Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Lettre VIII

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 70-92).

LETTRE VIII

Salzbourg, le 30 Avril 1809


Enfin, mon cher ami, vous avez reçu mes lettres : la guerre qui m’environne ici de toutes parts me donnait quelque inquiétude sur leur sort. Mes promenades dans les bois sont troublées par le bruit des armes : dans ce moment j’entends bien distinctement le canon que l’on tire à une lieue et demie d’ici, sur la route de Munich ; cependant, après quelques réflexions assez tristes sur le sort qui m’a ôté ma compagnie de grenadiers, et qui, depuis vingt ans, m’éloigne de ma patrie, je m’assois sur le tronc d’un grand chêne couché par terre : je me trouve à l’ombre d’un beau tilleul, je ne vois autour de moi qu’une verdure charmante, et qui se dessine bien nettement sur un ciel d’un bleu foncé[1] ; je prends mon petit cahier, mon crayon, et je vais, après un long silence, vous parler de notre ami Haydn.

Savez-vous que je vais presque vous accuser de schisme ? Vous semblez le préférer aux chantres divins de l’Ausonie. Ah ! mon ami, les Pergolèse, les Cimarosa, ont excellé dans la partie la plus touchante et en même temps la plus noble du bel art qui nous console. Vous me dites qu’un des motifs de votre préférence pour Haydn, c’est qu’on peut l’entendre à Londres et à Paris comme à Vienne, tandis que, faute de voix, la France ne jouira jamais de l’Olympiade du divin Pergolèse. Sous ce rapport, je partage votre opinion. L’organisation dure des Anglais et de nos chers compatriotes peut laisser naître chez eux de bons joueurs d’instruments, mais leur défend à jamais de chanter. Ici, au contraire, en traversant le faubourg de Léopoldstadt, je viens d’entendre une voix très-douce chanter agréablement la chanson

Nach dem Todt bin ich dein.

Quant à ce qui me regarde, j’aperçois fort bien la malice de votre critique au milieu de vos compliments. Vous me reprochez encore cette légèreté qui, grâce au ciel, faisait autrefois le texte habituel de vos leçons. Vous dites que je vous écris sur Haydn, et que je n’oublie qu’une chose, qui est d’aborder franchement la manière de ce grand maître, et de vous expliquer, en ma qualité d’habitant de l’Allemagne, et en votre qualité d’ignorant, comment il plaît et pourquoi il plaît ? D’abord vous n’êtes point un ignorant ; vous aimez passionnément la musique, et l’amour suffit dans les beaux-arts. Vous dites qu’à peine déchiffrez-vous un air : n’avez-vous pas honte de cette mauvaise objection ? Prenez-vous pour un artiste l’ouvrier croque-sol qui depuis vingt ans donne des leçons de piano, comme son égal en génie fait des habits chez le tailleur voisin ? Faites-vous un art d’un simple métier où l’on réussit, comme dans les autres, avec un peu d’adresse et beaucoup de patience ?

Rendez-vous plus de justice. Si votre amour pour la musique continue, un voyage d’un an en Italie vous rendra plus savant que vos savants de Paris.

Une chose que je n’aurais pas crue, c’est qu’en étudiant les beaux-arts, on puisse apprendre à les sentir. Un de mes amis n’admirait, dans tout le Musée de Paris, que l’expression de la Sainte Cécile de Raphaël, et un peu le tableau de la Transfiguration ; tout le reste ne lui disait rien, et il aimait mieux les peintures d’éventails qu’on expose tous les deux ans que les chefs-d’œuvre enfumés des anciennes écoles ; en un mot, la peinture était une source de jouissances presque fermée pour lui. Il est arrivé que, par complaisance, il a lu une histoire de la peinture pour en corriger le style[2] ; il est allé par hasard au Musée, et les tableaux lui ont rappelé ce qu’il venait de lire sur leur compte. Il s’est mis, sans s’en apercevoir, à ratifier ou à casser les jugements qu’il avait vus dans le manuscrit ; il a bientôt distingué le style des écoles différentes. Peu à peu, et sans dessein formé, il est allé trois ou quatre fois la semaine au Musée, qui est aujourd’hui un des lieux du monde où il se plaît le plus. Il trouve mille sujets de réflexions dans tel tableau qui ne lui disait rien, et la beauté du Guide, qui ne le frappait pas jadis, le ravit aujourd’hui.

