravage était probablément un assassin ; je préfère cependant ses tableaux si pleins de force aux croûtes de M. Greuze, si estimable. Que m’importent les qualités morales d’un homme qui, par ses vers, sa musique, ses couleurs ou sa prose, prétend m’amuser ? Les écrivains dont on se moque crient toujours qu’on attaque leur honneur ; eh ! messieurs, que me fait votre honneur ? tâchez de m’amuser ou de m’instruire. Je profite de l’occasion pour déclarer solennellement que je tiens pour excellents citoyens et même pour gens fort aimables tous les artistes médiocres dont je prends la liberté de rire.

Les Italiens lisent rarement, mais avec une bonne foi et une attention singulières. Ils se ferment à clef pour ouvrir un pamphlet ; toutes les facultés, toute l’attention du lecteur sont au service de l’écrivain. Ils ne conçoivent pas notre passion pour Voltaire et la Bruyère ; dans les livres, ils n’entendent rien à demi-mot : c’est qu’ils n’ont jamais eu de cour où la conversation fût la grande affaire. Ils n’ont jamais joué avec les petits tyrans qui, depuis la chute des républiques du moyen âge, cherchent à les avilir. Entre leurs princes et eux, on ne s’est jamais départi de la méfiance la plus sombre d’un côté, et de l’exécration de l’autre, témoin le nombre des conspirations et des assassinats. L’Italie a eu cinquante petits princes dont même les noms sont inconnus en France[22] ; celui des Visconti est venu jusqu’à nous ; eh bien, voici le résumé de la vie des princes de cette famille : Matteo Ier, celui qui se fit souverain, mourut du chagrin que lui causèrent les excommunications du pape ; Galéas Ier, son fils, périt par suite des mauvais traitements soufferts en prison ; ce fut le poison qui termina les jours de Stefano ; Marco fut jeté par la fenêtre ; Luchino, empoisonné par sa femme ; Matteo II périt assassiné par ses frères ; Bernabo finit par le poison dans sa prison à Trezzo ; et Jean-Marie fut percé de coups comme il se rendait à l’église. Voilà les morts arrivées dans une seule famille de princes, et cela en moins de cent ans ! Quant aux cruautés exécrables par lesquelles ils se vengeaient de leurs soupçons, elles ne sont que trop connues ; on se souvient encore, dans le pays où il régna, des chiens employés par Jean-Marie pour déchirer les Milanais ses sujets, qui, enfin, se délivrèrent de ce monstre en 1412. Je demande pardon au lecteur d’avoir eu recours à des citations aussi tristes pour prouver une théorie littéraire ; mais, en France, nous sommes un peu sujets, depuis vingt ans, à ne croire au courage que sous la moustache, et à l’instruction qu’avec la pédanterie. Il y a tout avantage à être pédant, et rien n’est plus facile.

Au lieu de la profonde méfiance qui, de tout temps, en Italie, sépara le prince et les sujets, depuis qu’il y a des bourgeois de Paris, nous les voyons aimer le roi ; anciennement, et à commencer par Louis le Gros, le roi les protégea contre les nobles. Dans les temps plus voisins du nôtre, les bourgeois aimaient le roi, quel qu’il fût, pour singer les grands seigneurs qui disaient qu’ils l’adoraient, afin de pouvoir plus aisément faire leur métier : demander, prendre et recevoir. Rien de pareil en Italie à aucune époque, et M. Foscolo a trouvé un écho dans tous les cœurs quand il a dit, dans gli Sepolcri, en parlant de Machiavel :

Te beata, gridai..................
..............quando il monumento
Vidi ove posa il corpo di quel grande
Che temprando lo scettro a’ regnatori

Gli allôr ne sfronda, ed alle genti svela
Di che lagrime grondi, e di che sangue[23].

Pour les Italiens de nos jours, la prose ne saurait employer trop de mots afin d’être claire ; c’est ce qui fait qu’il est si difficile, par un jour chaud, de lire un de leurs bons auteurs. En revanche, ils ne comprennent pas à la lettre les charmantes petites allusions de Voltaire, de Montesquieu, de Courier, et ce qu’on pourrait appeler les sous-entendus monarchiques. Les Français doivent à leur galanterie, maintenant si passée de mode, l’habitude de ce style léger. Ici, l’amour est une chose fort sérieuse, et une Italienne se fâche ou ne daigne pas vous répondre si vous lui parlez d’amour avec légèreté. Si vous avez le projet de lui adresser quelques mots tendres à la première occasion favorable de la soirée, gardez-vous de hasarder des plaisanteries, ou même de rire de celles qu’on fait : regardez-la d’un air sombre.

Pour un lecteur italien, le piquant n’est que de l’inintelligible. Ils ne pardonnent l’ellipse que dans la passion violente ; ils sentent le Corsaire et Parisina comme un Anglais, et, à l’heure qu’il est, n’ont pas encore compris les Lettres persanes. Malgré tant de prolixité, leur prose actuelle n’est rien moins que lucide. Que d’injures cette phrase va me valoir : je serai bue, stivale et somaro !

16 janvier. — C’est avec le plus grand sérieux que l’on traite la galanterie en ce pays, à peu près comme on parle à Paris d’affaires de bourse. Par exemple, madame Gherardi, la plus jolie femme peut-être qu’ait jamais produite Brescia, le pays des beaux yeux, me disait ce soir :

« Il y a quatre amours différents : 1o l’amour physique, celui des bêtes, des sauvages, et des Européens abrutis.

« 2o L’amour passion, celui d’Héloïse pour Abeilard, de Julie d’Étange pour Saint-Preux.

« 3o L’amour-goût, qui pendant le dix-huitième siècle a amusé les Français, et que Marivaux, Crébillon, Duclos, madame d’Épinay, ont esquissé avec tant de grâce.

« 4o L’amour de vanité, celui qui faisait dire à votre duchesse de Chaulnes, au moment d’épouser M. de Giac : « Une duchesse n’a jamais que trente ans pour un bourgeois. » L’acte de folie par lequel on voit toutes les perfections dans l’objet qu’on aime, s’appelle la cristallisation, dans la société de madame Gherardi.

Cette femme charmante était ce soir d’humeur discutante. Mais l’amour est rare en France, la vanité l’y étouffe, ainsi que toutes les autres passions un peu marquées : j’ennuierais en en parlant. On a raconté vingt anecdotes pour prouver des théories diverses ; j’abrège la suivante, que je ne rapporte que parce que l’héroïne était parente et amie de madame Gherardi. Les femmes sont des êtres bien plus puissants en Italie que partout ailleurs ; mais aussi on les punit avec plus de sévérité et sans crainte du qu’en dira-t-on. On n’oserait jamais imprimer ce qu’on ose faire : de là l’absence des romans.

M. le comte Valamara, blondin à figure très-douce, jaloux par vanité du cardinal Z***, et ne sachant comment empêcher sa femme d’aller à ses soirées, répandit le bruit qu’il partait pour Paris, et la conduisit en effet à un château malsain situé sur le Pô, près de Ponte-Lagoscuro. Là il vécut avec elle assez bien en apparence, mais sans jamais dire un seul mot à elle non plus qu’à deux vieux domestiques à figures sinistres, qu’il avait emmenés avec lui. Cette jeune femme, nerveuse, d’une sensibilité romanesque, bien loin de songer au cardinal Z***, avait une passion pour le notaire Gardinghi, qui l’aimait, mais jamais n’avait reçu d’elle le moindre encouragement ; elle le traitait même beaucoup plus mal qu’aucun autre. Gardinghi en était venu à la regarder, mais à n’oser jamais lui adresser la parole. Quelques mois après sa disparition, des bruits sinistres se répandirent à Bologne. Gardinghi se mit à la chercher ; il découvrit enfin le château près de Ponte-Lagoscuro ; mais malheureusement n’osa pas y pénétrer, de peur de fâcher une femme qui ne lui avait jamais dit qu’elle l’aimait que des yeux. Enfin, après quinze ou vingt jours que Gardinghi passa déguisé dans un misérable cabaret d’un village voisin, où quelquefois allait boire un des valets à figure sinistre, il entendit cet homme dire : « Il signor conte fait ce qu’il lui plaît avec la pauvre contessina, è un signore (tout lui est permis, il est noble) ; mais nous, nous finirons par les galères. » Gardinghi, effrayé, n’hésita plus ; le lendemain matin il entra de vive force et le pistolet à la main chez le comte Valamara ; il prétendit, pour la forme, être envoyé par le vice-légat. Il pénétra jusqu’au lit de la contessina, qui déjà était hors d’état de parler. Il fit appeler deux paysannes, et ne quitta plus la femme qu’il aimait, et qui vécut encore trois jours ; elle n’avait pas vingt-quatre ans Le comte était comme fou, et semblait demander grâce à Gardinghi, qu’il laissait maître du château. On prétend pourtant qu’il essaya de le tuer et lui tira un coup de fusil ; c’est ce que le notaire a toujours nié. Le comte est, dit-on, en Amérique ; le notaire n’a plus paru dans aucune société, et a fait depuis cette fortune immense par laquelle son nom vous est connu. Il a toujours à son service les deux vieux serviteurs du comte, et ils disent qu’il leur parle quelquefois de la pauvre contessina. On s’accorde à penser qu’elle fut assassinée par le seul effet des mauvais procédés, sans poison ni poignard.

17 janvier. — On m’a fait l’honneur de m’admettre ce soir à un souper destiné à célébrer le retour de don Tommaso Bentivoglio, arrivé hier de Paris. On était tout oreilles pour l’entendre ; et peut-être m’a-t-on invité pour l’empêcher de broder. Voici Paris vu par un étranger, homme de plaisir, mais très-fin. Malgré la malpropreté si stupide de ses rues[24] et les vexations de sa police[25], toute l’Europe ne rêve que Paris. Les dames accablaient don Tommaso de cent questions ; je ne puis noter que quelques réponses. Le Parisien, dit don Tommaso, est bon par excellence, aimable, doux, prévenant, confiant envers l’étranger ; il ne fait jamais le mal pour le mal, et cherche même à être modéré quand il va chez son juge se plaindre de quelque tort. Comparé à l’habitant de Berlin, au Londoner, au Viennois, c’est un ange ; sa figure, quoique laide, fait plaisir à regarder. — Tout ce qui ne veut pas être vexé par l’évêque ou le sous-préfet vient à Paris. La réunion de plus de huit cent mille habitants sur un point met le gouvernement non pas hors de volonté, mais hors d’état d’être méchant : il n’en a pas le loisir. Don Tommaso ayant prononcé le mot de bonne compagnie : « Mais, a dit madame Filicori, l’une des femmes les plus remarquables d’Italie, dites-nous donc ce que c’est exactement que cette fameuse bonne compagnie française ? — La bonne compagnie par excellence, répond don Tommaso, c’est celle qu’on rencontre dans un salon dont le maître a cent mille livres de rente et des aïeux qui sont allés aux croisades.

« Il y a bien des banquiers millionnaires qui sont aussi une sorte de bonne compagnie, mais en général ils ne parlent que d’argent, et ne vous pardonneraient pas de vivre avec six mille francs. La même classe, en Angleterre, veut surtout consommer, et s’estime plus ou moins d’après le montant de la carte de son dîner. Quand j’allais chez les gens à argent de France et d’Angleterre, qui ne savent pas trop ce que c’est que mon nom (les Bentivoglio, seigneurs de Bologne au quinzième siècle), si je mettais à ma cravate mon diamant de cinq cents louis, je me voyais sensiblement plus estimé. L’industrie porte les Français au travail ; ils trouvent du plaisir à travailler, ils sont heureux ; l’aristocratie les rendrait, au contraire, horriblement à plaindre ; mais j’aime mieux vivre avec des gens qui parlent quelquefois de croisade. Peut-être y a-t-il autant d’insolence au fond que chez le banquier à millions, mais elle est ancienne dans la famille ; mais l’on n’a pas à se venger de la condition subalterne où l’on a passé sa jeunesse ; et enfin, à insolence égale, je trouve de plus chez les aristocrates des manières élégantes, et même quelquefois de l’esprit. Un homme qui porte un nom historique ne me rappellera sa haute naissance, bon an mal an, qu’une fois tous les deux mois ; un être qui a gagné un million de louis a l’air de me dire trois fois par soirée : « Il faut que vous soyez bien ignare, vous qui avez déjà trente ans, pour n’avoir pas fait fortune ; à votre âge, j’avais déjà cent mille écus, et j’étais intéressé pour un huit dans la maison V… Ah çà, vous autres, il vous arrive bien de prendre un fiacre une fois par mois, n’est-ce pas ? Ma foi, il faut de l’économie : il n’y a que ça pour parvenir. Quand vous aurez seulement cinquante ou cent mille livres de rente, ah ! c’est différent. Par exemple, moi, j’ai acheté hier un cheval sept mille francs, et j’ai pris une seconde loge aux Bouffes : on n’y voyait pas dans l’autre, on y était trop mal. À propos, je la laisserai à mes amis, ce sera autant d’épargné pour eux. Venez-y, mon cher, vous me ferez honneur ; donnez-moi seulement votre carte, je pourrais vous oublier. » Et l’industriel tire de sa poche une poignée d’or qu’il regarde. »

Cet homme-là fait vivre quinze cents ouvriers par ses trois manufactures, et l’utilité étant la seule base raisonnable de l’estime à accorder, il est cent fois plus estimable que le marquis son voisin. Celui-ci n’a aucune influence, heureusement ; car, s’il en avait, bientôt on se tirerait des coups de fusil en France, et alors j’irais me ranger avec l’industriel. De plus, quand le marquis m’engage à dîner, je dîne assez mal, mais je trouve chez lui un ton aimable et doux, j’aime à y parler, et c’est sans peine qu’une fois par mois je cite Commines comme par hasard, et nomme un des aïeux du maître de la maison, capitaine de cent hommes d’armes qui fut tué à Montlhéry. L’ancienneté est son idée fixe. (Ceci est de moi.)

« La classe qui, depuis la Restauration, devrait être la plus gaie, reprend don Tommaso Bentivoglio, je l’ai trouvée la plus triste : un jeune homme noble lit les bons livres, admire l’Amérique, et toutefois il est marquis. Voilà une triste position pour un homme de cœur : être toute sa vie marquis et libéral, et cependant jamais complètement ni libéral ni marquis. Le jeune privilégié se sent un fond de tristesse quand il rencontre son camarade de collège, M. Michel, qui a ouvert un magasin de draps, qui s’est marié, qui prospère, qui est franchement partisan de la liberté et, de plus, heureux. D’un autre côté, il est doux, lorsqu’un plébéien a plus d’esprit que vous, et par sa présence pâlit vos discours dans un salon, de l’accabler du poids de sa naissance et de faire entendre avec bon ton qu’il manque de bon ton. Mais voilà qu’un sot du parti rétrograde entreprend quelque menée qui serait abominable si elle n’était absurde ; il est dur pour un cœur bien placé de ne pouvoir citer les bonnes raisons qui prouvent l’absurdité de cet homme, d’être même quelquefois forcé de le louer, et enfin de voir ce fat, pour son projet absurde, l’emporter sur vous dans l’estime de tout un salon. Vous n’auriez cependant qu’un mot à dire ; mais ce mot est impossible et changerait votre position. »

Don Tommaso entremêle tout cela d’anecdotes si anciennes et si connues, que j’ai honte de les rappeler. Par exemple, lorsque M. Roland fut nommé ministre de l’intérieur, un courtisan, le voyant arriver à Versailles, s’écria : Grand Dieu ! il n’a pas de boucles à ses souliers ! — Ah ! monsieur, tout est perdu ! répliqua Dumouriez. « Eh bien ! voilà, continue don Tommaso, une méthode à laquelle la bonne compagnie tient encore ; voilà comment elle a jugé tous les hommes extraordinaires qui ont paru depuis quarante ans.

« Le général Murat, étant vaguemestre de Royal-Cravate en 1790, eut je ne sais quel procédé peu délicat envers le noble marquis qui commandait le régiment : c’est ce que la bonne compagnie ne lui a pas encore pardonné. La moindre des actions héroïques de cet homme singulier eût suffi pour placer bien haut dans l’opinion un prince bien né. Par exemple, une frégate anglaise vient canonner Naples ; Murat va se placer en grande tenue de comédien sur un vaisseau rasé à demi-portée de la frégate anglaise. La poudre napolitaine se trouva si mauvaise, que l’on voyait tomber à la mer tous les boulets, avant d’arriver à la frégate, tandis que les boulets anglais venaient briser des croisées dans Pizzo-Falcone, à deux cents toises derrière le vaisseau du roi. Cette action et mille autres, chez un homme peu délicat, n’est qu’un péché splendide, comme disent les théologiens.

« Excellent juge des circonstances piquantes d’une intrigue et des petites choses en général, dès que le sujet dont on s’occupe prend des proportions héroïques, la société de Paris n’y est plus. L’instrument de ses jugements ne peut s’appliquer à ce qui est grand : on dirait d’un compas qui ne peut pas s’ouvrir passé un certain angle. » — Je ne dirai rien de l’extrême laideur que don Tommaso reproche aux figures de Paris ; j’ai vu les plus belles têtes d’Italie passer pour fort laides parmi nous. Cette déplaisance, qui tient à l’instinct, ne peut manquer d’être réciproque. « Mais, dit M. Tambroni, les Français se réveilleront-ils de leur position actuelle par un accès de gaieté, comme lors de la régence, après l’hypocrisie de la vieillesse de Louis XIV ? ou le penchant pour le gouvernement économique des États-Unis d’Amérique les jettera-t-il dans cette disposition triste et mystique que l’on remarque à Philadelphie ? — Je suis pour la gaieté, dit don Tommaso : un pays qui a des frontières vulnérables de Dunkerque à Antibes, peut-il avoir plus de liberté que ses voisins ? Si, par malheur pour nous, la haine pour le jésuitisme et les refus de sacrements faisaient tourner la France au protestantisme, on serait aussi gai à Paris qu’à Genève[26]. »

Au moment où la conversation allait tomber dans la politique, Crescentini est entré. Il raconte deux ou trois anecdotes qui prendraient trente pages. « Quand il fait beau à minuit, au sortir de l’Opéra, dit ce grand musicien, tout le monde chante à demi-voix en se retirant : le vulgaire chante les airs qu’il sait, l’homme qui a un cœur pour la musique les airs qu’il fait. Ses petites cantilènes ne sont qu’indiquées, mais elles sont d’accord avec la nuance actuelle de ses sentiments. Il y a plus de vingt ans que je donnai ce moyen d’espionnage à la Lambertini, alors si jalouse de l’aimable marquis Pepoli, celui qui mettait ses chevaux au galop sur le bord de la Brenta, et du haut de son char antique (biga) se jetait dans la Brenta par un salto riballalo (saut en arrière, la tête la première). »

Puisque je vous ai parlé d’un Bentivoglio, je ne puis m’empêcher d’écrire quelques-unes des idées que me rappelle la présence de don Tommaso ; je m’étais cependant bien promis de fuir les genres descriptif et historique.

À la fin du quatorzième siècle, on trouve les Bentivoglio en possession des premières magistratures de Bologne ; mais comme l’utile avait tous ses droits dans les républiques italiennes, les Bentivoglio étaient attachés à la corporation des bouchers. Dès 1390, l’esprit républicain s’affaiblissait rapidement, et bientôt après, en 1401, Bentivoglio, chef du parti de l’Échiquier (les libéraux de ce temps-là), se fit proclamer seigneur de Bologne. Attaqué par le fameux Jean Galéas Visconti, seigneur de Milan, qui marchait rapidement à la conquête de toute l’Italie, son armée fut défaite à Casalecchio, et le lendemain de la bataille Jean Bentivoglio fut tué par le peuple révolté (1402). Dès cette époque le saint-siège avait contre l’indépendance de Bologne des projets que sa persévérance ne devait voir réussir que cent six ans plus tard. Après la mort de Jean, Antoine, son fils, passa de longues années dans l’exil ; il obtint enfin, en 1435, de rentrer dans sa patrie ; mais le 23 décembre de la même année, le pape Eugène IV, jaloux de la faveur populaire qui s’attachait à son nom, le fit arrêter comme il sortait du palais, et sur-le-champ il eut la tête tranchée, même sans jugement. Thomas Zambeccari, après Bentivoglio l’homme le plus considéré de Bologne, fut au même instant saisi et pendu aux fenêtres du palais. En 1438, les généraux du duc de Milan s’emparèrent de Bologne et mirent à la tête du gouvernement Annibal, fils d’Antoine, lequel épousa une fille naturelle du duc ; mais bientôt en butte aux soupçons de son beau-père, le Tibère du moyen âge, Annibal fut arrêté (1442). Il se sauva de prison l’année suivante, et rentra dans Bologne. Le peuple prit les armes, chassa les troupes du duc de Milan, et, sans titre ni magistrature spéciale, Annibal demeura à la tête du gouvernement. Après quinze ou vingt essais de constitution, les habitants de Bologne ne pouvant trouver une forme de gouvernement favorable à tous les intérêts, étaient las de cet état précaire que, faute d’un nom particulier, nous désignons par le mot de république. Cet état variable a formé le caractère italien tel que nous le voyons. Les trois cents ans de despotisme espagnol qui l’ont abaissé ne doivent pas nous empêcher de reconnaître qu’aucun peuple n’a autant de sang républicain dans les veines. Il n’y a pas un demi-siècle que la véritable république a reparu dans le monde, guidée par Washington et Franklin ; mais les lois n’entrent dans les mœurs qu’après cent cinquante ans. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que les Italiens manquent tout à fait de cette patience et de cet esprit de stabilité qu’on trouve au revers de leurs Alpes, et par lesquels les Suisses ont conservé une apparence de république. Le 24 juin 1445, comme Annibal Bentivoglio sortait de l’église de Saint-Jean-Baptiste, Baldassare Canedoli le perça d’un coup d’épée, et se mit à courir Bologne en criant Viva il popolo ! (Vive le peuple !) Le peuple se souleva en effet, mais contre l’assassin ; il massacra ses complices et détruisit leurs maisons[27]. La mort d’Annibal n’était point demandée par l’opinion, et ce n’était pas un tyran.

Il ne laissait qu’un enfant de six ans, incapable de gouverner. Le comte Poppi, qui se trouvait à Bologne, indiqua au peuple un fils naturel qu’Hercule Bentivoglio avait eu de la femme de Agnolo da Cascese, négociant de Florence. Santi, célèbre depuis sous le nom de Santi Bentivoglio, ne se doutait de rien, et, après la mort de celui qu’il avait cru son père, continuait à Florence la profession de marchand de laine, exercée par celui-ci. Il avait vingt-deux ans lorsque Côme de Médicis, à qui la seigneurie de Bologne avait écrit, le fit appeler, et commença par ces mots un des dialogues les plus singuliers dont l’histoire ait gardé le souvenir : « Vous avez à considérer, ô jeune homme ! ce qui doit l’emporter dans l’esprit d’un homme sage, des jouissances de la vie privée ou de celles que peut offrir le gouvernement d’un état..... » Apprenant et ce qu’il était et la grandeur imprévue à laquelle on l’appelait, Santi hésita ; mais les conseils de Neri Capponi, alors le premier homme d’État de Florence, le décidèrent à accepter. Voilà une des situations des Mille et une Nuits réalisée.

Santi, reçu avec enthousiasme par les Bolonais, se trouva digne de sa place, et pendant seize ans gouverna avec vigueur et désintéressement. À sa mort, en 1462, Jean II, fils d’Annibal, se mit à la tête de la république. Ainsi que Laurent de Médicis, à Florence, Jean II appela à son aide toutes les séductions et monarchisa ses concitoyens. Ses douces manières ne séduisirent pourtant pas les Malvezzi, nobles fort considérés, qui conspirèrent contre lui, mais furent trahis (1488). Jean II fit périr vingt Malvezzi par la main du bourreau. Tout ce qui portait le nom de Malvezzi, quoique n’ayant pas trempé dans la conjuration, fut exilé, et Jean s’empara de leurs biens. Ce prince, trouvant les Bolonais sensibles au beau, orna leur ville d’édifices somptueux. Les peintres, les sculpteurs, les poëtes, les savants, qui alors honoraient l’Italie, furent appelés à Bologne et magnifiquement payés. Jean II enrichit sa patrie des plus nobles collections de statues, de tableaux, de manuscrits, de livres. Il avait à ses gages un grand nombre d’assassins, par lesquels il faisait tuer (scanare), dans toute l’étendue de l’Italie, non-seulement ceux qui l’avaient offensé, mais leurs fils et leurs frères qui auraient pu songer à les venger. Il y avait déjà quarante-quatre ans que ce prince était occupé à changer en sujets dévoués les citoyens d’une république, quand le fougueux Jules II, l’un des plus grands généraux que le hasard ait jetés dans la chaire de Saint-Pierre, vint assiéger Bologne (1506). Jean II quitta un peuple qui ne l’aimait point, emportant ses trésors, et alla mourir en terre étrangère.

Le 21 mai 1511, les Français rétablirent dans la souveraineté de Bologne Annibal et Hermès, fils de Jean ; mais à peine purent-ils régner une année, et ils furent chassés définitivement quand Bologne se rendit au pape. Depuis, plusieurs Bentivoglio se sont distingués par la réunion du courage militaire et d’un grand talent pour la poésie ; par exemple, Hippolyte Bentivoglio, mort en 1585. Le Nord offre rarement cette réunion d’une science profonde et du mépris pour la vie. Hippolyte composait des drames qui avaient le plus grand succès, il était architecte et musicien, il savait le grec et toutes les langues vivantes.

Les efforts inutiles pour inventer un bon gouvernement agitèrent l’Italie pendant les treizième, quatorzième et quinzième siècles. Plus heureux que nos pères, nous savons que tout gouvernement qui se compose de deux chambres et d’un président ou roi, est passable ; mais il ne faut pas s’y tromper, ce gouvernement éminemment raisonnable est probablement aussi éminemment défavorable à l’esprit et à l’originalité, et jamais aucune histoire n’égalera l’intérêt de celle du moyen âge. De là la dispute éternelle qui va commencer entre les poëtes et les philosophes.

Si un homme de génie eût publié en 1455, après neuf années du gouvernement de Santi, un livre en trois volumes in-4°, expliquant bien ces quatre commandements :

1o Que les trente plus riches habitants de Bologne forment, leur vie durant, un conseil délibérant ;

2o Que cinquante citoyens soient élus tous les trois ans, et forment une autre chambre ;

3o Que ces deux corps élisent un podestat tous les dix ans, et que Santi Bentivoglio soit le premier podestat ;

4o Que les lois soient faites par ces trois pouvoirs, et que le podestat nomme à toutes les places, sauf l’approbation des trente.

Bologne eût connu ce qu’il fallait désirer. Il eût fallu trente années de révolution ; et quand enfin les lois de la nature auraient fait disparaître les citoyens ayant trente ans le jour de la publication de l’ouvrage in-4°, Bologne fût arrivée au bonheur. Cette tranquillité n’eût probablement pas beaucoup diminué sa gloire ; peut-être n’en aurait-elle pas moins produit le Dominiquin, les Carrache et le Guide, les seuls grands hommes qui l’aient illustrée depuis 1455.

J’ai suivi un instant ce roman, parce qu’il s’applique à Florence et à toutes les républiques d’Italie. Mais les temps n’étaient pas arrivés. Tous les vingt ans, à Florence, on donnait balia à trente citoyens, c’est-à-dire pouvoir d’inventer une nouvelle constitution, et de la mettre en activité. Bientôt arrivaient les exils et les cruautés. Quand un peuple voit nettement la forme de gouvernement qu’il désire, il n’est pas cruel[28].

Nous voyons ce que les papes sont encore aujourd’hui, je n’ai pas besoin de rappeler l’immense pouvoir dont ils jouissaient au quatorzième siècle. Eh bien, Innocent VI ayant envoyé deux nonces (1361) à ce Bernabò Visconti, seigneur de Milan, dont nous avons parlé si souvent, ils rencontrèrent ce prince à une lieue de sa capitale, sur le pont d’une petite rivière nommée le Lambro. Bernabò voulut connaître sur-le-champ le contenu des bulles ; ayant trouvé le style peu convenable, il dit aux nonces Scegliete, o mangiare o bere (Choisissez, il faut ici manger ou boire). Ces paroles laconiques ne furent que trop comprises des deux ambassadeurs : on leur donnait le choix, ou de manger les bulles, parchemin, cordonnet de soie, cire et plombs, ou d’être jetés dans le Lambro. Ils choisirent de manger les bulles, ce qui fut exécuté sans désemparer, sur ce petit pont pointu au milieu, qui existe encore. Guillaume, l’un des deux nonces, quelques mois plus tard, fut créé pape sous le nom d’Urbain V[29].

Sous un gouvernement raisonnable on fait des pamphlets contre le pape et non des actions plaisantes. Je ne parle pas des traits de bravoure ou de prudence cruelle, ils sont trop fréquents. Florence avait entrepris une guerre maritime contre les Pisans (1405) et bloquait l’embouchure de l’Arno. Un jour les galères florentines donnèrent la chasse à un navire pisan chargé de grains, qui se retira sous la tour de Vada, dont les bombardes le protégeaient. Un citoyen de Florence, Pierre Marenghi, se jette à la nage, tenant d’une main élevée au-dessus des vagues une fusée incendiaire allumée, et, sous une grêle de projectiles de tous les genres, réussit à mettre le feu au navire pisan. Pierre Marenghi eut le bonheur de regagner son vaisseau.

Le fameux général Jean Auguto, Anglais de naissance, celui qui fut enterré avec tant de pompe dans Santa Maria del Fiore, la cathédrale de Florence, et sur le tombeau duquel on voit un des premiers grands ouvrages de la peinture (son portrait à cheval, de grandeur colossale, par Paolo Uccello), faisait saccager par ses soldats la ville de Faenza (1371) ; deux de ses officiers ayant pénétré dans un couvent de religieuses, y trouvèrent une jeune pensionnaire de la plus rare beauté ; ils se la disputaient les armes à la main. L’Auguto survint, et craignant de perdre un de ses braves, donna un coup de dague dans la poitrine de la charmante jeune fille, qui tomba morte. (Magnifique sujet de tableau : la jeune fille mourante, l’Auguto qui la tue, les deux combattants ; l’un ne la voit pas tomber, et vibre son épée avec fureur ; l’autre qui, par sa position, voit l’action de son général, est saisi d’horreur ; dans le lointain on aperçoit des religieuses poursuivies par des soldats.) Dans une autre campagne, deux moines mendiants vinrent en députation auprès d’Auguto, et le saluèrent par ces mots : « Dieu vous donne la paix ! » À quoi l’Anglais répliqua froidement : « Dieu vous enlève les charités qu’on vous fait ! » Les moines effrayés lui demandant ce qu’il entendait par ces mots : « Ce qu’ils veulent dire : Je vis par la guerre, la paix que vous me souhaitez est pour moi la famine. »

18 janvier. — Quoi ! me dit un Bolonais plein de colère, parce qu’il y a eu en France un Mirabeau et un Danton, Mexico sera libre, et Bologne devra oublier ce qu’elle fut en 1500, et revenir à ce qu’elle était en 1790 ! no, per Dio ! Que le pape nous accorde au moins une demi-liberté de la presse, et que le collège des cardinaux soit ce qu’il était dans le principe, son conseil nécessaire, o per Dio ! nascerà qualche disordine. — Sans doute ; vous aurez trente mille Russes en Italie. Ce n’est pas le pape qu’il vous faut vaincre, c’est la Russie. — Maudit parvenu !

J’ai oublié de dire que Bologne a perdu son ambassadeur à Rome. On le lui avait accordé en 1512 ; on ne le lui a pas rendu en 1814. Ainsi, depuis qu’on y désire davantage la liberté, on lui a ôté cette vaine apparence qui pouvait lui faire prendre le change : puissamment raisonné. Les gouvernants veulent qu’il y ait cascade et non pas pente douce. M. degli Antonj, l’un des principaux citoyens de Bologne, fait un mémoire au pape à ce sujet. Le cardinal Consalvi, véritable grand seigneur du dix-septième siècle, comprend les aventures galantes, les intrigues d’une cour, ce qui fait l’excellence d’un bon opera buffa, et le mémoire de M. degli Antonj, dont tout Bologne raffole, lui semblera une paperasse ennuyeuse. Rappelez-vous l’archevêque de Lisbonne de Pinto ; voilà les ministres actuels.

Mais si le cardinal Consalvi était ce qu’il doit être, je me garderais de me faire présenter à Son Éminence ; il serait aussi ennuyeux qu’un président des États-Unis.

De Turin à Venise, de Bassano à Ancône, les victoires de Bonaparte, qui allégeaient les fers des plébéiens, firent peur aux nobles ; aussitôt (1796) cessation du luxe, ordre dans les affaires, économie, payement des dettes, séjour à la campagne. De 1796 à 1814, les fortunes de la noblesse ont doublé. Les nobles se voyant attaqués n’ont plus lutté entre eux de luxe et de magnificence, mais bien de prudence et d’économie. Dépenser follement est devenu le ridicule d’un homme du peuple enrichi. Dans quelques pays, le Piémont, par exemple, les nobles furent avertis officiellement par une contribution de guerre que les Français, en arrivant, les obligèrent de payer. Vivant dans leurs terres, loin des amusements des villes, ils se sont faits agriculteurs pour échapper à l’ennui. Parmi leurs enfants, ceux qui avaient vingt ans en 1796, ont été atteints par l’enthousiasme, ils ont pris du service avec les Français, et de l’expérience. Les enfants qui n’avaient que cinq ou six ans lors de la retraite forcée de leurs parents, ont eu pour précepteur le curé du voisinage, et n’ont pu tout au plus acquérir quelques idées justes qu’en devenant gardes d’honneur ou auditeurs vers 1809. (C’est ainsi que M. de Santa-Rosa était sous-préfet sur la côte de Gênes.) Tout ce qui est né vers 1810 est maintenant élevé par les jésuites de Modène, c’est-à-dire entouré de flatteurs dès l’âge de huit ans, et sera parfaitement imbécile vers 1827. L’égoïsme et l’habitude de se dénoncer réciproquement forment la base de cette éducation (Voir les Constitutions des jésuites, édition de Prague.) J’ajouterai une grande et utile vérité, c’est qu’il y a des exceptions. Plusieurs enfants riches, nés vers 1800, sont chez M. de Fellenberg, près de Berne ; quelque aristocratique et même tendant à établir des castes que soit ce collège, il est moins absurde et par conséquent plus nuisible à la civilisation que les jésuites. Les nobles peu riches envoient leurs enfants à l’université de Pavie. L’un de ces élèves me disait : « En temps de guerre, un paysan italien doit avoir le droit de tuer tout homme qu’il rencontre et qui ne parle pas italien. » L’Autriche déclare incapables de servir l’état tous les enfants élevés hors de son territoire ; il n’y a d’exception que pour les collèges de la Toscane : les enfants en reviennent raisonnables comme des vieillards et incapables de tout mouvement généreux.

Semblables à leurs pères du moyen âge, les Italiens de 1830 aimeront passionnément la liberté, mais sans savoir comment s’y prendre pour l’établir. Ils feront d’abord, comme il est indispensable, des gouvernements révolutionnaires, mais jamais ne pourront renvoyer ceux-ci pour faire marcher un gouvernement constitutionnel ; leur jactance les empêchera d’imiter la France[30].

Il faut quitter Bologne, cette ville de gens d’esprit. Depuis quinze jours, j’avais très-bien trouvé le genre de vie convenable à mes goûts et aux plaisirs qu’offre le pays ; ce n’est pas peu. Le voyage le plus agréable offre bien des moments où l’on regrette la douce intimité de la société habituelle. Le désappointement est d’autant plus sensible que l’on se figure communément qu’un voyage en Italie est une succession non interrompue de moments délicieux. Il ne suffit pas pour tuer des perdreaux qu’un pays abonde en gibier, il faut encore se promener un fusil à la main. Les trois quarts des voyageurs ne connaissent que les plaisirs de la société, et ne sentent pas ceux des beaux-arts. Certains riches industriels même ne comprennent ni les uns ni les autres ; il leur faut une cour de parasites. Beaucoup d’Anglais se bornent à lire dans chaque endroit les descriptions qu’en ont laissées les poëtes latins, et s’en vont en maudissant les mœurs italiennes, qu’ils ne connaissent que par leurs rapports avec la plus basse classe. Or, la Turquie est le seul despotisme qui ait laissé la probité aux basses classes.

À Bologne, je me suis abonné avec le custode du musée de la ville. Dès que j’ai une demi-heure sans visite à faire ou sans promenade, je monte à ce musée souvent pour voir un tel tableau, la Sainte Cécile de Raphaël ou le portrait du Guide, ou la Sainte Agnès du Dominiquin. Je vais presque tous les matins à Casa-Lecchio, promenade pittoresque, à la cascade du Reno : c’est le bois de Boulogne de Bologne ; ou à la Montagnola : c’est là que se tient le corso du pays. C’est une promenade de la grandeur des Tuileries, fort bien plantée d’arbres par Napoléon, et élevée d’une trentaine de pieds au-dessus de l’immense plaine qui commence à la Montagnola ; et au nord, la première colline qui vient l’interrompre est celle de Vicence, à vingt-six lieues d’ici. Le reste de mon temps se passe en visites ou à flâner sous le portique de Saint-Pétrone. Les jours de pluie, je lis mes chers historiens du moyen âge : Jean, Matthieu et Philippe Villani, Ammirato, Velluti, les chroniques de Pise, de Sienne, de Bologne, la vie du grand ministre Acciajoli par Matthieu Palmieri ; les annales de Pistoie par Tronci, Malevolti, Poggio, Capponi, Bruni, Buoninsegni, Malespina, Corio, Soldo, Sanuto, Dei, Buonacorsi, Nardi, Nerli, tous gens chez qui la fausse culture de nos académies n’a point détruit le talent de narrer. Je ne prétends point dicter de plan de conduite aux voyageurs ; chacun pour soi dans ce genre : je raconte le mien.

J’ai trouvé chez les femmes de Bologne deux ou trois genres de beauté et d’esprit dont je n’avais pas d’idée. Je n’avais. jamais vu la beauté la plus tendre réunie au génie le plus singulier, comme chez madame Gherardi[31].


Pietra-mala, 19 janvier. — En quittant Bologne pour traverser l’Apennin, la route de Florence suit d’abord une jolie vallée, à peu près horizontale. Après avoir marché une heure à côté du torrent, nous avons commencé à monter au milieu de petits bois de châtaigniers qui bordent le chemin. Arrivés à Loïano et regardant au nord, nous avons trouvé une vue magnifique : l’œil prend en travers cette fameuse plaine de Lombardie, large de quarante lieues, et qui, en longueur, s’étend de Turin à Venise. J’avouerai qu’on sait cela plus qu’on ne le voit ; mais on aime à chercher tant de villes célèbres au milieu de cette plaine immense et couverte d’arbres comme une forêt. L’Italien aime à faire le cicerone ; le maître de poste de Loïano a voulu me persuader que je voyais la mer Adriatique (dix-neuf lieues) : je n’ai point eu cet honneur-là. Sur la gauche, les objets sont plus voisins de l’œil, et les sommets nombreux des Apennins présentent l’image singulière d’un océan de montagnes fuyant en vagues successives. — Je bénis le ciel de n’être pas savant : ces amas de rochers entasses m’ont donné ce matin une émotion assez vive (c’est une sorte de beau), tandis que mon compagnon, savant géologue, ne voit, dans cet aspect qui me frappe, que des arguments qui donnent raison à son compatriote, M. Scipion Breislak, contre des savants anglais et français. M. Breislak, né à Rome, prétend que c’est le feu qui a formé tout ce que nous voyons à la surface du globe, montagnes et vallées. Si j’avais les moindres connaissances en météorologie, je ne trouverais pas tant de plaisir, certains jours, à voir courir les nuages, et à jouir des palais magnifiques ou des monstres immenses qu’ils figurent à mon imagination. J’observai une fois un pâtre des chalets suisses qui passa trois heures, les bras croisés, à contempler les sommets couverts de neige du Jung-Frau. Pour lui, c’était une musique. Mon ignorance me rapproche souvent de l’état de ce pâtre.

Une promenade de dix minutes nous a conduits à un trou rempli de petites pierres d’où s’exhale un gaz qui brûle presque toujours ; nous avons jeté une bouteille d’eau sur ces pierres, aussitôt le feu a redoublé, ce qui m’a valu une explication d’une heure qui eût transformé pour moi, si je l’eusse écoutée, une belle montagne en un laboratoire de chimie. Enfin mon savant s’est tu, et j’ai pu engager la conversation avec les paysans réunis autour du foyer de cette auberge de montagne ; il y a loin de là au charmant salon de madame Martinetti, où nous étions hier soir. Voici un conte que je viens d’entendre sous l’immense cheminée de l’auberge de Pietra-Mala.

