Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Lettre I

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 7-14).

LETTRES
SUR

LE CÉLÈBRE COMPOSITEUR

HAYDN

LETTRE PREMIÈRE

à m. louis de lech**
Vienne, le 5 avril 1808

Mon ami,


Ce Haydn que vous aimez tant, cet homme rare dont le nom jette un si grand éclat dans le temple de l’harmonie, vit encore, mais l’artiste n’est plus.

À l’extrémité d’un des faubourgs de Vienne, du côté du parc impérial de Schœnbrunn, on trouve, près de la barrière de Maria-Hilff, une petite rue non pavée, et où l’on passe si peu qu’elle est couverte d’herbe. Vers le milieu de cette rue, s’élève une humble petite maison, toujours environnée par le silence : c’est là, et non pas dans le palais Esterhazy, comme vous le croyez, et en effet comme il le pourrait s’il le voulait, qu’habite le père de la musique instrumentale, un des hommes de génie de ce dix-huitième siècle, qui fut l’âge d’or de la musique.

Cimarosa, Haydn et Mozart viennent seulement de quitter la scène du monde. On joue encore leurs ouvrages immortels ; mais bientôt on les écartera : d’autres musiciens seront à la mode, et nous tomberons tout à fait dans les ténèbres de la médiocrité. Ces idées remplissent toujours mon âme quand j’approche de la demeure tranquille où Haydn repose. On frappe, une bonne petite vieille, son ancienne gouvernante, vous ouvre d’un air riant ; vous montez un petit escalier de bois, et vous trouvez, au milieu de la seconde chambre d’un appartement très simple, un vieillard tranquille, assis devant un bureau, absorbé dans la triste pensée que la vie lui échappe, et tellement nul dans tout le reste, qu’il a besoin de visites pour se rappeler ce qu’il a été autrefois. Lorsqu’il voit entrer quelqu’un, un doux sourire paraît sur ses lèvres, une larme mouille ses yeux, son visage se ranime, sa voix s’éclaircit, il reconnaît son hôte, et lui parle de ses premières années, dont il se souvient bien mieux que des dernières : vous croyez que l’artiste existe encore ; mais bientôt il retombe à vos yeux dans son état habituel de léthargie et de tristesse.

Ce Haydn tout de feu, plein de fécondité, si original, qui, assis à son piano, créait des merveilles musicales, et, en peu de moments, enflammait tous les cœurs, transportait toutes les âmes au milieu de sensations délicieuses ; ce Haydn a disparu du monde. Le papillon dont Platon nous parle a déployé vers le ciel ses ailes brillantes, et n’a laissé ici-bas que la larve grossière sous laquelle il paraissait à nos yeux.

Je vais de temps en temps visiter ces restes chéris d’un grand homme, remuer ces cendres encore chaudes du feu d’Apollon ; et si je parviens à y découvrir quelque étincelle qui ne soit pas tout à fait éteinte, je sors l’âme pleine d’émotion et de tristesse. Voilà donc ce qui reste d’un des plus grands génies qui aient existé !

Cadono le cità, cadono i regni
E l’uom d’esser mortate, par che si sdegni.

Tasso, c. ii.

Voilà, mon cher Louis, tout ce que je puis vous dire avec vérité de l’homme célèbre dont vous me demandez des nouvelles avec tant d’instances. Mais à vous qui aimez la musique de Haydn, et qui désirez la connaître, je puis donner bien d’autres détails que ceux qui sont relatifs à sa personne. Mon séjour ici et la société que j’y vois me mettent à même de vous parler au long de ce Haydn dont la musique s’exécute aujourd’hui du Mexique à Calcutta, de Naples à Londres, et du faubourg de Péra jusque dans les salons de Paris.