Je suis convaincu qu’il en est de même de la musique, et qu’en commençant par apprendre par cœur cinq ou six airs du Mariage secret, l’on finit par sentir la beauté de tous les autres : seulement il faut avoir la précaution de se priver de toute autre musique que celle de Cimarosa, pendant un ou deux mois. Mon ami avait soin de ne voir chaque semaine au Musée que les tableaux d’un même maître ou d’une même école.

Mais, mon cher, que la tâche que vous m’imposez pour les symphonies de Haydn est difficile, non pas faute d’idées bonnes ou mauvaises, j’en ai : la difficulté est de les faire parvenir à quatre cents lieues, et de les peindre avec des paroles.

Puisque vous le voulez, mon ami, garantissez-vous de l’ennui comme vous pourrez ; moi, je vais vous transcrire ce qu’on pense ici du style de Haydn.

Dans les premiers temps de notre connaissance, je l’interrogeais souvent à ce sujet ; il est bien naturel de demander à quelqu’un qui fait des miracles : Comment vous y prenez-vous ? mais je voyais que mon homme évitait toujours d’entrer en matière. Je pensai qu’il fallait le tourner, et je me mis à prononcer, avec une effronterie de journaliste et une force de poumons intarissable, des jugements ténébreux sur Haendel, Mozart, et autres grands maîtres, auxquels j’en demande pardon. Haydn, qui était très bon et très doux, me laissait dire et souriait ; mais quelquefois aussi, après m’avoir fait boire de son vin de Tokay, il me corrigeait par cinq ou six phrases pleines de sens et de chaleur, partant de l’âme et montrant sa théorie : je me hâtais de les noter en sortant de chez lui. C’est ainsi qu’en faisant à peu près le métier d’un agent de M. de Sartine, je suis parvenu à connaître les opinions du maître.

Qui le croirait ? Ce grand homme, dont nos pauvres diables de musiciens savants et sans génie veulent se faire un bouclier, répétait sans cesse : « Ayez un beau chant, et votre composition, quelle qu’elle soit, sera belle, et plaira certainement. »

« C’est l’âme de la musique, continuait-il, c’est la vie, l’esprit, l’essence d’une composition : sans elle Tartini peut trouver les accords les plus rares et les plus savants, mais vous n’entendez qu’un bruit bien travaillé, lequel, s’il ne déplaît pas à l’oreille, laisse du moins la tête vide et le cœur froid. »

Un jour que je combattais, avec plus de déraison qu’à l’ordinaire, ces oracles de l’art, le bon Haydn alla me chercher un petit journal barbouillé qu’il avait fait pendant son séjour à Londres. Il m’y fit voir qu’étant allé un jour à Saint-Paul, il y entendit chanter à l’unisson une hymne par quatre mille enfants : « Ce chant simple et naturel, ajouta-t-il, me donna le plus grand plaisir que la musique exécutée m’ait jamais procuré. »

Or ce chant, qui produisit un tel effet sur l’homme du monde qui avait entendu la plus belle musique instrumentale, n’est autre chose que[3]

Chercherai-je, pour que vous ne m’accusiez pas de sauter les difficultés, à vous définir le chant ? Écoutez madame Barilli, chantant, dans les Nemici generosi, que je vois annoncé dans le Journal des Débats :

Piaceri dell’ anima
Contenti soavi.

Écoutez-la dire, dans le Mariage secret, en se moquant de sa sœur, toute fière d’épouser un comte :

Signora Contessina[4].

Écoutez Paolino-Crivelli chanter à ce comte, qui devient amoureux de sa maîtresse :

Deh ! Signor !