Il y a près de deux ans qu’on s’aperçut avec terreur, à Bologne et à Florence, qu’en suivant la route sur laquelle nous sommes, les voyageurs disparaissaient. Les recherches de deux gouvernements sans nerf n’arrivèrent qu’à cette certitude, c’est que jamais on ne trouvait de dépouilles dans les montagnes de l’Apennin. Un soir, la tourmente força un Espagnol et sa femme à s’arrêter dans une infâme auberge de Pietra-Mala, le village où nous sommes : rien de plus sale et de plus dégoûtant, et cependant l’hôtesse, pourvue d’une figure atroce, portait des bagues de diamant. Cette femme dit aux voyageurs qu’elle va envoyer emprunter des draps blancs chez le curé, à trois milles de distance. La jeune Espagnole est mortellement effrayée de l’aspect sinistre de l’auberge ; sous prétexte d’aller chercher un mouchoir dans le carrosse, le voyageur fait un signe au vetturino et lui parle sans être vu ; celui-ci, qui avait entendu parler de disparitions de voyageurs, avait autant de peur au moins. Ils conviennent bien vite de leurs faits. En présence de l’hôtesse l’Espagnol lui recommande de les réveiller à cinq heures du matin, au plus tard. Le voyageur et sa femme se disent malades, mangent fort peu au souper, et se retirent dans leur chambre ; là, mourant de peur et prêtant l’oreille, ils attendent que tous les bruits aient cessé dans la maison, et vers les une heure ils s’échappent et vont rejoindre le vetturino, qui était déjà à un quart de lieue, avec ses chevaux et sa voiture.

De retour à Florence, le vetturino conta sa peur à son maître, M. Polastro, homme fort honnête. La police, sollicitée par lui, eut beaucoup de peine à faire arrêter un homme sans aveu qui paraissait souvent à cette auberge de Pietra-Mala. Menacé de la mort, il révéla que le curé Biondi, chez lequel l’hôtesse envoyait emprunter des draps blancs, était le chef de leur bande, qui arrivait à l’auberge sur les deux heures du matin, au moment où l’on supposait les voyageurs endormis. Il y avait toujours de l’opium dans le vin servi au souper. La loi de la bande était de tuer les voyageurs et le vetturino ; cela fait, les voleurs replaçaient les corps morts dans la voiture, et la faisaient traîner par les chevaux dans quelque endroit désert, entre les sommets de l’Apennin. Là, les chevaux eux-mêmes étaient tués, la voiture et les effets des voyageurs brûlés ; on ne conservait absolument que l’argent et les bijoux. On enterrait avec le plus grand soin les cadavres et les débris de la voiture ; les montres et les joyaux étaient vendus à Gênes. Réveillée enfin par cet aveu, la police surprit toute la bande à un grand dîner dans le presbytère de Biondi ; on trouva chez elle la digne hôtesse qui, en envoyant prendre des draps, donnait avis à la troupe que des voyageurs dignes de ses soins venaient d’arriver à l’auberge.

D’après tout ce qu’on m’a dit, je vois que je serai obligé de penser du mal des Florentins actuels. Je ne veux pas du moins trahir les lois de l’hospitalité, et je viens de brûler dix-sept lettres de recommandation que j’avais pour Florence.


Florence, 22 janvier. — Avant-hier, en descendant l’Apennin pour arriver à Florence, mon cœur battait avec force. Quel enfantillage ! Enfin, à un détour de la route, mon œil a plongé dans la plaine, et j’ai aperçu de loin, comme une masse sombre, Santa Maria del Fiore et sa fameuse coupole, chef-d’œuvre de Bruneleschi. C’est là qu’ont vécu le Dante, Michel-Ange, Léonard de Vinci me disais-je ; voilà cette noble ville, la reine du moyen âge ! C’est dans ces murs que la civilisation a recommencé ; là, Laurent de Médicis a si bien fait le rôle de roi, et tenu une cour où, pour la première fois depuis Auguste, ne primait pas le mérite militaire. Enfin, les souvenirs se pressaient dans mon cœur, je me sentais hors d’état de raisonner, et me livrais à ma folie comme auprès d’une femme qu’on aime. En approchant de la porte San Gallo et de son mauvais arc de triomphe, j’aurais volontiers embrassé le premier habitant de Florence que j’ai rencontré.

Au risque de perdre tous ces petits effets qu’on a autour de soi en voyageant, j’ai déserté la voiture aussitôt après la cérémonie du passe-port. J’ai si souvent regardé des vues de Florence, que je la connaissais d’avance ; j’ai pu y marcher sans guide. J’ai tourné à gauche, j’ai passé devant un libraire qui m’a vendu deux descriptions de la ville (guide). Deux fois seulement j’ai demandé mon chemin à des passants qui m’ont répondu avec une politesse française et un accent singulier, enfin je suis arrivé à Santa Croce.

Là, à droite de la porte, est la tombe de Michel-Ange ; plus loin, voilà le tombeau d’Alfieri par Canova : je reconnais cette grande figure de l’Italie. J’aperçois ensuite le tombeau de Machiavel ; et vis-à-vis de Michel-Ange, repose Galilée. Quels hommes ! Et la Toscane pourrait y joindre le Dante, Boccace et Pétrarque. Quelle étonnante réunion ! mon émotion est si profonde, qu’elle va presque jusqu’à la piété. Le sombre religieux de cette église, son toit en simple charpente, sa façade non terminée, tout cela parle vivement à mon âme. Ah ! si je pouvais oublier !… Un moine s’est approché de moi ; au lieu de la répugnance allant presque jusqu’à l’horreur physique, je me suis trouvé comme de l’amitié pour lui. Fra Bartolomeo de San Marco fut moine aussi ! Ce grand peintre inventa le clair-obscur, il le montra à Raphaël, et fut le précurseur du Corrége. J’ai parlé à ce moine, chez qui j’ai trouvé la politesse la plus parfaite. Il a été bien aise de voir un Français. Je l’ai prié de me faire ouvrir la chapelle à l’angle nord-est, où sont les fresques du Volterrano. Il m’y conduit et me laisse seul. Là, assis sur le marche-pied d’un prie-Dieu, la tête renversée et appuyée sur le pupitre, pour pouvoir regarder au plafond, les Sibylles du Volterrano m’ont donné peut-être le plus vif plaisir que la peinture m’ait jamais fait. J’étais déjà dans une sorte d’extase, par l’idée d’être à Florence, et le voisinage des grands hommes dont je venais de voir les tombeaux. Absorbé dans la contemplation de la beauté sublime, je la voyais de près, je la touchais pour ainsi dire. J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les beaux-arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, ce qu’on appelle des nerfs, à Berlin ; la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber.

Je me suis assis sur l’un des bancs de la place de Santa Croce ; j’ai relu avec délices ces vers de Foscolo, que j’avais dans mon portefeuille ; je n’en voyais point les défauts : j’avais besoin de la voix d’un ami partageant mon émotion :

............Io quando il monumento
Vidi ove posa il corpo di quel grande
Che temprando lo scettro a’ regnatori
Gli allôr ne sfronda, ed alle genti svela
Di che lagrime grondi e di che sangue :
E l’ arca di colui che nuovo Olimpo
Alzò in Roma a’ Celesti ; e di chi vide
Sotto l’etereo padiglion rotarsi
Più mondi, e il Sole irradiarli immoto,
Onde all’ Anglo che tanta ala vi stese
Sgombrò primo le vie del firmamento ;
Te beata, gridai, per le felici
Aure pregne di vita, e pe’ lavacri
Che da’ suoi gioghi a te versa Apennino
Lieta doll’ aer tuo veste la Luna
Di luce limpidissima i tuoi colli
Per vendemmia festanti ; e le convalli
Popolate di case e d’ oliveti
Mille di fiori al ciel mandano incensi :
E tu prima, Firenze, udivi il carme
Che allegrô l’ ira al Ghibellin fuggiasco,
E tu i cari parenti e l’ idioma
Desti a quel dolce di Calliope labbro
Che Amore in Grecia nudo e nudo in Roma
D’ un velo candidissimo adornando,
Rendea nel grembo a Venere Celeste :
Ma più beata chè in un tempio accolte
Serbi l’ Itale glorie, uniche forse.
Da che le mal vietate Alpi e l’ alterna
Omnipotenza delle umane sorti
Armi e sostanze t’invadeano ed are
Et patria e, tranne la memoria, tutto.
..............................
............E a questi marmi
Venne spesso Vittorio ad ispirarsi.
Irato a’ patrii Numi, errava muto
Ove Arno è più deserto, i campi e il ciclo
Desioso mirando ; e poi che nullo
Vivente aspetto gli molcea la cura,
Qui posava l’ austero, e avea sul volto

Il pallor della morte e la speranza.
Con questi grandi abita eterno e l’ossa
Fremono amor di patria..........

Le surlendemain, le souvenir de ce que j’avais senti m’a donné une idée impertinente : il vaut mieux, pour le bonheur, me disais-je, avoir le cœur ainsi fait que le cordon bleu.

23 janvier. — J’ai passé toute la journée d’hier dans une sorte de préoccupation sombre et historique. Ma première sortie a été pour l’église del Carmine, où sont les fresques de Masaccio ; ensuite, ne me trouvant pas disposé comme il le faut pour sentir les tableaux à l’huile du palais Pitti ou de la galerie, je suis allé visiter les tombeaux des Médicis, à San Lorenzo ; et la chapelle de Michel-Ange, ainsi nommée à cause des statues faites par ce grand homme. Sorti de San Lorenzo, j’errais au hasard dans les rues ; je considérais, dans mon émotion muette et profonde (les yeux très-ouverts et ne pouvant parler), ces palais bâtis vers 1300 par les marchands de Florence : ce sont des forteresses. Je regardais, tout à l’entour de Santa Maria del Fiore (bâtie en 1293), ces arcades légèrement gothiques, dont la pointe élégante est formée par la réunion de deux lignes courbes (comme la partie supérieure des fleurs de lis frappées sur les pièces de cinq francs). Cette forme se retrouve sur toutes les portes d’entrée des maisons de Florence ; mais les modernes ont fermé avec un mur les arcades qui entouraient la place immense au milieu de laquelle Santa Maria del Fiore s’élève isolée.

Je me sentais heureux de ne connaître personne, et de ne pas craindre d’être obligé de parler. Cette architecture du moyen âge s’est emparée de toute mon âme ; je croyais vivre avec le Dante. Il ne m’est peut-être pas venu dix pensées aujourd’hui, que je n’eusse pu traduire par un vers de ce grand homme. J’ai honte de mon récit, qui me fera passer pour égotiste.

Comme on voit bien, à la forme solide de ces palais, construits d’énormes blocs de pierre qui ont conservé brut le côté qui regarde la rue, que souvent le danger a circulé dans ces rues ! C’est l’absence de danger dans les rues qui nous fait si petits. Je viens de m’arrêter seul une heure au milieu de la petite cour sombre du palais bâti dans la via Larga par ce Côme de Médicis que les sots appellent le Père de la patrie. Moins cette architecture vise à imiter le temple grec, plus elle rappelle les hommes qui ont bâti et leurs besoins, plus elle fait ma conquête. Mais pour conserver cette illusion sombre qui, toute la journée, m’a fait rêver à Castruccio Castracani, à Ugucione della Fagiola, etc., comme si j’avais pu les rencontrer au détour de chaque rue, j’évite d’abaisser mes regards sur les petits hommes effacés qui passent dans ces rues sublimes, encore empreintes des passions du moyen âge. Hélas ! le bourgeois de Florence d’aujourd’hui n’a aucune passion ; car leur avarice n’est pas même une passion : ce n’est qu’une des convenances de l’extrême vanité combinée avec la pauvreté extrême.

Florence, pavée de grands blocs de pierre blanche de forme irrégulière, est d’une rare propreté ; on respire dans ses rues je ne sais quel parfum singulier. Si l’on excepte quelques bourgs hollandais, Florence est peut-être la ville la plus propre de l’univers, et certainement l’une des plus élégantes. Son architecture gréco-gothique a toute la propreté et tout le fini d’une belle miniature. Heureusement pour la beauté matérielle de Florence, ses habitants perdirent, avec la liberté, l’énergie qu’il faut pour élever de grands édifices. Ainsi l’œil n’est point choqué ici par ces indignes façades à la Piermarini, et rien ne trouble la belle harmonie de ces rues, où respire le beau idéal du moyen âge. En vingt endroits de Florence, par exemple en descendant du pont della Trinità et passant devant le palais Strozzi, le voyageur peut se croire en l’an 1500.

Mais, malgré la rare beauté de tant de rues pleines de grandiose et de mélancolie, rien ne peut être comparé au palazzo Vecchio. Cette forteresse, bâtie en 1298 par les dons volontaires des négociants, élève fièrement ses créneaux de brique et ses murs d’une hauteur immense non pas dans quelque coin solitaire, mais au milieu de la plus belle place de Florence. Elle a au midi la jolie galerie de Vasari, au nord la statue équestre d’un Médicis, à ses pieds le David de Michel-Ange, le Persée de Benvenuto Cellini, le charmant portique des Lanzi, en un mot, tous les chefs-d’œuvre des arts à Florence, et toute l’activité de sa civilisation. Heureusement cette place est le boulevard de Gand du pays, le lieu où l’on passe sans cesse. Quel édifice d’architecture grecque en pourrait dire autant que cette forteresse du moyen âge, pleine de rudesse et de force comme son siècle ? Là, à cette fenêtre, du côté nord, me disait mon cicerone, fut pendu l’archevêque Pazzi, revêtu de ses habits pontificaux.

Je regrette l’ancienne tour du Louvre. L’architecture gallo-grecque qui l’a remplacée, n’est pas d’une assez sublime beauté pour parler à mon âme aussi haut que la vieille tour de Philippe-Auguste. (Je viens d’ajouter cette comparaison pour expliquer mon idée ; quand pour la première fois je me trouvai à Florence, je ne pensais à rien qu’à ce que je voyais, pas plus au Louvre qu’au Kamschatka.)

À Florence, le palazzo Vecchio et le contraste de cette réalité sévère du moyen âge, apparaissant au milieu des chefs-d’œuvre des arts et de l’insignifiance des Marchesini modernes, produit l’effet le plus grandiose et le plus vrai. On voit les chefs-d’œuvre des arts enfantés par l’énergie des passions, et plus tard tout devenir insignifiant, petit, contourné, quand la tempête des passions cesse d’enfler la voile qui doit faire marcher l’âme humaine, si impuissante quand elle est sans passions, c’est-à-dire sans vices ni vertus.

Ce soir, assis sur une chaise de paille, en avant du café, au milieu de la grande place et vis-à-vis le palazzo Vecchio, la foule et le froid, fort peu considérables l’un et l’autre, ne m’empêchaient point de voir tout ce qui s’était passé sur cette place. C’est là que vingt fois Florence essaya d’être libre, et que le sang coula pour une constitution impossible à faire marcher. Insensiblement la lune, qui se levait, est venue marquer sur cette place si propre la grande ombre du palazzo Vecchio, et donner le charme du mystère aux colonnades de la galerie, par-dessous lesquelles on aperçoit les maisons éclairées au delà de l’Arno.

Sept heures ont sonné au beffroi de la tour ; la crainte de ne pas trouver de place au théâtre m’a forcé à quitter ce spectacle terrible : j’assistais, pour ainsi dire, à la tragédie de l’histoire. Je vole au théâtre du Hhohhomero, c’est ainsi qu’on prononce le mot cocomero. Je suis furieusement choqué de cette langue florentine si vantée. Au premier moment, j’ai cru entendre de l’arabe, et l’on ne peut parler vite.

La symphonie commence, je retrouve mon aimable Rossini. Je l’ai reconnu au bout de trois mesures. Je suis descendu au parterre, et j’ai demandé ; en effet, c’est de lui le Barbier de Séville qu’on nous donne. Il a osé, en homme d’un vrai génie, traiter de nouveau le canevas qui a valu tant de gloire à Paisiello. Le rôle de Rosine est rempli par madame Giorgi, dont le mari était juge dans un tribunal sous le gouvernement français. À Bologne, l’on m’a montré un jeune officier de cavalerie qui fait le primo buffo. Il n’y a jamais de honte, en Italie, à faire ce qui est raisonnable ; en d’autres termes, le pays est moins gâté par l’honneur à la Louis XIV.

Le Barbier de Séville de Rossini est un tableau du Guide : c’est la négligence d’un grand maître ; rien n’y sent la fatigue, le métier. C’est un homme d’infiniment d’esprit sans aucune instruction. Un Beethoven qui aurait de telles idées, que ne ferait-il pas ? Ceci m’a l’air un peu pillé de Cimarosa. Je ne trouve d’absolument nouveau, dans le Barbier de Séville, que le trio du second acte entre Rosine, Almaviva et Figaro. Seulement, ce chant, au lieu d’être appliqué à une résolution d’intrigue, devrait l’être à des paroles de caractère et de parti pris.

Quand le danger est vif, quand une minute peut tout perdre ou tout sauver, il est trop choquant d’entendre répéter dix fois les mêmes paroles[32]. Cette absurdité nécessaire de la musique peut être facilement sauvée. Depuis trois ou quatre ans Rossini fait des opéras où il n’y a qu’un morceau ou deux dignes de l’auteur de Tancredi et de l’Italiana in Algeri. Je proposais ce soir de réunir, sur un seul opéra, tous ces morceaux brillants. J’aimerais mieux avoir fait le trio du Barbier de Séville que tout l’opéra de Solliva, qui me plaisait tant à Milan.

24 janvier. — J’admire de plus en plus le Barbier. Un jeune compositeur anglais, qui m’a tout l’air d’être sans génie, était scandalisé de l’audace de Rossini. Toucher à un ouvrage de Paisiello ! Il m’a conté un trait d’insouciance. Le morceau le plus célèbre de l’auteur napolitain est la romance : Je suis Lindor. Un chanteur espagnol, Garcia, je crois, a proposé à Rossini un air que les amants chantent sous les fenêtres de leurs maîtresses, en Espagne ; la paresse du maestro s’en est bien vite emparée : rien de plus froid ; c’est un portrait mis dans un tableau d’histoire.

Tout est pauvre au théâtre de Florence, habits, décorations, chanteurs : c’est comme une ville de France du troisième ordre. On n’y a de ballets que dans le carnaval. En général, Florence, située dans une vallée étroite, au milieu de montagnes pelées, a une réputation bien usurpée. J’aime cent fois mieux Bologne, même pour les tableaux ; d’ailleurs, Bologne a du caractère et de l’esprit. À Florence, il y a de belles livrées et de longues phrases. Le français, en Italie, ne passe pas Bologne et Florence.

Le caractère le plus rare chez un jeune Italien est, ce me semble, celui de la famille Primerose : …… They had but one character, that of being all equally generous, credulous, simple and inoffensive[33]. De telles familles ne sont pas rares en Angleterre. L’ensemble des mœurs y produit des jeunes filles d’un caractère angélique, et j’ai vu des êtres aussi parfaits que les filles du bon ministre de Wakefield ; mais il faut l’habeas corpus, et je ne dirai pas les lois, mais les usages anglais, pour fournir aux poëtes de tels caractères. Dans la sombre Italie, une créature simple et inoffensive serait bientôt détruite. Toutefois, si la candeur anglaise peut exister quelque part ici, c’est au sein d’une famille florentine qui vit à la campagne. À Milan, l’amour-passion viendrait bientôt animer cette candeur et lui donner plus de charme, mais un autre charme.

À en juger par les physionomies et par des observations faites à l’anglaise, c’est-à-dire à la table d’hôte de madame Imbert, au café et au spectacle, le Florentin est le plus poli des hommes, le plus soigneux, le plus fidèle à ses petits calculs de convenance et d’économie. Dans la rue, il a l’air d’un commis à dix-huit cents francs d’appointements qui, après avoir bien brossé son habit et ciré lui-même ses bottes, court à son bureau pour s’y trouver à l’heure précise. Il n’a pas oublié son parapluie, car le temps n’est pas sûr, et rien ne gâte un chapeau comme une averse.

En arrivant de Bologne, ce pays des passions, comment n’être pas frappé de quelque chose d’étroit et de sec dans toutes ces têtes[34] ? En revanche, quoi de plus beau que mesdames Pazz*** et Mozz*** ?

28 janvier. — L’instinct musical me fit voir, dès le premier jour de mon arrivée, quelque chose d’inexaltable dans toutes ces figures ; et je ne fus nullement scandalisé, le soir, de leur manière sage et décente d’écouter le Barbier de Séville. Ce ne sont pas là précisément les qualités qui brillent dans la Cetra Spermaceutica, chanson qui fut chantée le carnaval dernier en présence des personnes mêmes dont elle célèbre les galants exploits. C’est le triomphe de l’amour physique. Une scène tellement singulière me porterait à croire que l’amour-passion se rencontre rarement chez les Florentins. Tant pis pour eux ; ils n’ont qu’un pauvre supplément, mais qui a l’avantage immense de ne jamais conseiller de folies. Voici les premiers couplets :

Nel di che bollono
D’amor le tresche
Sotto le tuniche
Carnovalesche ;

Nume d’Arcadia,
Io non t’invoco,
Che i versi abbondano
Ben d’altro foco.

Sul Pindo piangono
Le nove Ancelle
Che teco vivono
Sempre Zitelle.

Je conseille au voyageur de se procurer cette admirable chanson, et de se faire montrer aux Cascine ou au spectacle les dames qui assistèrent à la première lecture, et qui sont nommées tout au long dans le petit poëme de M. le comte Giraud. Je n’ose raconter pourquoi huit dames ont été dernièrement mises aux arrêts chez elles par le grand-duc Ferdinand III.

La contre-partie de ces habitudes sociales, suivant moi, si peu favorables au bonheur, c’est le pouvoir immense du prêtisme. Tôt ou tard, personne ne pourra se passer ici d’un billet de confession. Les esprits forts du pays en sont encore à s’étonner de telle hardiesse que le Dante se permit contre le papisme, il n’y a que cinq cent dix ans. Quant aux libéraux de Florence, je les comparerais volontiers à certains pairs d’Angleterre, fort honnêtes gens d’ailleurs, mais qui croient sérieusement qu’ils ont droit à gouverner le reste de la nation dans leur propre avantage (Corn Laws). J’aurais compris cette erreur avant que l’Amérique ne vînt montrer que l’on peut être heureux sans aristocratie. Au reste, je ne prétends pas nier qu’elle ne soit fort douce ; quoi de mieux que de réunir les avantages de l’égoïsme et les plaisirs de la générosité !

Les libéraux de Florence croient, ce me semble, qu’un noble a d’autres droits qu’un simple citoyen, et ils demanderaient volontiers, comme nos ministres, des lois pour protéger les forts. Un jeune Russe, noble, bien entendu, m’a dit aujourd’hui que Cimabue, Michel-Ange, le Dante, Pétrarque, Galilée et Machiavel étaient patriciens : si telle est la vérité, il a raison d’en être fier. Ce sont les six plus grands hommes qu’ait produits ce pays industriel, et deux d’entre eux sont au nombre des huit ou dix plus grands génies dont l’espèce humaine puisse s’enorgueillir. Michel-Ange a de quoi faire la réputation d’un poëte remarquable, d’un sculpteur, d’un peintre et d’un architecte du premier ordre.

Assis en dehors de la porte de Livourne, où je passe de longues heures, j’ai remarqué de fort beaux yeux chez les femmes de la campagne ; mais il n’y a rien dans ces figures de la douce volupté ni de l’air susceptible de passion des femmes de la Lombardie. Ce que vous ne trouverez jamais en Toscane, c’est l’air exaltable ; mais en revanche, de l’esprit, de la fierté, de la raison, quelque chose de finement provoquant. Rien n’est joli comme le regard de ces belles paysannes, si bien coiffées avec leur plume noire, jouant sur leur petit chapeau d’homme. Mais ces yeux si vifs et si perçants ont l’air plus disposés à vous juger qu’à vous aimer. J’y vois toujours l’idée du raisonnable, et jamais la possibilité de faire des folies par amour. Ces beaux yeux brillent du feu de la saillie bien plus que de celui des passions.

Les paysans de la Toscane forment, je le crois sans peine, la population la plus singulière et la plus spirituelle de toute l’Italie. Ce sont peut-être, dans leur condition, les gens les plus civilisés du monde. À leurs yeux, la religion est beaucoup plus une convenance sociale à laquelle il serait grossier de manquer, qu’une croyance, et ils n’ont guère peur de l’enfer.

Si l’on veut consulter l’échelle morale, on les trouvera fort au-dessus des bourgeois à quatre mille livres de rente et à tête étroite qui garnissent les salons des sous-préfectures de France ; seulement la conscription n’excitait pas chez nous le même désespoir qu’en Toscane. Les mères suivaient leurs fils en hurlant jusque dans les rues de Florence, spectacle vraiment hideux. C’était, en revanche, un spectacle comique que la sévérité du préfet, M. Fronchet, déconcertant d’un mot les petits moyens employés par l’avarice des chambellans de la princesse Elisa, pour être dispensés de faire un homme.

Les tableaux des grands peintres de l’école de Florence m’ont conduit, par un autre chemin, à la même idée sur le caractère national. Les Florentins de Masaccio et du Ghirlandajo auraient l’air de fous s’ils se présentaient aujourd’hui au grand café à côté de Santa Maria del Fiore ; mais, comparés aux personnages de Paul Véronèse et du Tintoret (je choisis exprès des peintres sans idéal), ils ont déjà quelque chose de sec, d’étroit, de raisonnable, de fidèle aux convenances, d’inexaltable, en un mot. Ils sont beaucoup plus près de la véritable civilisation et infiniment plus loin de ce qui m’inspire de l’intérêt dans un homme. Bernardino Luini, le grand peintre des Milanais (vous souvenez-vous des fresques de Sarono ?), est certainement très-froid, mais ses personnages ont l’air de petits Werther si vous les comparez aux gens sages des fresques de la Nunziata (chefs-d’œuvre d’André del Sarto). Afin que l’Italie offrît tous les contrastes, le ciel a voulu qu’elle eût un pays absolument sans passions : c’est Florence. Je cherche en vain dans l’histoire du dernier siècle un trait de passion dont la scène soit en Toscane. Rendez un peu de folie à ces gens-ci, et vous retrouverez des Pierre Marenghi allant à la nage incendier les vaisseaux ennemis. Qui eût dit, en 1815, que ces Grecs si souples, si obséquieux envers les Turcs, étaient sur le point de devenir des héros ?

Milan est une ville ronde et sans rivière jetée au milieu d’une plaine parfaitement unie, et que coupent cent ruisseaux d’eau vive. C’est au contraire dans une vallée assez peu large, dessinée par des montagnes pelées, et tout contre la colline qui la borne au midi, qu’on a bâti Florence. Cette ville qui, par la disposition des rues, ressemble assez à Paris, est placée sur l’Arno comme Paris sur la Seine. L’Arno, torrent auquel une digue transversale, pour le service d’un moulin, donne, sous les ponts de Florence, l’apparence d’une rivière, coule aussi d’orient en occident. Si l’on monte au jardin du palais Pitti, sur la colline méridionale, et que de là on fasse le tour des murs jusqu’au chemin d’Arezzo, on prendra une idée du nombre infini de petites collines dont la Toscane se compose ; couvertes d’oliviers, de vignes et de petites plates-bandes de blé, elles sont cultivées comme un jardin. En effet, l’agriculture convient au génie tranquille, paisible, économe des Toscans.

Comme dans les tableaux de Léonard et de la première manière de Raphaël, la perspective est souvent terminée par des arbres sombres se dessinant sur l’azur d’un beau ciel.

Les fameuses Cascine, promenade où tout le monde va se montrer, sont situées comme les Champs-Élysées. Ce qui m’en déplaît, c’est que je les trouve encombrées de six cents Russes ou Anglais. Florence n’est qu’un musée plein d’étrangers ; ils y transportent leurs usages. La division en castes des Anglais, et le scrupule qu’ils mettent à s’y conformer, servent de texte à cent contes plaisants. C’est ainsi que se venge de leur luxe la pauvre noblesse florentine, qui se rassemble chaque soir chez madame la comtesse d’Albany, veuve d’un prétendant et amie d’Alfieri. M. Fabre (de Montpellier), à qui la postérité devra les portraits de ce grand tragique, m’a montré, en objets d’art, les choses les plus curieuses. Je dois à l’obligeance d’un moine de Saint-Marc la vue des fresques admirables que Fra Bartolomeo a laissées sur les murs de sa cellule. Cet homme de génie cessa de peindre pendant quatre ans par humilité chrétienne, et reprit ensuite les pinceaux sur l’ordre de son supérieur. Il y a quinze jours qu’un peintre de ma connaissance allait faire des études d’après la jolie tête d’une jeune tresseuse de chapeaux de paille. Le peintre est un Allemand fort sage de quarante ans, et d’ailleurs les séances avaient lieu en présence de toute la famille, enchantée d’ajouter quelques paules à son mince ordinaire. Ces séances ont choqué le curé. « Si la jeune fille continue, a-t-il dit, je la déshonorerai en la nommant à mon prône. » Voilà ce qu’on n’oserait pas se permettre en terre papale ; voilà les fruits amers de la patience sans bornes et de l’égoïsme.

N’oubliez pas, si vous êtes sensible à la force tonnante qu’un beau vers ajoute à une pensée énergique, de vous procurer les sonnets : Berta non sazia et l’Urna di Berta ;

Et les épigrammes :

Berta condotta al fonte da piccina……
Di Berta lo serivano diceva al sor pievano……
Mentre un gustoso piatro Berta scrocca……
Dissi a Berta : devi esser obligata……
Si sentiron suonar dei Francesconi……
Per cavalcare un buon caval da sella……
La Mezzi m’ha in secreto ricercato……
In mezzo ai Birri armati di pugnali……

Depuis quelques heures que je possède ces vers si vifs, je les aurai relus dix fois. J’avertis que la mère n’en prescrirait pas la lecture à sa fille ; on y trouve d’ailleurs plus d’énergie que de grâce. — Je sens que mon cœur déserte les arts de Bologne. Lisant le Dante uniquement et avec amour, je ne pense plus qu’aux hommes du douzième siècle, simples et sublimes du moins par la force des passions et par l’esprit. L’élégance de l’école de Bologne, la beauté grecque et non italienne des têtes du Guide commencent à me choquer comme une sorte de profanation. Je ne puis me le dissimuler, j’ai de l’amour pour le moyen âge de l’Italie[35].

29 janvier. — Florence a sur l’Arno quatre beaux ponts, situés à distances à peu près égales, et qui forment, avec les quais et la colline du midi, garnie de cyprès se dessinant sur le ciel, un ensemble admirable. Cela est moins grandiose, mais bien plus joli que les environs du célèbre pont de Dresde. Le second des ponts de Florence, en descendant l’Arno, est chargé de boutiques d’orfévrerie. C’est là que j’ai rencontré ce matin un lapidaire juif, avec lequel jadis je faillis me noyer ; Nathan est passionné pour sa religion, et pousse à un point étonnant une sorte de philosophie tranquille et l’art fort utile de payer peu pour toutes choses. Nous nous sommes revus avec beaucoup de plaisir. Il m’a conduit à l’instant, pour ne pas se séparer de moi et comme son associé, chez un homme auquel il a vendu dix louis une excellente pierre gravée de Pickler. Le marché, qui a duré trois quarts d’heure, m’a semblé court ; excepté l’énonciation du prix, on n’y a pas prononcé un seul des mots qu’un Français eût employés en pareille occurrence. L’Italien qui achète une bague songe à faire collection pour ses descendants ; acquiert-il une estampe de trente francs, il en dépensera cinquante pour la transmettre à sa postérité dans un cadre magnifique. J’ai vu à Paris M. le baron de S*** dire en achetant un livre rare : Il se vendra cinquante francs à ma vente (c’est-à-dire à la vente qui suivra son décès). Les Italiens ne savent pas encore que rien de ce que fait un homme riche ne lui survit dix ans. La plupart des maisons de campagne où l’on a bien voulu me recevoir appartenaient à la même famille depuis un siècle ou deux.

Nathan m’a conduit ce soir dans une société de riches marchands, sous le prétexte de me faire voir un fort joli théâtre de marionnettes. Cette charmante bagatelle n’a que cinq pieds de large, et pourtant offre une copie exacte du théâtre de la Scala. Avant le commencement. du spectacle, on a éteint les lumières du salon ; les décorations font beaucoup d’effet, parce que, quoique fort petites, elles ne sont pas traitées comme des miniatures, mais à la Lanfranc (par un élève de M. Peregò de Milan). Il y a de petites lampes proportionnées au reste, et tous les changements de décorations s’effectuent rapidement et par les mêmes moyens qu’à la Scala ; rien de plus joli. Une troupe de vingt-quatre marionnettes de huit pouces de haut, qui ont des jambes de plomb et qu’on a payées un sequin chacune, a joué une comédie délicieuse et un peu libre, abrégée de la Mandragore de Machiavel. Les marionnettes ont ensuite dansé un petit ballet avec beaucoup de grâce.

Mais ce qui m’a charmé plus que le spectacle, c’est l’agrément et l’esprit de la conversation de ces Florentins, c’est le ton de politesse aisée avec lequel ils ont bien voulu m’accueillir. Quelle différence avec Bologne ! Ici, la curiosité qu’inspire une nouvelle figure l’emporte d’emblée sur l’intérêt qu’on prend à l’amant. N’a-t-on pas du temps de reste pour parler à celui-ci ?

J’ai vu ce soir la raison embellie par toute l’aménité que peut lui donner une longue expérience ; l’urbanité et le savoir vivre brillaient plus dans les discours que le naturel ou la vivacité, et les saillies, assez rares, ont été pleines de mesure. L’ensemble avait un tel agrément, que je me suis repenti un instant d’avoir jeté au feu mes lettres de recommandation. Il y avait là deux des personnes à qui j’étais recommandé. L’honneur cependant m’en faisait un devoir ; car jusqu’ici je n’ai dit que du mal des Florentins, tels que Côme III et Léopold les ont faits. Mais je ne dois pas être aveugle pour leurs qualités aimables : elles seraient tout à fait de mise à Paris, à la différence de l’amabilité bolonaise, qui semblerait de la folie, ou qui effaroucherait par le sans gêne. Heureusement on n’a presque pas parlé de littérature, on n’a dit qu’un mot sur Old Mortality, roman de Walter Scott, qui vient d’arriver au cabinet littéraire de M. Molini. On a cité huit ou dix vers de M. J.-B. Niccolini, qui réellement ont quelque chose de la magnificence de Racine. J’ai remarqué dans l’assemblée, fort nombreuse, cinq ou six femmes assez jolies, mais d’un air beaucoup trop raisonnable pour sembler femmes à mes yeux ; avec tant de raison, on ne doit comprendre que la partie matérielle de l’amour.

J’oubliais que ce matin j’ai pris une sédiole pour aller voir la célèbre Chartreuse à deux milles de Florence. Le saint bâtiment occupe le sommet d’une colline sur la route de Rome ; vous le prendriez au premier aspect pour un palais ou pour une forteresse gothique. L’ensemble est imposant, mais l’impression bien différente de celle que laisse la Grande Chartreuse (près de Grenoble). Rien de saint, rien de sublime, rien qui élève l’âme, rien qui fasse vénérer la religion : ceci en est plutôt une satire ; on songe à tant de richesses entassées pour donner à dix-huit fakirs le plaisir de se mortifier. Il serait plus simple de les mettre au cachot et de faire de cette chartreuse la prison centrale de toute la Toscane. Elle pourrait bien n’avoir encore que dix-huit habitants, tant ces gens-ci me semblent bons calculateurs et exempts des passions qui peuvent égarer l’homme.

Un pauvre domestique corse, nommé Cosimo, a ces jours-ci scandalisé tout Florence. Ayant appris que sa sœur, qu’il n’avait pas vue depuis vingt ans, s’était laissé séduire, dans les montagnes de la Corse, par un homme appartenant à une famille ennemie, et enfin avait pris la fuite avec cet homme, il a mis les affaires de son maître dans le plus grand ordre, et s’est allé brûler la cervelle dans un bois à une lieue d’ici. Ce qui est exactement raisonnable ne donne pas prise aux beaux-arts ; j’estime un sage républicain des États-Unis, mais je l’oublie à tout jamais en quelques jours : ce n’est pas un homme pour moi, c’est une chose. Je n’oublierai jamais le pauvre Cosimo ; cette déraison m’est-elle personnelle ? Le lecteur va répondre. Je ne trouve rien à blâmer, mais rien d’intéressant chez les sages Toscans. Par exemple, leur cœur ne fait aucune différence entre le droit d’être libre et la tolérance de faire ce qui leur plaît, dont ils jouissent sous un prince (Ferdinand III) rendu sage par l’exil, mais qui jadis fit commencer cinq mille procès de tendance au jacobinisme contre pareil nombre de ses sujets (sic dicitur).

Le bourgeois toscan, d’un esprit timide, jouit du calme et du bien-être, travaille à s’enrichir et un peu à s’éclairer, mais sans songer le moins du monde à prendre place dans le gouvernement de l’État. Cette seule idée, qui le détournerait du soin de son petit pécule, lui fait une peur horrible, et les nations étrangères qui s’en occupent lui semblent un ramassis de fous.

Les Toscans me représentent l’état des bourgeois de l’Europe à la cessation des violences du moyen âge. Ils dissertent sur la langue et sur le prix des huiles, et, du reste, craignant si fort le trouble, même celui qui mènerait à la liberté, que, sollicités par un nouveau Cola di Rienzi, probablement ils se battraient contre lui et pour le despotisme actuel. À de tels hommes, il n’y a rien à dire : gaudeant bene nati. Tel serait peut-être l’état de torpeur de la plus grande partie de l’Europe si nous avions eu un gouvernement assoupissant comme celui de la Toscane. Ferdinand a compris qu’il n’avait ni assez de soldats ni assez de courtisans pour vivre heureux au milieu de l’exécration publique. Il vit en bon homme, et on le rencontre seul dans les rues de Florence. Le grand-duc a trois ministres, dont un ultra, M. le prince Neri Corsini, et deux fort raisonnables, MM. Fossombroni, géomètre célèbre, et Frullani ; il ne les voit qu’une fois par semaine, et ne gouverne presque pas. Chaque année Ferdinand III commande pour trente mille francs de tableaux aux mauvais peintres que lui désigne l’opinion publique, qui les admire ; chaque année aussi il achète une ou deux belles terres. Pour peu que le ciel conserve cet homme raisonnable à la Toscane, je suis convaincu qu’il finira par lui proposer de la gouverner gratis. On fait le plus grand éloge de sa femme princesse de Saxe, et de la sœur de sa femme, qui a épousé le prince royal (régnant en 1826). S’il n’y avait pas d’intrigues et de prêtisme dans les petites villes de Toscane, on y vivrait fort heureux ; car le peuple nomme lui-même ses maires et officiers municipaux (anziani). Mais tout cela est nominal, comme l’invitation que l’empereur Léopold fit au sénat de Milan (1790) de délibérer sur les choses utiles au pays. Ces bourdes-là sont prises au sérieux par les Roscoë et autres grands historiens anglais.

La maréchale de Rochefort disait au célèbre Duclos : « Pour vous, je ne suis pas en peine de votre paradis : du pain, du fromage et la première venue, et vous voilà heureux. » Le lecteur voudrait-il d’un tel bonheur ? n’aime-t-il pas mieux le malheur passionné et déraisonnable de Rousseau ou de lord Byron[36] ?

On m’a présenté, à la Certosa, le registre de papier jaune, épais comme du carton, sur lequel la plupart des voyageurs inscrivent une niaiserie. Quel n’a pas été mon étonnement de trouver en si mauvaise compagnie un sonnet sublime sur la mort ! Je l’ai relu dix fois. Ce soir, lorsque j’ai parlé de ma découverte, tout le monde m’a ri au nez. « Quoi ! m’a-t-on dit, vous ne connaissiez pas le sonnet de Monti sur la mort ? » J’ajoute à part moi : Jamais un voyageur ne doit se figurer qu’il connaît à fond la littérature d’un pays voisin.

LA MORTE
Sonetto

Morte, che sei tu mai ? Primo dei danni
L’alma vile e la rea ti crede e teme ;
E vendetta del ciel scendi ai tiranni,
Che il vigile tuo braccio incalza e preme.

Ma l’infelice, a cui de’lunghi affanni
Grave è l’incarco, e morta in cor la speme
Quel ferro implora troncator degli anni,
E ride all’ appressar dell’ ore estreme.

Fra la polve di Marte, e le vicende
Ti sfida il forte che ne’ rischi indura ;
E il saggio senza impallidir ti attende.

Morte, che se’ tu dunque ? Un ombra oscura,
Un bene, un male, che diversa prende
Dagli affetti dell uom forma e natura[37].