Vienne est une ville charmante. Figurez-vous une réunion de palais et de maisons très-propres, habités par les plus riches propriétaires d’une des grandes monarchies de l’Europe, par les seuls grands seigneurs auxquels on puisse encore appliquer ce nom avec quelque justesse. Cette ville de Vienne, proprement dite, a soixante-douze mille habitants, et des fortifications qui ne sont plus que des promenades agréables ; mais heureusement, pour laisser leur effet aux canons, qui n’y sont point, on a réservé tout autour de la ville un espace de six cents toises de large, dans lequel il a été défendu de bâtir. Cet espace, comme vous le pensez bien, est couvert de gazon et d’allées d’arbres qui se croisent en tous sens. Au-delà de cette couronne de verdure sont les trente-deux faubourgs de Vienne, où vivent cent soixante-dix mille habitants, de toutes les classes. Le superbe Danube touche, d’un côté, à la ville du centre, la sépare du faubourg de Léopoldstadt, et, dans une de ses îles, se trouve ce fameux Prater, la première promenade du monde, et qui est aux Tuileries, à l’Hyde-Park de Londres, au Prado de Madrid, ce que la vue de la baie de Naples, prise de la maison de l’ermite du mont Vésuve, est à toutes les vues qu’on nous vante ailleurs. L’île du Prater, fertile comme toutes les îles des grands fleuves, est couverte d’arbres superbes, et qui semblent plus grands là qu’ailleurs. Cette île, qui présente de toutes parts la nature dans toute sa majesté, réunit les allées de marronniers alignées par la magnificence, aux aspects sauvages des forêts les plus solitaires. Cent chemins tortueux la traversent ; et quand on arrive aux bords de ce superbe Danube, qu’on trouve tout à coup sous ses pas, la vue est encore charmée par le Léopoldsberg, le Kalemberg, et d’autres coteaux pittoresques qu’on aperçoit au delà. Ce jardin de Vienne, qui n’est gâté par l’aspect des travaux d’aucune industrie cherchant péniblement à gagner de l’argent, et ou quelques prairies seulement interrompent, de temps en temps la forêt, a deux lieues de long sur une et demie de large. Je ne sais si c’est une idée singulière, mais pour moi ce superbe Prater a toujours été une image sensible du génie de Haydn.

Dans cette Vienne du centre, séjour d’hiver des Esterhazy, des Palfy, des Trautmansdorff, et de tant de grands seigneurs environnés d’une pompe presque royale, l’esprit n’a point le développement brillant que l’on trouvait dans les salons de Paris avant notre maussade révolution. La raison n’y a point élevé ses autels comme à Londres ; une certaine réserve, qui fait partie de la politique savante de la maison d’Autriche, a porté les peuples vers des plaisirs plus physiques, et moins embarrassants pour ceux qui gouvernent.

Cette maison a eu des rapports fréquents avec l’Italie, dont elle possède une partie ; plusieurs de ses princes y sont nés. Toute la noblesse de Lombardie se rend à Vienne pour solliciter de l’emploi, et la douce musique est devenue la passion dominante des Viennois. Métastase a vécu cinquante ans parmi eux[1] ; c’est pour eux qu’il composa ces opéras charmants que nos petits littérateurs à la Laharpe prennent pour des tragédies imparfaites. Les femmes ici ont de l’attrait ; un teint superbe sert de parure à des formes élégantes : l’air plein de naturel et quelquefois un peu languissant et un peu ennuyeux des Allemandes du Nord est mélangé ici d’un peu de coquetterie et d’un peu d’adresse ; effet de la présence d’une cour nombreuse. En un mot, à Vienne, comme dans l’ancienne Venise, la politique et les raisonnements à perte de vue sur les améliorations possibles étant défendus aux esprits, la douce volupté s’est emparée de tous les cœurs. Je ne sais si cet intérêt des mœurs, dont on nous ennuie si souvent, y trouve son compte ; mais ce dont vous et moi sommes sûrs, c’est que rien ne pouvait être plus favorable à la musique. Cette enchanteresse l’a emporté ici même sur la hauteur allemande ; les plus grands seigneurs de la monarchie se sont faits directeurs des trois théâtres où l’on chante ; ce sont eux encore qui sont à la tête de la Société de musique, et tel d’entre eux dépense fort bien huit ou dix mille francs par an pour les intérêts de cet art. On est peut-être plus sensible en Italie ; mais il faut convenir que les beaux-arts sont loin d’y recevoir de tels encouragements. Aussi Haydn est né à quelques lieues de Vienne, Mozart un peu plus loin, vers les montagnes du Tyrol, et c’est à Prague que Cimarosa a composé son Matrimonio segreto.

  1. Né en 1698, appelé à Vienne en 1730, il y vécut jusqu’en 1782.