Voilà ce que c’est que le chant. Voulez-vous, par une méthode aussi facile, connaître ce qui n’est pas du chant ? allez à Feydeau ; prenez garde qu’on ne joue ni du Grétry, ni du Della-Maria, ni la Mélomanie. Écoutez la première ariette venue, et vous saurez mieux que par mille définitions ce que c’est que de la musique sans mélodie.

Il y a peut-être plus d’amour pour la musique dans vingt de ces gueux insouciants de Naples, appelés lazzaroni, qui chantent le soir le long de la rive de Chiaja, que dans tout le public élégant qui se réunit le dimanche au Conservatoire de la rue Bergère. Pourquoi s’en fâcher ? Depuis quand est-on si orgueilleux des qualités purement physiques ? La Normandie n’a point de bois d’orangers, et cependant c’est un beau et bon pays : heureux qui a des terres en Normandie, et qui a la permission de les habiter ! Mais revenons au chant.

Comment définir, d’une manière raisonnable, quelque chose qu’aucune règle ne peut apprendre à produire ? J’ai sous les yeux cinq ou six définitions que j’ai notées dans mon carnet : en vérité, si quelque chose était capable de me faire perdre l’idée bien nette que j’ai de ce que c’est que le chant, ce serait la lecture de ces définitions. Ce sont des mots assez bien arrangés, mais qui, au fond, ne présentent qu’un sens vague. Par exemple, qu’est-ce que la douleur ? Nous avons tous, hélas ! assez d’expérience pour sentir la réponse à cette question ; et cependant, quoi que nous puissions dire, nous aurons obscurci le sujet. Je croirai donc, monsieur, être à l’abri de vos reproches, en me dispensant de vous définir le chant : c’est, par exemple, ce qu’un amateur sensible et peu instruit a retenu en sortant d’un opéra. Qui est-ce qui a entendu le Figaro de Mozart, et qui ne chante pas en sortant, souvent avec la voix la plus fausse du monde :

Non più andrai, farfallone amoroso,
Delle donne turbando il riposo, etc. ?

Les maîtres vous disent : Trouvez des chants qui soient à la fois clairs, faciles, significatifs, élégants, et qui, sans être recherchés, ne tombent pas dans le trivial. Vous éviterez ce dernier défaut et la triste monotonie en introduisant des dissonances : elles produisent d’abord un sentiment un peu désagréable ; l’oreille a soif de les voir résolues, et éprouve une jouissance bien distincte quand enfin le compositeur les résout.

Les dissonances réveillent l’attention ; ce sont des stimulants administrés à un léthargique : ce moment d’inquiétude qu’elles produisent en nous se transforme en plaisir très vif, lorsque nous arrivons enfin à l’accord que notre oreille ne cessait de prévoir et de désirer. Nous devons des louanges à Monteverde, qui découvrit cette mine de beautés, et à Scarlatti, qui l’exploita.

Mozart, ce génie de la douce mélancolie, cet homme plein de tant d’idées et d’un goût si grandiose, cet auteur de l’air

Non so più cosa son cosa faccio,

a quelquefois un peu abusé des modulations.

Il lui est arrivé de gâter ces beaux chants dont les premières mesures sont exactement les soupirs d’une âme tendre. En les tourmentant un peu vers la fin, souvent il les rend obscurs pour l’oreille, quoique dans la partition ils soient clairs pour le lecteur ; quelquefois, dans ses accompagnements, il met des chants trop différents de celui de l’acteur en scène ; mais que ne pardonnerait-on pas en faveur du chant de l’orchestre, vers le milieu de l’air

Vedrò mentr’io sospiro
Felice un servo mio !
Figaro.

chant divin, et que tout homme qui souffre d’amour se rappelle involontairement[5].

Les dissonances sont, en musique, comme le clair-obscur en peinture : il ne faut pas en abuser. Voyez la Transfiguration et la Communion de saint Jérôme, placées vis-à-vis l’une de l’autre à votre Musée de Paris ; il manque un peu de clair-obscur à la Transfiguration ; le Dominiquin, au contraire, en a fait le meilleur usage : c’est là qu’il faut s’arrêter, ou vous tombez dans la secte des tenebrosi, qui, au seizième siècle, firent périr la peinture en Italie. Les gens du métier vous diront que Mozart abuse surtout des intervalles de diminuée et de superflue.