Nathan confirme tous mes aperçus sur le caractère florentin, qu’il approuve beaucoup ; il se méfie tellement du sort, qu’il regarde toute passion comme un malheur : il a grand’peine à faire une exception pour la chasse. Il est du reste grand partisan de cette doctrine intérieure que Lormea me prêchait à Hambourg : répondre poliment et avec gaieté à tous les hommes, du reste regarder leurs paroles comme un vain bruit ; ne pas souffrir qu’elles produisent le moindre effet sur notre for intérieur, excepté le cas de danger flagrant, comme : « Rangez-vous, voilà un cheval qui s’échappe. » Pour un ami intime, si l’on croit en avoir, on peut faire cette exception : écrire ses conseils, et les examiner un an après, jour pour jour.

Faute de cette doctrine, les trois quarts des hommes se damnent pour des fautes qui ne sont pas même aimables à leurs yeux ; et par elle des hommes assez bornés ont été fort heureux. Elle délivre en peu de temps du malheur de désirer des choses contradictoires.


Volterre, 31 janvier. — Comme toutes les villes de cette ancienne Étrurie dont Rome naissante détruisit la civilisation vraiment libérale pour l’époque, Volterre est placée au point le plus élevé d’une haute colline, à peu près comme Langres. J’ai trouvé l’honneur national de la petite ville fort en colère de je ne sais quel article d’un voyageur genevois, qui prétend que l’aria cattiva décime tous les ans les habitants de Volterre. M. Lullin parle fort bien de l’agriculture toscane, qu’il appelle cananéenne, en l’honneur des noces de Cana ; du reste, le style genevois a une certaine emphase puritaine qui m’amuse toujours. Les Volterriens accusent M. Lullin de s’être trompé de plusieurs millions seulement, en essayant d’évaluer l’exportation des chapeaux de paille que l’on fabrique en Toscane. « Ne voyez, leur disais-je, qu’un hommage à l’Italie, dans les huit ou dix volumes que nous autres gens du Nord imprimons chaque année sur le pays du beau. Que vous importe que nous déraisonnions ? Le fâcheux serait qu’on ne parlât pas de vous, et qu’on traitât Volterre comme Nuremberg. » Je visite, la plume à la main, les murs Cyclopéens, objets de mon voyage ; j’examine une grande quantité de petits tombeaux d’albâtre ; je passe une soirée fort intéressante dans le couvent de MM. les frères Scolopi, c’est-à-dire chez des moines. Qui me l’eût dit il y a trois mois.

Je ne puis trop me louer de la politesse vraiment remplie de grâces de M. le marquis Guarnacci, chevalier de Saint-Étienne, qui a bien voulu me montrer son cabinet d’antiquités, et ensuite me conduire chez MM. Ricciarelli, patriciens de Volterre, qui ont un tableau du fameux Daniel Ricciarelli de Volterre, leur ancêtre et l’un des bons imitateurs de Michel-Ange. — Propreté charmante des fabriques de vases d’albâtre et de petites statues ; gentillesse de quelques-unes de ces petites figures. — Regards audacieux des capucins que je rencontre à la procession ; contraste avec leur humble démarche. L’évêque de cette ville de quatre mille habitants a quarante mille livres de rente.

J’ai trouvé bon nombre de mensonges et d’exagérations dans les planches que M. Micali, auteur de l’Italie avant les Romains (l’Italia avanti il dominio dei Romani), a consacrées à Volterre. Ce qui manque le plus aux savants italiens, après la clarté, c’est l’art de ne pas regarder comme prouvés les faits dont ils ont besoin ; leur manière de raisonner en ce genre est incroyable. Toutefois M. Raoul Rochette a gâté cet ouvrage en le mettant en français. M. Niebuhr serait bien supérieur à tout ceci, si la malheureuse philosophie allemande ne venait jeter du louche et du vague sur les idées du docte Berlinois. L’indulgence du lecteur ira-t-elle jusqu’à me passer une comparaison gastronomique ? On connaît ce vers de M. Berchoux :

Et le turbot fut mis à la sauce piquante.

À Paris, on sert à part le turbot et la sauce piquante. Je voudrais que les historiens allemands se pénétrassent de ce bel usage ; ils donneraient séparément au public les faits qu’ils ont mis au jour et leurs réflexions philosophiques. On pourrait alors profiter de l’histoire et renvoyer à un temps meilleur la lecture des idées sur l’absolu. Dans l’état de mélange complet où se trouvent ces deux bonnes choses, il est difficile de profiter de la meilleure.


Castel Fiorentino, 1er février, à deux heures du matin. — Ce soir, à six heures, à mon retour de Volterre, je suis entré dans ce village, situé à quelques lieues de Florence. J’avais à ma sédiole le petit cheval le plus maigre et le plus vite ; mais je l’ai modéré de façon à être comme forcé de demander l’hospitalité dans une maison de Castel Fiorentino, entre Empoli et Volterre. J’ai trouvé trois de ces paysannes de Toscane si jolies et si supérieures, à ce que l’on dit, aux dames des villes. Il y avait sept à huit paysans auprès d’elles. Je donnerais en mille à deviner l’occupation de cette société de laboureurs : ils improvisaient, chacun à son tour, des contes en prose dans le genre des Mille et une Nuits. J’ai passé à écouter ces contes une soirée délicieuse, de sept heures à minuit. Mes hôtes étaient d’abord auprès du feu, et moi à dîner à ma table ; ils ont vu mon attention, et peu à peu m’ont adressé la parole. Comme il se trouve toujours un enchanteur dans ces histoires si jolies, je leur suppose une origine arabe. Une surtout m’a tellement frappé, que je l’écrirais si je pouvais la dicter. Mais comment entreprendre d’écrire moi-même trente pages ? Le merveilleux le plus extravagant crée des événements qui amènent les développements de passion les plus vrais et les plus imprévus. L’imagination est étonnée par la hardiesse des inventions et séduite par la fraîcheur des peintures. Un amant s’est caché dans un arbre pour regarder sa maîtresse, qui se baigne dans un petit lac ; l’enchanteur, son rival, est absent ; mais le magicien, quoique éloigné, s’aperçoit de ce qui se passe par la vive douleur que lui cause une bague ; il dit un mot, et successivement les bras, les jambes, la tête du pauvre amant tombent de l’arbre sur lequel il est perché, dans le lac. On donne ses discours à sa maîtresse et les réponses de celle-ci pendant cette punition cruelle, par exemple quand l’amant n’a plus de corps et qu’il ne lui reste que la tête, etc. Ce mélange de folie et de vérité touchante produit sur moi un effet délicieux ; il y avait des moments, en écoutant ces contes, où je me croyais au quinzième siècle. La soirée s’est terminée par de la danse. Je m’étais si bien fait petit dans la conversation, que les hommes m’ont vu sans jalousie danser avec eux et ces trois jolies paysannes jusqu’à une heure du matin. Cependant une ouverture que j’ai hasardée sur la beauté du pays, qui pourrait bien m’engager à passer la journée de demain à Castel Fiorentino, n’a eu aucun succès. — « La beauté du pays le 1er février ! a répondu l’un des paysans ; monsieur veut nous faire un compliment », etc., etc. Je n’avais fait cette proposition indirecte que pour ne pas manquer à la fortune. Il eût été par trop fou d’espérer que je pourrais persuader la vérité à ces paysans, c’est-à-dire que c’étaient les grâces de leur esprit, la politesse si originale de leurs manières, et non quelque projet ridicule sur la beauté de leurs femmes, qui, par une tramontana abominablement forte et perçante, me retenaient deux jours dans un trou tel que Castel Fiorentino. Je n’entreprends pas de description de ma soirée ; je sens trop que la seule manière de la peindre serait de rapporter les contes délicieux qui en ont fait le charme. Comme ce mot est faible ! qu’il est mal d’en avoir abusé ! Les six heures de cette soirée se sont envolées pour moi comme si j’avais joué au pharaon en bonne compagnie ; j’étais tellement occupé, que je n’ai pas eu un instant de langueur pour réfléchir sur ce qui m’arrivait.

Je compare cette soirée à celle que je passai à la Scala, le jour de mon arrivée à Milan : un plaisir passionné inondait mon âme et la fatiguait ; mon esprit faisait des efforts pour ne laisser échapper aucune nuance de bonheur et de volupté. Ici, tout a été imprévu et plaisir de l’esprit, sans effort, sans anxiété, sans battement de cœur ; c’était comme un plaisir d’ange. Je conseillerais au voyageur de se faire passer dans les villages de Toscane pour un Italien de la Lombardie. Dès la première phrase, les Toscans voient que je parle fort mal ; mais comme les mots ne me manquent pas, dans leur dédain superbe pour tout ce qui n’est pas la Toscana favella, lorsque je leur dis que je suis de Como, ils me croient sans peine. Je m’expose, il est vrai : il serait fâcheux de me trouver vis-à-vis d’un Lombard ; mais c’est un des dangers de mon état, comme dit au sage Ulysse Grillus changé en porc par Circé[38]. La présence d’un Français donnerait sur-le-champ une tout autre physionomie à la conversation.

L’honneur national du lecteur dira que je suis affecté de monomanie, et que mon idée fixe est l’admiration pour l’Italie ; mais je me manquerais à moi-même si je ne disais pas ce qui me semble vrai. J’ai habité pendant six ans ce pays que l’homme à honneur national n’a peut-être jamais vu. Il ne fallait pas une préface moins longue pour faire tolérer l’effroyable hérésie que voici : je crois en vérité que le paysan toscan a beaucoup plus d’esprit que le paysan français, et qu’en général le paysan italien a reçu du ciel infiniment plus de susceptibilité de sentir avec force et profondeur, autrement dit, infiniment plus d’énergie de passion.

En revanche, le paysan français a beaucoup plus de bonté, et de ce bon sens qui s’applique si bien aux circonstances ordinaires de la vie. Le paysan de la Brie qui a mille francs déposés dans une maison de banque ou prêtés sur hypothèque est rassuré par l’idée de cette petite fortune. La possession d’un capital de mille francs consistant en autre chose qu’un fonds de terre est au contraire le pire sujet d’inquiétudes que l’on puisse donner à un paysan italien. J’excepte le Piémont, les environs de Milan et la Toscane ; j’excepte surtout l’État de Gênes, où le territoire ne produisant pas assez de blé pour la subsistance des habitants, tout le monde est négociant. Sans être sorties de notre belle France, les personnes qui ont voyagé dans le Midi savent que la bonté est rare parmi les paysans. Le quartier général de la bonté est Paris ; elle règne surtout à cinquante lieues à la ronde.


Sienne, 2 février. — Quelle m’a pas été ma joie, en entrant à Florence ce matin, de rencontrer au café un de mes amis de Milan ! Il court à Naples pour voir l’ouverture du théâtre de Saint-Charles, reconstruit par Barbaja après l’incendie d’il y a deux ans ; il arrivera trop tard. Il me propose une place dans sa calèche ; cette idée renverse tous mes projets raisonnables, et j’accepte ; car enfin je voyage non pour connaître l’Italie, mais pour me faire plaisir. Je crois que ma grande raison a été que cet ami parle milanais : la prononciation arabe du Florentin me dessèche le cœur, et en parlant avec mon ami delle nostre cose di Milan, une sorte de sérénité et de bonheur tranquille se répand dans mon âme. Cette conversation pleine de candeur n’offre jamais l’ombre d’un mensonge, jamais de crainte du ridicule. J’ai vu cet aimable Milanais dix fois peut-être en ma vie, et il me fait l’effet d’un ami intime.

Nous ne nous sommes arrêtés que dix minutes à Sienne pour la cathédrale, dont je ne me permettrai pas de parler. J’écris en voiture ; nous avançons avec lenteur, au milieu d’une suite de petites collines volcaniques, couvertes de vignes et de petits oliviers : rien de plus laid. Pour nous refaire, de temps à autre, nous traversons une petite plaine empuantie par quelque source malsaine. Rien ne porte à la philosophie comme l’ennui d’une laide route. « Je voudrais bien, me dit mon ami, que l’on proposât un prix pour l’examen de cette question : Quel mal Napoléon a-t-il fait à l’Italie ? »

On répondrait : « Il a donné deux degrés de civilisation, tandis qu’il lui eût été facile d’en accorder dix. »

Napoléon dirait de son côté : « Vous m’avez rejeté une de mes lois les plus essentielles (l’enregistrement des actes, repoussé en 1806 par le corps législatif de Milan) ; j’étais Corse, je comprenais le caractère italien, qui n’est pas décousu comme celui des Français ; vous m’avez fait peur. Par incertitude, autant que par fantasmagorie monarchique, j’ai renvoyé toute grande amélioration jusqu’à ce voyage de Rome que jamais je n’ai pu faire ; il m’a fallu mourir sans voir la ville des Césars, et sans dater du Capitole un décret digne de ce nom. »


Torinieri, 3 février. — Nous avons soupé hier à Buon-Convento. La calèche avait heureusement besoin de quelques réparations ; j’ai abandonné mon ami, et suis allé m’établir dans la boutique du barbier (c’est un sacrifice que je fais à mon devoir de voyageur). J’y trouve heureusement un jeune curé des environs, beau parleur, qui, me voyant étranger, veut absolument me faire les honneurs du pays, et me céder son tour sur le grand fauteuil de cuir : j’accepte. Rien n’attache comme les bienfaits, et j’obtiens, en faisant beaucoup de frais, une heure de conversation intime avec ce jeune curé. Tantôt, en vertu de sa robe, il me dit beaucoup de mal des Français ; tantôt, en vertu de son esprit, dont il a infiniment (du raisonnable s’entend, et de l’exact, à la florentine), il porte aux nues cette administration française si raisonnable, si forte, si exacte, et qui semait sur la pauvre Italie du seizième siècle les conséquences de la civilisation du dix-huitième. Par le gouvernement de Napoléon, l’Italie sautait à pieds joints trois siècles de perfectionnements. Dans les îles de la mer Pacifique, que les Anglais découvrent aujourd’hui, et que la petite vérole dépeuple sans cesse, ils ne portent pas l’inoculation, cette invention bienfaisante tant calomniée par les têtes à perruque de 1756, mais la vaccine, bien supérieure à l’inoculation. Tel était notre rôle en Italie.

L’administration impériale, qui souvent en France étouffait les lumières, en Italie ne froissait que l’absurde ; de là l’immense et juste différence de la popularité de Napoléon en France et en Italie. En France, Napoléon ôtait les écoles centrales, gâtait l’École polytechnique, souillait l’instruction publique, et faisait avilir les jeunes âmes par son M. de Fontanes. La dose de sens commun et de libéralité que M. de Fontanes n’osait ôter aux établissements de l’université impériale eût été encore un immense bienfait pour l’Italie. Dans les pays à imagination, comme Bologne, Brescia, Reggio, etc., plusieurs jeunes gens, ignorant les frottements que le moindre établissement nouveau rencontre en ce monde, et la tête échauffée des utopies impossibles de Rousseau, blâmaient hautement Napoléon, mais sans voir clairement et nettement en quoi il trahissait le pays et méritait Sainte-Hélène. À Florence, au contraire, pays où l’on ne voit jamais que la réalité, le système de Napoléon brillait de tous ses avantages. J’ai parcouru avec mon curé presque toutes les branches de l’administration. La petitesse et le vexatoire de l’administration française n’étaient visibles que dans les droits réunis. Mais, par exemple, notre Code civil, ouvrage des Treilhard, des Merlin, des Cambacérès, succédait sans intermédiaire aux lois atroces de Charles-Quint et de Philippe II.

Le lecteur ne saurait se figurer les absurdités desquelles nous avons guéri l’Italie. « Par exemple, me dit mon jeune curé, en 1796, c’était encore une impiété, dans ces vallées de l’Apennin, sur lesquelles la foudre se promène deux ou trois fois par mois, de faire placer un paratonnerre sur sa maison ; c’était s’opposer à la volonté de Dieu. » (Les méthodistes anglais ont eu la même idée.) Or ce que l’Italien aime le mieux au monde, c’est l’architecture de sa maison. Après la musique, l’architecture est celui des beaux-arts qui remue le plus profondément son cœur. Un Italien s’arrête et passe un quart d’heure devant une belle porte que l’on construit dans une maison nouvelle. Je conçois le comment de cette passion : à Vicence, par exemple, la sottise méchante du commandant de place et du commissaire de police autrichiens ne peut détruire les chefs-d’œuvre de Palladio, ne peut empêcher qu’on en parle. C’est à cause de ce goût pour l’architecture que les Italiens qui arrivent à Paris sont si choqués, et que leur admiration pour Londres est si vive : « Où trouver au monde, disent-ils, une rue égale ou comparable à Regent street ? »

Mon jeune curé me dit que Cosme Ier de Médicis, ce prince funeste qui a brisé le caractère des Toscans, achetait à tout prix, pour les faire brûler à l’instant, les mémoires manuscrits et les histoires où l’on parlait de sa maison.

Il me montre de loin, à l’aide d’un beau clair de lune, les restes de plusieurs de ces villes de l’antique Étrurie, toujours situées au sommet de quelque colline. Sensations paisibles de cette belle nuit, vent très-chaud. Pendant la route, que nous reprenons à deux heures du matin, mon imagination franchit l’espace de vingt et un siècles, et, je fais à mon lecteur cet aveu ridicule, je me sens indigné contre les Romains qui vinrent troubler, sans autre titre que le courage féroce, ces républiques d’Étrurie, qui leur étaient si supérieures par les beaux-arts, par les richesses et par l’art d’être heureux. (L’Étrurie, conquise l’an 280 avant Jésus-Christ, après quatre cents années d’hostilités.) C’est comme si vingt régiments de Cosaques venaient saccager le boulevard et détruire Paris : ce serait un malheur même pour les hommes qui naîtront dans dix siècles ; le genre humain et l’art d’être heureux auraient fait un pas en arrière.

Hier soir, à notre auberge du Lion d’Argent, en soupant avec sept ou huit voyageurs arrivés de Florence, nous avons été l’objet de trois ou quatre traits de la politesse la plus exquise. Pour compléter les agréments de la soirée, nous sommes servis à table par deux jeunes filles d’une rare beauté, l’une blonde et l’autre brune piquante : ce sont les filles du maître de la maison. On dirait que le Bronzino a dessiné d’après elles ses figures de femmes, dans son fameux tableau des Limbes[39], si méprisé des élèves de David, mais qui me plaît beaucoup, comme éminemment toscan. En Italie, une ville est fière de ses jolies femmes comme de ses grands poëtes. Nos convives, après avoir admiré les traits si nobles de nos jeunes paysannes, entament une vive discussion sur les beautés de Milan comparées à celles de Florence. « Que pouvez-vous préférer, disait un Florentin, à mesdames Pazz*, Cors*, Nenci*, Mozz* ? Madame Centol* doit l’emporter sur tout ! s’écriait un Napolitain. — Madame Florenz* est peut-être plus belle que madame Agost* », disait un Bolonais. Je ne sais pourquoi il me semble peu délicat d’écrire en français le reste de cette conversation. Rien n’était pourtant plus décent que nos discours ; nous parlions comme des sculpteurs.

Pendant tout le souper, nous avons été en plaisanterie suivie avec les jolies filles qui nous servaient ; et chose singulière en un tel lieu, jamais il n’y a eu la plus petite approche vers des idées trop libres. Elles ont souvent répondu aux agaceries des voyageurs par de vieux proverbes florentins ou par des vers. Les filles d’un aubergiste à son aise sont beaucoup moins séparées de la société ici qu’en France ; personne en Italie n’a jamais songé à copier les manières d’une cour brillante. Quand Ferdinand III paraît au milieu de ses sujets, il ne produit d’autre effet que celui d’un particulier fort riche, et par là peut-être très-heureux. On juge librement son degré de bonheur, la beauté de sa femme, etc. Il n’entre dans la tête de personne d’imiter ses manières.


Aquapendente, 4 février. — Je viens de voir sept à huit tableaux de l’ancienne école de Florence. J’avoue que je suis touché de cette fidélité à la nature qu’on trouve chez Ghirlandajo et ses contemporains, avant l’invasion du beau idéal. C’est la même bizarrerie qui me fait tant aimer Massinger, Ford et les autres vieux dramatiques anglais contemporains de Shakspeare. L’idéal est un baume puissant qui double la force d’un homme de génie et tue les faibles.


Près Bolsena, 5 février, pendant une longue montée. — Mon compagnon dort à mes côtés, il vient de me conter les anecdotes qui dans ce moment sont à la mode à Venise et à Milan[40].

Le gros marquis Filorusso célèbre par le poëme de Buratti, dont il est le héros conjointement avec un éléphant, et par sa campagne sur la place San Fedele à Milan, vient d’être affligé d’une des plus chaudes volées de coups de canne qui se soient jamais distribuées. Ce marquis, le plus important des hommes, se promenait dans Milan vers les deux heures du matin, pour goûter une odeur agréable à la suite d’un de ces chars nommés navach, trop nécessaires dans les grandes villes, lorsque trois hommes, qu’il reconnut, lui firent ce désagréable accueil. À peine le jour venu, et malgré un accès de fièvre, effet de la peur ou de la douleur, le marquis court au bureau de la police, laquelle, fidèle aux règles niaises du code autrichien, lui dit : « Votre Excellence a-t-elle des témoins ? — Oui, j’ai mon dos tout bleu, répond le marquis, et les trois buli, qui viendront tout avouer sans doute. » Leur chef était le fameux Vellicri, l’entrepreneur du théâtre. Du temps des Français, la police eût mandé l’honnête Vellicri, et lui eût dit : « Faites-moi la grâce de me dire où vous étiez hier à deux heures du matin. » Mais cette question n’est pas légale suivant le code autrichien ; et le marquis outré est revenu se mettre au lit et recevoir les compliments de condoléance. Tout le monde riait en détournant la tête, excepté la petite Gabrica, cause de ce grand événement. Quoique prodigieusement avare, le marquis millionnaire protège la petite chanteuse Gabrica. Le terrible Vellicri refusait de payer à cette jolie fille quinze cents francs qu’apparemment il lui devait, puisque le tribunal, sollicité par le marquis Filorusso, l’a condamné, et par corps, à les payer. C’est dans son chagrin d’être obligé de payer que Vellicri a bâtonné le marquis. À peine remis de la peur effroyable que lui avaient causée les coupe-jarrets, le Filorusso a songé au théâtre de sa gloire, à Venise. « Là, s’est-il dit, j’ai vaincu l’éléphant[41] ; là, Vellicri est entrepreneur du théâtre (impresario) ; je lui ferai siffler toutes ses pièces et le ruinerai. » En effet, a continué mon ami, depuis quelques mois on siffle tous les opéras du théâtre de Vellicri, et il perd de grosses sommes.

Voilà comment, avant Napoléon, était occupée la vie des Italiens : sous son règne, Vellicri eût été renvoyé à la rame pour deux ou trois ans, et le marquis mis en prison s’il se fût avisé de troubler le spectacle. Ce qui fait rire, c’est que le marquis Filorusso a contribué à ramener l’ordre de choses qui le laisse affliger par le bâton ; il se promenait par hasard sur la place San Fedele pendant qu’on massacrait Prina.


Velletri, 6 février. — Nous n’avons passé que trois heures à Rome. J’ai vu de loin la coupole de Saint-Pierre, et n’y suis point allé : je l’avais promis à mon compagnon de voyage. Si j’ai vu le Colysée, c’est que la route de Naples passe tout près. La calèche s’est arrêtée, et nous avons parcouru le Colysée pendant dix minutes ; c’est sans doute l’une des cinq ou six choses sublimes que j’aie vues en ma vie. Nous sommes entrés à Rome par cette fameuse porte du Peuple. Ah ! que nous sommes dupes ! cela est inférieur à l’entrée de presque toutes les grandes villes de ma connaissance : à mille lieues au-dessous de l’entrée à Paris par l’arc de triomphe de l’Étoile. Les pédants, qui trouvaient dans la Rome moderne l’occasion d’étaler leur latin, nous ont persuadé qu’elle est belle : voilà le secret de la réputation de la ville éternelle. Notre calèche a été arrêtée dans la rue par la marche des troupes qui allaient passer une grande revue, en réjouissance de ce que le ministre de la guerre vient d’être fait archevêque. Fabius, ubi es ? — Il règne dans les rues de Rome une odeur de choux pourris. — À travers les belles fenêtres des palais du Corso, on voit la misère de l’intérieur. Pour ménager les mœurs si pures des Italiens de Rome, le pape ne leur permet le spectacle que pendant le carnaval ; tout le reste de l’année ils ont des comédiens de bois. On va défendre aux femmes de monter sur la scène, on aura des castrats à leur place. Nous dînons à l’Armellino (dans le Corso, rue magnifique, étroite, et remplie de palais). On nous fait jurer, en visant nos passe-ports, que nous n’avons jamais servi Murat : c’est ainsi que ce mot est écrit dans le serment ; on ne dit pas M. Murat ou le général Murat. Quelle grossièreté ! cela rappelle le Capet de la Révolution.

Nous sortons par la porte de Saint-Jean-de-Latran. Vue magnifique de la voie Appienne, marquée par une suite de monuments en ruine ; admirable solitude de la campagne de Rome ; effet étrange des ruines au milieu de ce silence immense. Comment décrire une telle sensation ? J’ai eu trois heures de l’émotion la plus singulière : le respect y entrait pour beaucoup. Pour ne pas être obligé de parler, je feignais de dormir. J’aurais eu beaucoup plus de plaisir étant seul. La campagne de Rome, traversée par ses longs fragments d’aqueducs, est pour moi la plus sublime des tragédies. C’est une plaine magnifique sans aucune culture. J’ai fait arrêter la calèche pour lire deux ou trois inscriptions romaines. Il y a quelque chose de naïf et de badaud dans mon respect passionné pour une inscription vraiment antique. Il me semble que je me mettrais à genoux pour lire avec plus de plaisir une inscription vraiment gravée par les Romains dans le lieu où, pour la première fois, ils cessèrent de fuir, après le Trasimène : j’y trouverais un grandiose qui, pendant huit jours, fournirait matière à mes rêveries ; j’en aimerais jusqu’à la forme des lettres. Rien ne me révolte comme une inscription moderne : c’est ordinairement là que toute notre petitesse éclate hideusement par ses superlatifs. Je réfléchis aujourd’hui sur mon émotion d’hier : mon passage à Rome, la vue de la campagne surtout m’a donné des nerfs. J’ai cru jusqu’à ces derniers temps détester les aristocrates ; mon cœur croyait sincèrement marcher comme ma tête. Le banquier R*** me dit un jour : « Je vois chez vous un élément aristocratique. » J’aurais juré d’en être à mille lieues. Je me suis en effet trouvé cette maladie : chercher à me corriger eût été duperie ; je m’y livre avec délices.

Qu’est-ce que le moi ? je n’en sais rien. Je me suis un jour réveillé sur cette terre ; je me trouve lié à un corps, à un caractère, à une fortune. Irai-je m’amuser vainement à vouloir les changer, et cependant oublier de vivre ? duperie : je me soumets à leurs défauts. Je me soumets à mon penchant aristocratique, après avoir déclamé dix ans, et de bonne foi, contre toute aristocratie. J’adore les nez romains, et pourtant si je suis Français, je me soumets à n’avoir reçu du ciel qu’un nez champenois : qu’y faire ? Les Romains ont été un grand mal pour l’humanité, une maladie funeste qui a retardé la civilisation du monde : sans eux, nous en serions peut-être déjà en France au gouvernement des États-Unis d’Amérique. Ils ont détruit les aimables républiques de l’Étrurie. Chez nous, dans les Gaules, ils sont venus déranger nos ancêtres : nous ne pouvions pas être appelés des barbares ; car enfin nous avions la liberté. Les Romains ont construit la machine compliquée nommée monarchie ; et tout cela, pour préparer le règne infâme d’un Néron, d’un Caligula, et les folles discussions du Bas-Empire sur la lumière incréée du Thabor.

Malgré tant de griefs, mon cœur est pour les Romains. Je ne vois pas ces républiques d’Étrurie, ces usages des Gaulois qui assuraient la liberté ; je vois au contraire dans toutes les histoires agir et vivre le peuple romain, et l’on a besoin de voir pour aimer. Voilà comment je m’explique ma passion pour les vestiges de la grandeur romaine, pour les ruines, pour les inscriptions. Ma faiblesse va plus loin : je trouve dans les églises très-anciennes des copies des temples païens. Les chrétiens, triomphants après tant d’années de persécution, démolissaient avec rage un temple de Jupiter, mais ils bâtissaient à côté une église à saint Paul[42]. Ils se servaient des colonnes du temple de Jupiter qu’ils venaient de détruire ; et, comme ils n’avaient aucune idée des beaux-arts, ils copiaient sans s’en douter le temple païen.

Les moines et la féodalité, qui sont maintenant le pire des poisons, furent d’excellentes choses en leur temps : on ne faisait rien alors par vaine théorie ; on obéissait aux besoins. Nos privilégiés d’aujourd’hui proposent à un homme fait de se nourrir de lait et de marcher à la lisière. Rien de plus absurde : mais c’est ainsi que nous avons commencé. Pour moi, je regarde saint François d’Assise comme un très-grand homme. C’est peut-être en vertu de ce raisonnement, formé à mon insu, que je me trouve un certain penchant pour les églises cathédrales et les cérémonies antiques de l’Église ; mais il me les faut vraiment antiques : dès qu’il y a du saint Dominique et de l’inquisition, je vois le massacre des Albigeois, les rigueurs salutaires de la Saint-Barthélemy, et, par une transition naturelle, les assassinats de Nîmes, en 1815. J’avoue que toute mon aristocratie m’abandonne à la vue hideuse de Trestaillons et de Trufémi.

Nous avons trouvé une vallée charmante en sortant d’Albano, tout de suite après le tombeau des Horace et des Curiace. C’est le premier joli paysage depuis Bologne et notre chère Lombardie. Position singulière du palais Chigi ; beaux arbres vue de la mer ; paysage sublime : architecture italo-grecque.

7 février. — À Terracine, dans cette auberge magnifique bâtie par ce Pie VI qui savait régner, l’on nous propose de souper avec les voyageurs arrivant de Naples. Je distingue, parmi sept à huit personnes, un très-bel homme blond, un peu chauve, de vingt-cinq à vingt-six ans. Je lui demande des nouvelles de Naples et surtout de la musique : il me répond par des idées nettes, brillantes et plaisantes. Je lui demande si j’ai l’espoir de voir encore à Naples l’Otello de Rossini ; il répond en souriant. Je lui dis qu’à mes yeux Rossini est l’espoir de l’école d’Italie : c’est le seul homme qui soit né avec du génie ; et il fonde ses succès, non sur la richesse des accompagnements, mais sur la beauté des chants. Je vois chez mon homme une nuance d’embarras ; les compagnons de voyage sourient : enfin, c’est Rossini lui-même. Heureusement, et par un grand hasard, je n’ai parlé ni de la paresse de ce beau génie ni de ses nombreux plagiats.

Il me dit que Naples veut une autre musique que Rome ; et Rome, une autre musique que Milan. Ils sont si peu payés ! Il faut courir sans cesse d’un bout de l’Italie à l’autre, et le plus bel opéra ne leur rapporte pas deux mille francs. Il me dit que son Otello n’a réussi qu’à moitié, qu’il va à Rome faire une Cendrillon, et de là à Milan, pour composer la Pie voleuse à la Scala.

Ce pauvre homme de génie m’intéresse vivement, non qu’il ne soit très-gai et assez heureux : mais quelle pitié qu’il ne se trouve pas dans ce malheureux pays un souverain pour lui faire une pension de deux mille écus, et le mettre à même d’attendre l’heure de l’inspiration pour écrire ! Comment avoir le courage de lui reprocher de faire un opéra en quinze jours ? Il écrit sur une mauvaise table, au bruit de la cuisine de l’auberge, et avec l’encre boueuse qu’on lui apporte dans un vieux pot de pommade. C’est l’homme d’Italie auquel je trouve le plus d’esprit, et certainement il ne s’en doute pas ; car en ce pays le règne des pédants dure encore. Je lui disais mon enthousiasme pour l’Italiana in Algeri ; je lui demande ce qu’il aime le mieux de l’Italiana ou de Tancredi ; il me répond : « Le Matrimonio segreto. » Il y a de la grâce ; car le Mariage secret est aussi oublié qu’à Paris les tragédies de Ducis. Pourquoi ne pas percevoir un droit sur les troupes qui jouent ses vingt opéras ? Il me démontre qu’au milieu du désordre actuel cela n’est pas même proposable.

Nous restons à prendre du thé jusqu’à minuit passé : c’est la plus aimable de mes soirées d’Italie ; c’est la gaieté d’un homme heureux. Je me sépare enfin de ce grand compositeur, avec un sentiment de mélancolie. Canova et lui, voilà pourtant, grâce aux gouvernants, tout ce que possède aujourd’hui la terre du génie. Je me répète, avec une joie triste l’exclamation de Falstaff :

There live not three great men in England ; and one of them is poor and grows old.
(King Henri IV, first part, acte II, scène iv.)


Capoue, 8 février. — Je demande s’il y a spectacle : sur la réponse affirmative, j’y cours. J’ai bien fait : les Nozze in Campagna, musique pleine d’esprit du froid Guglielmi (fils du grand compositeur), ont été jouées et chantées avec toute la chaleur et tout l’ensemble possibles, par trois ou quatre pauvres diables qui gagnent huit francs chaque fois qu’ils jouent.

La prima donna, grande femme bien faite, brune piquante et disinvolta, joue et chante avec tout le génie possible. J’oublie toute ma colère contre l’avilissement romain ; je redeviens heureux. Le héros du libretto, qui a été payé trente francs au poëte, est un seigneur amoureux d’une de ses sujettes (c’est le mot propre ici) ; la jeune fille va épouser un manant qui parle napolitain ; à chaque fois que le seigneur arrive pour expliquer son amour, il survient quelque embarras, et il faut qu’il se cache. La jalousie tendre, véritable, désespérée du pauvre paysan intéresse. Tous les patois sont naturels et plus près du cœur que les langues écrites : je n’entends pas deux mots de celui-ci. Deux heures de plaisir vif : je lie conversation avec mes voisins, admirateurs outrés de Napoléon ; ils disent que les juges commençaient à ne plus se faire payer : sur dix vols, il y en avait un de puni, etc., etc.

L’opéra finit à minuit : nous repartons à une heure. Les Autrichiens ont mis des corps de garde à tous les quarts de lieue, et font enrager les voleurs, qui meurent de faim.


Naples, 9 février. — Entrée grandiose : on descend une heure vers la mer par une large route creusée dans le roc tendre, sur lequel la ville est bâtie. — Solidité des murs. Albergo de’Poveri, premier édifice. Cela est bien autrement frappant que cette bonbonnière si vantée, qu’on appelle à Rome la porte du Peuple.

Nous voici au palais dei Studj ; on tourne à gauche, c’est la rue de Tolède. Voilà un des grands buts de mon voyage, la rue la plus peuplée et la plus gaie de l’univers. Le croira-t-on ? nous avons couru les auberges pendant cinq heures ; il faut qu’il y ait ici deux ou trois mille Anglais ; je me niche enfin au septième étage, mais c’est vis-à-vis Saint-Charles, et je vois le Vésuve et la mer.

Saint-Charles n’est pas ouvert ce soir ; nous courons aux Florentins : c’est un petit théâtre en forme de fer à cheval allongé, excellent pour la musique, à peu près comme Louvois. Les billets sont numérotés ici comme à Rome : tous les premiers rangs sont pris. On joue Paul et Virginie, pièce à la mode de Guglielmi : je paye double, et j’ai un billet de seconde file. Salle brillante ; toutes les loges sont pleines, et de femmes très-parées : car ici ce n’est pas comme à Milan, il y a un lustre.

Symphonie extrêmement travaillée, trente ou quarante motifs se heurtent, ne se laissent pas le temps d’être compris et de toucher ; travail difficile, sec et ennuyeux. On est déjà fatigué de musique quand la toile se lève.

Nous voyons Paul et Virginie : ce sont mesdemoiselles Chabran et Canonici ; celle-ci, extrêmement minaudière, fait Paul. Les amants sont égarés comme dans l’opéra français. Duetto plein de grâces affectées. Arrive le bon Domingo : c’est le fameux Casacia, le Potier de Naples, qui parle le jargon du peuple. Il est énorme, ce qui lui donne l’occasion de faire plusieurs lazzi assez plaisants. Quand il est assis, il entreprend, pour se donner un air d’aisance, de croiser les jambes : impossible ; l’effort qu’il fait l’entraîne sur son voisin : chute générale, comme dans un roman de Pigault-Lebrun. Cet acteur, appelé vulgairement Casaciello, est adoré du public ; il a la voix nasillarde d’un capucin. À ce théâtre, tout le monde chante du nez. Il m’a paru se répéter souvent ; à la fin il m’amusait moins. Les gens du Nord sont difficiles pour la gaieté du Midi ; chez eux la détente du rire part difficilement. Domingo Casaciello ramène Paul et Virginie à l’habitation. Virginie a un père : c’est l’excellente basse-taille Pellegrini ; c’est le Martin de Naples ; il a de l’acteur français l’agilité de la voix et la froideur. Il m’a toujours fait beaucoup de plaisir dans les airs qui n’exigent pas de passion. C’est un bel homme à l’italienne, avec un nez immense et une barbe noire : on le dit homme à bonnes fortunes ; ce que je sais, c’est qu’il est fort aimable.

Le capitaine de vaisseau est un tenore, joli garçon et glacial, provenant du pays de Venise, où il était sous-préfet. Mademoiselle Chabran a une assez jolie voix ; mais elle est encore plus froide que la Canonici et Pellegrini. Mademoiselle Chabran est bien inférieure à la petite Fabre de Milan, dont la figure épuisée a quelquefois l’air du sentiment. — Ensemble satisfaisant pour le vulgaire du grand monde : rien de choquant ; mais rien pour l’homme qui aime la peinture de la nature passionnée.

Le théâtre des Fiorentini est frais et joli. L’ouverture de l’avant-scène est beaucoup trop étroite ; les décorations sont pitoyables comme la musique, quoiqu’elle ait un grand succès et qu’on ait fait beaucoup de silence. Deux ou trois fois des chut multipliés ont annoncé des morceaux favoris. Musique lamentable, toujours de la même couleur : c’est un homme froid qui vise au sentiment. Rien de plus insipide ; mais les sots ont du goût pour l’opéra semi-seria ; ils comprennent le malheur et non pas le comique. Il y a bien plus de véritable peinture du cœur humain dans les farces napolitaines, comme celle de Capoue. On applaudit beaucoup Guglielmi, et les bravos viennent du cœur ; ce qui n’empêche pas que cette musique ne soit irrévocablement l’esprit voulant faire du génie : c’est la couleur du siècle. Que M. Guglielmi ne vient-il à Paris ? il y passerait tout d’une voix pour un grand homme. C’est Grétry ressuscité, et avec moins de petitesse dans la manière. Sa musique est aussi un peu perruque, qu’on me passe ce mauvais mot si pittoresque. Quelquefois Guglielmi se donne un air de fraîcheur, en volant sans façon dix ou douze mesures à Rossini. C’est Natoire ou de Troye prenant une tête au Guide.

12 février. — Voici enfin le grand jour de l’ouverture de Saint-Charles : folies, torrents de peuple, salle éblouissante. Il faut donner et recevoir quelques coups de poings et de rudes poussées. Je me suis juré de ne pas me fâcher, et j’y ai réussi : mais j’ai perdu les deux basques de mon habit. Ma place au parterre m’a coûté trente-deux carlins (quatorze francs), et mon dixième dans une loge aux troisièmes, cinq sequins.

Au premier moment, je me suis cru transporté dans le palais de quelque empereur d’Orient. Mes yeux sont éblouis, mon âme ravie. Rien de plus frais, et cependant rien de plus majestueux, deux choses qui ne sont pas aisées à réunir. Cette première soirée est toute au plaisir : je n’ai pas la force de critiquer. Je suis harassé. À demain le récit des drôles de sensations qui sont venues effrayer les spectateurs. (12 J.)

13 février. — Même impression de respect et de joie en entrant. Il n’y a rien en Europe, je ne dirai pas d’approchant, mais qui puisse même de loin donner une idée de ceci. Cette salle, reconstruite en trois cents jours, est un coup d’État : elle attache le peuple au roi plus que cette constitution donnée à la Sicile, et que l’on voudrait avoir à Naples, qui vaut bien la Sicile. Tout Naples est ivre de bonheur. — Je suis si content de la salle, que j’ai été charmé de la musique et des ballets. La salle est or et argent, et les loges bleu-de-ciel foncé. Les ornements de la cloison, qui sert de parapet aux loges, sont en saillie : de là la magnificence. Ce sont des torches d’or groupées et entremêlées de grosses fleurs de lis. De temps en temps cet ornement, qui est de la plus grande richesse, est coupé par des bas-reliefs d’argent. J’en ai compté, je crois, trente-six.

