Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Lettre III

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 25-33).

LETTRE III

Vienne, 24 mai 1808.
Natura il fece e poi ruppe la stampa.
Ariosto.


François-Joseph Haydn naquit le dernier jour de mars 1732, à Rohrau, bourg situé à quinze lieues de Vienne. Son père était charron, et sa mère, avant de se marier, avait été cuisinière au château du comte de Harrach, seigneur du village.

Le père de Haydn réunissait à son métier de charron la charge de sacristain de la paroisse. Il avait une belle voix de ténor, aimait son orgue et la musique quelle qu’elle fût. Dans un de ces voyages que les artisans d’Allemagne entreprennent souvent, étant à Francfort-sur-le-Mein, il avait appris à jouer un peu de la harpe : les jours de fête, après l’office, il prenait sa harpe, et sa femme chantait. La naissance de Joseph ne changea point les habitudes de ce ménage paisible. Le petit concert de famille revenait tous les huit jours, et l’enfant, debout devant ses parents, avec deux petits morceaux de bois dans les mains, dont l’un lui servait de violon et l’autre d’archet, accompagnait constamment la voix de sa mère. J’ai vu Haydn, chargé d’ans et de gloire, se rappeler encore les airs simples qu’elle chantait, tant ces premières mélodies avaient fait d’impression sur cette âme toute musicale ! Un cousin du charron, nommé Frank, maître d’école à Haimbourg, vint à Rohrau un dimanche, et assista à ce trio. Il remarqua que l’enfant, à peine âgé de six ans, battait la mesure avec une exactitude et une sûreté étonnantes. Ce Frank savait fort bien la musique : il offrit à ses parents de prendre le petit Joseph chez lui, et de la lui enseigner. Ceux-ci reçurent la proposition avec joie, dans l’espérance de réussir plus facilement à faire entrer Joseph dans les ordres sacrés, s’il savait la musique.

Il partit donc pour Haimbourg. Il y avait à peine séjourné quelques semaines, qu’il découvrit chez son cousin deux tympanons[1], sortes de tambours. À force d’essais et de patience, il réussit à former sur cet instrument, qui n’a que deux tons, une espèce de chant qui attirait l’attention de tous ceux qui venaient chez le maître d’école.

Il faut avouer, mon ami, qu’en France, dans une classe du peuple aussi pauvre que la famille de Haydn, il n’est guère question de musique.

La nature avait donné à Haydn une voix sonore et délicate. En Italie, à cette époque, un tel avantage eût pu devenir funeste au petit paysan : peut-être Marchesi eût eu un émule digne de lui, mais l’Europe attendrait encore son symphoniste. Frank, donnant à son jeune cousin, pour me servir des propres expressions de Haydn, plus de taloches que de bons morceaux, mit bientôt le jeune tympaniste en état non seulement de jouer du violon et d’autres instruments, mais encore de comprendre le latin, et de chanter au lutrin de la paroisse, de manière à se faire une réputation dans tout le canton.

Le hasard conduisit chez Frank, Reüter, maître de chapelle de Saint-Étienne, cathédrale de Vienne. Il cherchait des voix pour recruter ses enfants de chœur. Le maître d’école lui proposa bien vite son petit parent : il vient ; Reüter lui donne un canon à chanter à première vue.

La précision, la pureté des sons, le brio[2] avec lequel l’enfant exécute, le frappent ; mais il est surtout charmé de la beauté de la voix. Il remarqua seulement qu’il ne trillait pas, et lui en demanda la cause en riant. Celui-ci répondit avec vivacité : « Comment voulez-vous que je sache triller, si mon cousin lui-même l’ignore ? — Viens ici, je vais te l’apprendre », lui dit Reüter. Il le prend entre ses jambes, lui montre comment il fallait rapprocher avec rapidité deux sons, retenir son souffle, et battre la luette. L’enfant trilla sur-le-champ et bien. Reüter, enchanté du succès de son écolier, prend une assiette de belles cerises que Frank avait fait apporter pour son illustre confrère, et les verse toutes dans la poche de l’enfant. On conçoit la joie de celui-ci. Haydn m’a souvent rappelé ce trait, et il ajoutait, en riant, que toutes les fois qu’il lui arrivait de triller, il croyait voir encore ces superbes cerises.

On sent bien que Reüter ne retourna pas seul à Vienne il emmena le nouveau trilleur. Haydn avait huit ans environ. Dans sa petite fortune, on ne trouve aucun avancement non mérité, aucun effet de la protection de quelque homme riche. C’est parce que le peuple en Allemagne aime la musique, que le père de Haydn l’apprend un peu à son fils, que son cousin Frank la lui enseigne un peu mieux, et qu’enfin il est choisi par le maître de chapelle de la première église de l’empire. C’est une suite toute simple de la manière d’être du pays, relativement à l’art que nous aimons.

Haydn m’a dit qu’à partir de cette époque, il ne se souvenait pas d’avoir passé un seul jour sans travailler seize heures, et quelquefois dix-huit. Il faut remarquer qu’il fut toujours son maître, et qu’à Saint-Étienne le travail obligé des enfants de chœur n’était que de deux heures. Nous cherchions ensemble la cause de cette étonnante application. Il me contait que, dès l’âge le plus tendre, la musique lui avait fait un plaisir étonnant. Entendre jouer d’un instrument quelconque était plus agréable pour lui que courir avec ses petits camarades. Quand, badinant avec eux dans la place voisine de Saint-Étienne, il entendait l’orgue, il les quittait bien vite, et entrait dans l’église.