Quelques années après que Haydn se fut établi à Eisenstadt, et aussitôt qu’il se fut formé un style, il songea à nourrir son imagination en recueillant soigneusement ces chants antiques et originaux qui courent dans le peuple de chaque nation.

L’Ukraine, la Hongrie, l’Écosse, l’Allemagne, la Sicile, l’Espagne, la Russie, furent mises par lui à contribution. On peut se former une idée de l’originalité de ces mélodies par le chant tyrolien que les officiers qui ont fait la campagne d’Autriche en 1809 ont rapporté en France :

Wenn ich war in mein…

Tous les ans, un peu avant Noël, on voit arriver, de Calabre à Naples, des musiciens ambulants qui, armés d’une guitare et d’un violon, dont ils jouent, non pas en l’appuyant sur l’épaule, mais comme nous de la basse, accompagnent des chants sauvages, et aussi différents de la musique de tout le reste de l’Europe qu’il soit possible de l’imaginer. Ces chants si baroques ont cependant leur agrément, et n’offensent point l’oreille.

On peut en juger, en quelque façon, à Paris, par la romance que Crivelli chante d’une manière si délicieuse dans la Nina de Paisiello. Ce maître s’est occupé à rassembler d’anciens airs qu’on croit grecs d’origine, et qui sont encore chantés aujourd’hui par les paysans demi-sauvages de l’extrémité de l’Italie ; et c’est d’un de ces airs arrangés qu’il a fait cette romance si simple et si belle.

Quoi de plus différent que le bolero espagnol et l’air Charmante Gabrielle de Henri IV ? Ajoutez-y un air écossais et une romance persane tels qu’on les chante à Constantinople, et vous verrez jusqu’où la variété peut aller en musique. Haydn se nourrissait de tout cela, et savait par cœur tous ces chants singuliers.

Comme Léonard de Vinci dessinait, sur un petit livret qu’il portait toujours sur lui, les physionomies singulières qu’il rencontrait, Haydn notait soigneusement tous les passages et toutes les idées qui lui passaient par la tête.

Quand il était heureux et gai, il courait à sa petite table, et écrivait des motifs de menuets et de chansons : se sentait-il tendre et porté à la tristesse, il notait des thèmes d’andante ou d’adagio. Lorsque ensuite, en composant, il avait besoin d’un passage de tel caractère, il recourait à son magasin.

Cependant d’ordinaire Haydn n’entreprenait une symphonie qu’autant qu’il se sentait bien disposé. On a dit que les belles pensées viennent du cœur ; cela est d’autant plus vrai que le genre dans lequel on travaille s’éloigne davantage de l’exactitude des sciences mathématiques. Tartini, avant de se mettre à composer, lisait un de ces sonnets si doux de Pétrarque. Le bilieux Alfieri, qui, pour peindre les tyrans, leur a dérobé la farouche amertume qui les dévore, aimait à entendre de la musique avant de se mettre au travail. Haydn, ainsi que Buffon, avait besoin de se faire coiffer avec le même soin que s’il eût dû sortir, et de s’habiller avec une sorte de magnificence. Frédéric II lui avait envoyé un anneau de diamants : Haydn avoua plusieurs fois que si, en se mettant à son piano, il oubliait de prendre cette bague, il ne lui venait pas une idée. Le papier sur lequel il composait devait être le plus fin possible et le plus blanc. Il écrivait ensuite avec tant de propreté et d’attention, que le meilleur copiste ne l’aurait pas surpassé pour la netteté et l’égalité des caractères. Il est vrai que ses notes avaient la tête si petite et la queue si fine, qu’il les appelait, avec assez de justice, ses pieds de mouches.