Les loges n’ont pas de rideaux et sont fort grandes. Je vois partout cinq ou six personnes sur le devant.

Il y a un lustre superbe, étincelant de lumière, qui fait resplendir de partout ces ornements d’or et d’argent : effet qui n’aurait pas lieu s’ils n’étaient en saillie. Rien de plus majestueux et de plus magnifique que la grande loge du roi, au-dessus de la porte du milieu : elle repose sur deux palmiers d’or de grandeur naturelle ; la draperie est en feuilles de métal, d’un rouge pâle ; la couronne, ornement suranné, n’est pas trop ridicule. Par contraste avec la magnificence de la grande loge, il n’y a rien de plus frais ni de plus élégant que les petites loges incognito placées au second rang, contre le théâtre. Le satin bleu, les ornements d’or et les glaces, sont distribués avec un goût que je n’ai vu nulle part en Italie. La lumière étincelante qui pénètre dans tous les coins de la salle permet de jouir des moindres détails.

Le plafond, peint sur toile, absolument dans le goût de l’école française ; c’est un des plus grands tableaux qui existent. Il en est de même de la toile. Rien de plus froid que ces deux peintures. — J’oubliais la terreur des femmes, le 12 au soir. Vers la cinquième ou sixième scène de la cantate, on commença à remarquer que le théâtre se remplissait insensiblement d’une fumée obscure. Cette fumée augmente. Vers les neuf heures, je jette les yeux par hasard sur madame la duchesse del C***, dont la loge était à côté de la nôtre : je la trouve bien pâle ; elle se penche vers moi, et me dit avec un accent de terreur superbe : « Ah ! santissima Madona ! le feu est à la salle ! Les mêmes gens qui ont manqué leur coup la première fois recommencent : qu’allons-nous devenir ? » Elle était bien belle ; les yeux surtout étaient sublimes. « Madame, si vous n’avez rien de mieux qu’un ami de deux jours, je vous offre mon bras. » L’incendie Schwartzenberg me vint tout de suite à l’esprit. Tout en lui parlant, je me rappelle que je commençais à faire des réflexions sérieuses ; mais, en vérité, plus pour elle que pour moi. Nous étions au troisième ; l’escalier est extrêmement roide : on allait s’y précipiter. Absorbé dans la recherche des moyens d’échapper, ce ne fut que deux ou trois secondes après que je m’aperçus de l’odeur de cette fumée. « C’est du brouillard, et ce n’est pas de la fumée, dis-je à notre belle voisine ; c’est la chaleur d’une telle foule qui fait sécher une salle si humide. » J’ai su que cette idée, qui s’était présentée à tout le monde, n’avait pas empêché d’avoir une belle peur, et que, sans le qu’en dira-t-on ? et la présence de la cour, les loges eussent été vides en un instant. Vers minuit, je fis plusieurs visites : les femmes étaient rendues de fatigue, les yeux cernés, des nerfs, le plaisir à mille lieues, etc., etc., etc.

14 février. — Je ne puis me lasser de Saint-Charles : les jouissances d’architectures sont si rares ! Pour les plaisirs de la musique, il ne faut pas les chercher ici : l’on n’entend pas. Quant aux Napolitains, c’est différent ; ils jurent qu’ils entendent fort bien. Mon ami de Milan me présente dans plusieurs loges ; les femmes se plaignent d’être trop vues : je me fais répéter ce reproche incroyable. Grâce à la profusion des lumières, ces dames sont en continuelle représentation ; ennui quadruplé par la présence d’une cour. Madame R*** regrette sincèrement les loges à rideaux du théâtre de la Scala. Le lustre détruit tout l’effet des décorations : il n’a pas grand’chose à faire, elles sont presque aussi mauvaises que celles de Paris. C’est un grand seigneur qui est à la tête des théâtres. Il y a dans ces décorations un défaut qui tue toute illusions : elles sont trop courtes de huit ou dix pouces ; on voit sans cesse des pieds s’agiter sous les bases des colonnes ou entre les racines des arbres. Vous ne vous faites pas d’idée du ridicule de cette distraction : l’imagination s’attache à ces jambes que l’on voit remuer, et veut deviner ce qu’elles font.

J’ai trouvé ce soir à San Carlo une ancienne connaissance : M. le colonel Lange : il est ici commandant de place pour les Autrichiens, et m’a présenté à sa très-jolie femme. Après-demain, je dînerai chez lui avec huit ou dix officiers autrichiens. Cela vaut mieux que la protection de mon ambassadeur.

La cantate du premier jour est de la flatterie du seizième siècle : vers et musique, tout en est assommant. En France, nous savons donner à la flatterie la plus fausse l’air naïf du vaudeville. Je croyais à M. Lampredi assez d’esprit pour suivre cette idée[43]. L’homme de génie en ce genre est Métastase. C’est la plus grande difficulté vaincue que je connaisse. — Je vais au cabinet littéraire. Le Journal des Débats a été arrêté ces jours-ci comme trop libéral (1817).

20 février. — C’est peut-être parce que Naples est une grande capitale comme Paris que je trouve si peu à écrire. Je passe bien mon temps ; mais, grâce au ciel, le soir je n’ai rien à dire de nouveau, et je puis me coucher sans travailler. Je suis reçu chez madame la princesse Belmonte, chez l’aimable marquis Berio, avec une politesse parfaite, comme cinq cents étrangers l’ont été avant moi, comme deux cents seront reçus l’année prochaine. À quelques légères nuances près, c’est le ton des bonnes maisons de Paris. Il y a plus de vivacité et surtout plus de bruit ici ; souvent la conversation est tellement criarde, qu’elle me fait mal aux oreilles. Naples est la seule capitale de l’Italie ; toutes les autres grandes villes sont des Lyon renforcés.

23 février. — Je suis bien dupe, à mon âge, de m’être imaginé que, dans une entreprise publique, l’attention pût se porter à la fois sur deux objets. Si la salle est superbe, la musique doit être mauvaise ; si la musique est délicieuse, la salle sera pitoyable.

Le mérite d’avoir reconstruit cette salle est tout entier à un M. Barbaja : c’est un garçon de café milanais et fort bel homme qui en tenant les jeux a gagné des millions : il a bâti la salle sur les profits futurs de sa banque. Le vieux roi voulait madame Catalani : bonne inspiration ; il fallait y joindre Galli, Crivelli et Tachinardi ; mais M. Barbaja protège mademoiselle Colbran. Je-ne sais qui protège Nozari, que nous avons vu si bon à Paris dans le rôle de Paolino : mais il y a quatorze ans. Davide le fils est ce qu’il y a de mieux ; on souffre des efforts que fait ce pauvre jeune homme pour lancer sa voix grêle et brillante dans ce vase énorme. II a pris de Nozari l’habitude de certains trilles faits avec la voix de tête. Il a grand besoin de chanter sur un petit théâtre et d’avoir un bon maître ; c’est le meilleur ténor d’Italie : Tachinardi s’éteint, et Crivelli se glace.

L’orchestre m’a fait beaucoup de plaisir. Il exécute avec fermeté ; les instruments qui entrent attaquent la note avec franchise. Il est aussi ferme que l’orchestre de Favart, et a plus de légèreté que ceux de Vienne : par là, ses piano acquièrent de la valeur.

Autant la pauvreté des décorations et la misère des costumes mettent Saint-Charles au-dessous de la Scala, autant les Napolitains l’emportent par le brillant de leur orchestre. Il y avait ce soir un bellissimo teatro : c’est-à-dire que tout était plein. Madame la princesse Belmonte remarque qu’au milieu de tant de surfaces brillantes les femmes semblent avoir des vêtements gris sale, et leurs joues des teintes plombées. Il faut employer pour les théâtres des teintes de gris, et non des couleurs brillantes.

Les Italiens ont une singulière passion pour les premières soirées des théâtres (prime sere). Les gens les plus économes toute l’année dépensent fort bien quarante louis pour une loge le jour de l’ouverture. Il y avait ce soir chez madame Formigini des amateurs qui sont venus de Venise, et qui repartent demain. Avares pour les petites choses, ces gens-ci sont prodigues dans les grandes : c’est le contraire en France, où il y a plus de vanité que de passion.

La magnificence de San Carlo fait adorer le roi Ferdinand ; on le voit dans sa loge partager les transports du public : ce mot partager fait oublier bien des choses. Anecdote de la pétition dans le berceau de la princesse nouvellement née, pour sauver la vie de la belle San Felice, pendue en 1799. Un Napolitain, indigné du royalisme produit en moi par la belle architecture de San Carlo, me conte cette histoire : « Vous voyez un théâtre, me dit-il, et vous ne voyez pas les petites villes. » Il a raison de me rabrouer. Je conclus de ce qu’il me dit que le paysan napolitain est un sauvage, heureux comme on l’était à Otaïti avant l’arrivée des missionnaires méthodistes.

28 février. — Je suis allé voir les tableaux du chevalier Ghigi, avec la jeune duchesse. Situation de roman bien singulière, mais trop délicate pour être traitée dans nos mœurs. Le prince Corvi, jaloux de ne pouvoir troubler la tendresse de la contessina Carolina, la mère de la duchesse, et du chevalier P***, les dénonce au mari, bon homme qui n’en croit rien ; mais de plus à deux filles charmantes et innocentes, de quinze à seize ans, les tendres amies de leur mère. Ces pauvres petites complotent de se faire religieuses : elles sont gênées avec leur mère, n’osent plus lui parler. Enfin, l’aînée tombe à ses pieds, fondant en larmes, et là lui dévoile toute la dénonciation du prince Corvi, et leur résolution d’aller au couvent, pour ne pas vivre avec une impie. — Position de cette mère, qui adore son amant, et qui a de l’honneur. Elle conserve assez de présence d’esprit pour nier. Cette anecdote, dont le récit prend vingt minutes, est peut-être ce que j’ai rencontré de plus touchant et de plus beau cette année. L’Italie est grande comme la main, tous les gens riches se connaissent d’une ville à l’autre ; sans cela, je conterais trente anecdotes, et supprimerais toutes les idées générales sur les mœurs : tout ce qui est vague, en ce genre, est faux. Le lecteur qui a voyagé de Paris à Saint-Cloud, et ne connaît que les mœurs de son pays, entend par les mots décence, vertu, duplicité, des choses matériellement différentes de celles que vous avez voulu désigner.

Par exemple, à Bologne, j’ai trouvé chez madame N*** une jeune femme, Ghita, dont la vie ferait un des romans les plus intéressants et les plus nobles ; mais il faudrait n’y rien changer : cette histoire occupe onze pages de mon journal. Quelle peinture vive des mœurs de l’Europe actuelle et de la sensibilité italienne ! Comme cela est supérieur à tous les romans inventés ! quel imprévu et quel naturel dans les événements ! Le défaut des comédies de caractère, c’est qu’on prévoit toutes les occurrences que le héros va rencontrer. Le héros que Ghita a tant aimé, et qu’elle aime encore, est fort commun ; le mari jaloux, dans le même genre ; la mère, atroce et énergique ; la jeune femme seule est héroïque. Du reste, on pilerait toutes les femmes à sentiment de Paris ou de Londres, qu’on n’en tirerait pas un caractère de cette profondeur et de cette énergie. Tout cela est caché sous l’air de la simplicité et souvent de la froideur. L’énergie qu’on trouve dans certains caractères de femmes de ce pays m’étonne toujours. Six mois après un mot indifférent que leur a dit leur amant, elles l’en récompensent ou s’en vengent ; jamais d’oubli par faiblesse ou distraction, comme en France. Une Allemande pardonne tout, et, à force de dévouement, oublie. Quand les Anglaises ont de l’esprit, on retrouve chez elles cette profondeur de sentiment ; mais quelquefois la pruderie le gâte.

La manière de sentir de l’Italie est absurde pour les habitants du Nord. Je ne conçois même pas, après y avoir rêvé un quart d’heure, par quelles explications, par quels mots on pourrait le leur faire entendre. — L’effort du bon sens des gens les plus distingués est de comprendre qu’ils ne peuvent pas comprendre. Cela se réduit à l’absurdité du tigre qui voudrait faire sentir au cerf les délices qu’il trouve à boire du sang.

Je sens moi-même que ce que je viens d’écrire est ridicule ; ces secrets font partie de cette doctrine intérieure qu’il ne faut jamais communiquer.

2 mars. — Bénéfice de Duport. Il danse pour la dernière fois ; c’est un événement à Naples.

J’ai oublié les décorations de son ballet de Cendrillon. Elles ont été dessinées par un peintre qui connaît les vrais lois du terrible. Le palais de la fée, avec les lampes funèbres, et cette figure gigantesque haute de soixante pieds qui perce la voûte, et, les yeux fermés, montre du doigt l’étoile fatale, laisse dans l’âme un souvenir durable. Mais la parole ne peut pas faire comprendre à Paris ce genre de jouissance. Cette belle décoration manque par la couleur et le clair-obscur (les ombres et les clairs sont sans vigueur).

Une salle de danse au milieu des bois, copiée du Stone-Henge, dans le même ballet de Cendrillon, et le palais de la fée, seraient remarquables même à Milan. On entend bien mieux en Lombardie la magie de la couleur ; mais quelquefois le dessin n’atteint pas à l’effet, faute de nouveauté. À Naples, les arbres sont verts, et, à la Scala, gris-bleu. Ce ballet de Cendrillon, et le Joconde, ballet de Vestris, sont dansés presque comme à Paris. La présence de Marianne Conti et de la Pallerini (mime remplie de génie, comparable à madame Pasta) lui ôte la froideur de la danse française. Cette froideur et nos grâces courtisanesques sont très-bien représentées par madame Duport, Taglioni et mademoiselle Taglioni. Pour Duport, c’est une ancienne admiration, à laquelle je me suis trouvé fidèle. Il m’amuse comme un jeune chat : je le regarderais danser des heures entières.

Ce soir, le public contenait avec peine son envie d’applaudir : le roi a donné l’exemple. J’ai entendu la voix de Sa Majesté de ma loge, et les transports sont allés jusqu’à la fureur, laquelle a duré trois quarts d’heure. Duport a toute la légèreté que nous lui avons vue à Paris dans Figaro. Jamais on ne sent l’effort, peu à peu sa danse s’anime, et il finit par les transports et l’ivresse de la passion qu’il veut exprimer : c’est tout le degré d’expression dont cet art est susceptible ; ou du moins, pour être exact, je n’ai jamais rien vu de comparable. Vestris, Taglioni, comme tout le vulgaire des danseurs, d’abord ne peuvent pas cacher l’effort ; en second lieu, leur danse n’a point de progression. Ainsi ils n’atteignent pas même à la volupté, premier but de l’art. Les femmes dansent mieux que les hommes ; l’admiration, après la volupté, fait presque tout le domaine de cet art si borné. Les yeux, séduits par le brillant des décorations et la nouveauté des groupes, doivent disposer l’âme à une attention vive et tendre pour les passions que les pas vont peindre.

J’ai bien vu le contraste des deux écoles. Les Italiens admettent sans difficulté la supériorité de la nôtre, et, sans s’en douter, sont bien plus sensibles à la perfection de la leur. Duport doit être content, ce soir on l’a bien applaudi ; mais les véritables transports ont été pour Marianne Conti. J’avais un Français de bon ton à mes côtés qui, transporté par la passion, est allé jusqu’à m’adresser la parole. Quelle indécence ! disait-il à tout moment. Il avait raison, et le public encore plus d’être ravi. L’indécence n’est à peu près qu’une chose de convention, et la danse est presque toute fondée sur un degré de volupté qu’on admire en Italie, et qui choque nos idées. Au milieu des pas les plus vifs, l’Italien n’a pas la plus petite idée d’indécence ; il jouit de la perfection d’un art, comme nous des beaux vers de Cinna, sans songer au ridicule de l’unité de lieu. Pour les impressions passagères, les défauts inaperçus n’existent pas. Ce qui est aimable à Paris est indécent à Genève : cela dépend du degré de pruderie inspiré par le prêtre de l’endroit. Les jésuites sont beaucoup plus favorables aux beaux-arts et au bonheur que le méthodisme.

Où est le beau idéal de la danse ? jusqu’ici il n’y en a pas. Cet art tient de trop près à l’influence des climats et à notre organisation physique. Le beau idéal changerait toutes les cent lieues.

L’école française vient seulement de donner la perfection de l’exécution.

À présent, il faut qu’un homme de génie emploie cette perfection. C’est comme la peinture quand Masaccio parut. Le grand homme dans ce genre est à Naples, mais y est méprisé. Viganò a donné li Zingari, ou les Bohémiens. Les Napolitains se sont imaginés qu’il voulait se moquer d’eux. Ce ballet a découvert une drôle de vérité, dont personne ne se doutait : c’est que les mœurs nationales du pays de Naples sont exactement les mœurs des Bohémiens. (Voyez les Nouvelles de Cervantes). Voilà Viganò qui donne des leçons aux législateurs ; tant les arts ont de rapports ! C’est en même temps un beau succès, dans un art si rebelle à l’expression, que de l’avoir forcé à peindre, et à peindre si bien, des mœurs et non pas des passions (des habitudes de l’âme dans la manière de chercher le bonheur, et non pas un état passager et violent). Une certaine danse, exécutée au son des chaudrons, a surtout choqué les Napolitains ; ils se sont crus mystifiés : et hier un jeune capitaine, chez madame la princesse Belmonte, se mettait en fureur au seul nom de Viganò. Pour revenir à leur état naturel, les Napolitains auraient besoin de gagner deux batailles comme Austerlitz et Marengo ; jusque-là ils seront susceptibles. — Mais, leur dirais-je volontiers, quoi de plus brave que M. de Rocca Romama ? Est-ce la faute des gens bien élevés si des moines ont corrompu le bas peuple, si brave quand il s’appelait Samnite, et si pleutre depuis qu’il adore Saint Janvier ? L’anecdote de ce ballet a été un trait de lumière, et m’a mis sur la véritable voie pour étudier ce pays. Noverre, à ce qu’on dit, avait donné la volupté ; Viganò a avancé l’expression dans tous les genres. L’instinct de son art lui a même fait découvrir le vrai génie du ballet, le romantique par excellence. Tout ce que le drame parlé peut admettre de ce genre, Shakspeare l’a donné ; mais le Chêne de Bénévent est une bien autre fête pour l’imagination charmée que la Grotte d’Imogène ou la Forêt des Ardennes du mélancolique Jacques. L’âme, emportée par le plaisir de la nouveauté, a des transports pendant cinq quarts d’heure de suite ; et, quoique ces plaisirs soient impossibles à exprimer par écrit, de peur du ridicule, on s’en souvient après de longues années. On ne peut pas peindre cet effet en peu de mots, il faut parler longtemps, et émouvoir l’imagination des spectateurs. Au château de B***, en France, madame R***, contant le ballet du Chêne de Bénévent, nous retenait au salon jusqu’à trois heures du matin. Il faut que l’imagination du spectateur, pleine des souvenirs du théâtre espagnol et des Nouvelles Castillanes, développe elle-même toutes les situations ; il faut aussi qu’elle soit lasse des développements donnés par la parole. Chaque imagination émue par la musique prend son vol, et fait discourir à sa manière ces personnages qui ne parlent jamais. C’est ainsi que le ballet à la Viganò a une rapidité à laquelle Shakspeare lui-même ne peut atteindre. Ce genre singulier va peut-être se perdre ; il eut son plus beau développement à Milan, dans les moments prospères du royaume d’Italie. Il faut de grandes richesses, et le pauvre théâtre de la Scala n’a peut-être pas deux ou trois ans de vie : le despote ne cherche point, comme Laurent de Médicis, à masquer les chaînes et l’avilissement des esprits par les jouissances des beaux-arts. La piété a fait supprimer les jeux dont les bénéfices alimentaient la scène : peut-être même le souvenir de cet art se perdra-t-il tout-à-fait ; il n’en restera que le nom, comme ceux de Roscius et de Pylade. Paris ne l’ayant point connu, il est resté obscur en Europe.

L’étranger auquel les Milanais parlent de Coriolan, de Prométhée, des Zingari, du Chêne de Bénévent, de Samandria liberata, pour peu qu’il n’ait pas d’imagination pittoresque, est glacé par les transports de son interlocuteur. Comme l’imagination pittoresque n’est pas notre fort en France[44], ce genre y tomberait tout à plat. Nos la Harpe ne peuvent pas même comprendre Métastase. Je n’ai vu que trois ou quatre ballets de Viganò. C’est une imagination dans le genre de Shakspeare, dont il ignore peut-être jusqu’au nom : il y a du génie du peintre ; il y a du génie musical dans cette tête. Souvent, lorsqu’il ne peut pas trouver un air qui exprime ce qu’il veut dire, il le fait. Sans doute il y a des parties absurdes dans le Prométhée ; mais au bout de dix ans le souvenir en est aussi frais que le premier jour, et l’on s’étonne encore. Une autre qualité bien singulière du génie de Viganò, c’est la patience. Environné de quatre-vingts danseurs, sur la scène de la Scala, ayant à ses pieds un orchestre de dix musiciens, il compose et fait impitoyablement recommencer, toute une matinée, dix mesures de son ballet qui lui semblent laisser à désirer. Rien de plus singulier ; mais je m’étais juré de ne jamais parler de Viganò.

J’ai été entraîné par des souvenirs délicieux. Deux heures sonnent : le Vésuve est en feu ; on voit couler la lave. Cette masse rouge se dessine sur un horizon du plus beau sombre. Je demeure trois quarts d’heure à contempler ce spectacle imposant et si nouveau, perché à ma fenêtre au septième étage.

5 mars. — Ce soir, Mgr R. disait : « Le beau idéal de la danse sera fixé, par la suite, entre le genre de Duport et celui de la Conti. Il faut la cour de quelque prince riche et voluptueux ; or, c’est ce que nous ne verrons plus. Tout le monde cherche à mettre de côté quelques millions pour vivre du moins en riche particulier, si l’on tombe. Les princes d’ailleurs, voulant absolument résister à l’opinion, se taillent de l’inquiétude pour toute leur vie. Cette faute de calcul pourrait bien faire tomber les arts pendant le dix-neuvième siècle. Au vingtième, tous les peuples parleront politique, et liront le Morning-Chronicle, au lieu de claquer la Marianne Conti. »

Le genre froid du talent de mademoiselle Fanny Bias ne peut absolument pas entrer dans le beau idéal de la danse, du moins hors de France. J’avoue que, si l’on me donnait à choisir entre ces deux moitiés du beau idéal, j’aimerais mieux la volupté vive et brillante de la Conti[45]. Mademoiselle Milière vint danser à Milan, il y a huit ou dix ans, avec son talent de Paris elle fut sifflée. Elle a mis du feu dans sa danse : aujourd’hui elle est comblée d’applaudissements à la Scala, et serait sifflée sans doute à Paris. — Je suis monté hier au Vésuve : c’est la plus grande fatigue que j’aie éprouvée de ma vie. Le diabolique, c’est de gravir le cône de cendre. Peut-être tout cela sera-t-il changé dans un mois. Le prétendu ermite est souvent un voleur converti ou non : bonne platitude écrite dans son livre et signée Bigot de Préameneu. Il faudrait dix pages et le talent de madame Radcliffe pour décrire la vue dont on jouit en mangeant l’omelette apprêtée par l’ermite. Je ne dirai rien de Pompeïa : c’est la chose la plus étonnante, la plus intéressante, la plus amusante que j’aie rencontrée ; par là seulement on connaît l’antiquité. Que d’idées sur les arts vous donnent la fresque de Miiiôtaure et vingt autres ! Je vais à Pompeïa trois fois par semaine au moins.

14 mars. — Je sors du Joconde de Vestris III : c’est le petit-fils du diou de la danse. C’est une grande pauvreté que ce ballet. Celui de Duport ne vaut guère mieux : toujours des guirlandes, des fleurs, des écharpes dont les belles décorent leurs guerriers, ou que les bergères échangent avec leurs amants, et l’on danse en réjouissance de l’écharpe. Il y a loin de là un jeune époux de la Samandria liberata, rentrant dans son palais, dévoré de jalousie, et cependant se laissant aller à danser ce beau terzetto avec l’esclave nègre chargée de la musique du sérail, et sa femme. Ce pas entraînait tous les cœurs, on ne savait pourquoi. C’est un des grands traits de l’histoire de l’amour, la présence de ce qu’on aime faisant oublier tous les torts. Le goût français est comme ces jolies femmes qui ne veulent pas qu’on mette du noir dans leurs portraits : c’est un Boucher comparé à l’Hôpital de Jaffa de Gros. Sans doute ce genre perruque va s’éteindre ; mais nous serons éteints avant lui. Nous n’avons pas joui d’assez de sécurité pour que la révolution pût entrer dans l’art. Nous en sommes encore aux talents étiolés du siècle de Louis XV : MM. de Fontanes, Villemain, etc.

Ordinairement rien ne peut ajouter à mon mépris pour la musique française ; cependant les lettres de mes amis de France m’avaient presque séduit. J’étais sur le point de leur accorder les airs de gaieté et de pur agrément. Le ballet de Joconde finit toute discussion pour moi. Jamais je n’ai mieux senti la pauvreté, la sécheresse, l’impuissance prétentieuse de notre musique, dont on a rassemblé là les airs réputés les plus agréables, ceux qui me touchaient autrefois. Le sentiment du vrai beau l’emporte même sur les souvenirs de la jeunesse. Ce que je dis là sera précisément le comble de l’absurde, et peut-être même de l’odieux, pour ceux qui n’ont pas vu le vrai beau. Mais il y a longtemps que les vrais patriotes ont dû jeter au feu ce volume et s’écrier : « L’auteur n’est pas Français. »

La grandeur de la salle de San Carlo est admirable pour les ballets. Un escadron de quarante-huit chevaux manœuvre avec toute l’aisance possible dans la Cendrillon de Duport, dont ces chevaux et les divers genres de lutte forment un acte bien ennuyeux, bien postiche et bien fait pour les esprits grossiers. Ces chevaux chargent au grand galop jusque sur la rampe. Ils sont montés par des Allemands ; jamais les gens du pays ne pourraient y tenir. L’école de danse de San Carlo donne les plus belles espérances ; mademoiselle Merci peut se faire un nom, mais elle est bien jolie. Sa danse a une physionomie. — Aujourd’hui 14 mars, j’ai été sérieusement gêné par la chaleur, en examinant le taureau Farnèse, placé au milieu de cette délicieuse promenade de Chiaja, à vingt pas de la mer. Dans la campagne, tous les pommiers et amandiers sont en fleur. À Paris, on a encore l’hiver pour deux mois ; mais chaque soir on trouve dans les salons deux ou trois idées nouvelles. Voilà un grand problème à résoudre : quel séjour préférer ?

15 mars. — Bal charmant chez le roi. On devait être en masque de caractère ; mais bientôt on quitte le masque. Je m’amuse beaucoup de huit heures à quatre heures du matin. Tout Londres était là ; les Anglaises me semblent emporter la palme de la fête. Il y avait cependant de bien jolies Napolitaines, entre autres cette pauvre petite comtesse N***, qui, tous les mois, va voir son ami à Terracine. Le maître de la maison ne mérite pas les grandes phrases à la Tacite qu’on fait contre lui en Europe : c’est le caractère de Western dans Tom Jones ; ce prince se connaît en sangliers et non en proscriptions (1799, 1822). Je m’arrête ; je me suis promis de ne rien dire de tous les lieux où je serais entré sans payer : autrement le métier de voyageur se rapproche de celui d’espion.

16 mars. — Malgré mon profond mépris pour l’architecture moderne, on m’a mené ce matin chez M. Bianchi de Lugano, ancien pensionnaire de Napoléon. Ses dessins sont assez exempts de cette foule d’ornements, d’angles, de ressauts, qui font la petitesse moderne (voir la cour du Louvre), et qu’on peut reprendre même chez Michel-Ange. Nos gens ne peuvent pas s’élever à comprendre que les anciens n’ont jamais rien fait pour orner, et que chez eux le beau n’est que la saillie de l’utile. Comment nos artistes liraient-ils dans leur âme ? Ce sont sans doute des hommes remplis d’honneur et d’esprit ; mais Mozart avait de l’âme et ils n’en ont pas. Une rêverie profonde et passionnée ne leur a jamais fait faire de folies ; aussi ils ont le cordon noir, lequel ennoblit.

M. Bianchi va construire à Naples l’église de Saint-François-de-Paule, vis-à-vis le palais. Le roi en confiera l’exécution à M. Barbaglia, et nous la verrons finir en huit ou dix ans. La place est on ne peut pas plus mal choisie. Au lieu de bâtir là une église, il faudrait encore démolir une trentaine de maisons. La place d’une église serait sur le largo di Castello : mais, d’un bout de l’Europe à l’autre, la sèche vanité s’est emparée de tous les cœurs, et les grands principes du beau sont invisibles. Bianchi a adopté la forme ronde : ce qui est une preuve qu’il a su voir l’antique ; mais il n’a pas su voir que les anciens se proposaient dans leurs temples un but contraire au nôtre : la religion des Grecs était une fête et non une menace. Le temple, sous ce beau ciel, n’était que le théâtre du sacrifice. Au lieu de s’agenouiller, de se prosterner et de se frapper la poitrine, on exécutait des danses sacrées. Et que les hommes aient été………

 

L’amour du nouveau est le premier besoin de l’imagination de l’homme. Je trouve chez M. Bianchi les deux hommes les plus forts du royaume, le général Filangieri et le conseiller d’État Cuoco.

17 mars. — Je dépêcherai en bien peu de paroles ce que j’ai à dire de la musique entendue à Saint-Charles. Je venais à Naples transporté d’espérance ; ce qui m’a fait encore le plus de plaisir, c’est la musique de Capoue.

J’ai débuté à Saint-Charles par l’Otello de Rossini. Rien de plus froid[46]. Il fallait bien du savoir-faire à l’auteur du libretto pour rendre insipide à ce point la tragédie la plus passionnée de tous les théâtres. Rossini l’a très-bien secondé : l’ouverture est d’une fraîcheur étonnante, délicieuse, facile à comprendre, et entraînante pour les ignorants, sans avoir rien de commun. Mais une musique pour Otello peut être tout cela, et rester encore à cent piques de ce qu’il faudrait. Il n’y a rien de trop profond, dans tout Mozart et dans les Sept Paroles de Haydn, pour un tel sujet. Il faut des sons horribles et toutes les richesses et les dissonances du genre enharmonique, pour Iago (premier récitatif de l’Orfeo de Pergolèse). Il me semble que Rossini ne sait pas sa langue de façon à pouvoir décrire de telles choses. D’ailleurs, il est trop heureux, trop gai, trop gourmand.

Un ridicule particulier à l’Italie, c’est celui du père ou du mari d’une grande chanteuse : on appelle ce caractère le dom Procolo. Un jour le comte Somaglia donnait le bras à la Colbran pour lui faire voir le théâtre de la Scala ; le père lui dit gravement : « Vous êtes bien heureux, monsieur le comte ; savez-vous que des têtes couronnées ont coutume de donner le bras à ma fille ? — Oubliez-vous que je suis marié ? » réplique le comte. Cela a du sel en italien.

Après l’Otello, il m’a fallu subir la Gabrielle de Vergy, musique d’un jeune homme de la maison Caraffa. C’est une servile imitation du style de Rossini. Davide, dans le rôle de Coucy, est un ténor divin[47].

J’ai revu le Sargines de Paër ; mademoiselle Chabran, des Florentins, donnait de l’esprit à Davide. Cette musique célèbre m’a assommé ici comme à Dresde. Le talent de Paër est comme celui de M. de Chateaubriand ; j’ai beau me mettre en expérience, je ne puis le sentir ; cela me semble toujours ridicule. M. de Chateaubriand m’impatiente : c’est un homme d’esprit qui me croit trop bête. M. Paër m’ennuie ; ses succès, très-réels, m’étonnent.

18 mars. — Ce soir, la troupe de San Carlo chantait l’Otello au théâtre del Fondo. J’ai distingué quelques jolis motifs dont je ne me doutais pas, entre autres le duo du premier acte entre les deux femmes.

Les grands théâtres, comme San Carlo et la Scala, sont l’abus de la civilisation et non sa perfection. Il faut forcer toutes les nuances : dès lors il n’y a plus de nuances. Il faudrait élever les jeunes chanteurs dans la plus parfaite chasteté, or désormais c’est ce qui est impossible : il fallait des cathédrales et des enfants de chœur. On se plaint de voir Crivelli et Davide sans successeurs. Depuis qu’il n’y a plus de sopranos, il n’y a plus de science musicale au théâtre. Par désespoir, ces pauvres diables devenaient de profonds musiciens ; dans les morceaux d’ensemble, ils soutenaient toute la troupe ; ils donnaient du talent à la prima dona, qui était leur maîtresse. Nous devons deux ou trois grandes chanteuses à Veluti.

Aujourd’hui, dès que la mesure (il tempo) est un peu difficile, il n’en est plus question ; l’on se croit à un concert d’amateurs. C’est ce que M. le comte Galemberg expliquait fort bien hier chez M. le marquis Berio. Les Italiens sont bien loin des Allemands, dont la musique baroque, dure, sans idées, serait à faire sauter par la fenêtre, s’ils n’étaient pas les premiers tempistes du monde.

L’usage italien de couper les deux heures de musique par une heure de ballet est fondé sur le peu de force de nos organes : il est absurde de donner de suite deux actes de musique. Une petite salle rend le ballet à la Viganò impossible et ridicule : voilà le problème d’acoustique proposé aux géomètres, et qu’ils mépriseront parce qu’il est trop difficile. Ne pourrait-on pas adapter deux théâtres à la même salle ? ou, le ballet fini, couper la scène par une cloison assez forte pour renvoyer la voix dans la salle, laisser tomber par exemple une toile de tôle ? ou bâtir un mur en caisses de bois garnies d’une peau de tambour du côté des spectateurs ? Au théâtre Farnèse, à Parme, le bruit d’un morceau de papier qu’on déchire au fond de la scène est entendu de partout. Voilà le fait qu’il faudrait reproduire, mais qu’il est plus commode de nier. Les architectes italiens savent que l’air dépouillé d’oxygène arrête sur-le-champ les folies et les vagabondages de l’imagination.

19 mars. — San Carlo est décidément une affaire de parti pour les Napolitains : l’orgueil national, écrasé par la campagne et la mort de Joachim, s’est réfugié là. Voici la vérité : San Carlo, comme machine à musique, est tout à fait inférieur à la Scala. En séchant, il peut devenir moins sourd, mais il perdra tout l’éclat de ses dorures appliquées trop tôt sur des crépis frais. Les décorations sont bien plates, et, qui plus est, ne peuvent pas être meilleures : le lustre les tue. La même cause empêche de voir la physionomie des acteurs.

20 mars. — Ce soir, comme j’entrais à San Carlo, un garde m’a couru après pour me faire ôter mon chapeau. Dans une salle quatre fois grande comme l’Opéra de Paris, je n’avais pas aperçu je ne sais quel prince.

Paris est la première ville du monde, parce qu’on y est inconnu, et que la cour n’y forme qu’un spectacle intéressant.

À Naples, San Carlo n’ouvre que trois fois la semaine : ce n’est déjà plus un rendez-vous sûr pour tous les genres d’affaires, comme la Scala. Vous courez les corridors ; les titres les plus pompeux, écrits sur les portes des loges, vous avertissent en gros caractères, que vous n’êtes qu’un atome qu’une Excellence peut anéantir. Vous entrez avec votre chapeau : un héros de Tolentino vous poursuit. La Conti vous enchante, et vous voulez applaudir : la présence du roi fait un sacrilège de votre applaudissement. Vous voulez sortir de votre banc, au parterre, un grand seigneur garni de ses crachats, et dont vous accrochez la clef de chambellan avec votre chaîne de montre (c’est ce qui m’est arrivé hier), murmure du manque de respect. Ennuyé de tant de grandeurs, vous sortez, et demandez votre remise : les six chevaux de quelque princesse obstruent la porte pendant une heure ; il faut attendre et s’enrhumer.

Vivent les grandes villes où il n’y a pas de cour ! non pas à cause des souverains, qui en général sont égoïstes et bonnes gens, et qui surtout n’ont pas le temps de songer à un particulier, mais à cause des ministres et sous-ministres, dont chacun se fait centre de police et de vexation. Ce genre d’ennui, inconnu à Paris, est la vexation de tous les moments dans la plupart des capitales du continent. Que veut-on que fassent toute la journée huit ou dix ministres qui n’ont pas à eux tous la besogne d’un préfet, et meurent d’envie d’administrer ?

En arrivant à Naples, j’ai appris qu’un duc était directeur du spectacle : je me suis tout de suite attendu à quelque chose d’illibéral et de petitement vexatoire. Les gentilshommes de la chambre des Mémoires de Collé me sont venus à l’idée.

Les places, dans les banquettes du parterre, sont numérotées, et les onze premiers rangs seulement sont pris par MM. les officiers des gardes rouges, des gardes bleus, des gardes de la porte, etc., etc., ou distribués par faveur, sous forme d’abonnement ; de manière que l’étranger qui arrive est relégué à la douzième banquette. Ajoutez à cela l’espace très-vaste occupé par l’orchestre, et vous voyez le pauvre étranger reculé par delà le milieu de la salle, et absolument hors de portée d’entendre et de voir. Rien de tout cela à Milan ; toutes les places sont au premier venu. Dans cette ville heureuse, tout le monde est l’égal de tout le monde. À Naples, tel duc qui n’a pas mille écus de rente me coudoie insolemment, à cause de ses huit ou dix cordons. À Milan, des gens qui ont deux ou trois millions se rangent pour me faire place, pour peu que j’aie l’air pressé, à charge de revanche ; et vous avez peine à reconnaître les porteurs de ces noms célèbres, tant ils ont l’air simple et honnête. Ce soir, ennuyé de l’insolence du garde, je suis remonté dans ma loge et j’ai encore eu le chagrin d’être croisé, en montant, par douze ou quinze grands cordons ou généraux, qui descendaient avec tout le poids de leur grandeur et de leur habit brodé. J’ai pensé qu’il fallait sans doute tout ce fatras de noblesse héréditaire, de privilèges insolents et de cordons, pour obtenir une armée courageuse.

Le ballet de Duport finit par l’apothéose de Cendrillon. Elle est dans une forêt sombre ; une toile tombe, et l’on aperçoit un palais immense élevé sur une colline éclairée par la lumière magique de ces feux blancs dont on a l’usage à Milan, mais que l’on emploie bien mieux ici. Je sors et je trouve l’escalier encombré d’une foule immense. Il faut descendre, en marchant sur les talons du voisin, trois rampes rapides. Les Napolitains appellent cela une beauté. Ils ont mis le parterre de leur théâtre au premier étage : voilà ce que, dans l’architecture moderne, on appelle une idée ingénieuse ; et, comme il n’y a qu’une seule rampe pour les deux ou trois mille spectateurs, et que cette rampe est toujours encombrée de domestiques et de décrotteurs, on peut juger des plaisirs de la descente.

En résumé, cette salle est superbe, la toile baissée. Je ne me dédis point, le premier coup d’œil est ravissant. La toile se lève, et vous allez de désappointements en désappointements. Vous êtes au parterre, MM. les gardes du corps vous relèguent à la douzième banquette. L’on n’entend pas du tout ; l’on ne peut distinguer si l’acteur qui se démène là-bas est vieux ou jeune[48]. Vous montez à votre loge : une lumière éblouissante vous y poursuit. Pour vous dédommager des cris de la Colbran, vous voulez lire le journal en attendant le ballet : impossible ; il n’y a pas de rideaux. Vous êtes enrhumé, et voulez garder votre chapeau : impossible ; un prince honore le spectacle de sa présence. Vous vous réfugiez au café : c’est un couloir lugubre et étroit, d’un aspect abominable. Vous voulez aller au foyer : un escalier roide et incommode vous y fait arriver tout essoufflé.

21 mars. — Je me sens possédé par ce noir chagrin d’ambition qui me poursuit depuis deux ans. À la manière des Orientaux, il faut agir sur le physique. Je m’embarque, je fais quatre heures de mer, et me voilà à Ischia, avec une lettre de recommandation pour don Fernando.