Arrivé à l’âge de composer, l’habitude du travail était prise : d’ailleurs, le compositeur de musique a des avantages sur les autres artistes ; ses productions sont finies quand elles sont imaginées.

Haydn, qui trouvait des idées si belles et en si grand nombre, sentait sans cesse le plaisir de la création, qui est sans doute une des meilleures jouissances que l’homme puisse avoir. Le poëte et le compositeur partagent cet avantage ; mais le musicien peut travailler plus vite. Une belle ode, une belle symphonie, n’ont besoin que d’être imaginées pour répandre dans l’âme de leur auteur cette secrète admiration qui fait la vie des artistes.

Le guerrier, au contraire, l’architecte, le sculpteur, le peintre, n’ont pas assez de l’invention pour être pleinement satisfaits d’eux-mêmes ; il faut encore d’autres fatigues. L’entreprise la mieux conçue peut manquer dans l’exécution ; le tableau le mieux inventé peut être mal peint : tout cela laisse dans l’âme de l’inventeur un nuage, une sorte d’incertitude du succès, qui rend le plaisir de la création moins pur. Haydn, au contraire, en imaginant une symphonie, était parfaitement heureux ; il ne lui restait plus que le plaisir physique de l’entendre exécuter, et le plaisir tout moral de la voir applaudie. Je l’ai vu souvent, quand il battait la mesure de sa propre musique, ne pouvoir s’empêcher de sourire a l’approche des morceaux qu’il trouvait bien. J’ai vu aussi, dans les grands concerts qui se donnent à Vienne à certaines époques, quelques-uns de ces amateurs des arts à qui il ne manque que d’y être sensibles, se placer adroitement de manière à apercevoir la figure de Haydn, et régler sur son sourire les applaudissements d’inspirés par lesquels ils témoignaient à leurs voisins toute l’étendue de leur ravissement. Démonstrations ridicules ! Ces gens sont si loin de sentir le beau dans les arts, qu’ils ne se doutent pas même que la sensibilité a sa pudeur. C’est une petite vérité de sentiment, que la secte de nos femmes sentimentales me saura quelque gré sans doute de lui avoir enseignée. J’y joindrai une anecdote qui peut servir à la fois de modèle dans l’art de s’extasier, et d’excuse si quelque âme froide cherche à employer l’ironie, et à faire de mauvaises plaisanteries.

On représentait, sur un des premiers théâtres de Rome, l’Artaserce de Métastase, musique de Bertoni ; l’inimitable Pacchiarotti[3], si je ne me trompe, chantait le rôle d’Arbace : à la troisième représentation, arrivé à la fameuse scène du jugement, où le compositeur avait placé quelques mesures instrumentales après les paroles :

Eppur sono innocente,

la beauté de la situation, la musique, l’expression du chanteur, avaient tellement ravi les musiciens, que Pacchiarotti s’aperçoit qu’après qu’il a prononcé ces paroles, l’orchestre ne fait pas son trait. Impatienté, il baisse les yeux vers le chef d’orchestre. « Eh bien ! que faites-vous donc ? » Celui-ci, réveillé comme d’une extase, lui répond en sanglotant et tout naïvement : « Nous pleurons. » En effet, aucun des musiciens n’avait songé au passage, et tous avaient leurs yeux pleins de larmes fixés sur le chanteur.

Je vis à Brescia, en 1790, l’homme d’Italie qui était peut-être le plus sensible à la musique. Il passait sa vie à en entendre : quand elle lui plaisait, il ôtait ses souliers sans s’en apercevoir ; et si le pathétique allait à son comble, il était dans l’usage de les lancer derrière lui sur les spectateurs.

Adieu. La longueur de mon épître me fait peur ; la matière s’étend sous ma plume : je croyais vous écrire trois ou quatre lettres tout au plus, et je deviens infini. Je profite de l’offre obligeante de M. de C.., qui vous fera parvenir mes lettres franches de port jusqu’à Paris, à commencer par celle-ci : j’en suis bien aise. Si l’on vous voyait recevoir par la poste ces paquets énormes arrivant de l’étranger, on pourrait nous croire occupés de bien plus grandes affaires ; et pour être heureux, quand on a un cœur, il faut cacher sa vie.

Vale et me ama.
  1. M. D. Muller dans une note de l’édition Champion fait remarquer que Stendhal ici traduit mal Carpani qui parlait de timbales (timpani). N. D. L. E.
  2. Je demande pardon de me servir de ce mot italien, ou plutôt espagnol, que je ne sais comment traduire : chanter avec une chaleur pleine de gaieté, ne rendrait qu’imparfaitement ce qu’on entend en Italie par cantar con brio. Au delà des Alpes, portar si con brio est un éloge : en France ce serait un ridicule énorme. Brio è quella vaghezza spiritosa che risulta dal galante portamento, o dall’ allegra aria della persona.
  3. Pacchiarotti, né près de Rome en 1750, excellait dans le pathétique. Il vit encore, je crois, retiré à Padoue.