Après toutes ces précautions mécaniques, Haydn commençait son travail par écrire son idée principale, son thème, et par choisir les tons dans lesquels il voulait le faire passer. Son âme sensible lui avait donné une connaissance profonde du plus ou moins d’effet que produit un ton en succédant à un autre[6]. Haydn imaginait ensuite une espèce de petit roman qui pût lui fournir des sentiments et des couleurs musicales.

Quelquefois il se figurait qu’un de ses amis, père d’une nombreuse famille et mal partagé des biens de la fortune, s’embarquait pour l’Amérique, espérant y changer son sort.

Les principaux événements du voyage formaient la symphonie. Elle commençait par le départ. Un vent favorable agitait doucement les flots, le navire sortait heureusement du port, pendant que, sur le rivage, la famille du voyageur le suivait des yeux en pleurant, et que ses amis lui faisaient des signaux d’adieu. Le vaisseau naviguait heureusement, et on abordait enfin à des terres inconnues. Une musique sauvage, des danses, des cris barbares, s’entendaient vers le milieu de la symphonie. Le navigateur fortuné faisait d’heureux échanges avec les naturels du pays, chargeait son vaisseau de riches marchandises, et, enfin, se remettait en route pour l’Europe, poussé par un vent propice. Voilà le premier motif de la symphonie qui revient. Mais bientôt la mer commence à s’agiter, le ciel s’obscurcit et une tempête horrible vient mêler tous les tons et presser la mesure. Tout est en désordre sur le vaisseau. Les cris des matelots, le mugissement des vagues, les sifflements des vents portent la mélodie du genre chromatique au pathétique. Les accords de superflue et de diminuée, les modulations se succédant par semi-tons, peignent l’effroi des navigateurs.

Mais peu à peu la mer se calme, les vents favorables reviennent enfler les voiles. On arrive au port. L’heureux père de famille jette l’ancre au milieu des bénédictions de ses amis et des cris de joie de ses enfants et de leur mère, qu’il embrasse enfin en mettant pied à terre. Tout, sur la fin de la symphonie, était allégresse et bonheur.

Je ne puis me rappeler à laquelle des symphonies de Haydn ce petit roman a servi de fil. Je sais qu’il me l’indiqua ainsi qu’au musicien Pichl, mais je l’ai entièrement oubliée.

Pour une autre symphonie, le bon Haydn s’était figuré une espèce de dialogue entre Jésus et le pécheur obstiné ; il suivait ensuite la parabole de l’Enfant prodigue.

C’est de ces petits romans que proviennent les noms par lesquels notre compositeur désignait quelquefois ses symphonies. Sans cette indication, il est impossible de comprendre les noms de la Belle Circassienne, de Roxelane, du Solitaire, du Maître d’école amoureux, de la Persane, du Poltron, de la Reine, de Laudon, titres qui indiquent tous le petit roman qui guidait l’âme du compositeur. Je voudrais que les symphonies de Haydn eussent gardé des noms au lieu d’avoir des numéros. Un numéro ne dit rien ; un titre, tel que le Naufrage, la Noce, etc., guide un peu l’imagination de l’auditeur, qu’on ne saurait trop tôt chercher à ébranler.

On dit que jamais homme ne connut les divers effets des couleurs, leurs rapports, les contrastes qu’elles peuvent former, etc., comme le Titien. Haydn, aussi, avait une connaissance incroyable de chacun des instruments qui composaient son orchestre. Dès que son imagination lui fournissait un passage, un accord, un simple trait, il voyait sur-le-champ par quel instrument il devait le faire exécuter pour qu’il produisît l’effet le plus sonore et le plus agréable. Avait-il quelque doute en composant une symphonie ? la place qu’il occupait à Ëisenstadt lui donnait un moyen facile de l’éclaircir. Il sonnait de la manière convenue pour annoncer une répétition ; les musiciens se rendaient au foyer. Il leur faisait exécuter de deux ou trois manières différentes le passage qu’il avait dans la tête, choisissait, les congédiait, et rentrait pour continuer son travail.

Rappelez-vous, mon cher Louis, la scène d’Oreste dans l’Iphigénie en Tauride, de Gluck. L’effet étonnant des passages exécutés par les violes agitées eût disparu si l’on eût donné ces passages à un autre instrument.