Il me conte qu’en 1806 il s’est retiré à Ischia, et qu’il n’a pas revu Naples depuis l’usurpation française, qu’il abhorre. Pour se consoler du manque de théâtre, il élève une quantité de rossignols dans des volières superbes. « La musique, cet art sans modèle dans la nature, autre que le chant des oiseaux, est aussi comme lui une suite d’interjections. Or une interjection est un cri de la passion, et jamais de la pensée. La pensée peut produire la passion ; mais l’interjection n’est jamais que de l’émotion, et la musique ne saurait exprimer ce qui est sèchement pensé. » Cet amateur délicat ajoute : « Mes alouettes ont quelquefois le matin des falsetti qui me rappellent Marchesi et Pacchiarotti. »

Je passe quatre heures fort agréables avec don Fernando, qui nous déteste, et les bons habitants d’Ischia. Ce sont des sauvages africains. Bonhomie de leur patois. Ils vivent de leurs vignes. Presque pas de trace de civilisation, grand avantage quand le papisme et ses rites font toute la civilisation. Un homme du peuple, à Naples, vous dit froidement : « L’année dernière, au mois d’août, j’eus un malheur » ; ce qui veut dire : « L’année dernière, au mois d’août, j’assassinai un homme. » Si vous lui proposez de partir un dimanche à trois heures du matin, pour le Vésuve, il vous dit, frappé d’horreur : « Moi manquer la sainte messe ! »

Des rites s’apprennent par cœur : si vous admettez les bonnes actions elles peuvent être plus ou moins bonnes : de là l’examen personnel, et nous arrivons au protestantisme et à la gaieté d’un méthodiste anglais.

22 mars. — Que je suis fâché de ne pas pouvoir parler du bal charmant donné par M. Lewis, l’auteur du Moine, chez madame Lusington, sa sœur ! Au milieu des mœurs grossières des Napolitains, cette pureté anglaise rafraîchit le sang. Je danse à la même écossaise que lord Chichester, âgé de quatorze ans, et qui est simple aspirant à bord de la frégate arrivée hier. Les Anglais connaissent les miracles de l’éducation ; ils vont en avoir besoin ; je lis sur la figure de quelques Américains qui étaient là que d’ici à trente ans l’Angleterre sera réduite à n’être qu’heureuse. Lord N*** en est convenu. « Vous êtes abhorrés partout, mais surtout par les basses classes de la société. Les gens instruits distinguent lord Grosvenor ; lord Holland et le gros de la nation, de votre ministère. — Mais cette haine de l’Europe fût-elle vingt fois plus ardente, chaque État va avoir la colique pendant cent ans, pour arracher une constitution, et aucun n’aura de marine avant le vingtième siècle. — Oui, mais les Américains vous abhorrent, et vous attendent dans vingt ans avec cinq cents corsaires. Vous voyez bien que les Français ne sont plus vos ennemis naturels ; la fuite de M. de Lavalette et l’emprunt ont commencé la réconciliation. Soyez bonnes gens avec nous[49]. » — Parmi les épigrammes que j’ai eu à soutenir, en ma qualité de Français, celle-ci m’a touché. « Il est des pays où se rassembler vingt dans une chambre pour injurier le gouvernement, s’appelle conspirer. » Je vois, par certains indices, qu’on saurait mieux conspirer à Naples : il y aurait des actions et non pas des paroles. Ce pays-ci ne peut manquer d’avoir les deux Chambres avant vingt ans. On le vaincra dix fois, et il se révoltera onze. Le régime rétrograde est humiliant pour l’orgueil de la noblesse.

Lord N***, un des hommes les plus éclairés d’Angleterre, est convenu de tout en soupirant. — Je retrouve la jolie comtesse, qui va voir son amant à Terracine. Décidément les Anglaises l’emportent par la beauté. Milady Douglas, milady Lansdowne.

23 mars. — Ce soir, bal masqué. Je vais à la Fenice, et ensuite, à minuit et demi, à San Carlo. Je m’attendais à être ébloui : pas du tout. Le salon que l’on fait sur le théâtre, au lieu de la magnificence que les décorateurs de la Scala se plaisent à étaler en cette occasion, est garni d’une belle toile blanche, couverte de grosses fleurs de lis en papier d’or. Le billet ne coûte que six carlins (cinquante-deux sous). Canaille complète ; le foyer, où il y a vingt tables couvertes d’or, est cependant mieux composé. Je m’amuse à voir jouer une jolie duchesse, avec laquelle j’ai dansé à la fête donnée chez le roi. Elle est assise à quatre pas de la table, et c’est son amant qui met son argent et le retire : sa belle physionomie n’a rien de l’air hideux des joueuses. Cet amant me parlait de beaux-arts un de ces jours, et de Paris : « Vous ne faites pas un geste, me disait-il, ou il n’y ait bon ton, c’est-à-dire imitation : donc la peinture est impossible en France. Chez vos artistes les plus naïfs, le seul la Fontaine excepté, la naïveté est celle d’une jeune fille de dix-huit ans sans fortune qui a déjà manqué trois riches mariages. »

24 mars. — La belle Écossaise, Madame la C. R., me disait ce soir : « Vos Français, qui brillent tant le premier moment, n’entendent rien à faire naître les grandes passions. Le premier jour il ne faut que réveiller l’attention : ces beautés brillantes qui éblouissent d’abord, et qui ensuite perdent sans cesse, ne règnent qu’un instant. — Voilà, dis-je, qui m’explique la manière très-froide dont je vais me séparer de Saint-Charles. »

Un prince napolitain, qui est là, se récrie beaucoup. Il réfute nos objections à la manière italienne, c’est-à-dire en répétant, et criant un peu plus, la phrase à laquelle on vient de répondre. Je regardais dans la salle, espérant le faire finir faute d’écouteur, lorsque je m’aperçois qu’il répète à tous moments le mot baroque Agadaneca. C’est un opéra superbe, protégé par le ministre, dédié d’avance au roi, et que l’on répète depuis cinq mois. Tout le monde annonce que l’on aura enfin un spectacle digne de Saint-Charles.


Salerne, 1er avril. — Voulez-vous trouver les procédés les plus révoltants ? Voyez l’intérieur des ménages de la Calabre. Anecdotes incroyables qu’on m’a racontées ce matin. Je lisais à Bologne les historiens originaux du moyen âge, Capponi, Villani, Fiortifiocca, etc. Je trouvais à tous moments des anecdotes telles que le massacre de Césène par Clément VII, antipape[50]. Et cependant, au bout du compte, on se sent plein de respect et presque d’amitié pour ces figures colossales, les Castruccio, les Guglielmino, les comtes de Virtù. Dans les histoires du dix-huitième siècle, il n’y a aucune de ces horreurs, et à la longue on se sent soulever le cœur de mépris. Je ne puis mépriser le Calabrois ; c’est un sauvage croyant également à l’enfer, aux indulgences et à la jetatura (sort jeté par un magicien).

2 avril. — Ce que j’ai vu de plus curieux dans mon voyage, c’est Pompeïa ; on se sent transporté dans l’antiquité ; et, pour peu qu’on ait l’habitude de ne croire que ce qui est prouvé, on en sait sur-le-champ plus qu’un savant. C’est un plaisir fort vif que de voir face à face cette antiquité sur laquelle on a lu tant de volumes. Je suis retourné aujourd’hui à Pompeïa pour la onzième fois. Ce n’est pas le lieu d’en parler. On a découvert deux théâtres ; il y en a un troisième à Herculanum ; rien de plus entier que ces ruines. Je ne comprends pas le ton mystique avec lequel M. Schlegel vient nous parler des théâtres anciens ; mais j’oubliais qu’il est Allemand, et apparemment moi, malheureux Français, je manque du sens intérieur. Le monde ayant commencé pour nous par des républiques héroïques, il est simple que leur produit paraisse sublime à des âmes étiolées par la plate monarchie comme Racine.

Je sors de Saül, au théâtre Nuovo. Il faut que cette tragédie (d’Alfieri) agisse sur la nationalité intime des Italiens. Elle excite leurs transports. Ils trouvent de la grâce tendre, à l’Imogène, dans Michol. Tout cela m’est invisible, de manière que j’ai fait la conversation avec le jeune marquis libéral, qui m’a prêté sa loge. Nous avions à côté de nous une jeune fille dont les yeux peignaient l’amour tendre et heureux avec une énergie que je n’ai jamais vue. Trois heures ont volé avec la rapidité de l’éclair. Son promis était auprès d’elle, et la mère souffrait qu’il lui baisât la main.

Mon marquis me disait qu’on ne permet ici que trois tragédies d’Alfieri ; à Rome, quatre ; à Bologne, cinq ; à Milan, sept ; à Turin, point. Par conséquent, l’applaudir est une affaire de parti, et lui trouver des défauts est d’un ultra.

Alfieri manqua d’un public. Le vulgaire est nécessaire aux grands hommes, comme les soldats au général. Le sort d’Alfieri fut de rugir contre les préjugés et de finir par s’y soumettre. En politique, il ne conçut jamais l’immense bienfait d’une révolution qui donnait les deux Chambres à l’Europe et à l’Amérique, et faisait maison nette. Alfieri est peut-être l’homme le plus passionné qu’il y ait eu parmi les grands poëtes. Mais, d’abord, il n’eut jamais qu’une passion ; et, en second lieu, ses vues furent toujours extrêmement étroites en politique. Il ne comprit jamais (voir les derniers livres de sa Vie[51]) que, pour faire une révolution, il faut créer de nouveaux intérêts, id est de nouveaux propriétaires. D’abord, il n’avait pas d’esprit en ce genre ; en second lieu, il était noble, et noble piémontais[52]. L’insolence de quelques commis de la barrière de Pantin, en lui demandant son passe-port, et le vol de douze ou quinze cents volumes, trouvant dans son cœur tous les préjugés nobiliaires, l’empêchèrent à jamais de comprendre le mécanisme de la liberté. Cette âme si haute ne vit pas que la condition sine qua non, pour écrire quelque chose de passable en politique, c’est de s’isoler des petits frottements personnels auxquels on peut avoir été exposé. Sur la fin de sa vie, il disait que, pour avoir du génie, il fallait être né gentilhomme ; enfin, méprisant la littérature française jusqu’à la haine, il n’a fait qu’outrer le système étroit de Racine. Il n’y a peut-être rien au monde de plus ridicule, pour un Italien, que la pusillanimité de Britannicus ou la délicatesse de Bajazet. Dominé par la défiance, il veut voir, et toujours on lui fait des récits. Si son ardente imagination n’est pas nourrie par beaucoup de spectacle, elle se révolte et l’emporte ailleurs : aussi bâille-t-on beaucoup aux tragédies d’Alfieri. Jusqu’ici ce qu’il y a encore de plus adapté à l’Italie, c’est Richard III, Othello, ou Roméo et Juliette. M. Niccolini, qui continue Alfieri, est sur une fausse route. Voir Ino e Temisto.

3 avril. — Agadaneca, grand opéra. Je n’ai jamais rien ouï de plus pompeusement plat : cela n’a duré que depuis sept heures jusqu’à minuit et demi, sans un seul moment de relâche, et sans le plus petit chant dans la musique. J’ai cru être rue Lepeletier. Vivent les pièces protégées par la cour ! Ce qu’il y a de mieux, c’est une salle de l’appartement de Fingal (car nous sommes dans Ossian), garnie de tous les petits meubles à la mode inventés depuis peu à Paris. J’ai obtenu la faveur d’aller sur la scène. Les pauvres petites danseuses de l’école disaient : « Travailler cinq mois pour se voir sifflées de la sorte ! » Je faisais un compliment de condoléance à mademoiselle Colbran : « Ah ! monsieur, le public est bien bon ; je m’attendais qu’on nous jetterait les banquettes à la tête. » En effet, les auteurs, que je ne croyais que plats, sont de plus sots. Elle m’a montré leur dédicace au roi, imprimée dans le livret. Ils ressuscitent tout simplement, à ce qu’ils disent, les grands effets de la tragédie grecque.

La musique du troisième acte, qui est une espèce de ballet en danse pyrrhique, est de M. de Gallenberg. C’est un Allemand établi à Naples, et qui a du génie pour la musique à danser : celle d’aujourd’hui ne vaut rien ; mais j’en ai entendu dans César en Égypte et dans le Chevalier du Temple, qui redoublait cette espèce d’ivresse produite dans la danse. Cette musique doit être une esquisse brillante, la mesure y acquiert une grande importance ; elle n’admet pas les détails d’orchestre où Haydn triomphe ; les cors y jouent un grand rôle. Le moment où César est admis dans la chambre à coucher de Cléopâtre a une musique digne des houris de Mahomet. Le génie mélancolique et voluptueux du Tasse n’aurait pas désavoué l’apparition de l’ombre au chevalier du Temple. Il a tué sa maîtresse sans la reconnaître. La nuit, égaré dans une forêt de la terre sainte, il passe près de son tombeau ; elle lui apparaît, répond à ses transports en lui montrant le ciel, et s’évanouit. La figure noble et pâle de la Bianchi, la tête passionnée de Molinari, la musique de Gallenberg, formaient un ensemble qui ne sortira jamais de la mémoire de mon âme.

4 avril. — Je vais au théâtre Nuovo. La compagnie de’ Marini y donne sa cent-quatre-vingt-dix-septième représentation. Le gros Vestris est le meilleur acteur d’Italie et du monde ; il égale Molé et Iffland dans le Burbero benefico (Bourru bienfaisant), dans l’Ajo nell’ imbarazzo, et dans je ne sais combien de mauvaises rapsodies qu’il fait valoir. C’est un homme à voir vingt fois de suite sans ennui. Si mademoiselle Mars joue un rôle de folle ou de sotte, un petit regard fin qui séduit un public vaniteux avertit qu’elle est la première à se moquer de son rôle et des gestes sots qu’elle va se permettre. Voilà un défaut que n’ont jamais Vestris ni madame Pasta.

Les Italiens, et surtout les Italiennes, mettent au premier rang de’ Marini, que je viens de voir dans li Baroni di Felsheim, pièce traduite de Pigault-Lebrun, et dans les Deux Pages. Pour des raisons à moi connues, le naturel simple ne plaît pas dans les livres en Italie ; il leur faut toujours de l’enflure et de l’emphase. Les Éloges de Thomas, le Génie du Christianisme, la Gaule poétique, et tous ces écrits poétiques qui, depuis dix ans, font notre gloire, semblent faits exprès pour les Italiens. La prose de Voltaire, d’Hamilton, de Montesquieu, ne saurait les toucher. Voilà le principe sur lequel est fondée l’immense renommée de de’ Marini. Il suit la nature, mais de loin ; et l’emphase a encore des droits plus sacrés sur son cœur. Il a ravi toute l’Italie dans les rôles de jeunes premiers ; maintenant il a pris les pères nobles. Ce genre admettant l’enflure, il m’y a fait souvent plaisir.

La naïveté est une chose fort rare en Italie, et cependant personne n’y peut souffrir la Nouvelle Héloïse. Le peu de naïveté que j’aie jamais rencontré, c’est chez mademoiselle Marchioni, jeune fille dévorée de passions, qui joue tous les jours, souvent deux fois : vers les quatre heures, au théâtre en plein air, pour le peuple ; le soir, aux lumières, pour la bonne compagnie. Elle m’a touché jusqu’au saisissement, à quatre heures, dans la Pie Voleuse, et, à huit, dans la Francesca da Rimini. Madame Tassari, qui joue dans la troupe de de’ Marini, n’est pas mal dans ce genre. Son mari, Tassari, est un bon tyran.

Blanès, avant qu’il se fût enrichi par un mariage, était le Talma d’Italie. Il ne manquait ni de naturel, ni de force : il était terrible dans l’Amachilde de Rosmunda. Cette reine, si malheureuse et si passionnée, était représentée par madame Pelandi, qui m’a toujours ennuyé, mais qui était fort applaudie.

Pertica, que j’ai vu ce soir, est un bon comique, surtout dans les rôles chargés. Il m’a fait bâiller à outrance dans le Poeta fanatico, une des plus ennuyeuses pièces de Goldoni, qu’on joue sans cesse. Cela est vrai, mais cela est si bas ! et cela dégrade, aux yeux des gens grossiers, l’être le plus distingué de la nature : un grand poëte. Il a été fort applaudi dans le caractère de Brandt, et a mérité son succès, surtout à la fin, lorsqu’il dit à Frédéric II : Je vous écrirai une lettre.

Ce qui m’a frappé, c’est le public : jamais attention plus profonde ; et, chose incroyable à Naples, jamais de silence plus complet. Ce matin, à huit heures, il n’y avait plus de billets : j’ai été obligé de payer triple. Je vois deux exceptions au patriotisme d’antichambre : la supériorité que les Italiens accordent à la danse française, et la curiosité d’enfant avec laquelle ils gobent les traductions de toutes les niaiseries sentimentales du théâtre allemand.

Applaudir à la danse française, c’est dire qu’on a fait le voyage de Paris. Ils ont une sensibilité si profonde et si vraie, et ils lisent si peu qu’un roman dialogué quelconque, pourvu qu’il y ait des événements, est sûr de toute la sympathie de ces âmes vierges. Depuis trente ans il n’a pas paru un roman d’amour en Italie. Il paraît que l’homme, fortement occupé d’une passion, n’est pas sensible même à la peinture la plus aimable de cette passion. Ils n’ont pas de feuille littéraire. Le spirituel Bertolotti, l’auteur d’Inès de Castro, me disait : « Donnez-moi une forteresse, et j’oserai dire la vérité aux auteurs. »

On donnait pour petite pièce la Jeunesse de Henri V, comédie de Mercier, corrigée par M. Duval. Pertica a beaucoup fait rire le prince don Léopold, qui assistait au spectacle : mais, bon Dieu ! quelle charge comparé à Michaut ! Un prêtre italien, assis à côté de moi, ne pouvait concevoir le succès de cette pièce à Paris.

« Vous vous arrêtez aux mots, et n’arrivez pas jusqu’aux caractères : Henri V n’est qu’un niais. » Le comte Giraud, Romain, le Beaumarchais de ce pays, a fait deux ou trois pièces comiques : l’Ajo nell’ imbarazzo, le Disperato per eccesso di buon core. L’avocat Nota, Sografi, Federici, tombent sans cesse dans le drame, et même leurs comédies comiques sont faites pour une société moins avancée que la nôtre. Molière est à Picard ce que Picard est à Goldoni. Chez ce poëte, le maître de maison qui invite à dîner est toujours obligé d’envoyer emprunter six couverts, parce qu’il a mis son argenterie en gage. Il faut se rappeler que Goldoni écrivait à Venise. Les nobles vénitiens l’auraient enterré sous les plombs s’il s’était avisé de peindre leur manière de vivre devant leurs sujets. Goldoni n’a pu exercer son talent que sur des malheureux de mœurs si basses, que je ne puis admettre avec eux nulle comparaison. Je ne puis rire à leurs dépens. Ce poëte avait toute la vérité d’un miroir, mais pas d’esprit. Falstaff manque tout à fait de bravoure personnelle ; et, malgré son étonnante lâcheté, il a tant d’esprit, que je ne puis le mépriser : il est digne que je rie à ses dépens. Falstaff est encore meilleur lorsqu’on le joue devant une nation triste, et qui tremble au seul nom du devoir auquel le gros chevalier manque sans cesse. Supposez que l’Italie, d’accord avec la Hongrie, arrache les deux Chambres au pouvoir, elle n’aura plus d’attention au service des beaux-arts : voilà ce qu’Alfieri et autres déclamateurs n’ont pas prévu. Si jamais les Italiens inventent un genre de comique, il aura la couleur du Philinte, de Fabre d’Églantine, et la grâce du quatrième acte du Marchand de Venise, de Shakspeare, qui n’est pas celle de la comédie des Grâces, de Sainte-Foix.

5 avril. — Je viens de faire trente milles inutiles. Caserte n’est qu’une caserne dans une position aussi ingrate que Versailles. À cause des tremblements de terre, les murs ont cinq pieds d’épaisseur : cela fait, comme à Saint-Pierre, qu’on y a chaud en hiver et frais en été. Murat a essayé de faire finir ce palais : les peintures sont encore plus mauvaises qu’à Paris, mais les décors sont plus grandioses.

Pour me dépiquer, je vais à Portici et à Capo di Monte, positions délicieuses, et telles qu’aucun roi de la terre ne peut en trouver. Jamais il n’y eut un tel ensemble de mer, de montagne et de civilisation. On est au milieu des plus beaux aspects de la nature ; et, trente-cinq minutes après, on entend chanter le Matrimonio segreto par Davide et Nozzari. Constantinople et Rio-Janeiro fussent-ils aussi beaux que Naples, voilà ce qu’on n’y verra jamais. Jamais le bon habitant de Montréal ou de Torneo ne se fera l’idée d’une jolie Napolitaine formée par l’esprit à la Voltaire. Cet être charmant est encore plus rare que de jolies montagnes et une baie délicieuse. Mais, si je parlais plus longtemps de madame C***, je ferais naître le rire amer de l’envie ou de l’incrédulité. Portici est pour Naples ce que Monte Cavallo est pour Rome. Les Italiens, qui ont la conviction intime et sans cesse démontrée que nous sommes des barbares pour tous les arts, ne peuvent se lasser d’admirer la fraîcheur et l’élégance de nos ameublements.

Comme je sortais du musée des peintures antiques de Portici, j’ai trouvé trois officiers de la marine anglaise qui y entraient. Il y a vingt-deux salles. Je suis parti au galop pour Naples ; mais, avant d’être au pont de la Madeleine, j’ai été rejoint par les trois Anglais, qui m’ont dit le soir que ces tableaux étaient admirables et l’une des choses les plus curieuses de l’univers. Ils ont passé dans ce musée de trois à quatre minutes.

Ces peintures, si considérables aux yeux des vrais amateurs, sont des fresques enlevées à Pompeïa et à Herculanum. Il n’y a point de clair obscur, peu de coloris, assez de dessin et beaucoup de facilité. La Reconnaissance d’Oreste et d’Iphigénie en Tauride, et Thésée remercié par les jeunes Athéniens pour les avoir délivrés du Minotaure m’ont fait plaisir. Il y a beaucoup de simplicité noble, et rien de théâtral. Cela ressemble à de mauvais tableaux du Dominiquin, en observant qu’il y a des fautes de dessin qu’on ne trouve pas chez ce grand homme. On trouve à Portici, parmi des quantités de petites fresques effacées, cinq ou six morceaux capitaux, de la grandeur de la Sainte Cécile de Raphaël. Ces fresques ornaient une salle de bains à Herculanum. Il faut être sot comme un savant pour prétendre que cela est supérieur au quinzième siècle : ça n’est qu’extrêmement curieux ; cela prouve l’existence d’un style très-élevé, comme les papiers de tenture fabriqués à Mâcon prouvent l’existence de David.

6 avril. — Le Journal de Naples défend le théâtre de Saint-Charles contre la Gazette de Gênes. Je crois que tous les dieux et déesses de la mythologie et tous les poëtes latins sont cités dans cet article, qui a beaucoup de succès : c’est d’ailleurs un tissu de mensonges. J’ai presque envie de le transcrire pour punir le lecteur, s’il en est, qui ne croit pas aveuglément à toutes mes histoires et aux conséquences que j’en tire.

Le Martin Scriblerus d’Arbuthnot est oublié à Londres, comme une comédie qui a tué son Ridicule. Scriblerus est de 1714. L’Italie est à point pour cette comédie, en 1817.

L’abbé Taddei (le rédacteur du Journal des Deux-Siciles) est bien plus ridicule que les M*** et les G*** de Paris ; mais il n’est pas odieux. Le général autrichien lui a défendu d’appeler les gens mauvais citoyens. Le bon sens germanique de ces braves Autrichiens a sauvé cette fois de grandes horreurs à Naples.

7 avril. — Je retourne chez de’ Marini. Ils ont des habits superbes, toute la dépouille des sénateurs et des chambellans de Napoléon, que ceux-ci ont eu la lâcheté de vendre. Ces habits font la moitié du succès ; tous mes voisins se récrient. Je reçois de drôles de confidences. La meilleure recommandation actuellement en Italie, c’est d’être Français et Français sans emploi.

Sur les minuit je vais prendre du thé avec des Grecs qui étudient ici la médecine. Si j’avais eu le temps, je serais allé à Corfou. Il paraît que l’opposition y forme des âmes.

Les choses qu’il faut aux arts pour prospérer sont souvent contraires à celles qu’il faut aux nations pour être heureuses. De plus, leur empire ne peut durer : il faut beaucoup d’oisiveté et des passions fortes ; mais l’oisiveté fait naître la politesse, et la politesse anéantit les passions. Donc il est impossible de créer une nation pour les arts. Toutes les âmes généreuses désirent avec ardeur la résurrection de la Grèce ; mais on obtiendrait quelque chose de semblable aux États-Unis d’Amérique, et non le siècle de Périclès. On arrive au gouvernement de l’opinion ; donc l’opinion n’aura pas le temps de se passionner pour les arts. Qu’importe ? la liberté est le nécessaire, et les arts un superflu duquel on peut fort-bien se passer.


Pœstum, 30 avril. — Il y aurait trop à dire sur l’architecture des temples de Pœstum et des choses trop difficiles à comprendre. Mon compagnon de voyage, l’aimable T***, qui compte des parents dans les deux partis, et n’avait que quinze ans en 1799, lors de la Révolution de Naples, vient de me conter cet événement bizarre :

« Une femme de génie régnait à Naples. D’abord admiratrice passionnée de la Révolution française par jalousie contre quelqu’un, bientôt elle comprit le danger de tous les trônes et la combattit avec fureur. Si je n’étais pas reine à Naples, dit-elle un jour, je voudrais être Robespierre. Et l’on voyait, dans un des boudoirs de la reine, un immense tableau représentant l’instrument du supplice de sa sœur.

« Saisi de terreur au bruit des premières victoires de Bonaparte, le gouvernement des Deux-Siciles implora et obtint la paix. Un ambassadeur républicain arriva à Naples, et la haine redoubla chez le faible humilié.

« Un vendredi le roi vint au théâtre des Florentins voir Pinotti, le célèbre acteur comique. De sa loge, qui était à l’avant-scène, il remarqua le citoyen Trouvé, placé précisément en face. Le citoyen ambassadeur portait le costume de sa cour : les cheveux sans poudre et le pantalon collant. Le roi sort, effrayé de voir des cheveux sans poudre. On remarquait au parterre quinze ou vingt têtes noires. S. M. dit un mot à l’officier de service, qui appela le fameux Cancelieri, factotum de la police militaire. Le théâtre des Florentins fut cerné ; et, à la sortie des spectateurs, Cancelieri demanda à chacun : « Êtes-vous Napolitain ? » Sept jeunes gens, appartenant aux premières familles de l’État, et qui n’avaient pas de poudre, furent conduits au fort Saint-Elme. Le lendemain on les revêtit de la capote de soldat ; on attacha au collet de leur habit une queue postiche longue de dix-huit pouces, et on les embarqua en qualité de simples soldats pour un régiment qui servait en Sicile. Un jeune Napolitain, d’une naissance illustre, fut condamné aux fers, pour avoir joué un concerto de violon avec un Français.

« Le Directoire de la République française venait d’exiler en Égypte les meilleures troupes et le plus grand général de la nation. La nouvelle de la défaite d’Aboukir arriva à la cour de Naples qui fit illuminer ; et, bientôt après (12 septembre 1798), ce gouvernement fit une levée de quarante mille hommes. Les deux tiers du numéraire effectif du royaume étaient déposés dans six banques, qui émettaient des billets de reconnaissance (fedi di credito). Cette confiance ridicule sous le despotisme finit comme il était naturel. Le roi s’empara des fonds déposés ; on mit en vente le bien des luoghi pii (achetés avec empressement), et bientôt une armée napolitaine forte de quatre-vingt mille hommes se trouva sur les frontières de la république romaine, occupée alors par quinze mille Français ; mais le roi ne voulait attaquer qu’après l’Autriche. Un courrier supposé arriva de Vienne avec la nouvelle de l’attaque. On découvrit, peu après, que ce courrier était Français de naissance, et l’on fit massacrer ce témoin dangereux sous les yeux mêmes du roi, qui, rempli de terreur à la vue des menées jacobines, envoya l’ordre d’attaquer. Son armée s’empara de Rome ; mais cette armée fut mise en déroute, et, le 24 décembre 1798, Ferdinand s’embarqua pour la Sicile, laissant à Naples l’ordre de détruire les blés, les vaisseaux, les canons, la poudre, etc., etc. La peur de la cour était prématurée : le général Mack capitula avec le général Championnet, et conserva Naples. Mais bientôt cette ville s’insurge ; les lazzaroni massacrent et brûlent le duc de Torre et son frère, le savant don Clément Filo-Marino. Les patriotes effrayés appellent Championnet, qui répond qu’il marchera quand il verra l’étendard tricolore flotter sur le fort Saint-Elme. Les patriotes, ayant M. de Montemiletto à leur tête, s’emparent du fort Saint-Elme par stratagème, et, le 21 janvier 1799, le général républicain attaque Naples à la tête de six mille hommes. Les lazzaroni se battent avec acharnement et le plus grand courage. Championnet entre à Naples le 23 janvier, et nomme un gouvernement provisoire, composé de vingt-quatre personnes auxquelles il dit : « La France, maîtresse de Naples par le droit des armes et par la désertion du roi, fait don de sa conquête aux Napolitains, et leur donne à la fois la liberté et l’indépendance. » Tous les imprudents se crurent libres ; les provinces partagèrent l’ivresse de la capitale. La plupart des évêques protestèrent officiellement de leur attachement à la république, et le clergé, revêtu de son costume, assista partout à la plantation de l’arbre de la liberté. Cependant le cardinal Ruffo, le seul homme de tête du parti royal, n’avait pas abandonné le sol de l’Italie : il était à Reggio de Calabre, à cent cinquante lieues de Naples, prêt à s’embarquer si le péril devenait trop pressant, mais ne perdant pas un moment pour organiser une Vendée contre la république parthénopéenne. Le cardinal Ruffo avait sa fortune à faire : non seulement il promit le paradis à tous les braves qui trouveraient la mort dans cette croisade ; mais, ce qui est plus adroit, il eut l’art de se faire croire. Les Anglais avaient occupé l’île de Procida, à six lieues de Naples, ils inquiétaient la côte par des débarquements. Les patriotes faits prisonniers étaient envoyés à Procida et condamnés à mort par un tribunal dont la cour de Naples avait donné la présidence à l’affreux Spéciale. Les troupes françaises, en fort petit nombre, entreprirent quelques excursions assez imprudentes, et toutefois dissipèrent et fusillèrent tous les partisans du cardinal Ruffo qu’on put rencontrer. Le régime républicain n’existait réellement que dans les murs de Naples et dans quelques provinces plus ou moins protégées par cette capitale. Mais l’enthousiasme était à son comble parmi tout ce qui savait lire. Les Français firent détruire les armes qui auraient pu servir à leurs amis les républicains, et leur défendirent de lever des troupes. Bientôt arriva la fatale nouvelle des victoires de Suwaroff en Lombardie ; et l’armée française, sous les ordres du général Macdonald, donnant, suivant l’usage, de faux prétextes à son mouvement, se rendit à Caserte, abandonnant Naples et la nouvelle république. L’humanité eût fait une loi aux Français d’avertir quelques heures d’avance les patriotes napolitains et de leur donner les moyens de se sauver. Loin de là, les patriotes envoyèrent une députation au citoyen Abrial, commissaire du Directoire, alors à Capoue : « Avouez-nous, par grâce, si vous nous abandonnez, dirent les patriotes ; nous allons tous quitter Naples. — Abandonner les républicains ! s’écria le citoyen Abrial : je vous emporterais plutôt tous sur mes épaules ! » Et il fit le geste du pieux Énée. Ce mot a retardé de trente ans la civilisation du royaume de Naples.

« Six semaines après le départ des Français, cette ville tomba au pouvoir de l’armée alliée, composée de royalistes napolitains, d’Anglais, de Russes et de Turcs. Les patriotes, après s’être assez bien battus, se réfugièrent dans les forts. Celui d’Avigliano, près du pont de la Madeleine, défendu par les élèves en médecine, fut le premier à capituler. En y entrant, les vainqueurs se mirent à égorger les patriotes. Sur-le-champ, ceux-ci se dévouent à une mort glorieuse, mettent le feu aux poudres : quatre cents royalistes et tous les patriotes, à l’exception de deux, périssent par cette explosion.

« Pendant ce temps, les horreurs les plus révoltantes et les plus singulières étaient exercées dans les rues de la ville par la populace révoltée et par les royalistes. Des femmes de la première distinction étaient conduites nues au supplice : la célèbre duchesse de Popoli en fut quitte pour la prison, où on la mena nue en chemise, après lui avoir fait subir les plus infâmes plaisanteries. Les patriotes occupaient encore dans la ville les forts de Castel Nuovo, de Castel del Ovo, et le petit fort de Castellamare, à six lieues de Naples. Ce fort se rendit au commodore Foote, nom encore respecté à Naples après dix-sept années et tant d’événements. Foote fit exécuter la capitulation. Cet exemple décida les défenseurs des deux forts de la ville, qui, manquant de vivres et de munitions, se résignèrent à capituler avec « les troupes du roi des Deux-Siciles, du roi d’Angleterre, de l’empereur de toutes les Russies et de la Porte ottomane. » (Tels sont les propres termes de l’article 1er de la capitulation du 3 messidor an VII, approuvée par le trop fameux chef de brigade Méjan, commandant français du fort Saint-Elme, et signée par le cardinal Ruffo, Edward James Foote, et les commandants russe et turc.) L’article 4 porte : « Les personnes et les propriétés de tous les individus composant les deux garnisons (de Castel Nuovo et de Castel del Ovo) seront respectées et garanties. » L’article 5 est ainsi conçu : « Tous lesdits individus auront le choix de s’embarquer sur des bâtiments parlementaires qui leur seront fournis pour se rendre à Toulon, ou de rester à Naples, sans y être inquiétés, ni eux, ni leurs familles. »

« Les royalistes ont longtemps nié l’existence de cette capitulation : malheureusement pour les bons principes, l’original s’en est retrouvé.

« Quinze cents patriotes appartenant à la garnison des deux forts déclarèrent l’intention de quitter leur pays ; malheureusement, tandis qu’il attendaient les bâtiments qui devaient les transporter à Toulon, le lord Nelson arriva devant Naples avec sa flotte, sur laquelle se trouvaient l’ambassadeur anglais et sa femme, la fameuse lady Hearth Hamilton.

« Le soir du 26 juin, les patriotes se rendirent sur les navires qui leur étaient destinés ; le 27, sous l’inspection d’officiers anglais, chaque transport fut amarré sous le canon d’un vaisseau anglais. Le jour suivant, tout ce qu’il y avait de marquant parmi les patriotes fut transporté à bord du vaisseau amiral de lord Nelson. On remarquait parmi eux le célèbre Domenico Cerilli, qui avait été pendant trente ans l’ami et le médecin de sir William Hamilton. Lady Hamilton monta sur le pont du vaisseau de son amant, pour voir Cerilli et les autres rebelles, à qui on venait de lier les pieds et les mains. Là se trouvait, non-seulement l’élite de la nation, mais, ce qui doit être plus considérable pour un pair d’Angleterre, tout ce qu’il y avait de plus noble parmi les grands seigneurs de la cour. Après qu’on eut passé la revue de ces illustres victimes, on les distribua sur les vaisseaux de la flotte. Enfin, le roi Ferdinand III arriva de Sicile sur une frégate anglaise, et s’empressa de déclarer, par un édit, que jamais son intention n’avait pu être de capituler avec des rebelles. Par un second édit, les biens desdits rebelles furent confisqués. Le commodore Foote, l’honneur de sa nation et de l’humanité, voyant ainsi exécuter un acte qu’il avait revêtu de sa signature, donna sa démission (conduite non imitée à Gênes).

« Les patriotes adressèrent à lord Nelson un placet écrit en français et rempli de fautes d’orthographe : ils réclamaient l’exécution de la capitulation. Lord Nelson leur renvoya le placet avec ces mots écrits de sa main au bas de la dernière page :

« I have shown your paper to your gracious king who must be the best and only juge of the merits and demerits of his subjects.

« Nelson. »

« J’ai montré votre placet à votre gracieux souverain, qui certes est le meilleur et le seul juge des mérites et des démérites de ses sujets.

« Nelson. »

« L’épithète de gracieux, donnée au roi de Naples dans une telle circonstance, montre tout le ridicule de l’aristocratie anglaise. M. de Talleyrand aurait dit d’une telle réponse : « Je ne sais pas si c’est un crime ; mais cela est bien sot. »

« De toutes parts le vaisseau de l’amiral Nelson, sur lequel s’était rendu le roi Ferdinand, se trouvait environné de felouques, tartanes et autres bâtiments servant de prison pour les patriotes. On les y avait entassés comme des nègres : dépouillés de leurs habits par les lazzaroni qui les avaient arrêtés, abreuvés avec de l’eau pourrie, chargés de vermine, ils étaient exposés aux rayons d’un soleil brûlant ; ce qui incommodait le plus ces malheureux, c’était le manque de chapeaux. Les députations de lazzaroni, qui venaient sans cesse contempler le roi, les accablaient d’imprécations. Tous les matins, par les écoutilles de leur prison, les patriotes voyaient lady Hamilton partir avec lord Nelson pour aller visiter Baja, Pouzzoles, Ischia et les autres sites délicieux de la baie de Naples ; l’yacht magnifique qui la portait était manœuvré par vingt-quatre matelots anglais chantant : Rule Britannia. Le libertinage de Nelson et le sentiment du même genre qui unissait lady Hamilton à *** décidait de leur sort. Miss Hearth, depuis lady Hamilton, était renommée pour sa rare beauté, et avait longtemps servi de modèle à Rome, où elle coûtait six francs aux élèves en peinture. Le premier acte de sévérité tomba sur saint Janvier, accusé d’avoir protégé la république : le roi ordonna la confiscation de ses biens. Saint Janvier fut remplacé par saint Antoine, et le canon hérétique des Anglais célébra la promotion de saint Antoine.

« Bientôt les plus distingués d’entre les patriotes furent transférés dans les cachots des forts. Presque chaque jour il y avait une nouvelle visite à bord des navires servant de prison, et tout s’exécutait avec la coopération des officiers anglais.

« À son arrivée dans la baie, l’amiral Nelson avait fait afficher une proclamation, par laquelle il ordonnait à tous ceux qui avaient accepté des emplois de la république, ou qui s’étaient montrés favorables à ses principes, de se rendre à Castel-Nuovo. Là, ces malheureux devaient donner leur nom et leur adresse, ainsi que le détail de ce qu’ils avaient fait pendant la durée de la république. L’amiral Nelson promettait de protéger et de mettre à l’abri de toute poursuite ceux qui feraient ces déclarations. Un nombre considérable de dupes donna dans le piège tendu par l’Anglais. Trois magistrats, également célèbres par leur science et leur probité, et respectés de tous les partis, vinrent se faire inscrire : ce furent Dragonetti, Gianotti et Colace ; le dernier fut bientôt pendu.

« Le 12 août 1799, on permit à cinq cents patriotes, qui se trouvaient encore dans les navires-prisons, de faire voile pour Toulon. Ils signèrent avant de partir un acte singulier, mais légal à Naples : chacun individuellement promit de ne jamais mettre les pieds dans les États du roi, et ce, sous peine de la vie ; reconnaissant dans ce cas, à tout sujet du roi le droit de les mettre à mort, sans pouvoir être poursuivi.

« Jusque-là les craintes inspirées à la cour de Naples par l’armée de Joubert l’avaient empêchée de répandre le sang. Peu à peu on s’enhardit ; l’on commença par les patriotes non compris dans la capitulation, et le prince Caracciolo fut une des premières victimes. Comme cet homme d’esprit était la gloire de la marine napolitaine, vous n’ôteriez pas de la tête aux gens de ce pays que, comme pour les victimes de Quiberon, ses talents hâtèrent sa mort. Je ne m’arrêterai pas à raconter l’anecdote si connue de la peur que causa son cadavre à une personne auguste.

« On apprit que les Français avaient été vaincus à Novi, et rien ne retint les fureurs de la reine. La prudence m’empêche de donner des détails qui feraient pâlir Suétone. Naples perdit par la main du bourreau presque tous ses hommes distingués : Mario Pagano, le rédacteur de la constitution napolitaine, Scoti, Luogoteta, Buffa, Troisi, Pacifico, les généraux Federici et Massa, l’évêque Natali, Falconieri, Caputi, Baffi, Mantone, Pracelli, Conforti, Rossi, Bagni. On eut un plaisir particulier à faire pendre Éléonore Fonseca, femme remarquable par le génie et la beauté : elle avait rédigé le Moniteur républicain, le premier journal qui ait jamais paru à Naples. Parmi les hommes de qualité mis à mort à la honte de l’honneur anglais, on remarque le duc d’Andria, le prince de Strongoli, Mario Pignatelli, son frère, Colonna, Riario, et le marquis de Genzano ; ces deux derniers, à peine âgés de seize ans, mais au-dessus des préjugés d’une naissance illustre, avaient déclaré hautement leur amour pour la liberté. Genzano et le célèbre Matera, couverts de l’uniforme français, avaient été livrés par le chef de brigade Méjan. Ces hommes illustres furent pendus al Largo del Mercato. C’est le lieu où Mazaniello commença sa révolution.