On trouve souvent chez Haydn de singulières modulations ; mais il sentait que l’extravagant éloigne de l’âme de l’auditeur la sensation du beau, et il ne hasarde jamais un changement un peu singulier sans l’avoir préparé imperceptiblement par les accords précédents. Ainsi, au moment où ce changement arrive, vous ne lui trouvez ni crudité ni invraisemblance. Il disait avoir trouvé l’idée de plusieurs de ces transitions dans les ouvrages de Bach l’ancien. Vous savez que Bach lui même les avait rapportées de Rome.

En général Haydn parlait volontiers des obligations qu’il avait à Emmanuel Bach, qui, avant la naissance de Mozart, passait pour le premier pianiste du monde ; mais il assurait aussi ne rien devoir au Milanais Sammartini, qui, ajoutait-il, n’était qu’un brouillon.

Je me rappelle fort bien cependant que, me trouvant à Milan, il y a une trentaine d’années, à une soirée de musique qu’on donnait au célèbre Mislivicek, on vint à jouer quelques vieilles symphonies de Sammartini, et le musicien bohème s’écria tout à coup : « J’ai trouvé le père du style de Haydn. »

C’était trop dire, sans doute ; mais ces deux artistes avaient reçu de la nature une âme à peu près semblable, et il est prouvé que Haydn eut de grandes facilités pour étudier les ouvrages du Milanais. Quant à la ressemblance, remarquez dans le premier quatuor de Haydn en b fa, au commencement de la seconde partie du premier temps, le mouvement du deuxième violon et de la viole : c’est le genre de Sammartini tout pur.

Ce Sammartini, homme tout de feu et extrêmement original, était aussi, quoique de loin, au service du prince Nicolas Esterhazy. Un banquier de Milan, nommé Castelli, était chargé par le prince de compter à Sammartini huit sequins (quatre-vingt-seize francs) pour chaque pièce de musique qu’il lui remettrait : le compositeur devait en fournir au moins deux par mois, et il lui était libre d’en remettre au banquier autant qu’il le voudrait ; mais sur la fin de ses jours, la vieillesse le rendant paresseux, je me souviens fort bien d’avoir entendu le banquier se plaindre à lui des reproches qu’il recevait de Vienne au sujet de la rareté de ses envois. Sammartini répondait en grondant « Je ferai, je ferai ; mais le clavecin me tue. »

Malgré sa paresse, la seule bibliothèque de la maison Palfy compte plus de mille morceaux de ce compositeur. Haydn eut donc toutes sortes de facilités pour le connaître et l’étudier, si jamais il eut ce dessein.

Haydn, en observant les sons, avait trouvé de bonne heure, pour me servir de ses propres termes, « ce qui fait bien, ce qui fait mieux, ce qui fait mal. »

Voilà, mon ami, un exemple de cette manière simple de répondre qui embarrasse beaucoup. On lui demande la raison d’un accord, d’un passage assigné plutôt à un instrument qu’à un autre, il ne répond guère autre chose que : « Je l’ai fait parce que cela va bien. »

Cet homme rare, repoussé dans sa jeunesse par l’avarice des maîtres, avait pris sa science dans son cœur : il avait soumis son âme à l’effet de la musique ; il avait remarqué ce qui se passait en lui, et cherchait à reproduire ce qu’il avait éprouvé. Un artiste médiocre cite tout simplement la règle ou l’exemple auquel il s’est conformé ; il tient cela bien clairement dans sa petite tête.

Haydn s’était fait une règle singulière dont je ne puis rien vous apprendre, sinon qu’il n’a jamais voulu dire en quoi elle consistait. Vous connaissez trop les arts pour que j’aie besoin de vous rappeler au long que les anciens sculpteurs grecs avaient certaines règles de beauté invariables, nommées canons[7]. Ces règles sont perdues, et leur existence recouverte d’une profonde obscurité. Il paraît que Haydn avait trouvé en musique quelque chose de semblable. Le compositeur Weigl, le priant un jour de lui donner ces règles, n’en put obtenir que cette réponse : « Essayez et trouvez. »

On vous dira que le charmant Sarti composait quelquefois ainsi par des bases numériques ; il se vantait même de montrer cette science en peu de leçons : mais tout l’arcane de sa méthode consistait à accrocher de l’argent aux riches amateurs, assez bons pour espérer pouvoir parler une langue sans la savoir. Comment se servir à l’aveugle du langage des sons, sans avoir étudié le sens de chacun d’eux ?

Quant à Haydn, dont le cœur était le temple de la loyauté, tous ceux qui l’ont connu savent qu’il avait un secret et qu’il ne l’a jamais voulu dire. Il n’a donné autre chose au public, dans ce genre, qu’un jeu philharmonique, pour lequel on se procure, au hasard, des nombres en jetant des dés : les passages auxquels ces nombres correspondent, étant réunis, même par quelqu’un qui ne se doute pas du contrepoint, forment des menuets réguliers.

Haydn avait un autre principe bien original. Quand son objet n’était pas d’exprimer une affection quelconque, ou de peindre telle image, tous les motifs lui étaient bons : « Tout l’art consiste, disait-il, dans la manière de traiter un thème et de le conduire. » Souvent un de ses amis entrant chez lui comme il allait commencer une pièce : « Donnez-moi un motif, » disait-il en riant. Donner un motif à Haydn ! qui l’aurait osé ? — « Allons ! bon ! courage ! donnez-moi un motif pris au hasard, quel qu’il soit. » Et il fallait obéir.

Plusieurs de ses étonnants quatuors rappellent ce tour de force : ils commencent par l’idée la plus insignifiante, mais peu a peu cette idée prend une physionomie, se renforce, croît, s’étend, et le nain devient géant à nos yeux étonnés.

  1. Faux. Criminelle imitation de Corrège. Peinture belle en soi, mais fausse, en avril, en Bavière ; le ciel bleu surtout. (Note manuscrite de l’ex. Mirbeau.)
  2. J’avais l’idée de l’Histoire de la Peinture depuis le 28 octobre 1818, je crois, contrada dei Rastrelli à Milan. (Note manuscrite de l’ex. Mirbeau.)
  3. La mémoire de Haydn a un peu embelli ce chant. (Note d’après les errata de 1817.)
  4. M. Daniel Muller fait remarquer dans l’édition Champion qu’il s’agit plutôt du trio qui suit cet air quand Caroline appelle Lisette : Contessa Garbata. N. D. L. E.
  5. Je ne me fais pas un scrupule de prendre mes exemples dans la musique que j’ai entendue à Paris depuis ma rentrée en France, et postérieurement à la date de ces lettres. Il n’est pas permis à tout le monde d’imiter un grand écrivain, qui, cherchant à donner à son ami une idée exacte du pays désert qu’il faut traverser pour arriver à Rome, lui dit :
    « Vous avez lu, mon cher ami, tout ce qu’on a écrit sur ce pays, mais je ne sais si les voyageurs vous en ont donné une idée bien juste… Figurez-vous quelque chose de la désolation de Tyr et de Babylone, dont parle l’Écriture. » Génie du Christianisme, tom. III, p. 367.
    Citer à Paris la plupart des chefs-d’œuvre de Pergolèse, de Galuppi, de Sacchini, etc., ce serait un peu parler des plaines de Babylone.
  6. Exemple trivial. Touchez le piano en C sol fa ut, mineur, faites la cadence ; sautez ensuite au G sol re ut, vous trouverez que ce saut ne déplaît pas. Mais si, au lieu de sauter au G sol re ut, vous passez du C sol fa ut mineur à l’E la fa, vous verrez combien cette succession de sons est plus sonore, plus majestueuse et plus agréable que la première. On trouverait facilement mille exemples plus compliqués : Mozart et Haydn en sont remplis.
  7. Voir Winkelmann, Visconti, ou plutôt Visconti et Winkelmann.