« Ils moururent le sourire sur les lèvres, et prédisant que, tôt ou tard, Naples serait libre, et leur mort non pas vengée, mais utile à leur pays en l’éclairant. Parmi tant de victimes, la mort de la charmante San Felice excita un intérêt particulier. Pendant la courte durée de la république, se trouvant un soir dans une société de gens de la cour, elle apprit que deux jours après les frères Bacri devaient organiser un soulèvement de lazzaroni, et égorger les officiers d’un certain poste de la garde nationale. L’amant de la San Felice faisait partie de ce poste. Au moment où il allait s’y rendre, elle se jeta à ses pieds pour le retenir chez elle. « S’il y a du danger, dit l’amant, c’est une raison de plus pour que je n’abandonne pas mes camarades. » Il obtint de l’amour de son amie la révélation du complot. Par la suite, la princesse royale elle-même ne put obtenir la grâce de la San Felice. Je ne rechercherai pas à combien de milliers s’éleva le nombre des victimes de ces événements. Les supplices et, ce qui est peut-être plus triste pour l’humanité, la réclusion dans les prisons dont le séjour est mortel, ne cessèrent qu’à l’époque du traité de Florence (1801). Cette philosophie napolitaine a un caractère remarquable de sublimité et de sérénité. Par ces deux caractères, elle me semble fort au-dessus de tout ce qui se dit en ce genre en Italie et en Allemagne. Je m’empresse d’avouer que je n’ai vu que des copies imprimées des pièces que j’ai citées.

« J’ai supprimé avec soin dans le cours de ce récit les détails atroces. Robespierre n’avait pas été l’ami de la plupart de ses victimes ; il les immolait à un système faux sans doute, mais non pas à ses petites passions personnelles. »


Otrante, 15 mai. — Je suis venu ici par Potenza et Tarente. J’aurais le malheur d’arriver à un troisième volume si je donnais la description des pays peu connus que j’ai traversés. Je voyageai à cheval avec un parasol et trois de mes nouveaux amis. Pour fuir les insectes, nous avons couché sur de la paille dans huit ou dix métairies appartenant à eux ou à leurs amis, et j’ai eu le plaisir de faire la conversation avec les riches fermiers. Ceci ne ressemble pas plus à Florence que Florence au Havre.

M. le marquis Santapiro, un ancien ami de Moscou, que je rencontre à Otrante, s’est trouvé assez considérable avec trente mille livres de rente et deux ou trois coups de sabre reçus en bon lieu, pour ne jamais flatter ni mentir. Je croyais cette originalité impossible ici ; Santapiro me détrompe. Après avoir promené trois ans en Italie ce joli petit caractère, Santapiro a généralement passé pour un monstre. Cet honneur l’a gâté. Il s’est mis à dire que la musique l’ennuie, que les tableaux dans un appartement lui donnent l’air catafalque ; qu’il aime mieux un pantin de Paris qui tourne les yeux qu’une statue de Canova ; et il a donné des concerts à Naples qui lui ont coûté deux ou trois fois le prix ordinaire, parce qu’il n’a voulu que des airs de Grétry, de Méhul, etc.

Santapiro a mis des échasses à son caractère. S’il fût resté dans le vrai, il eût été bien plus intéressant pour nous, mais bien moins homme d’esprit pour le vulgaire. C’est un être très-gai, très-imprévu, qui fait passer devant vous une foule d’idées, et nous en jugeons quelques-unes auxquelles, sans lui, nous n’eussions jamais songé.

Pendant la grande chaleur d’hier, couchés chacun sur un divan de cuir, dans une immense boutique qu’il a louée et fermée avec des rideaux de calicot vert, nous prenions des sorbets. Je me suis moqué de ses échasses, et lui de la délicatesse qui m’a empêché de remettre mes lettres de recommandation à Florence. Santapiro vient d’y passer deux ans. Tout ce qui en Russie a quelque bon sens et de la fortune se croit obligé de voir un hiver à Florence. On y trouve aussi beaucoup d’Anglais opulents et tous les soirs quatre ou cinq maisons ouvertes. M. D*** fait jouer par sa troupe fort bien choisie ce qu’il y a de plus joli parmi les charmantes esquisses de M. Scribe ; c’est l’homme le plus bienfaisant d’Italie, et qui possède des reliques les plus authentiques. Il a des choses fort précieuses de saint Nicolas. On joue la comédie française dans trois sociétés : c’est un plaisant contraste avec l’esprit italien qui les écoute et n’en comprend pas le quart.

« À Florence, j’avais un palais, dit Santapiro, huit chevaux, six domestiques, et je dépensais moins de mille louis. En passant l’Apennin, les belles étrangères laissent de l’autre côté des monts cette pruderie qui a réduit à l’écarté les salons de Paris et fait de l’Angleterre un tombeau. Un amant est agréable, mais un titre vaut encore mieux. Je ne conçois pas comment tout marquis français qui a vingt-cinq ans et cent louis de rente, n’arrive pas à Florence avec sa généalogie. Il trouvera vingt jeunes miss fort jolies, fort riches, fort sages, qui le prieront à genoux de les faire marquises. À Florence, j’ai vu chaque hiver six mille étrangers passer sous mes yeux. Chacun apportait de son pays barbare une anecdote curieuse et trois ridicules. Toutes les anecdotes de cette aristocratie tendaient à se moquer des rois.

« Aimez-vous les arts ? voyez comment on vient d’arranger la galerie Pitti. Le souverain a profité des sottises romaines, et compris que Florence doit être le bal masqué de l’Europe. Le vieux prince Neri voudrait, avant de mourir, y faire entrer les gendarmes ; mais M. Fossombroni s’y oppose. » Santapiro a fini par sept ou huit anecdotes délicieuses, qu’il serait infâme d’imprimer.

Quand les princes lorrains débarquèrent en Toscane (1738), les Florentins virent arriver à leur suite une quantité de pauvres diables, une canne à la main : de là le mot cannajo, que j’avais pris pour une traduction de canaille en l’entendant prononcer à Florence avec l’accent guttural du pays : au lieu de santa croce on dit santha hroce.

Santapiro finit par une étrange calomnie, qui me fera appeler stivale (botte) : c’est qu’à Florence il n’y a qu’un seul homme de lettres qui ait de l’esprit ; mais il en a comme un ange, comme un Talleyrand, comme un Voltaire ; c’est l’auteur du Disperato per ecceso di buon cuore. M. le comte Giraud descend d’un Français qui vint à Rome avec le cardinal Giraud.


Crotone, 20 mai. — Je viens d’être bien étonné, en retrouvant ici, au bout du monde, le brave capitaine Joseph Renavans, que j’ai vu simple dragon en 1800. « J’étais, dit-il, dans le 34e régiment de ligne toujours écrasé, et où j’ai vu passer vingt mille hommes. Toujours silencieux, froid, et craignant l’insolence avec mes supérieurs, j’ai obtenu mes trois grades par hasard, et de la main de Napoléon. Mon bataillon vint à Naples, et pendant trois ans j’ai fait une horrible guerre contre les brigands. Je pourchassais le fameux Parella, qui se moquait de nous. Un jour le ministre Salicetti me fit appeler à Naples : « Tenez, me dit-il, voilà trois cent cinquante mille francs ; mettez à prix la tête des brigands : employez tous les moyens ; enfin il faut en finir car ceci prend une couleur politique.» Je fis annoncer par les curés, continue M. Renavans, que je donnerais quatre cents ducats de la tête de Parella. Trois mois après, je me trouvais dans mon cantonnement sur le midi, mourant de chaud, et ma chambre fort obscure, quand mon sergent m’annonce qu’un inconnu me demande. Bientôt entre un paysan ; il dénoue son sac, en sort froidement la tête de Parella et me dit : Donnez-moi mes quatre cents ducats. Je vous jure que de ma vie je ne fis un tel saut en arrière. Je courus à la fenêtre pour l’ouvrir. Le paysan mit la tête sur ma table, et je la reconnus parfaitement pour celle de Parella. — « Comment en es-tu venu à bout, lui dis-je ? — Signor commandant, il faut savoir que depuis douze ans je suis le barbier, le domestique et l’homme de confiance de Parella ; mais il y trois ans, le jour de la Pentecôte, il fut insolent envers moi. Depuis, j’ai entendu notre curé dire à son prône que vous donneriez quatre cents ducats pour la tête de Parella. Ce matin, se trouvant seul avec moi, et tous nos amis étant sur la grande route, il m’a dit : — Voilà un moment de tranquillité, j’ai la barbe horriblement longue ; rase-moi, ça me rafraîchira. J’ai commencé à faire cette barbe ; parvenu à la moustache, j’ai pu regarder derrière ses épaules ; j’ai vu que personne ne venait, et crac, je lui ai coupé le cou. » Dans la suite de la conversation, M. Renavans me dit : « On m’a tout ôté en France ; je suis venu voir si la femme d’un apothicaire, autrefois jolie et aimée de moi, me reconnaîtrait ; elle est veuve, et je crois que je vais l’épouser et devenir apothicaire.

« Savez-vous ce qui m’étonne, me dit Renavans ? c’est que lorsque Salicetti me remit ces trois cent cinquante mille francs sans quittance, et qu’en six mois je dépensai toute cette somme par petits paquets de cinquante ou cent louis, jamais je ne m’en adjugeai un centime ; au contraire, j’y ai mis du mien, une couple de louis. Aujourd’hui, en pareille occurrence, je n’hésiterais pas à gagner cent mille francs, si je pouvais. » (Voilà la différence de  1810 à 1826, et l’explication des .................... ............................ .....)


Catanzaro, 23 mai. — Je viens de voir une paysanne en colère jeter son enfant contre un mur, à deux pas de distance, et de toute sa force. J’ai cru que l’enfant était tué ; il peut avoir quatre ans, et jeta des cris horribles sous ma fenêtre ; mais il n’a pas d’accident grave.

À mesure qu’on avance en Calabre, les têtes se rapprochent de la forme grecque : plusieurs hommes de quarante ans ont tout à fait les traits du fameux Jupiter Mansuetus. Mais aussi, quand ces gens-ci sont laids, il faut avouer qu’ils sont vraiment extraordinaires.



Brancaleone, 25 mai. — Nous nous sommes fait accompagner par trois paysans armés, pendant notre visite aux ruines de Locre. Jamais brigands n’eurent de plus épouvantables figures ; mais, dans ces têtes, il n’y a rien de ce qui me fait horreur : la dissimulation doucereuse dans la forme, et sèche au fond, de la famille Harlowe (de Clarisse, roman de Richardson).

Rien au monde n’est peut-être plus pittoresque qu’un Calabrois que l’on rencontre au détour d’un chemin, dans l’éclairci d’un bois. Le long étonnement de ces hommes armés jusqu’aux dents, en nous voyant plusieurs et bien armés était à mourir de rire. Quand le temps menaçait d’un orage, leur figure, comme agitée d’avance par le fluide électrique, avait un aspect bouleversé. Chez un voyageur accoutumé à la douceur et à l’urbanité des mines françaises, celles-ci n’eussent produit que de l’horreur. Presque toujours, nous cherchons à acheter quelque chose de ces Calabrois, pour avoir l’occasion de faire un peu de conversation. Près de Gerace, nous avons trouvé le paysan le plus étonnant, et qui nous a fait les plus singuliers récits.



Près de Mélito, 28 mai. — Il y a quelques mois qu’une femme mariée de ce pays, connue par sa piété ardente autant que par sa rare beauté, eut la faiblesse de donner rendez-vous à son amant, dans une forêt de la montagne, à deux lieues du village. L’amant fut heureux. Après ce moment de délire, l’énormité de sa faute opprima l’âme de la coupable : elle restait plongée dans un morne silence. « Pourquoi tant de froideur ? dit l’amant. — Je songeais aux moyens de nous voir demain ; cette cabane abandonnée, dans ce bois sombre, est le lieu le plus convenable. » L’amant s’éloigne ; la malheureuse ne revint point au village, et passa la nuit dans la forêt, occupée, ainsi qu’elle l’a avoué, à prier, et à creuser deux fosses. Le jour paraît, et bientôt l’amant, qui reçoit la mort des mains de cette femme, dont il se croyait adoré. Cette malheureuse victime du remords ensevelit son amant avec le plus grand soin, vient au village, où elle se confesse au curé, et embrasse ses enfants. Elle retourne ensuite dans la forêt, où on la trouve sans vie, étendue dans la fosse creusée à côté de celle de son amant.


Reggio de calabre, 29 mai. — Une jolie petite fille aimait beaucoup une certaine poupée de cire dont on lui avait fait cadeau. La poupée ayant froid, elle la mit au soleil, qui la fondit, et l’enfant pleura à chaudes larmes l’anéantissement de ce qu’elle aimait : voilà le fond du caractère national de cette extrémité de l’Italie ; un enfantillage passionné. Ces gens-ci mènent une vie fort douce ; jamais l’idée du devoir ne leur apparaît, leur religion est bien loin de contrarier leurs penchants : elle consiste dans une suite de dévotions qui leur sont particulières. Ils font ce qui leur plaît, et deux ou trois fois par an vont bavarder sur leur passion dominante, et croient ainsi gagner le ciel.

Une femme disait dans la rue hier : « C’est à la Saint-Jean que mon fils a eu un malheur (c’est-à-dire, c’est le 24 de juin que mon fils a assassiné son ennemi). Mais si la famille ne veut pas être raisonnable et recevoir de don Vincenzo ce que nous pouvons faire, malheur à eux ! Je veux revoir mon fils. » La famille offrait vingt ducats au père de l’assassiné. On n’a de force de volonté qu’autant que, dès la plus tendre enfance, on a été forcé à faire des choses pénibles. Or, excepté dans la terre de Labour, où l’on cultive fort bien, et où l’on remue la terre à la pelle carrée, rarement un jeune Napolitain de quatorze ans est forcé à faire quelque chose de pénible. Toute sa vie, il préfère la douleur de manquer à la douleur de travailler. Les sots venus du Nord traitent de barbare le bourgeois de ce pays-ci, parce qu’il n’est pas malheureux de porter un habit râpé. — Rien ne paraîtrait plus plaisant à un habitant de Crotone que de lui proposer de se battre pour obtenir un ruban rouge à sa boutonnière, ou que son souverain s’appelle Ferdinand ou Guillaume. Le sentiment de loyauté ou de dévouement à une dynastie qui brille dans les romans de sir Walter Scott, et qui aurait dû le faire pair, est aussi inconnu ici que de la neige au mois de mai. En vérité, je n’en trouve pas ces gens-ci plus sots. (J’avoue que cette idée est de bien mauvais goût.) Tôt ou tard le Calabrois se battra fort bien pour les intérêts d’une société secrète, qui lui monte la tête depuis dix ans. Il y a déjà dix-neuf ans que le cardinal Ruffo eut cette idée : peut-être même ces sociétés existaient-elles avant lui.

J’ai vu, sur le rivage de l’Océan, près de Dieppe, des bois de haute futaie assez étendus. Les paysans me disaient : « Monsieur, si nous avions le malheur de les couper, les arbres ne reviendraient plus. Les vents terribles de l’Océan brûlent les nouveaux plants. » C’est par la même raison que le courage militaire ne peut pas se développer parmi les Napolitains. Au moindre signe de vie, on verse sur ce malheureux pays trente mille Gaulois ou trente mille Hongrois, de temps immémorial fort bien formés aux batailles. Comment veut-on que deux mille paysans des Calabres osent affronter de telles troupes ? Pour que de nouvelles levées puissent s’aguerrir, il faut beaucoup de petites rencontres ; et, en les conduisant à la première, il faut qu’il y ait quelque espoir de succès. Faute de descendre à la considération de ce mécanisme, la diplomatie de l’Europe dit de grandes pauvretés sur ce pays. Ce peuple a deux croyances : les rites de la religion chrétienne, et la jetatura (l’action de jeter un sort sur le voisin en le regardant de travers). Une certaine chose, nommée justice et gouvernement, est considérée comme une vexation que l’on renverse tous les huit ou dix ans, et que l’on peut toujours éluder. L’essentiel pour le paysan est d’avoir pour confesseur ou pour compère un fratone (ou moine puissant), ou bien une jolie femme dans la famille. Dans la bourgeoisie l’aîné se fait prêtre, marie à son frère cadet la jolie fille qu’il aime ; et il règne beaucoup d’union dans ces familles.

À Tarente, à Otrante, à Squillace, nous avons trouvé parmi ces prêtres, frères aînés de famille, une connaissance profonde de la langue latine et des antiquités. Ces gens-ci sont fiers d’habiter la Grande-Grèce. Un homme de bon sens de ce pays fait de Tacite sa lecture habituelle. Dès qu’on se méfie de quelque étranger, on se met à parler latin. Un exemplaire de Voltaire ou du Compère Mathieu est un trésor en ce pays. Il y en avait un dans la barque qui nous a amenés d’Otrante à Crotone. On se le prêtait ainsi à quarante lieues de distance. Ces gens-ci n’ont pas la moindre idée de la conversation. Souvent ils sont éloquents : mais malheur à vous si vous les mettez sur un sujet qui leur tient au cœur : ils parlent une heure, et ne vous font pas grâce du moindre détail. J’ai cru reconnaître l’éloquence des harangues de Tive-Live. Un prêtre de Brancaleone mit deux bonnes heures à nous développer cette idée : « Je suis fâché, comme chrétien et comme philosophe, de tout ce qui va arriver de cruel en Espagne et en Italie ; mais la terreur, et la terreur inspirée par les évêques, est nécessaire à ces peuples, que Napoléon n’a pas assez profondément réveillés. L’assassinat et les tortures frapperont à leur porte : alors ils comprendront que la justice mérite qu’on fasse quelque chose pour l’acheter. À moi qui vous parle, dans ce malheureux pays, que me fait la justice ? Si je n’avais pas des amis et du crédit personnel, je serais écrasé. Quel service la justice m’a-t-elle jamais rendu ? Ne vois-je pas tous les jours violer les serments les plus sacrés ? (L’archevêque, fils d’un ministre du pacha d’Égypte, a été jeté ici par la tempête ; on lui a promis protection, et on ne l’en a pas moins livré à la cour de Rome. On le dit au fort Saint-Ange, Dieu sait ce qu’on en fait.) La crainte de la mort, ajoute don Francesco, étant la passion la plus constamment puissante sur l’homme, même le plus abruti, c’est en travaillant sur cette passion que l’on peut espérer de donner des lumières aux peuples : de là, vous voyez dans les desseins de Dieu l’utilité des assassinats et des vexations d’Espagne. Et quel malheur si le bon parti (celui de la liberté) eût été obligé d’avoir recours à ces moyens ! etc., etc. » On s’occupe sans cesse de l’Espagne en ce pays.

Les tournures de la langue qu’on emploie en Calabre passeraient en France pour de la folie. Un jeune homme qui cherche à plaire à toutes les femmes s’appelle un cascamorto (un homme qui feint de tomber mort, par l’excès de passion, en lorgnant une jolie femme).

Ce qui est l’antipode de ce pays, c’est le ton dégoûté de la vie, dont, parmi nous, le René de M. de Chateaubriand a été à la fois la copie et le modèle. Ces gens-ci tiennent pour certain qu’à moins de circonstances proclamées extraordinaires par le cri public de tout un pays, le degré de bonheur est à peu près le même dans toutes les situations de la vie. Il y a au fond de cette modération une grande défiance du destin, provenant peut-être de la méchanceté des gouvernements. Ils ont les tours de phrase qui indiquent ce que l’on ne trouve jamais en Calabre, le désespoir. Si l’on redoute un accident, l’on dira : Mancherebbe anche questa ! (Il nous manquait encore ce malheur !) L’on dit d’un grand bonheur : Ah che consolazione !

Don Francesco me raconte que, du temps de la révolution de 1799, le jeune prince Montemiletto fut envoyé à Londres pour négocier en faveur de la liberté. M. Pitt le paya de vaines paroles, et enfin se moqua ouvertement de lui, en traitant avec une autre personne comme envoyé de Naples. Le jeune prince se plaignit. « On n’est pas diplomate, lui dit Pitt, sans barbe au menton. » Là-dessus Montemiletto rentre chez lui et se brûle la cervelle. Un vrai Calabrois se fût moqué du propos de Pitt, ou l’eût tué. D’un bout de l’Europe à l’autre, à Naples comme à Pétersbourg, les classes privilégiées ont cette extrême politesse qui ôte l’énergie dans les cas imprévus.

Je sens désagréablement que je n’appartiens pas aux classes privilégiées : le défaut de passe-port m’empêche de passer à Messine, dont je compte les maisons de ma fenêtre. J’aurais désiré passionnément voir les ruines de Sélinonte et de la sculpture d’une antiquité bien plus reculée que tout ce que je connais.

J’ajoute de mémoire quelques faits que je n’osai pas écrire à Naples. Pendant la course en Calabre dont il s’agit, j’entendis parler, chez les fermiers d’un de mes compagnons de voyage, de vols sans nombre exécutés par la troupe de l’Indépendance. Il y avait du talent, et une bravoure turque dans l’exécution. Je ne fis nulle attention à tout cela : c’est l’usage. J’étais tout yeux pour les mœurs de ce peuple. Je fis l’aumône à une pauvre femme enceinte, veuve d’un militaire. L’on me dit : « Oh ! monsieur, elle n’est pas à plaindre, elle a la ration des brigands. » L’on me fit un récit que je transcris, en supprimant les détails de bravoure et d’audace.

« Il y a dans ces environs une compagnie composée de trente hommes et quatre femmes, tous supérieurement montés sur des chevaux de course. Le chef est un maréchal des logis di Jachino (du roi Joachim), qui s’intitule chef de l’Indépendance. Il ordonne aux propriétaires et aux massari de mettre tel jour telle somme au pied de tel arbre : sinon mort affreuse et incendie de la maison. Lorsque la compagnie marche, l’avant-veille tous les fermiers de la route ont avis de tenir prêts, à telle heure, des repas pour tant de personnes, suivant leurs moyens. Ce service est plus régulier que celui des étapes royales. »

Un mois avant l’époque où l’on me donnait ces détails, un fermier, piqué de la forme impérative de l’ordre pour le repas, a envoyé avertir le général napolitain : une troupe nombreuse de cavalerie et d’infanterie a cerné les indépendants. Avertis par les coups de fusils, ils se sont fait jour en couvrant le terrain de cadavres ennemis, et pas un d’eux n’est tombé. À peine échappés, ils ont fait dire au fermier d’arranger ses affaires. Trois jours après, ils ont occupé la ferme, ont institué un tribunal ; le fermier, mis à la torture, suivant l’usage du pays avant les Français, a tout avoué. Le tribunal, après avoir délibéré à huis clos, s’est avancé vers le fermier, et l’a lancé dans une grande chaudière qui était sur le feu, et où l’on faisait bouillir du lait pour les fromages. Après que le fermier a été cuit, ils ont forcé tous les domestiques de la ferme à manger de ce mets infernal.

Le chef pourrait facilement porter sa troupe à mille hommes ; mais il dit que son talent pour commander ne s’élève pas à plus de trente personnes. Il se contente de tenir sa bande au complet. Il reçoit tous les jours des demandes d’emploi ; mais il exige des titres, c’est-à-dire des blessures sur le champ de bataille, et non des certificats de complaisance : telles sont ses propres paroles. (2 mai 1817.)

Ce printemps, la disette faisait souffrir les paysans de la Pouille. Le chef des brigands distribuait aux malheureux des bons sur les riches. La ration était d’une livre et demie de pain pour un homme, une livre pour une femme, deux livres pour une femme enceinte. Celle qui m’inspira de la curiosité recevait six bons de deux livres de pain par semaine, depuis un mois.

Du reste, l’on ne sait jamais où se trouvent les indépendants. Tous les espions sont pour eux. Du temps des Romains ce brigand eût été Marcellus.


Naples, 16 juin. — Au retour de mon voyage de Calabre, j’ai eu quelques inquiétudes : on a, dit-on, eu peur de moi, et moi j’ai eu peur d’être chassé de Naples. C’est un danger que ne courent pas les Suédois, les Saxons, les Anglais, etc. ; mais ils ne sont pas reçus comme un ami par tout ce qu’il y a de distingué, sur la seule indication de Français non protégé par son ambassadeur. Un excellent homme, dont jamais je n’oublierai ni ne prononcerai le nom, m’a offert de me cacher dans sa maison. Je le voyais pour la cinquième ou sixième fois, et lui-même est fort mal noté. Voilà de ces traits qui attachent à un pays. À Bologne, j’aurais demandé ce service à cinq ou six personnes : mais Bologne n’a pas eu deux ans de supplices, de 1799 à 1801. C’est bien à la légère que les polices me pourchasseraient : je les méprise un peu sans doute ; mais, en supposant que j’eusse trouvé légitimes les projets formés contre elles, j’aurais considéré que les menées politiques sont un peu sujettes à être découvertes dans ce siècle-ci, et qu’en cas d’irréussite la vanité nationale, blessée, n’eût pas manqué d’attribuer tout le mal à un étranger.

Du reste, j’ai la plus haute vénération pour les patriotes napolitains. On trouvera ici l’éloquence de Mirabeau et la bravoure de Desaix. Il est hors de doute à mes yeux qu’avant 1840 ce pays aura une charte. Seulement, comme la distance est immense entre un homme du mérite de M. Tocco et le bas peuple, la haute classe fera plusieurs fois naufrage avant de donner la liberté à son pays. Voir les mœurs antiques dans Gli Sposi promessi, roman de M. Manzoni.

19 juin. — J’ai acheté un bouquin sur le largo di Castello, près de ce singulier théâtre construit dans une cave, et auquel on entre par les troisièmes loges. Mon livre est intitulé della Superiorita in ogni cosa del sesso amabilissimo, etc., 1504. Pour peu que l’on ait étudié l’histoire des femmes, on sait que François Ier les appela à la cour en 1515. Avant cette époque, le château de chaque noble ressemblait au quartier général d’un despote, qui veut des esclaves obéissants et non des amis ; sa femme n’était qu’une esclave sur laquelle il exerçait le droit de vie et de mort. Était-elle poignardée, cet accident passait pour la punition de la foi violée. Ce coup de poignard était l’effet d’un mouvement de colère chez un sauvage jaloux de la supériorité morale ; ou bien il fallait la mort de la dame châtelaine pour obtenir une autre femme, qu’on ne pouvait avoir qu’en l’épousant. Dans les cours galantes de François Ier et de Henri II, les femmes furent utiles à leurs maris pour l’intrigue[53] ; leur condition fit des pas rapides vers l’égalité, et cela à mesure que l’on voyait diminuer la place que la crainte de Dieu occupait dans le cœur. Les femmes n’étaient que des servantes en France durant le seizième siècle, et en Italie l’un des thèmes traités le plus souvent par les littérateurs à la mode alors, c’est la supériorité du sexe aimable sur les hommes. Les Italiens, plus portés à l’amour-passion, moins grossiers, moins adorateurs de la force physique, et moins guerroyants et féodaux, admettaient volontiers ce principe.

Les idées des femmes n’étant pas fondées sur les livres, car heureusement elles lisaient peu, mais prises dans la nature des choses, cette égalité des deux sexes a introduit une masse étonnante de bon sens dans les têtes italiennes. Je connais cent principes de conduite que l’on est encore obligé de prouver ailleurs, et qui, à Rome, sont invoqués comme des axiomes. L’admission des femmes à l’égalité parfaite serait la marque la plus sûre de la civilisation ; elle doublerait les forces intellectuelles du genre humain et ses probabilités de bonheur. Les femmes sont beaucoup plus voisines de l’égalité aux

États-Unis d’Amérique qu’en Angleterre. Elles possèdent légalement en Amérique ce que leur procurent en France la douceur des mœurs et la crainte du ridicule. Dans une petite ville d’Angleterre, le marchand qui gagne deux cents louis par son commerce est maître de sa femme comme de son cheval. Parmi les marchands d’Italie, la considération, la liberté et le bonheur d’une femme, sont proportionnels à son degré de beauté. À Rome, ville où le pouvoir est exercé par des célibataires, vous entrez dans une boutique et demandez l’estampe du prophète Daniel, de Michel-Ange. « Monsieur nous l’avons ; mais il faudrait la chercher dans les portefeuilles : repassez quand mon mari y sera. » Voilà l’excès contraire à celui de l’Angleterre. Pour atteindre à l’égalité, source de bonheur pour les deux sexes, il faudrait que le duel fût permis aux femmes : le pistolet n’exige que de l’adresse. Toute femme se constituant prisonnière pendant deux ans, pourrait, à l’expiration de ce terme, obtenir le divorce. Vers l’an 2.000, ces idées ne seront plus ridicules.

25 juin. — Je ne puis rapporter un bon mot qui fait l’admiration de Naples : peut-être n’aurait-il pas autant de succès à Paris. Tout le monde connaît ce mot d’une mère dont une des filles était à l’agonie. Dans l’égarement de sa douleur, la malheureuse mère s’écrie : « Grand Dieu ! laissez-moi celle-ci, et prenez toutes les autres. » Un des gendres, qui était dans la chambre, s’approche et lui dit : « Madame, les gendres en sont-ils ? » Propos qui fit rire tout le monde, et même la mourante.

Voilà un mot bien français : la plaisanterie est excellente. Mais, malgré la gravité des circonstances, il y a intention de plaire, on cède au besoin de plaisanter. Ce bon mot du gendre eût indigné en Italie. Ce n’est pas légers ou piquants que sont les mots italiens, mais plutôt d’un grand sens, comme ceux des anciens. Un homme d’État florentin soutenait seul par son génie la république qui, dans le moment, courait les plus grands dangers. Il fallut envoyer quelqu’un à une ambassade de la plus haute importance. Le Florentin s’écrie : S’io vo, chi sta ? S’io sto, chi va ? (Si je vais à cette ambassade, qui restera ici, à la défense de la patrie ? Si je reste, qui va ?) Les Italiens sont le peuple moderne qui ressemble le plus aux anciens. Beaucoup d’usages ont survécu même à la conquête par les Romains. Ces gens-ci ont moins subi que nous l’inoculation de la féodalité et du grand sentiment des modernes (leur véritable et seule légion), le faux honneur des monarchies, bizarre mélange de vanité et de vertu (utilité du plus grand nombre).

Le plus respectable des savants de Paris se trouvait ici il y a quelques années : on parlait beaucoup dans la société d’un vase étrusque magnifique et d’une dimension colossale, que le prince Pignatelli venait d’acheter. Notre savant va voir le vase avec un Napolitain ; le prince était absent ; un ancien valet introduit les curieux dans une salle basse, où, sur un piédestal en bois, ils trouvent le vase antique. L’antiquaire français l’examine avec soin, admire surtout la finesse du dessin, le coulant des formes ; il tire son carnet, et essaye de copier deux ou trois groupes. Au bout de trois quarts d’heure de l’admiration la plus profonde, il se retire en donnant au valet un excellent pourboire. « Si leurs excellences veulent repasser demain, avant midi, dit le valet en remerciant, le prince y sera, et elles pourront voir l’original. » Ce que le savant avait tant admiré n’était qu’une copie faite par un artisan de la ville. Le Français conjura le Napolitain son compagnon de ne rien dire de son accident, qui, le lendemain fit la nouvelle du jour. Je pourrais nommer le savant illustre ; plusieurs contemporains de cette anecdote sont à Paris en ce moment. Si j’étais méchant, je citerais la découverte de la base de la fameuse colonne de Phocas, à Rome, attribuée à un fort haut personnage, et qui remonte à 1811 et aux travaux ordonnés par l’intendant de la couronne à Rome. Mais laissons en paix les vanités.

À propos de vases étrusques ou ainsi nommés, j’ai vu à Naples, aux Studj, la collection de madame Murat. Dès qu’un vase est bien dessiné, c’est une contrefaçon moderne. — Mensonges ordinaires des journaux ! Il y a deux ans qu’on a assigné mille ducats pour les armoires destinées à recevoir ces vases. Le conservateur n’a encore pu en accrocher que six cents ; mais Taddei met des zéros à tout cela. Et pourquoi un Taddei ne mentirait-il pas ? J’ai bien eu tort de ne pas parler de la statue drapée d’Aristide aux Studj : mais la curiosité fait qu’on s’épuise en sensations ; quand on rentre, on est mort.

Cet Aristide, vraiment admirable, est dans le style non idéal, comme le buste de Vitellius à Gênes. Il a un peu de ventre, il est drapé. D’ailleurs ce pauvre honnête homme a été tellement calciné par la lave d’Herculanum, qu’il est presque en chaux ; un rien peut l’anéantir. Il est sur une plinthe. Les Anglais, après dîner, prennent leur élan et sautent sur la plinthe : un faux mouvement peut faire qu’ils se retiennent à la statue, et elle est en poudre. J’ai su que cette difficulté a beaucoup embarrassé les directeurs : comment articuler un tel sujet d’inquiétude ? Enfin on a eu l’heureuse idée de s’informer de l’heure du dîner de ces messieurs ; on a su qu’ils ne buvaient jamais avant deux heures, et les Studj sont fermés à deux heures au lieu de quatre. J’ai parfaitement vérifié ce fait ; plusieurs gardiens m’ont fait voir le bord de la plinthe, à trois pieds de haut, dégradé par les bottes.

2 juillet. — Le hasard m’a conduit ce matin chez don Nardo, le plus fameux avocat de Naples ; j’ai trouvé dans son antichambre une corne de bœuf immense qui peut avoir dix pieds de haut ; cela sort du plancher comme un clou. Je suppose qu’elle est faite avec trois ou quatre cornes de bœuf. C’est un paratonnerre contre la jetatura (contre le sort qu’un malin peut jeter sur vous par un regard). « Je sens le ridicule de cet usage, m’a dit don Nardo en me reconduisant : mais que voulez-vous ; un avocat est sujet à faire des mécontents, et cette corne me rassure. »

Ce qui vaut mieux encore, c’est qu’il y a des gens qui croient avoir le pouvoir de jeter un sort. Le grand poëte, M. le duc de Bisagno, passe dans la rue ; un paysan qui portait sur sa tête un grand panier de fraises le laisse tomber, elles courent sur le pavé ; le duc court au paysan : « Mon cher ami, lui dit-il, je puis t’assurer que je ne t’ai pas regardé. »

Je me moquais ce soir de la jetalura avec un homme du premier mérite : « Vous n’avez pas lu le livre sur la jetatura, par Nicolas Volitta, me dit-il. César, Cicéron, Virgile y croyaient ; ces hommes-là nous valaient bien… » Enfin, à mon inexprimable étonnement, je vois que mon ami croit à la jetatura. Il me donne une petite corne de corail que je porte à ma montre. Quand je craindrai un mauvais regard, je l’agiterai, en ayant soin de tourner la pointe contre le méchant.

Un négociant fort maigre, et qui a de beaux yeux un peu juifs, arrive à Naples ; le prince de *** l’invite à dîner. Un de ses fils place à côté du négociant un certain marquis, et, au sortir de table, lui dit : « Eh bien, que dites-vous de votre voisin ? — Moi ? Rien, dit le marquis étonné. — C’est qu’on le dit un peu jetatore. — Ah ! quelle mauvaise plaisanterie, dit le marquis pâlissant. Mais il fallait au moins m’avertir un moment plus tôt : je lui aurais jeté ma tasse de café à la figure. »

Il faut rompre la colonne d’air entre l’œil du nécromant et ce qu’il regarde. Un liquide jeté est très-propre à cet effet : un coup de fusil vaut encore mieux. C’est en qualité de jetatore qu’un serpent ou un crapaud regarde fixement un oiseau qui chante au haut d’un arbre, et de chute en chute le force à tomber dans sa gueule. Prenez un gros crapaud, jetez-le dans un bocal rempli d’esprit-de-vin, il y meurt, mais les yeux ouverts. Si vous regardez ces yeux dans les vingt-quatre heures de son décès, vous avez la jetatura, et vous tombez en syncope. J’ai offert de me mettre en expérience, on m’a répondu que j’étais un incrédule.

Voici un fait de 1824 : Don Jo, directeur du musée de P*** et homme de mérite, a le malheur de passer pour jetatore. Il sollicitait du feu roi de Naples, Ferdinand, une audience que ce prince n’avait garde de lui accorder. Enfin, cédant, après huit ans, aux sollicitations des amis de don Jo, le prince reçoit le directeur de son musée. Pendant les vingt minutes que dure l’audience, il est fort mal à son aise, et agite entre ses doigts une petite corne de corail. La nuit suivante, il est frappé d’apoplexie.

L’on me dit une fois, auprès des falaises de Douvres, qu’une personne nerveuse qui se trouve sur l’extrême bord d’un précipice, éprouve la tentation de s’y jeter.

On croit à la jetatura en Norwège tout comme à Naples. Grands éloges du roi Francesco.

15 juillet. — Soirées de madame Tarchi-Sandrini à Portici. Salon délicieux à dix pas de la mer, dont nous sommes séparés par un bosquet d’orangers. La mer brise avec mollesse ; vue d’Ischia ; les glaces sont excellentes. Je suis venu de trop bonne heure ; je vois arriver dix ou douze femmes qui semblent choisies parmi ce que Naples a de plus distingué. Madame Melfi vient de partager pendant trois ans l’exil de son mari ; elle a passé tous les hivers à Paris ; elle est arrivée escortée de vingt ou trente caisses de modes. On l’entoure, on l’écoute. « Un joli jeune homme, dit-elle, et fort bien né, me fit cette confidence à Paris : « Je ne m’ennuie plus tant dans la société depuis que j’ai cessé de danser. L’embarras de faire danser la maîtresse de la maison, de retenir une place, de s’assurer un vis-à-vis, m’inquiétait toute la soirée. » Image frappante et véritable de la civilisation parisienne ! le plaisir étouffé par les formes qu’on lui impose.

« Quand un de mes amis entre chez moi, dit madame Melfi, je vois tout de suite s’il vient me voir par projet ou par brio, parce que l’idée lui en est venue à l’instant même en passant près de mon palais. Il paraît que cette immense différence reste invisible à vos dames françaises : elles n’ont jamais que des visites par projet ; bel effet de la sévérité sur le costume.

« En Angleterre, l’éducation rend égal ; il ne reste plus à un fils de pair, pour se distinguer du fils de M. Coutts, que l’affectation. Ce vilain défaut va vous arriver en France ; vos libéraux nigauds croient que tout est avantage dans le gouvernement de l’opinion. Je disais un jour à une de mes bonnes amies de Paris : Quelle jolie chose que vos boulevards ; quelles drôles de mines on y rencontre ! — Oui, répondit-elle avec une imperceptible nuance de pédanterie, mais il ne faut pas s’y promener. Je ne pus me contenir. — Il ne le faut pas, dis-je, quand on imite. Mais vous, ma chère, fille d’un pair, née au sein d’une grande fortune, je voudrais vous voir l’orgueil de n’imiter personne. Qui sera modèle, si vous ne l’êtes pas ? Quelque impertinente sans droits.

« Autrefois le brillant duc de Bassompierre ne songeait pas à conserver son rang en allant se promener. Il y a du parvenu au fond du sentiment actuel. Bassompierre eût répondu à la règle qu’il ne faut pas promener au boulevard : « Je vais où il me plaît, et j’ennoblis tous les lieux où je vais. La peur du ridicule (la peur, ce vilain sentiment) vole leur jeunesse à la moitié des jeunes gens de Paris.

« J’ai vu un jeune homme refuser d’aller à un joli concert donné par toutes les voix à la mode, et où, par hasard, il n’y avait rien d’ennuyeux ; sa raison fut : « On y verra des femmes de la rue Saint-Denis. » Je lui dis le lendemain : « Ne me faites plus la cour ; vous me semblez ridicule. » La reine Marie-Antoinette prenait un fiacre quand cela l’amusait ; vous riiez en 1786, et vous ne vous vendiez pas, a dit madame Melfi en m’adressant la parole. Quand je voyais, il y a six mois, quarante hommes de la haute société réunis dans un salon, je me disais : Trente-six sont vendus ou à vendre, et ces messieurs nous appellent bas, nous autres Italiens ! Admirable douceur des mœurs parisiennes ! les chats si méchants à Londres, sont doux et civilisés dans les boutiques de Paris : cela fait l’éloge de vos ouvrières. La douceur des chiens parisiens fait l’éloge des hommes.

« Mais que de peines vous vous donnez pour apprendre la vanité à vos petits garçons de quatre ans ! Quels habits affectés ! Dans vingt ans le paraître sera tout pour un Français. Vous commencez à avoir des rites sévères ; je crains que vous ne deveniez tristes comme des Anglais ; vous ne pourrez plus vous moucher sans craindre de manquer à un devoir.

« Ce qui me plaît dans vos vieux jacobins, c’est qu’ils étaient au-dessus de ces petitesses : pour les déraciner du cœur de la jeunesse, ils inventèrent le costume négligé de Marat. Vos jeunes gens de vingt ans me font l’effet d’en avoir quarante. On dirait que les femmes leur sont odieuses : ils semblent rêver à établir une religion nouvelle. Vos très-jeunes femmes me semblent éprouver de même un mouvement d’éloignement pour les hommes : tout cela annonce une dizaine d’années bien gaies. »

Madame B*** disait un jour : « La musique ne saurait rendre la sécheresse, qui est la source principale de l’ennui que l’on éprouve à la cour. Le baume, pour cette douleur, c’est l’opéra seria traité à la Métastase. Ce poëte, ainsi que la musique, donne de la sensibilité et quelque générosité, même à ses plus cruels tyrans. Le courtisan aime l’opéra seria, parce qu’il est bien aise que le public voie son état en beau. »

« En arrivant à Paris, dit madame Melfi, une chose me frappa extrêmement : au bal, toujours la peur donnait des mouvements convulsifs aux doigts des danseurs. La joie si naturelle à la jeunesse, ou même la gaieté, était à mille lieues. — Voilà qui est plaisant, a dit le colonel Tecco : dans la société française, chacun consent à être victime, dans l’espoir d’être bourreau à son tour ; car, enfin, pourquoi faire la cour à la peur du ridicule ? Est-ce quelque potentat qui distribue des pensions ou des cordons ? — Ce que la bonne compagnie de Paris abhorre par-dessus tout, dit don Francesco, c’est l’énergie. Cette haine est masquée de cent façons : mais soyez convaincus qu’elle règle tous les sentiments. »

« L’énergie crée de l’imprévu, et devant l’imprévu l’homme vain peut rester court : voyez quel malheur !

— « Je fus un jour d’un pique-nique aux bains d’Enghien, dit madame Melfi ; un des convives, homme d’esprit, s’amusa, par envie, à glacer l’esprit et la folie de ses voisins. Voilà ce que nous n’aurions jamais souffert en Italie. J’étais outrée de colère ; mais vos femmes ont si peu de pouvoir en France ! Elles laissèrent faire ce sot, que, chez moi, d’un mot, j’aurais mis à sa place en le plaisantant ferme sur un de ses ridicules : et notre pique-nique fut gai comme un catafalque. »

Don Francesco coupe court aux critiques de sa femme en s’écriant : « La vie morale n’existe qu’à Paris ; ce n’est que là que chaque jour on a trois ou quatre idées nouvelles ; tout m’a paru insipide au sortir de Paris. Vous devez cette vie morale, me dit-il, à votre situations plus centrale que celle de Londres, et ensuite à ce que rien n’est établi chez vous : Serez-vous Dieu, table ou cuvette ? Tels que vous êtes, un mélange aussi séduisant de bonté, d’esprit et de raison n’exista jamais. Mais vous êtes si flexibles, si dévoués à la mode, que tout cela tient à un fil. Qu’un de vos princes légitimes s’avise d’avoir le génie de Napoléon ou la grâce de François Ier, et vous devenez des esclaves contents de l’être, comme en 1680. Que vos jeunes gens fassent un pas de plus dans le mysticisme allemand, et l’on peut revoir chez vous des colloques de Poissy et des Saint-Barthélemy.

« Vos femmes me semblent négligées, et malheureuses par ennui. Mais quoi ! c’est la mode ; il serait de mauvais ton de songer à détrôner l’écarté, et il faut qu’elles restent solitaires et délaissées dans un coin des salons.

« J’étais bien jeune, en 1785, quand j’allai à Paris comme ablégat du pape Pie VI. Alors la vie de vos femmes était admirable de gaieté, de mouvement, d’entrain, de piquant ; elles me semblèrent toujours occupées de quelque partie de plaisir folle : les étrangers accouraient en foule d’Allemagne, d’Angleterre, etc. Notez qu’en 1785 on savait encore moins s’amuser qu’aujourd’hui en Allemagne et en Angleterre[54].

« Mais l’étranger qui, depuis le grand roi, copie et connaît toujours la France à cinquante ans de distance, va répétant les louanges accordées à votre société par le marquis Caraccioli, le prince de Ligne, l’abbé Galiani. Le bégueulisme mine votre gaieté ; la peur du ridicule, en 1785, n’empêchait pas d’oser ; vous êtes pétrifiés maintenant. »

Madame Melfi, qui a laissé trois ou quatre bonnes amies à Paris, cherchait à excuser le méthodisme des jeunes femmes, qui nous prive de tous les jolis contes qu’on faisait en 1790. « Vous vous figurez, madame, qu’une femme redoute un mot trop libre qui pourrait choquer ses principes. Ah ! que vous n’y êtes pas : elle redoute d’être obligée de rester silencieuse et morne, après que vous avez parlé, et ainsi d’avoir l’air, pour un moment, de manquer d’esprit.

— On ne vit qu’à Paris, et l’on végète ailleurs, s’est écrié don Francesco.

— Oui, pour vous, hommes, dit la princesse, qui ne vivez que de politique et d’idées nouvelles.

— Mais, au lieu de vos idées politiques, dit monsignore Cerbelli, vous trouvez parmi nous les jouissances des beaux-arts.

— C’est comme si vous me proposiez, reprend don Francesco, de dîner avec du café et des sorbets. Le nécessaire de la vie, c’est la sûreté individuelle, c’est la liberté : les arts, au dix-neuvième siècle, ne sont qu’un pis-aller. Le livre le plus rétrograde, publié à Paris, se fait lire parce qu’il est obligé d’admettre certaines vérités que l’écrivain le plus libéral n’ose aborder parmi nous. Il faut, pour n’être pas pendu, qu’il les entoure de formes dubitatives, qui s’opposent à ce qu’il en peigne les nuances ; et il m’ennuie. Le siècle des beaux-arts et de la poésie est passé, parce que l’habitude de la discussion avec les gens du parti contraire ôte à nos têtes le pouvoir de se laisser aller à une douce illusion. Voyez en preuve la physionomie un peu plate, mais rassurante, du héros du dix-neuvième siècle, W***. Nous ne sommes plus assez heureux pour demander le beau ; nous ne désirons, pour le moment, que l’utile. La société va passer je ne sais combien de siècles à la chasse de l’utile.

— Paris a de plus que tous les autres pays la bonté et la politesse de ses habitants : c’est la capitale de la pensée ; car ses philosophes sont bien en avant des Anglais : comparez le Constitutionnel au Morning-Chronicle des Anglais. Que lui manque-t-il ? des peintres, des poëtes, des sculpteurs ? Et, nous-mêmes, en avons-nous ?

— Mais, dit le colonel Tecco, la tristesse prude des salons de Paris, et l’éternel écarté !

— Eh bien ! mon cher ami, soyons assez d’Italiens et d’Espagnols, à Paris, pour passer les soirées entre nous.

— Cette tristesse, dit madame Bel***, ne serait-elle point une compensation qui suit la liberté ? Voyez les salons anglais et américains.

— Mais tout cela est au nord, dit don Francesco ; peut-être que l’on sera gai dans les salons de Mexico et de Lima. »

Le misanthrope D*** reprend avec sa sévérité ordinaire : « L’éducation couleur de rose et si remplie de douceur, que les Français donnent à leurs enfants, ôte à ceux-ci l’occasion d’oser et de souffrir. Cette éducation parisienne anéantit la force de vouloir, qui n’est que le courage de s’exposer au danger. Les vexations auxquelles est en butte la jeunesse de Milan et de Modène me sont précieuses, si je les compare à la douceur du gouvernement français, qui, à Paris, glisse inaperçu : elles nous conserveront la supériorité dans la force de vouloir. Les dangers du treizième siècle nous valurent les grands hommes du quatorzième. »

20 juillet. — Ce soir, après un serment fort sérieux d’être à jamais discret, j’ai vu des marionnettes satiriques. J’ai retrouvé ici une famille de gens d’esprit, mes anciens amis, extrêmement prudents en apparence, mais, au fond, se moquant de tout ce qui est risible, et fort gais. Le résultat de la confiance qu’on a dans ma discrétion a été de me faire admettre à une comédie satirique, dans le goût de la Mandragore de Machiavel, jouée par des marionnettes. Dès les premières scènes, la pièce m’a rappelé le délicieux proverbe de Collé, intitulé la Vérité dans le vin. Mais ici il y a un feu, une vie dramatique, une énergie burlesque, un mépris pour le style, un respect pour les situations caractéristiques, qui laisse bien loin les proverbes spirituels et fins, mais un peu froids, de Collé et de Carmontelle.

La farce d’hier soir est intitulée Si fara si o no un segretario di stato ? (Aurons-nous un premier ministre ?)

Le premier rôle est rempli par un non moindre personnage qu’Innocente Re, lequel n’aime point son premier ministre, don Cechino, vieillard de quatre-vingt-deux ans, autrefois libertin fort adroit et grand séducteur de femmes. Maintenant il a presque tout à fait perdu la mémoire : ce qui ne laisse pas de faire un singulier effet dans la place de premier ministre. La scène dans laquelle don Cechino donne audience à trois personnes, un curé, un marchand de bœufs, et le frère d’un carbonaro, qui lui ont présenté trois pétitions différentes, qu’il confond sans cesse en leur répondant, est délicieuse de vérité et de comique. L’embarras du ministre, qui, sentant bien qu’il a oublié les pétitions, feint sans cesse de se les rappeler parfaitement, est amusant. Son Excellence parle au marchand de bœufs de son frère, qui a conspiré contre l’État, et qui subit une juste punition dans un château fort, et au malheureux frère, de l’inconvénient qu’il y aurait à admettre dans le royaume deux cents têtes de bœufs provenant de l’État du pape : cette scène est digne de Molière, et avait ce soir pour nous un genre de mérite que n’a pas Molière. Tandis que nous assistons à cette scène, jouée avec des marionnettes, il n’est aucun de nous qui n’ait la conscience qu’une scène aussi plaisante dans les détails se passe actuellement à deux cents pas du salon où nous rions aux larmes. Mes amis ont même le soin de ne représenter sur leur théâtre de marionnettes que des scènes qui ont eu lieu réellement, au vu et au su de toute la haute société. En voyant l’embarras comique de ce petit personnage de douze pouces de haut, revêtu du costume de premier ministre, et auquel nous tous nous avions fait la cour le matin, le rire prenait une telle énergie chez la plupart d’entre nous, que trois fois il a fallu suspendre la représentation. Je crois que le danger de ce petit plaisir innocent en augmentait encore l’intérêt. Nous n’étions que dix-huit ; c’étaient aussi des gens de la société qui faisaient parler les marionnettes.

Le cadre de cette comédie (l’ossatura) a été fait par un abbé fort malin, qui me semble l’amant d’une des maîtresses de la maison. Or un abbé n’oublie jamais, en Italie, qu’il peut avoir un moment de fortune, et parvenir au chapeau.

Je vois que le cadre de la petite comédie est toujours convenu d’avance entre les acteurs, ou, pour mieux dire, entre les personnes qui doivent parler pour les marionnettes. Le papier où est le plan est fixé dans la coulisse sur un pupitre éclairé par deux bougies. Il y a autant d’acteurs dans la coulisse, parlant pour les marionnettes, qu’il y a de personnages dans la pièce. L’actrice qui parle pour l’amoureuse de la comédie est toujours une jeune personne. Le dialogue improvisé des marionnettes est plein de naturel et riche d’inflexions. Les acteurs n’ayant à s’occuper, ni de leurs gestes, ni de l’expression de leur physionomie, parlent bien mieux que s’ils étaient en scène.

Cet avantage est surtout précieux dans la comédie satirique, telle que celle où je viens de voir figurer le premier ministre, le fameux banquier Torlonia, duc de Bracciano, l’ambassadeur d’une haute puissance, et plusieurs autres grands personnages. Les jeunes gens qui les faisaient parler, et qui les avaient vus le matin ou la veille, imitaient, à s’y méprendre et à mourir de rire, leur accent et la tournure de leurs idées. J’ai même vérifié que trois ou quatre des spectateurs avaient passé le commencement de la soirée avec les grands personnages qu’ils avaient le délicieux plaisir de retrouver sur la scène avant de la finir. Ne pourrait-on pas importer à Paris ce genre de plaisir ? Quand l’on ne tombe pas dans le plat défaut d’être méchant et trop satirique, et qu’on sait rester gai, naturel, comique, de bon ton, c’est, suivant moi, l’un des plaisirs les plus vifs que l’on puisse goûter dans les pays despotiques.


Mola di Gaete, 25 juillet. — Plusieurs jeunes femmes de ma connaissance vont à Rome pour assister à une cérémonie magnifique qui doit avoir lieu dans quelques jours. J’ai vu Naples à peu près : je n’étais pas sans inquiétude du côté de la police. On dit qu’un homme qui porte un nom assez semblable au mien a été au service de Murat. Hier soir, à neuf heures, je me suis esquivé. Je voulais passer par Aquino et Frosinone, route très-pittoresque ; je m’y hasarderai quand j’aurai un bon passe-port.


Rome, 1er août. — Je sors de la fameuse Chapelle Sixtine ; j’ai assisté à la messe du pape, à la meilleure place, à droite, derrière le cardinal Consalvi ; j’ai entendu ces fameux castrats de la Sixtine. Non, jamais charivari ne fut plus exécrable : c’est le bruit le plus offensant que j’aie rencontré depuis dix ans. Des deux heures qu’a duré la messe ; j’en ai passé une et demie à m’étonner, à me tâter, à sentir si je n’étais point malade, à interroger mes voisins. Malheureusement c’étaient des Anglais, gens pour qui la mode est un tyran. J’interrogeais leur sensation : ils me répondaient par des passages de Burney.

Mon parti bien pris sur la musique, j’ai joui des mâles beautés du plafond et du Jugement dernier de Michel-Ange ; j’ai étudié la physionomie des cardinaux : ce sont de bons curés de campagne ; le premier ministre Consalvi s’est bien gardé d’appeler des gens capables de le remplacer. Beaucoup ont l’air malade ; quelques figures expriment la hauteur. Il est impossible, à cinquante ans, d’être plus bel homme que le cardinal Consalvi. J’ai vu, par sa place à la Chapelle Sixtine, qu’il n’est pas prêtre ; il n’est que diacre. Voir le joli tableau de M. Ingres.

8 août. — J’ai accroché deux artistes bolonais ; je me suis fait mener à la Sixtine. Je leur ai persuadé qu’ils m’en faisaient les honneurs. Ma sensation sur ce concert de chapons enroués est la même. Ils en sont convenus avec beaucoup de peine, et m’ont renvoyé aux cérémonies de la semaine sainte. Ma foi, j’ai bien l’air de manquer la l’ajournement. Des gens qui pourraient chanter, qui sauraient chanter juste, une fois de leur vie, ne pourraient se souffrir criant à tue-tête et déchirant l’oreille. Mais Rome est un drôle de pays : n’ayant rien au monde à quoi s’intéresser, ils portent l’esprit de parti dans les arts. Des gens d’esprit me soutiennent que tel barbouilleur au-dessous des nôtres est excellent, uniquement parce qu’il est de Rome. — On ne saurait siffler trop fort : point de grâce pour la médiocrité ; elle diminue notre sensibilité pour les beaux-arts.

14 août. — Enfin j’ai trouvé des gens de bon sens, mais c’est parmi les ambassadeurs. Ils pensent exactement comme moi. Tout ce qui est sot, me disait en allemand M***, ne peut pas se dépêtrer des toiles d’araignée des voyageurs, et admire sur parole. Il me mène chez l’avocat N*** : à Rome, c’est la classe instruite ; rien de bête comme leurs princes. J’entends de fort bonne musique ; je trouve des gens extrêmement savants, raisonnant fort bien, toutefois jusqu’à ce que le patriotisme les prenne à la gorge. Ici, tout ce qui a rapport à la musique est familier, comme à Paris les jugements sur Racine et Voltaire. Retiré dans un coin, je raisonnais, avec plaisir, avec un gros homme, qui m’a appris beaucoup de choses : c’est un tailleur enrichi. Ici on trouve beaucoup de jeunes gens fort gros.

15 août. J’assiste à la superbe cérémonie de Saint-Pierre : tout en est auguste, excepté la musique. Ce vénérable pontife, vêtu de soie blanche, porté sur le fauteuil que lui ont donné les Génois, et distribuant des bénédictions dans ce temple sublime, forme un des beaux spectacles que j’aie vus. J’étais sous un amphithéâtre construit en planches, à la droite du spectateur, et où se trouvaient deux cents dames. Il y avait deux Romaines, cinq Allemandes, et cent quatre-vingt-dix Anglaises. Dans le reste de l’église, personne, excepté une centaine de paysans d’un aspect horrible. Je fais, en Italie, un voyage en Angleterre. La plupart de ces dames étaient si émues de la beauté de la cérémonie, que leur cœur avait quelque peine à sentir le ridicule des chapons sacrés qui chantaient cachés dans une cage. Il en est de même à la Sixtine. Je pense qu’ils sont censés ne faire que soutenir le chant des officiants.

18 août. — Je viens de jouir d’un des spectacles les plus beaux et les plus touchants que j’aie rencontrés en ma vie. Le pape sort de Saint-Pierre, porté par ses estafiers sur un immense brancard ; on le voit à genoux devant le Saint-Sacrement. Heureusement il ne fait pas trop chaud : nous avons ce qu’on appelle une journée ventillata. Dès le grand matin les avenues de la place de Saint-Pierre sont sablées, nettoyées, les maisons tendues de tapisseries : cela se voit partout ; mais ce qu’on ne voit qu’à Rome, ce sont des figures persuadées que le pontife qui va paraître est le souverain maître de leur bonheur ou de leur malheur éternel. Il y a des chaises et des échafauds le long des deux immenses colonnades qui entourent la place. Dès le matin les toilettes les plus recherchées, comme les costumes les plus sauvages, marchandent les meilleures places ; le paysan des Abruzzes, pour peu qu’il ait deux carlins dans la poche, s’y trouve assis à côté du haut et puissant prince romain ; et l’argent est, dans ce séjour de l’égalité, la seule aristocratie reconnue et privilégiée. J’ai vu en Angleterre le peuple, qui se rendait à un meeting où Cobbet devait parler, ne pas oser se placer sur les charrettes qui avaient amené les denrées au marché. Le cordonnier anglais disait avec un profond respect : « Ces places sont réservées pour les gentlemen. Commodément assis au premier rang, voici ce que j’ai vu : Sur un pavé sablé et jonché de feuilles de laurier, ont défilé d’abord cinq ou six ordres de moines gris, blancs, noirs, bruns, pies, de toutes couleurs enfin, qui, la main armée d’un large flambeau, et l’œil obliquement fixé vers la terre chantaient à tue-tête des hymnes inintelligibles. Ils cherchaient évidemment à captiver l’attention de la multitude par une humble démarche, que trahissait sans cesse l’orgueil de leurs regards. Venait ensuite le clergé régulier des sept grandes basiliques, séparé en sept corps différents par de grands pavillons rouge et jaune à demi tendus, que portaient des hommes vêtus de blanc ; et chacun de ces pavillons, d’un aspect tout à fait oriental, était précédé par un instrument bizarre surmonté d’une cloche d’où l’on tirait un tintement unique de minute en minute. Enfin sont arrivés les hauts fonctionnaires de l’Église et les cardinaux, la tête couverte de leur bonnet pointu. Tout à coup tout le monde fléchit le genou, et, sur une estrade entourée des plus riches étoffes je vois paraître une figure pâle, inanimée, superbe, enveloppée elle-même de draperies jusqu’au-dessus des épaules, et qui ne me semblait former qu’un tout avec l’autel, l’estrade et le soleil d’or devant lequel elle était comme en adoration. « Tu ne m’avais pas dit que le pape était mort », disait à mes côtés un enfant à sa mère. Et rien ne peut mieux rendre l’absence totale de mouvement de cette étrange apparition. À ce moment il n’y avait que des croyants autour de moi, et moi-même j’étais d’une religion si belle ! L’attitude du pape est de tradition ; mais comme elle serait fort gênante pour un vieillard, souvent infirme, on dispose les draperies de manière à ce que Sa Sainteté ait l’air d’être à genoux, tandis qu’en réalité elle se trouve assise dans un fauteuil.

25 août. — Bal charmant chez une dame anglaise. L’un des libéraux les plus marquants de Rome me prend à part pour me dire : « Monsieur, il y a un livre sublime, un livre qui, selon moi, contient le bonheur des peuples et des rois : c’est le Dictionnaire de Chalmers. Et ainsi de tout ce que j’ai rencontré passé Bologne ; mais les génies percent : Alfieri, Canova. Ce n’est pas qu’ils ne gardent une forte teinte de préjugés. En Angleterre, un demi-sot fait souvent un bon livre. Ici, un homme de talent comme Foscolo s’amuse à faire un pamphlet latin contre ses ennemis[55]. Beaux yeux de Miss Julia G***.

26 août. — L’on me mène à l’église des Jésuites, à côté du palais de Venise. Je sens un peu de ce respect qu’inspire le pouvoir, même le plus scélérat, lorsqu’il a fait de grandes choses. — L’église est remplie de la plus infâme canaille ; nous renvoyons nos montres à l’hôtel. Mauvais goût du président de Brosses, qui s’extasie à propos de l’autel de saint Ignace. L’ignoble et le ridicule de cette sculpture sont incroyables : c’est au point que je n’ose dire en quoi elle est ignoble ; mais l’on était si barbare en France vers 1740, qu’il faut tout pardonner en faveur de tant d’esprit. Enfin la musique commence : ce sont des orgues placées en divers endroits de l’église et qui se répondent. Cela est fort agréable ; mais, comme partout, le musicien abuse de la richesse de cet instrument. J’ai entendu mille fois mieux en Allemagne : cependant je passe deux heures fort bien. Chose étonnante ! je vois deux ou trois Anglais vraiment touchés. Nous avons vu arriver huit ou dix cardinaux amis des jésuites. C’est à Rome que cet ordre célèbre a les ennemis les plus puissants : les dominicains et les capucins sont furieux. Honneurs militaires rendus aux cardinaux. Belle tenue des troupes romaines. On sent tellement à quelle canaille on a affaire, que chaque chapelle est gardée par une sentinelle, la baïonnette au bout du fusil : outre cela, d’autres sentinelles se promènent au milieu de la foule agenouillée. Bon trait dans le centre de la religion, qui prétend retenir les hommes par le moral ! que l’on sente cependant la nécessité de la baïonnette, plus qu’à Paris, où l’on nous dit que nous sommes impies. Ces soldats revenant de France, et couverts encore de ce noble uniforme français, chantent à demi-voix le psaume avec le peuple. Rome serait encore la capitale des arts, pour peu qu’elle eût un moral passable. Ce chant du peuple est excellent. Ici la musique et l’amour font la conversation d’une duchesse comme de la femme de son coiffeur ; et, quand celle-ci a de l’esprit la différence n’est pas fort grande : c’est qu’il y a des fortunes différentes, mais il n’y a pas de mœurs différentes. Tous les Italiens parlent des mêmes choses, chacun suivant son esprit : c’est un des traits frappants de l’état moral de ce pays ; la conversation du plus grand seigneur et celle de son valet de chambre sont la même.

29 août. — Je jouis de ma loge au théâtre d’Argentine. Ce n’était pas la peine de tant s’intriguer. L’on nous donne le Tancredi de Rossini. La pièce n’aurait pas été achevée à Brescia ou à Bologne. L’orchestre est pire que les chanteurs : mais il faut voir le ballet. La troupe de danseurs qui charme Rome avait grand’peine à se faire souffrir, il y a six mois, à Varèse, petite ville de Lombardie.

Ici, chacun orne sa loge à son gré : il y a des rideaux en baldaquin, comme pour une fenêtre à Paris, et un devant de loge en étoffe de soie, velours, mousseline ; il y en a de bien ridicule, mais la variété est agréable. Je remarque trois ou quatre draperies qui rappellent de loin une couronne : on m’explique que la vanité des pauvres têtes couronnées qui habitent Rome, y trouve une consolation. Tout est décadence ici, tout est souvenir, tout est mort. La vie active est à Londres et à Paris. Les jours où je suis tout à la sympathie, je préférerais Rome : mais ce séjour tend à affaiblir l’âme, à la plonger dans la stupeur ; jamais d’effort, jamais d’énergie, rien ne va vite. La plus grande nouvelle de Rome, c’est que Camuccini vient de finir un tableau. Je vais voir cette Mort de César : c’est du mauvais David. Ma foi, j’aime mieux la vie active du Nord, et le mauvais goût de nos baraques.

Il est vrai que rien ne serait supérieur à la vie active entremêlée, dans les repos, des jouissances de sympathie produites par ce beau climat de Rome.

Ce qui achève de me mettre en colère, c’est que, dans toutes les loges où je vais, on trouve très-beau cet indigne spectacle. Les Romains ont une vanité bien comique ; ils disaient ce soir : Quel cantar è degno di una Roma ! C’est leur tournure emphatique pour nommer Rome ; ils n’en emploient jamais d’autre. Je me retire navré de cet avilissement complet. Je cherche un volume de Montesquieu ; je me rappelle enfin qu’hier on me l’a confisqué à la douane comme un auteur des plus défendus. Je découvre dans un recoin de mon écritoire une Grandeur des Romains, in-32. Je lis quelques chapitres ; j’ai du plaisir à augmenter l’humeur sombre qui me possède ; vers les deux heures, je suis à la hauteur d’Alfieri. Je lis tout Don Garcia avec un vif plaisir : il ne m’arrive pas de sentir cet auteur quatre fois par an.

M. Nystrom, homme d’esprit, et architecte de la plus haute espérance, a bien voulu visiter avec moi la place de la colonne Trajane. Trajan fit élever cette colonne dans une sorte de cour fort étroite, auprès d’une basilique. Les travaux admirables exécutés de 1810 à 1814, par H***, intendant de la couronne à Rome, marqueront plus dans la postérité que les travaux de dix pontificats des plus actifs. Napoléon a consacré dix millions aux embellissements de Rome. Il avait le projet de faire enlever les douze pieds de terre qui gâtent le Forum.

30 août. J’arrive de trop bonne heure au théâtre Valle : mais toutes les places du parterre sont numérotées ; quand l’on n’est pas des premiers, l’on n’entend pas. Je m’amuse à lire le règlement de police. Le gouvernement connaît son peuple : ce sont des lois atroces. Cent coups de bâton, administrés à l’instant sur l’échafaud qui est en permanence à la place Navone, avec une torche et une sentinelle, pour le spectateur qui prendrait la place d’un autre ; cinq ans de galères pour celui qui élève la voix contre le portier du théâtre (la maschera), qui distribue les places. Le jugement a lieu ex inquisitione, suivant les douces formes de l’inquisition. Tout ce que je vois des spectateurs : l’absence totale de politesse, d’honneur, d’égards, l’extrême insolence à côté de l’extrême bassesse dès qu’on résiste ; tout me confirme ce que Madame R*** me disait hier, que Tibère Pacca, gouverneur de Rome, est homme de talent et qui sait son affaire. Je fais copier son ordonnance de police : ce sera une des pièces justificatives de mon voyage, pour qui m’accusera de trop mépriser le despotisme ecclésiastique.

La musique commence enfin ; elle est d’un nommé Romani, qui s’intitule sur l’affiche Figlio di questa gran Roma. Il est digne de sa patrie : sa musique n’est qu’un centon de Cimarosa ; par ce moyen, quoique sans le moindre génie, elle m’amuse.

La prima donna de Valle est cette même madame Giorgi que j’ai vue à Florence : la musique de Rossini lui allait mieux ; elle n’est plus ici qu’une faible copie de la Malanotti. Il y a un bouffon de la bonne école, point musqué, et qui fait rire ; mais il est bien vieux.

La pièce est une traduction des Jeux de l’amour et du hasard. Le traducteur y a ajouté des coups de bâton, et un bailli de village qui compose une harangue à son seigneur à l’aide du Dictionnaire des rimes. Il y a longtemps que nous sommes convenus que la musique ne peut peindre l’esprit ; elle est obligée de prononcer lentement, et le degré de rapidité de la repartie donne presque toujours une nuance à l’idée. La musique ne peint que les passions, et que les passions tendres.

Depuis Mozart et Haydn, tandis que le chant peint une passion, des traits d’orchestre peignent d’autres nuances de sentiment, qui, je ne sais comment, viennent se confondre dans notre âme avec la peinture de la passion principale. Mayer, Winter, Weigl, Chérubini, abusent de l’accessoire, ne pouvant atteindre au principal. Mais jusqu’ici, malgré cette découverte, la musique ne peut encore atteindre l’esprit.

1er septembre. — Je retourne à Valle.

Des gens parfaitement heureux, ou des gens parfaitement insensibles, ne pourraient souffrir la musique : c’est pour ces deux raisons que les salons de Paris, en 1779, lui étaient si rebelles. Mozart fit bien de quitter la France et, sans la Nouvelle Héloïse, le Devin de Jean-Jacques eût été sifflé.

Pourquoi a-t-on du plaisir à entendre chanter dans le malheur ? c’est que, d’une manière obscure et qui n’effarouche pas l’amour-propre, cet art nous fait croire à la pitié chez les hommes : il change la douleur sèche du malheureux en douleur regrettante : il fait couler les larmes ; sa consolation ne va pas plus loin. Aux âmes tendres, qui regrettent la mort d’un objet chéri, il ne fait que nuire et que hâter les progrès de la phtisie.

21 septembre. — Je viens de passer cinquante jours à admirer et à m’indigner. Quel séjour que la Rome antique, si, pour dernier outrage, sa mauvaise étoile n’avait pas voulu qu’on bâtit sur son sol la Rome des prêtres ! Que ne seraient pas le Colysée, le Panthéon, la basilique d’Antonin, et tant de monuments démolis pour faire des églises, restant fièrement debout au milieu de ces collines désertes, le mont Aventin, le Quirinal, le Palatin ! Heureuse Palmyre !

Saint-Pierre excepté, rien de plus plat que l’architecture moderne, si ce n’est la sculpture. Ce mot rappelle Canova, seule exception. Il fait mettre les bustes des grands artistes au Panthéon, lieu si cher aux âmes tendres, par la tombe de Raphaël. Tôt ou tard on lui ôtera le nom d’église, qui jadis la protégea contre le génie du christianisme : ce sera un musée sublime. La plupart des bustes commandés par Canova sont bien médiocres : un seul est de lui ; on lit sur la base :

A domenico cimarosa
Ercole cardinale consalvi
, 1816.

Accident arrivé vers 1823. Un certain parti devenant le plus fort, tous ces bustes ont été exilés dans certaines petites salles obscures au Capitole.

Le tombeau de Raphaël, élevé à ce grand homme aussitôt après sa mort (1520), et sur lequel le cardinal Bembo fit mettre ces deux jolis vers :

Ille hic est Raphaël : timuit quo sospite vinci
Rerum magna parens et moriente mori,

était orné de son buste. Le tombeau a été mutilé, et le buste relégué au Capitole.

En France, comme les convenances gémiraient de l’inscription du buste de Cimarosa ! Je ne m’étonne plus de l’inclination secrète qui me faisait aimer le cardinal Consalvi. C’est le plus grand des ministres existant en Europe, parce que c’est le seul honnête homme. L’on sent bien que je fais une exception formelle pour les ministres du pays où ce voyage paraîtra.

Cet homme rare est abhorré par ses trente-trois collègues. On mutile tous ses plans, on le force à laisser tous les détails en pâture à la sottise : c’est pour cela que l’on m’a confisqué Montesquieu. Il ne peut attaquer l’étable d’Augias de la seule manière sensée, en fondant une école polytechnique.

Je compte dans mon journal plus de vingt anecdotes sur ce grand ministre, et toutes à sa louange. Il est simple, raisonnable, obligeant, et, pour finir par un grand trait presque incroyable en France, il n’est pas hypocrite.

24 septembre. — C’est d’une huître malade que l’on tire la perle. Je désespère des arts depuis que nous marchons vers le gouvernement de l’opinion, parce que, dans toutes les circonstances possibles, ce sera toujours une absurdité que de bâtir Saint-Pierre. N’y avait-il donc pas vingt manières cent fois plus utiles de dépenser cinq cents millions ? n’y avait-il pas deux cent mille malheureux à secourir, la moitié de la campagne de Rome à mettre en culture, les majorats à acheter à huit ou dix grandes familles de Rome, et à distribuer à deux cent mille paysans, qui ne demandaient qu’un champ à cultiver pour n’être plus brigands ?

Vers 1730, le gouvernement papal, je ne sais par quel hasard, avait un million à dépenser. Valait-il mieux faire la façade de Saint-Jean-de-Latran ou un quai qui, remontât le Tibre de la Porte du Peuple au pont Saint-Ange ?

La façade est ridicule : mais peu importe à la question. Le pape se décida pour la façade ; et Rome attend encore un quai qui peut-être diminuerait la fièvre qui dévore ces quartiers depuis les premières chaleurs de mai jusqu’aux premières pluies d’octobre. Croirez-vous qu’on m’a montré dans le Corso, près de Saint-Charles-Borromée, la maison au delà de laquelle la fièvre ne passe jamais ? Cette année le kinine fait des merveilles. Un chimiste célèbre, M. Manni, le fabrique aussi bien qu’à Paris.

On me disait hier : « Quel dommage que François Ier n’ait pas fait la France protestante ! »

J’ai fort scandalisé l’apprenti philosophe en répondant : « C’eût été un grand malheur pour le monde ; nous fussions devenus tristes et raisonnables comme des Genevois. Plus de Lettres persanes, plus de Voltaire, surtout plus de Beaumarchais. Avez-vous pensé au degré de bonheur d’une nation chez laquelle les Mémoires de Beaumarchais occupent toutes les attentions ? Cela vaut peut-être mieux que le révérend M. Irving mettant sa montre en gage. Il y a tant de maladies et de choses tristes dans la vie, que rire n’est pas raisonnable. Les jésuites à la manche large, les indulgences, la religion telle qu’elle était en Italie vers 1650, valent beaucoup mieux, pour les arts et le bonheur, que le protestantisme le plus raisonnable. Plus il est raisonnable, plus il tue les arts et la gaité.

(L’état de la liberté de la presse, en 1826, s’oppose à ce que j’envoie à l’imprimeur :

1o La Vie de Pie VII, très-favorable cependant à ce vénérable pontife ;

2o La Vie du cardinal Consalvi ;

3o La Description du mécanisme du gouvernement romain. Les choses vont à peu près comme en 1500 : c’est un morceau curieux d’antiquité ;

4o L’Histoire du conclave de 1823, pendant lequel je me trouvais à Rome. Chaque soir nous avions chez madame N*** le détail du vote émis dans le conclave par chaque cardinal ;

5oL’Histoire du secrétaire employé par Pie VI pour son travail sur les évêchés d’Allemagne ; le tour joué à ce secrétaire par le cardinal Consalvi ; les amours de madame la générale Pfiffer.)


Castel-Gandolfo, 1er octobre. — Je suis établi depuis un mois à Castel-Gandolfo ; je passe ma vie sur les bords du lac Albano et à Frascati. Ce serait être injuste envers ces sites délicieux que de les décrire en moins de vingt pages. — Anecdote du jeune paysan de Frascati, contée hier à la villa Aldobrandini. Ce climat inspire je ne sais comment l’adoration pour la beauté. Mais je n’ai déjà que trop parlé de ce qui tient à la beauté : j’ennuierai les gens du Nord. Voici de la philosophie morale. À Rome, je vais presque chaque soir chez M. Tambroni, au palais de Venise ; là je trouve son aimable femme, née à Chambéry, Canova, ami de la maison, et deux ou trois philosophes, tels, pour l’impartialité et la profondeur de leurs jugements, que jamais je n’ai rencontré rien qui en approche.

Voici l’extrait de mes notes du mois dernier. Je vais à Rome ; mais la peur de la fièvre me ramène coucher à Castel-Gandolfo.

Les gens du Nord envisagent l’existence d’une manière grave, sérieuse, profonde si l’on veut. On a peut-être autant d’esprit à Rome qu’à Édimbourg, et l’on y envisage la vie d’une manière vive, passionnée, remplie de sensations fortes, et un peu désordonnées si vous voulez. Dans la première hypothèse, le mariage et les liens de famille sont couverts de l’inviolabilité la plus emphatique. À Rome, le prince Colonna ou tout autre ne considère le mariage que comme une institution destinée à régler l’état des enfants et le partage des propriétés. Un Romain à qui vous proposeriez d’aimer toujours la même femme, fût-elle un ange, s’écrierait que vous lui enlevez les trois quarts de ce qui fait qu’il vaut la peine de vivre. Ainsi, à Édimbourg, la famille est le principal, et à Rome l’accessoire seulement. Si le système des gens du Nord engendre parfois la monotonie et l’ennui que nous lisons sur leurs figures, souvent aussi il procure un bonheur calme et de tous les jours. Ce qui est plus capital à mes yeux, peut-être le système triste a-t-il quelque secrète analogie avec la liberté et tous les trésors du bonheur qu’elle verse sur les hommes. Le système romain n’admet pas cette quantité de petits États qu’on appelle familles ; mais aussi chacun peut chercher le bonheur comme il l’entend.

Si je ne craignais de me faire lapider, j’ajouterais qu’il est un pays dont les habitants ont importé pour leur usage presque tout ce qu’il y a de mauvais dans le système triste des protestants et dans la manière voluptueuse de l’Italie.

Excepté parmi les personnes qui ont plus de quatre cent mille francs de rente ou une très-haute naissance, le lien conjugal est à peu près inviolable en Angleterre. À Rome, quand on célèbre un mariage dans une église, cette idée d’inviolabilité et de fidélité éternelle n’entre dans la tête de personne. Comme le mari sait cela d’avance, comme c’est une chose reçue et convenue, à moins qu’il ne soit épris lui-même, ce qui le placerait dans la situation d’un amant à l’égard de sa maîtresse, il ne s’inquiétera guère de la conduite de sa femme après les premières années.

Il est un pays, où le mariage n’est qu’une affaire de bourse ; les futurs ne se voient que quand les deux notaires sont bien d’accord sur les articles du contrat. Mais les maris n’en prétendent pas moins à toute l’inviolable fidélité qui se rencontre dans les mariages anglais, et à tous les plaisirs qu’offre la société italienne. On voit au bal en Angleterre que les jeunes filles se choisissent un époux.

Je vais dire des choses qui nuiront à mon livre ; j’ai besoin de courage ; je vais parler des mœurs romaines. Rome est italienne par excellence, bien supérieure à Naples, déjà un peu francisée, et à Bologne, qui quelquefois est petite ville. À Rome, tous les dix ans, on élit un roi : ce roi n’a peut-être pas été sans passions durant sa jeunesse. Quelle source d’intérêt !

À Rome, point de gêne, de contrainte, point de ces façons convenues, dont la science s’appelle ailleurs usage du monde. Quand on plaît à une femme, rarement elle cherche à le cacher. Dite a… che mi piace est une phrase qu’une Romaine ne se fait pas scrupule d’employer. Si l’homme qui a le bonheur de plaire partage le sentiment qu’il inspire, il dit : Mi volete bene ?Si.Quando ci vedremo ? Et c’est d’une manière aussi simple que commencent des attachements qui durent fort longtemps, huit ou dix ans par exemple. Une relation qui se rompt après un an ou deux fait peu d’honneur à la dame ; on parle d’elle comme une âme faible qui n’est pas sûre de sa propre volonté. La parfaite réciprocité de devoirs qui existe entre l’amant et sa maîtresse ne contribue pas peu à affermir la constance. Au reste, dans ce pays où la politique est si fine, toute dissimulation est mise de côté. J’ai vu dernièrement, au bal magnifique donné par le banquier Torlonia, duc de Bracciano, qu’une femme ne danse qu’avec les personnes agréées par son amant. Osez-vous demander la cause des refus d’une jolie femme ; elle répond avec simplicité : Il mio amico non lo vuole. — Domandate al mio amico.

Et il se trouve chaque année un ou deux Allemands qui ont la bonté d’aller demander à l’amico la permission de danser avec sa maîtresse.

Les jolies Romaines ont un tort grave : c’est celui de se moquer des Françaises, qui, à leur dire, ont plus de coquetterie que d’amour, et, après mille façons, finissent par arriver au même point. Je ne donne ceci que comme un exemple des jugements ridicules que les nations portent les unes sur les autres.

On demandait à une Romaine ce qu’elle ferait si son amant lui était infidèle ; cet amant était présent. Sans répondre, elle se lève, ouvre la porte, sort un instant, puis reparaît en tâtonnant, comme si elle s’avançait dans un lieu obscur. Chacun la regardait avec étonnement, quand on la vit, toujours avec la même pantomime, s’approcher de son ami, qui n’y concevait rien lui-même, et lui briser sur la poitrine son éventail qu’elle tenait à la main.

Ce fut là toute sa réponse. Que de jolies phrases une de nos femmes à la mode n’eût-elle pas débitées en pareille occasion !

4 octobre. — M. le marquis Ga...., amant de madame Bo....., l’une des plus belles femmes de Rome, se trouvait avec elle chez M. de Blacas. La comtesse de Florès pria Ga… de chanter, en ajoutant d’un ton qui fit apparemment ressortir le calembour : Cantate tanto bene, Galli ! À ces mots, la Bo… se lève furieuse : E che sapete voi se canta bene ? — Si, lo so benissimo, reprend madame de Florès d’un grand sang-froid : là-dessus silence complet dans le salon ; et la plus terrible querelle s’engage entre ces dames. L’amant, fort bel homme, présent à la bataille, n’osait rien dire. Des amis firent avancer les voitures de ces deux dames, leur représentèrent combien il était inconvenant de se livrer à de pareils débats dans la maison d’un étranger, et ils eurent beaucoup de peine à leur faire quitter les salons de l’ambassadeur, chacune de son côté.

Une Romaine est capable de faire de ces sortes de scènes à son amant : elle lui donnera un coup de poignard ; mais jamais, quelque tort que celui-ci puisse avoir avec elle, ne redira ce qu’il lui aura confié dans des moments d’épanchement. Elle le tuera peut-être, et en mourra de chagrin ; mais ses secrets mourront avec elle. Le coup de poignard est fort rare dans la haute société, mais fort commun parmi le peuple, où il est assez rare qu’une femme se console de la perte de son amant. Je serais trop immoral si je racontais sept à huit autres anecdotes également de notoriété publique.

Chaque soir, à Rome, il y a réception, pour la haute société, dans les salons de M. l’ambassadeur d’Autriche, de M. l’ambassadeur de France, ou chez quelque prince romain. Le secondo cetto ne pénètre point dans ces salons, où règne un ton un peu francisé. C’est dans les soirées données chez de riches marchands, qui sont à la tête du secondo cetto, que l’étranger trouvera les mœurs romaines dans toute leur énergie. On rencontre toujours huit ou dix cardinaux chez les ambassadeurs………… Mais ici je me souviens, à propos, de la jolie retraite où l’on a envoyé l’aimable et spirituel Santo-Domingo.

Malgré tout ce que le vulgaire dit sur l’Italie, un homme qui joue la comédie est aussi rare dans la société à Rome ou à Milan, qu’un homme naturel et simple à Paris. Mais, à Rome, on ne dit pas de mal de la religion ; c’est comme à Paris un homme bien né ne prononce pas des mots grossiers dans un salon. Vous croyez que l’Italien est un hypocrite consommé, toujours dissimulant, et c’est l’être le plus naturel de l’Europe, et qui songe le moins à son voisin. Vous le croyez un conspirateur profond, l’être prudent par excellence, un Machiavel incarné : voyez l’innocence vertueuse et girondine des conspirateurs du Piémont et de Naples. Le Romain me semble supérieur, sous tous les rapports, aux autres peuples de l’Italie : il a plus de force de caractère, plus de simplicité, et incomparablement plus d’esprit. Donnez-lui un Napoléon pendant vingt ans, et les Romains seront évidemment le premier peuple de l’Europe. C’est ce que je prouverais facilement s’il me restait assez de place. Si cette brochure a une autre édition, je donnerai dix anecdotes prouvant l’assertion qui précède.

10 octobre. — Hier soir j’ai couché à Rome. Vers les neuf heures, je sortais de ces salles magnifiques voisines d’un jardin rempli d’orangers, qu’on appelle le café Ruspoli : vis-à-vis le café se trouve le palais Fiano. Un homme, à la porte d’une espèce de cave, disait : Entrate, ô signori !… (Entrez, entrez, messieurs ; voilà que ça va commencer.) J’entre, en effet, dans ce petit théâtre, pour la somme de vingt-huit centimes. Ce prix me fit redouter la mauvaise compagnie et les puces. Je fus bientôt rassuré. Je m’aperçus, au ton de la conversation, que j’avais pour voisins de bons bourgeois de Rome : vingt-huit centimes sont, en ce pays, une somme assez importante pour écarter la canaille du dernier ordre. Le peuple romain est peut-être celui de toute l’Europe qui aime le mieux la satire fine et mordante. Son esprit extrêmement fin saisit avec avidité et bonheur les allusions les plus éloignées. Ce qui le rend beaucoup plus heureux que le peuple de Londres, par exemple, c’est le désespoir. Accoutumé depuis trois siècles à regarder ses maux comme inévitables et éternels, le bourgeois de Rome ne se met point en colère contre le ministre, et ne désire point sa mort : ce ministre serait remplacé par un être aussi méchant. Ce que le peuple veut avant tout, c’est se moquer des puissants et rire à leurs dépens : de là les dialogues entre Pasquin et Marforio. La censure est plus méticuleuse que celle de Paris, et rien de plus plat que les comédies. Le rire s’est réfugié aux marionnettes qui jouent des pièces à peu près improvisées.

J’ai passé une soirée fort agréable aux marionnettes du palais Fiano, quoique les acteurs cependant eussent à peine un pied de haut ; le théâtre sur lequel ils promènent leur petite personne enluminée peut avoir dix pieds de large et quatre de hauteur. Ce qui prépare le plaisir, et j’oserai dire l’illusion, c’est que les décorations de ce petit théâtre sont excellentes. Les portes et les fenêtres des maisons qu’elles représentent sont soigneusement calculées pour des acteurs qui, au lieu de cinq pieds, ont douze pouces de haut.

Le personnage à la mode parmi le peuple romain, celui dont il aime à suivre les aventures, c’est Cassandrino. Cassandrino est un vieillard coquet de quelque cinquante-cinq à soixante ans, leste, ingambe, cheveux blancs, bien poudré, bien soigné, à peu près comme un cardinal. Du reste, Cassandrino est rompu aux affaires, il ne se fâche point : à quoi bon dans un pays sans insolence militaire ? Il brille par l’usage du monde le plus parfait ; il connaît les hommes et les choses ; il sait surtout ménager les passions du jour. Sans toutes ces qualités, le peuple romain l’appellerait villano (paysan) et ne daignerait pas rire de lui. En un mot, Cassandrino serait un homme à peu près parfait, un Grandisson sexagénaire, s’il n’avait pas le malheur de tomber régulièrement amoureux de toutes les jolies femmes que le hasard lui fait rencontrer ; et, comme c’est un homme du Midi qui ne s’amuse pas à rêver l’amour, il veut les séduire. Vous conviendrez que ce personnage n’est pas mal inventé pour un pays gouverné par une cour oligarchique, composée de célibataires, où, comme partout, le pouvoir est aux mains de la vieillesse. Qui songerait à prendre ombrage de Cassandrino ? Il y a cent ans que ce personnage est à la mode. Il va sans dire qu’il est séculier ; mais je parierais que, dans toute la salle, il n’y a pas un spectateur qui ne lui voie la calotte rouge d’un cardinal, ou au moins les bas violets d’un monsignore. Les monsignori sont les jeunes gens de la cour du pape, les auditeurs de ce pays : c’est la place qui mène à toutes les autres. Le cardinal Consalvi, par exemple, a été monsignore, et a porté des bas violets trente ans de sa vie. Rome est rempli de monsignori de l’âge de Cassandrino, qui n’ont pas fait fortune aussi jeunes que le cardinal Consalvi, et qui recherchent des consolations en attendant le chapeau.

La pièce de ce soir s’appelle Cassandrino allievo di un pittore (Cassandrino élève en peinture). Un peintre célèbre a beaucoup d’élèves et une sœur fort jolie. Cassandrino, beau petit vieillard de soixante ans, avec la mise la plus soignée, arrive chez elle, et ne manque pas de se donner en entrant toutes les grâces modestes d’un jeune cardinal.

L’arrivée de Cassandrino sur le théâtre des marionnettes, et les trois ou quatre tours de salon qu’il fait en attendant sa belle, que la cameriera di casa est allée avertir, après avoir reçu un paoletto d’étrenne, suffisent pour mettre les spectateurs en belle humeur, tant les mouvements de cette poupée imitent avec fidélité le genre d’affectation d’un jeune monsignore. La jeune sœur du peintre arrive enfin, et Cassandrino, qui n’a pas encore osé, à cause de son âge, hasarder une déclaration trop claire, la prie de lui permettre de chanter une cavatine qu’il vient d’entendre dans un concert, et dont il est encore charmé. Tout le piquant du personnage consiste dans cette timidité prudente fondée sur son âge, et dans la foule de petits moyens adroits qu’il met en usage pour faire oublier ses cheveux blancs. Cette cavatine a été chantée à ravir : c’est un des plus jolis morceaux de Paisiello. Elle a été applaudie avec transports ; l’illusion était un peu écartée : car les spectateurs s’écriaient à tout moment brava la ciabatina ! (Cette cavatine était chantée dans la coulisse par la fille d’un savetier, qui a une voix superbe.)

Cet air fort passionné fait déclaration pour le tendre Cassandrino. La sœur du peintre lui répond par des compliments infinis sur la fraîcheur de sa toilette et sur sa bonne mine ; compliments que le vieux garçon reçoit avec délices. Il lui raconte à cette occasion l’histoire de son habit. Le drap en est venu de France ; Cassandrino parle ensuite de son pantalon qui arrive d’Angleterre, de sa superbe montre à répétition (il la tire et la fait sonner), qui lui a coûté cent guinées chez le meilleur horloger de Londres. Cassandrino, en un mot, étale tous les ridicules d’un vieux garçon ; il nomme par des sobriquets d’intimité tous les marchands à la mode de Rome, indique par ses gestes les fats célèbres étrangers, et il y en a toujours un ou deux que l’excès de leurs ridicules fait connaître du peuple de Rome. À chaque mot, il approche sa chaise de celle de la jeune fille. Tout à coup une si agréable visite est interrompue par le jeune peintre, frère de la demoiselle, qui paraît avec des favoris énormes et des cheveux bouclés fort longs. C’est le costume obligé des gens de génie.

Le jeune peintre prie brusquement Cassandrino de ne plus honorer sa sœur de ses visites, et il lui rend une miniature qu’il en avait reçue pour la restaurer.

Au lieu de se mettre en colère, Cassandrino accable de compliments et de choses flatteuses le jeune homme qui le chasse. Celui-ci, resté seul avec sa sœur, lui dit : « Comment avez-vous l’imprudence de recevoir en tête à tête un homme qui ne peut pas vous épouser ? » Ce trait fort clair a été applaudi à tout rompre. Nous avons eu ensuite un monologue fort plaisant de Cassandrino dans la rue. Rien ne peut le consoler de l’impossibilité de voir sa belle. Il se plaint tour à tour de quelques petites incommodités de son âge, et des tourments que lui donne l’excès de sa passion. Les éclats de rire interrompaient à chaque phrase le silence de la plus profonde attention. Les raisonnements qu’il se fait pour se déguiser ses soixante ans, sont d’autant plus comiques, que Cassandrino n’est point un sot : c’est au contraire un homme de beaucoup d’expérience et même d’esprit, qui ne fait des folies que parce qu’il est amoureux. Il se résout enfin à s’habiller en jeune homme, et à se présenter chez le peintre comme un jeune élève de dix-huit ans.

Au second acte, on le voit arriver chez le jeune peintre. Il s’est mis d’énormes favoris noirs ; mais, dans son empressement, il a oublié d’ôter ses boucles poudrées à blanc sur l’oreille. Il parvient à voir sa belle, et la scène d’amour avec la jeune fille est excellente de ridicule : il l’adore, et c’est bien l’amour d’un vieux garçon. Il parle toujours de sa fortune, et finit par la proposition de la partager avec elle : « Nous vivrons heureux, lui dit-il, et personne ne connaîtra notre bonheur. » À ce trait, les rires et l’enthousiasme du public ont interrompu la pièce pendant deux minutes. Comme il est aux genoux de sa belle, il est surpris par une vieille tante de la jeune fille, qui l’a connu quarante ans auparavant à Ferrare, où il était employé ; elle lui rappelle qu’il lui parla d’amour, et le persécute tellement, que Cassandrino, de désespoir, se sauve dans l’atelier du peintre. Il reparaît bientôt, comme un autre Pourceaugnac, suivi par tous les jeunes gens qui se moquent de ce nouveau camarade à favoris noirs et à cheveux blancs. Arrive le jeune peintre qui renvoie ses élèves, et a un long dialogue fort sérieux avec Cassandrino. Celui-ci sent le voisinage du poignard. Cassandrino meurt de peur, non d’être battu, mais de faire un éclat ; autre trait dont la sagacité romaine jouit avec délices.

Enfin, le jeune peintre, après s’être assez amusé de Cassandrino, qu’il persiste à prendre pour un voleur, le reconnaît enfin : « Vous êtes venu, lui dit-il, pour prendre une leçon de peinture. Je vais vous la donner : je commencerai par le coloris. Mes élèves vont vous dépouiller de vos habits, après quoi ils vous peindront le corps de la tête aux pieds d’une belle couleur rouge (allusion à un grand costume) ; et, parvenu ainsi au comble de vos vœux, ils vous promèneront dans le Corso. » Effroi de Cassandrino : il consent à épouser la tante, à laquelle il a jadis fait la cour à Ferrare. Cette tante lui saute au cou. Il s’approche de la rampe, et dit en confidence aux spectateurs : « Je renonce au rouge : mais je vais devenir l’oncle de l’objet que j’adore et…… » Il feint, à ce moment, que quelqu’un l’appelle, tourne la tête, et les spectateurs le couvrent d’applaudissements.

Après la fin de la pièce, un enfant s’est avancé sur le théâtre pour arranger les lampes ; deux ou trois étrangers se sont récriés. Il nous a fait l’effet d’un géant, tant l’illusion avait été complète, et si peu nous songions à la petite taille ou aux têtes de bois des personnages qui nous faisaient rire depuis trois quarts d’heure.

Nous avons eu ensuite un ballet. Le Puits enchanté, tiré des Mille et une Nuits ; plus étonnant, s’il se peut, que la comédie pour le naturel, et la grâce des mouvements des danseurs. Je me suis enquis auprès de mes voisins du mécanisme de ces charmantes figures de bois. Les pieds sont garnis de plomb ; les fils qui les font mouvoir passent dans l’intérieur du corps, et sortent sur le haut de la tête ; ils sont tous renfermés dans un tuyau noir qui contient aussi les fils particuliers qui font mouvoir la tête ; les fils qui donnent le mouvement aux bras sont seuls un peu visibles. C’est pourquoi la meilleure place est à cinq ou six pas du théâtre. Les yeux se meuvent aussi, mais au hasard, suivant que la tête penche plus à droite ou à gauche.

Ce que je ne puis vous peindre, c’est l’extrême adresse avec laquelle on imite la nature par des moyens qui, à les voir décrits dans ma lettre, me semblent à moi-même si grossiers.

18 octobre. — Ce soir, au milieu de la conversation chez madame Crescenzi, un fort bel homme de trente-six ans, avec des yeux plus sombres encore que ceux qu’on rencontre d’ordinaire à Rome, a tout à coup pris la parole. Il a parlé tout seul pendant dix minutes, et assez bien ; après quoi il est retombé dans un morne silence. Personne n’a répliqué à ce qu’il avait dit, et la conversation a repris comme si elle avait été interrompue par un accident.

Voici l’histoire de la princesse Santa Valle, qui, du reste, est imprimée partout, et que le lecteur est engagé à passer, s’il la connaît. Une belle comtesse, née en Allemagne, une de ces femmes cosmopolites fort protégées par la diplomatie du dix-neuvième siècle, vivait à Naples avec le plus grand luxe, et recevait toute la société. On voyait sur les genoux de la jeune comtesse une jolie petite fille de huit à dix ans ; la comtesse passait sa vie à l’embrasser dans des transports de tendresse, ou à lui donner des coups de pied et à la mordre. La petite fille, au désespoir, obtint de sa protectrice, par le moyen d’un jeune prêtre, ami de la maison, d’être mise au couvent de Sorrento, la patrie du Tasse, et le plus beau lieu de la terre. Ses charmes se développèrent avec son esprit. À peine âgée de seize ans, on la citait comme la jeune fille la plus distinguée de Naples. Un homme vain, le prince Santa Valle, avait alors les plus beaux chevaux, les voitures les plus nouvellement importées de Londres : il pensa que la plus belle femme de Naples compléterait son luxe. La pauvre Emma, qui redoutait un peu les folies de la comtesse sa protectrice, qui lui disait l’avoir adoptée en la trouvant orpheline dans une auberge, la pauvre Emma se trouva trop heureuse d’épouser l’être d’Italie qui savait le mieux de combien de lignes la manchette de la chemise doit dépasser l’habit. Elle devint princesse. La négociation fut conclue avec beaucoup d’adresse par la comtesse cosmopolite. Quand le prince fut tout à fait engagé, elle lui avoua qu’Emma était sa fille, et qu’elle avait pour père le jeune peintre romain qu’on voyait chez elle. Ainsi se trouva expliquée la ravissante beauté de cette enfant, fruit de l’union contractée entre une fort jolie femme du Nord et l’un des plus beaux hommes du Midi. Peu de mois après le mariage d’Emma, les événements politiques forcèrent le prince de Santa Valle à quitter Naples. La jeune princesse vint à Rome où elle fut reçue magnifiquement par le fameux prince Antoine Borghèse, homme de mérite. Elle habitait depuis longtemps le palais Borghèse, lorsque le bruit de la mort de son mari se répandit à Rome. La jeune veuve se hâta de prendre le deuil ; et il y eut au monde deux cœurs heureux de plus. Emma aimait avec passion un jeune noble romain, mais jusque-là ne l’avait vu qu’en présence d’une vieille duègne de la maison Borghèse, qu’elle avait prise à son service aussitôt qu’elle se fut laissée aller à la faiblesse de recevoir son amant chez elle. À peine eut-elle pris le deuil, que le futur mariage du jeune Romain ne fut plus un secret dans la société. Après une année, la plus heureuse de la vie de la pauvre Emma, elle allait enfin épouser son amant, et le voir hors de la présence de la duègne, quand arriva la nouvelle qu’elle n’était pas veuve. Le prince Santa Valle parut bientôt à Rome. Peu de jours près on trouva la jeune femme morte sous un berceau de fleurs dans le beau jardin Farnèse, qui domine le Forum. Le mari, fort bon homme, et point jaloux, ne fut nullement soupçonné. On supposa que la jeune princesse avait cédé à une idée inspirée par son origine allemande. Son amant est devenu presque fou, ajouta la personne qui nous parlait ; et vous avez pu en juger : c’est ce pauvre homme que vous venez de voir. Quand il est seul, on l’entend faire la conversation avec la princesse Santa Valle ; il croit qu’elle lui répond, et il lui parle des préparatifs de leur prochain mariage.

fin du second volume
  1. On y assassine, c’est-à-dire, des misérables hors de la société se donnent entre eux des coups de couteau ; mais les trois quarts des gens ayant plus de six mille francs de rente n’y sont pas payés pour mentir. En 1770, qui était payé pour mentir, en France ? Aussi était-on gai. (Note ajoutée en 1826.)
  2. L’homme vendu dit au libéral : « Si vous feignez de préférer à votre propre fortune les avantages de tous, c’est que vous n’avez aucune chance d’obtenir un bon lopin du budget. »

    C’est pour éviter cette objection que je me suis servi d’un sentiment bas.

  3. Le cardinal Lante a été le dernier homme de sa robe qui se permit des propos peu graves.
  4. C’est un charcutier de la place de Saint-Pétrone, puisqu’il faut l’avouer. À Milan, je faisais souvent la conversation avec M. Veronêse, cafetier sur la place du Dôme. M. Veronèse ayant gagné beaucoup d’argent avec les Français, sur-le-champ acheta de superbes tableaux. Il n’y a pas jusqu’au tailleur dont je me servais qui ne fit collection des belles estampes de M. Anderloni. Cherchez à Paris le pendant de MM. Veronèse, Ronchetti et le tailleur, et ne vous fâchez plus quand on appelle l’Italie la patrie des arts.
  5. Voir ce que les évêques de Pistoja toléraient en 1780, et cela depuis un temps immémorial, dans les couvents de religieuses. (Vie de Scipion Ricci, par le véridique de Potter, édition de Bruxelles.)

    Si le public savait combien tout ce que l’on imprime paye tribut au mensonge en crédit, et les sacrifices exigés par la juste prudence de l’Imprimeur, on me pardonnerait de citer souvent les ouvrages qui, imprimés à l’étranger, osent dire la vérité tout entière.(1826.)

  6. Quand verrons-nous paraître une Histoire de la crédulité faite d’après le modèle d’une histoire de la fièvre jaune ?
  7. Il est fâcheux que ce nom rappelle sir Hudson Lowe. Avoir employé cet homme, et avec un si beau succès, est un souvenir aussi triste que les pontons de 1810.
  8. Au parlement, le 13 avril 1826, M. Abercrombie demande à améliorer le mode de représentation d’Édimbourg. Cette ville a cent mille habitants, et ses députés au parlement sont désignés par un conseil municipal de trente-trois personnes, dont dix-neuf nomment leurs successeurs. M. Canning répond qu’il s’opposera toujours à toute réforme, etc. Les élections de Lyon sont exemptes de cette difformité.
  9. Se faire remarquer est toujours dangereux, que les remarquants tiennent à la police ou soient tout simplement des hommes de la société.
  10. Depuis 1820 et la terreur amenée par le carbonarisme, les nobles eux-mêmes sont attaqués : c’est un prêtre noble qui a été pendu à Modène vers 1821. La royauté a commis là une faute immense, et qui ne tend à rien moins qu’à réunir les Italiens et ôter la haine avec laquelle le bourgeois paye les dédains du noble.
  11. Je citerai encore ici, en témoignage de ce que j’avance, les admirables Mémoires de Benvenuto Cellini ; c’est le livre qu’il faut lire, avant tout, lorsqu’on s’achemine vers l’Italie, et ensuite le président de Brosses.
  12. Est-il nécessaire de rappeler le fait historique qui sert de base au poëme de lord Byron ? Un espion apprit à Nicolas III, souverain de Ferrare, que Parisina, sa femme, avait une intrigue avec Hugo, son fils naturel et le plus bel homme de sa cour. Le prince voulut voir par ses yeux, et ensuite fit trancher la tête à sa femme et à son fils.
  13. Voir ce qu’on dit des Français dans le Mercure du Rhin, journal à la mode en 1816.
  14. L’infortuné Pellico, l’auteur de Francesca da Rimini, est chargé en ce moment (mai 1826) de deux quintaux de chaînes. Les petits séjours à la Bastille de Voltaire. Marmontel, etc., ne peuvent être comparés à ces atroces détentions ; elles prouvent l’existence du sentiment de la liberté dès 1758. Jamais en ce pays-ci les princes ne se sont crus aimés.
  15. J’ai honte de donner si peu de profondeur à certains examens ; le pédantisme à la mode fait applaudir les phrases vagues sur ce qu’on appelle la philosophie ; mais l’on est moins indulgent pour l’analyse des faits particuliers. Je supprime, par respect pour l’opinion, un parallèle entre le caractère des Bolonais et celui des bons habitants de Milan. Deux cents de ces petits examens partiels mettraient à même quelque grand philosophe tel qu’Aristote de comparer le caractère des peuples du Midi et celui des peuples du Nord. Diderot appelait cela commencer par le commencement. Ce n’est que par des monographies de chaque passion du cœur humain que l’on pourra parvenir à connaître l’homme ; mais alors tout le monde rira des phrases louches de Kant et autres grands philosophes spiritualistes. La métaphysique est si peu avancée parmi nous, que l’on en est encore à l’ère des systèmes : voyez les progrès de la physique et de la chimie, depuis que l’on a laissé les systèmes à MM. Azaïs et Bernardin de Saint-Pierre. En fait de logique, les jeunes Français arrivés dans les salons depuis la Restauration sont bien moins avancés que la génération formée dans les écoles centrales. Il faudra revenir à ces écoles dès que nous serons délivrés des jésuites.
  16. Cabanis nous apprend que l’homme n’a chaque jour à dépenser qu’une certaine quantité limitée de cette substance, jusqu’ici peu connue, nommée fluide nerveux. On ne peut pas dépenser son bien de deux manières ; l’homme fort aimable dans un salon le sera moins avec ses amis intimes.
  17. Troubler l’ordre des castes a l’air de vouloir sortir de la sienne, ce qui est tout à fait vulgaire.
  18. Voir le délicieux pamphlet de M. Courier, Œuvres complètes, page 49, édition de Bruxelles.
  19. Un ami m’écrit qu’on trouve à l’Académie des inscriptions trois ou quatre hommes dignes d’être les collègues des Coraï et des Haase.
  20. Voir le Conciliatore, journal romantique publié à Milan vers 1818.
  21. Si le lecteur a des doutes je l’engage à parcourir une jolie comédie d’Albergati, intitulée il Pomo ; il y trouvera le marquis don Tiberio Cruscati, qui ne parle qu’en parfait toscan, ce qui le rend tout à fait inintelligible et souverainement ridicule pour les habitants de Bologne, ville située à vingt-deux lieues de Florence.
  22. Le lecteur connaît-il les Benzoni de Crema, les Malatesta de Ravenne ?
  23. Heureuse Florence ! m’écriai-je quand je vis le monument de ce puissant génie, qui, retrempant le sceptre des rois, en arrache un vain laurier, le met à nu, et montre aux peuples effrayés quelles larmes il fait couler et quels torrents de sang*.

    * Machiavel repose à Santa-Croce, à côté de Michel-Ange, d’Alfieri et de Galilée.

  24. Le gouvernement s’oppose à l’établissement de la société commanditaire pour prêter des fonds à toutes les industries ; l’une d’elles était l’entreprise de l’assainissement de Paris par l’enlèvement des boues. Les gouvernants ne veulent ni faire ni laisser faire ; le joli caractère !
  25. Renvoi de milady Oxford.
  26. L’amour du beau et l’amour mettent à jamais l’Italie à l’abri de la tristesse puritaine ou méthodiste. Probablement en ce pays l’existence des arts tient au papisme.
  27. Cronic. di Bolog. Simonetta, Neri Capponi. Singulier trait de scélératesse du général Ciarpelone pour gagner quatre cents florins.
  28. Nous ne repasserons plus par les cruautés de 1793.
  29. Annal. Modiol., p. 799, Verri, I, p. 381. Gattari, Storia Padovana.
  30. En 1822, à Naples comme en Espagne, l’on se moquait outrageusement de la tête légère des Français, qui n’avaient su conquérir qu’une demi-liberté, et ce en payant deux fois plus d’impôts qu’en 1789.
  31. Malgré la peur des gouvernements, qui, depuis 1821, se résout en tyrannie pour tomber sur la tête des sujets, on bâtit à Bologne, comme partout, beaucoup de maisons nouvelles : ce signe montre la civilisation et l’aisance semées en Italie par Napoléon, et que n’ont pu encore extirper les soins des obscurants et la chute des gendarmeries. Bologne étant fort malheureuse en 1827, la crainte de les compromettre m’a empêché de nommer les gens d’esprit qui ont bien voulu m’accueillir avec indulgence. La même raison s’oppose à la publication de certaines anecdotes trop caractéristiques. Après le cardinal Lante, Bologne a été admirablement gouvernée par M. le cardinal Spina, que nous avons vu à Paris aumônier de madame la princesse Borghèse. C’est par amour pour ce légat que Bologne n’a pas secondé le mouvement constitutionnel de Naples. Mais le cardinal Spina a été rappelé par Léon XII et remplacé par M. le cardinal Albano. Je dirai au voyageur paresseux que mon but en voyageant n’était pas d’écrire ; mais la vie de voyageur rompant toutes les habitudes, force est bien de recourir au grand dispensateur du bonheur ; il faut s’imposer un travail, sous peine de regretter Paris. On écrit au crayon dans les moments perdus, en attendant les chevaux de poste, etc. ; l’été, on écrit assis dans les églises, lieux très-frais, d’une jolie obscurité, et qui se trouvent exempts d’insectes et de bruit. Je ne notais pas, en voyageant, la dixième partie de mes sensations distinctes. Aujourd’hui, je ne me rappelle que ce que j’ai écrit ; souvent même, en relisant ces notes qui sont restées cachetées depuis dix ans, telles que le courrier extraordinaire de la maison N… les apporta à Paris, il me semble lire un voyageur contemporain. (Note ajoutée en 1826.)
  32. Pour la musique, ce sont dix idées différentes.
  33. « On voyait chez tous ces enfants le même caractère ; ils étaient également généreux, crédules, simples et inoffensifs. »
  34. Je saute plusieurs pages : car, pour ce qui touche à la connaissance du cœur humain et à ce qu’on appelle vulgairement philosophie, l’année 1826, tout occupée de la critique de la raison pure et du détrônement de Condillac, me semble éprouver un éloignement marqué pour les faits racontés sans pathos. Les gens adroits les craignent, les jeunes têtes ne les trouvent pas assez favorables au mysticisme et au spiritualisme.
  35. Je supprime toutes mes descriptions de tableaux. M. le président de Brosses a dit cent fois mieux (tome II, pages 11 à 67). Le bon goût de ce contemporain de Voltaire m’étonne toujours. Quant à M. Benvenuti et aux autres peintres venus depuis 1740, les tableaux de Girodet et des autres élèves de l’immortel David, font plaisir à voir, si on les compare à la Mort de César, aux Travaux d’Hercule, à la Judith de M. Benvenuti. Comme les Florentines sont infiniment plus belles que les femmes nées à Paris, on trouve dans ces tristes tableaux quelques têtes d’un contour agréable. Ce qui rend si insipides les ouvrages de nos artistes modernes, c’est que le gouvernement s’obstine à ne commander que des tableaux de miracles à des gens qui n’ont peut-être pas toute la ferveur de Fra Bartolomeo. Pour courir la chance d’être quelque chose, il faut agir, peindre ou écrire sous la dictée de ses passions. Les artistes florentins, suivant toute apparence, sont trop sensés pour éprouver de ces mouvements inconvenants et dispendieux qu’on homme passions. Sous ce rapport, ce sont des gens du meilleur ton. Je n’ai rien vu en Italie, parmi les tableaux modernes, qui rappelle, même de loin, je ne dirai pas la grâce céleste de Prudhon, mais la Peste de Jaffa, ou la tête de la Didon de M. le baron Guérin.
  36. Lord Byron, le Rousseau des Anglais, était tour à tour dandy, fou et grand poète. (Voir sa visite au père Paul d’Ivrée, franciscain d’Athènes : la Grèce en 1825, par H. Lauvergne.)
  37. LA MORT
    Sonnet

    Ô Mort ! qu’es-tu ? Pour l’âme basse et la coupable, le premier des maux. Aux tyrans cruels tu parais une vengeance du ciel qui les presse et les accable.

    Mais le malheureux fatigué du poids de longues infortunes, et qui depuis longtemps a vu tout espoir s’éteindre dans son cœur, implore ce fer par qui va finir le cours de ses misères, et sourit à l’approche du dernier moment.

    Au milieu des hasards et de la poussière des combats le héros te défie, les périls l’endurcissent. Le sage t’attend sans pâlir.

    Qu’es-tu donc, ô Mort ? Une nuit impénétrable, un bien, un mal, et tu prends des noms opposés, suivant le dernier sentiment qui fait battre ce cœur expirant.

  38. Dans l’admirable Dialogue de Fénelon.
  39. Alors à Santa Croce, et transporté depuis à la galerie de Florence, comme peu décent dans une église. Les prêtres ont eu raison : cependant ce tableau ne scandalisait personne depuis deux siècles qu’il était à Santa Croce. Les convenances font des progrès : source d’ennui.
  40. Nous avons suivi ici le texte de l’édition originale. Mais dans la plupart des exemplaires, un carton remplaçait l’anecdote de Filorusso par l’anecdote suivante. N. D. L. R.

    Près Bolsena, 5 février, pendant une longue montée. Mon compagnon dort à mes côtés ; j’abrège l’anecdote suivante qu’il vient de me raconter.

    Marco Rinoni, me disait-il, est un marchand de Milan, qui, il peut y avoir trois ans, maria sa fille Laodina à un jeune homme nommé Teranza, aussi négociant, et dont il était tuteur. Laodina eut deux enfants ; elle était sage et pieuse autant que belle. Je ne sais plus qui me la fit remarquer, en passant par la place du Dôme, comme la plus jolie des riches marchandes, qui conservent encore l’ancienne habitude de passer chaque jour quelques heures à leur comptoir. Je ne manquais jamais de m’arrêter devant cette boutique ; et quelquefois, à travers les châles et les mousselines exposés en montre, je parvenais à voir cette figure angélique. Laodina n’était pas grande ; elle avait des cheveux blonds, un œil modeste ; elle était fort pâle, l’ensemble de sa figure avait quelque chose de sérieux et de tendre. Il peut y avoir six mois que son mari la soupçonna d’aimer Valterna, jeune marchand qu’elle connaissait depuis longtemps. Le mari, jaloux, défendit à Valterna l’entrée de sa maison, et même lui fit donner, par deux Buli, une volée de coups de bâton. Le mari finit par avoir recours à la police, pour qu’elle prescrivît à Valterna de ne plus passer sous ses fenêtres. Le 18 janvier, il y aura jeudi trois semaines, Laodina alla au Théâtre de la Canobiana, où l’on donnait Paul et Virginie. Son amant était au parterre, et la regardait beaucoup ; elle avait la loge n° 6, à la première file. Laodina se montra plus gaie que de coutume ; seulement on s’est souvenu qu’à un certain passage de la pièce elle dit : C’est ainsi que finissent les vrais amants.

    Dès le matin, Laodina avait envoyé ses enfants chez sa mère. De retour chez elle, vers minuit, elle présenta à son mari un verre d’agro di cedro (sorte de limonade), où elle avait mis un peu d’opium ; elle en prit un elle-même, où il y avait du poison. Les époux se couchèrent ; il paraît que quand Laodina vit son mari endormi, elle l’enferma à clé dans sa chambre, et introdniait son amant Valterna dans la première pièce de leur petit appartement. Vers les trois heures, les voisins entendirent une explosion ; mais, tout restant tranquille, ils se rendormirent.

    Le lendemain, à dix heures du matin, le beau-frère de Teranza, qui avait ouvert sa boutique, étonné de ne pas le voir paraître, fit tant de bruit, qu’il parvint à l’éveiller. Transporté de jalousie en ne voyant pas sa femme à ses côtés, Teranza enfonce d’un coup de pied la porte de sa chambre. Quelle n’est pas son horreur, quand il aperçoit sa femme et son amant étendus morts près l’un de l’autre ! Ils avaient deux paires de pistolets, l’une à capsule, l’autre à pierre ; ils avaient fait usage de la première. Laodina n’était pas du tout défigurée par le coup de pistolet qu’elle s’était tiré au fond de la bouche. Elle portait au cou le portrait de son amant ; elle avait les bagues qu’il lui avait données. Elle tenait de la main gauche un second pistolet chargé et armé, dont elle n’avait pas eu besoin. Teranza, sans dire un mot à qui que ce soit, ferme sa porte à clé, et se rend à la police pour annoncer cette catastrophe. Sa jalousie était connue ; on le retient prisonnier jusqu’à ce que le rapport des officiers de santé ait constaté le suicide. Comme les Allemands ont lu Werther, ils ont permis que les deux amants fussent enterrés ensemble dans le Campo Scelerato. le surlendemain on a fait de la musique sur leur tombe. Probablement on publiera leurs lettres. On y voit que jamais Laodina n’a manqué à la foi jurée à son mari. Un combat cruel entre sa vertu et son amour l’a déterminée à se donner la mort, et son amant n’a pas voulu lui survivre. Ils étaient déterminés à mourir dès le 25 octobre ; divers événements domestiques, et entre autres la mort du père de Valterna, ont retardé la catastrophe jusqu’au 18 janvier. Dans plusieurs de ses lettres, Valterna veut persuader à sa maîtresse de fuir avec lui ; en réponse, elle lui reproche son manque de courage. « En fuyant, lui dit-elle, pauvres, vous et moi, nous ne pouvons éviter de tomber dans la misère, qui, peut-être, nous portera à commettre des actions honteuses : la mort vaut mieux. » On trouve les lettres de Laodina admirables ; toute la Lombardie discute les détails de cette anecdote.

  41. Voir l’Elefanteide, satire admirable de M. Buratti. Chercher la description de la figure tombolaria. Jamais satirique n’égala M. Buratti pour la peinture du physique de ses héros : après l’avoir lu, on les reconnaît dans la rue. Don Juan renferme bien des imitations de ce poète. (1826.)
  42. Par exemple le fameux Saint-Paul hors des murs, à Rome, incendié en 1823, et que l’on va, dit-on, essayer de rebâtir au moyen d’un ordre de chevalerie dont on vendra la croix.(1826.)
  43. C’est l’auteur du seul bon journal littéraire, depuis Baretti, il Poligrafo, Milan, 1811. Sous le nom de littérature, les autres donnent de lourdes dissertations, qui ne passeraient pas l’antichambre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, ou des vers dignes de Berthellemot. (Voyez la Biblioteca italiana, de Milan, journal payé à M. Acerbi par le gouvernement Metternich : c’est tout dire.)
  44. Je soupçonne que ce sentiment existe en Écosse.
  45. Les ballets de M. Gardel n’ont absolument rien de commun avec ceux de Viganò : c’est Campistron comparé à Shakspeare. Viganò aurait fait frémir pour Psyché : Gardel, la faisant tourmenter par les diables, tombe dans la même erreur que Shakspeare, lorsqu’il fait brûler les yeux, sur la scène, à un roi détrôné. L’imagination, qui n’est pas assez émue pour être à la hauteur de ce degré de terreur, s’amuse de la laideur des diables et rit de leurs griffes vertes.
  46. Pour me punir d’avoir ainsi pensé en 1817, je laisse ce mot. J’étais entraîné à mon insu par mon indignation contre le marquis Borio, auteur de l’exécrable libretto qui fait d’Otello un Barbe-Bleue. Dans la peinture des sentiments tendres, Rossini, maintenant éteint, est resté à mille lieues de Mozart et de Cimarosa ; en revanche, il a inventé une rapidité et un brillant inconnus à ces grands hommes.
  47. Je trouve aujourd’hui des morceaux fort touchants dans cet opéra. Quand on a entendu Nina Vigano chanter certains airs de MM. Caraffa et Perruchini, on sait que ces messieurs ont inventé la chanson italienne. Voir il Travaso dell’ anima.
  48. Tout le jeu de madame Pasta serait perdu à cette distance.
  49. Quelques Anglais ayant remarqué, en 1815, la belle manufacture de M. Taissaire, à Troyes, deux jours après un régiment des alliés vint briser tous les métiers.
  50. Poggii, Hist., lib. II, la Cronaca Sanese. « E il Cardinale disse a messer Jovanni », etc., etc.
  51. Dans l’original, car la police de Bonaparte a mutilé la traduction. Son portrait est celui de toutes les grandes âmes de l’Italie actuelle : plus de rage que de lumières.
  52. Il n’a jamais su apprécier la bonté des souverains de l’auguste maison de Savoie. Des souverains tels que ceux qui occupent actuellement les trônes de Naples, de Florence et de Sardaigne sont faits pour réconcilier à la monarchie les esprits les plus égarés par l’orgueil.
  53. Voir dans la bibliothèque de monseigneur le duc d’Orléans le Recueil des chansons étonnantes chantées par les filles d’honneur de la reine Catherine de Médicis. Chaque volume, magnifiquement relié, avec des fermoirs d’argent, porte le nom imprimé de la jeune personne de qualité chargée de chanter de telles chansons. Leur incroyable indécence démontre toute la fausseté des mœurs peintes dans la Princesse de Clèves. Les Mémoires de madame la duchesse d’Orléans, mère du régent, prouvent que l’on était moins poli à la cour de Louis XIV que chez le plus petit fabricant de calicot de l’an 1826 : mais on y avait plus d’esprit.
  54. Non : la séparation du continent, de 1792 à 1814, a augmenté à Londres l’énergie du principe triste ; l’aristocratie a eu une profonde peur ; elle a éprouvé, elle a excité de la haine. (Vie de Bagge, par sir Walter Scott.) La croyance que Napoléon était un ogre mangeant les petits enfants, et ne sachant pas lire, a diminué le bon sens, et par là le bonheur. Burke disait à la crédulité aristocratique qu’en France l’étroit espace laissé entre la guillotine et le peuple était loué à un bateleur, qui y faisait danser des chiens savants les jours d’exécution.
  55. Didymi Clerici Epistolæ, Lugano, 1816. Foscolo, le premier poëte d’Italie après Monti et Manzoni, est auteur des Tombeaux et d’Ajace. Comme Monti, il ne pense pas beaucoup, mais il versifie supérieurement.