Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Métastase II

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 364-378).

LETTRE II


Le Dante reçut de la nature une manière de penser profonde ; Pétrarque un penser agréable ; Bojardo et l’Arioste, une tête à imagination ; le Tasse, un penser plein de noblesse : mais aucun d’eux n’eut une pensée aussi claire et aussi précise que Métastase ; aucun d’eux encore n’est parvenu, en son genre, au point de perfection que Métastase atteignit dans le sien.

Le Dante, Pétrarque, l’Arioste, le Tasse, ont laissé quelque petite possibilité à ceux qui sont venus après eux d’imiter quelquefois leur manière. Il est arrivé à un petit nombre d’hommes d’un rare talent d’écrire quelques vers que ces grands hommes n’auraient peut-être pas désavoués.

Plusieurs sonnets du cardinal Bembo se rapprochent de ceux de Pétrarque ; Monti, dans sa Basvigliana, a quelques terzine dignes du Dante ; Bojardo a trouvé, dans Agostini, un heureux imitateur de son style, si ce n’est une imagination digne d’être comparée à la sienne. Je pourrais vous citer quelques octaves qui, par la richesse et le bonheur des rimes, rappellent d’abord l’Arioste. J’en connais un plus grand nombre dont l’harmonie et la majesté auraient peut-être trompé le Tasse lui-même ; tandis que, malgré des milliers d’essais tentés depuis près d’un siècle pour produire une seule aria dans le genre de Métastase, l’Italie n’a pas encore vu deux vers qui pussent lui faire l’illusion d’un moment.

Métastase est le seul de ses poëtes qui, littéralement, soit resté jusqu’ici inimitable.

Combien n’a-t-on pas fait de réponses à la Canzonnetta a Nice ! Aucune n’a pu être lue et rien de comparable n’existe, à ma connaissance, dans aucune langue, pas même Anacréon, pas même Horace.

LA LIBERTA
a nice
canzonnetta[1].

Grazie agl’ inganni tuoi,
Al fin respiro, o Nice !

Al fin d’un infelice
Ebber gli Dei pietà !


Sento da’ lacci suoi,
Sento che l’alma è sciolta ;
Non sogno questa volta,
Non sogno libertà.


Mancò l’ antico ardore,
E son tranquillo a segno,
Che in me non trova sdegno
Per mascherarsi amor.


Non cangio più colore
Quando il tuo nome ascolto ;
Quando ti miro in volto,
Più non batte il cor.


Sogno, ma te non miro
Sempre ne’ sogni miei ;
Mi desto, e tu non sei
Il primo mio pensier.

Lungi da te m’aggiro
Senza bramarti mai ;
Son teco, e non mi fai
Nè pena, nè piacer.


Di tua beltà ragiono,
Nè intenerir mi sento ;
I torti miei rammento,
E non mi so sdegnar.


Confuso più non sono
Quando mi vieni appresso ;
Col mio rivale istesso
Posso di te parlar.


Volgimi il guardo altero,
Parlami in volto umano ;
Il tuo disprezzo è vano,
E vano il tuo favor.


Che più l’usato impero
Quei labbri in me non hanno ;

Quegli occhi più non sanno
La via di questo cor.


Quel che or m’ alletta o spiace,
Se lieto o mesto or sono,
Già non è più tuo dono,
Già colpa tua non è.


Che senza te mi piace
La selva, il colle, il prato ;
Ogni soggiorno ingrato
M’ annoja ancor con te.


Odi, s’io son sincero :
Ancor mi sembri bella ;
Ma non mi sembri quella
Che paragon non ha.


E (non t’offenda il vero)
Nel tuo leggiadro aspetto
Or vedo alcun difetto,
Che mi parea beltà.

Quando lo stral spezzai,
(Confesso il mio rossore)
Spezzar m’ intesi il core,
Mi parve di morir.


Ma per uscir di guai,
Per non vedersi oppresso,
Per racquistar sè stesso
Tutto si puô soffrir.


Nel visco, in cui s’ avvenne
Quell’ augellin talora,
Lascia le penne ancora,
Ma torna in libertà.


Poi le perdute penne
In pochi di rinnova,
Cauto divien per prova,
Nè più tradir si fa.


So che non credi estinto
In me l’ incendio antico,

Perchè si spesso il dico,
Perchè tacer non so :


Quel naturale istinto,
Nice, a parlar mi sprona,
Per cui ciascun ragiona
De’ rischj che passô.


Dopo il crudel cimento
Narra i passati sdegni,
Die sue ferite i segni
Mostra il guerrier cosî.


Mostra cosî contento
Schiavo, che usci di pena,
La barbara catena,
Che strascinava un dî.


Parlo, ma sol parlando
Me soddisfar procuro ;
Parlo, ma nulla io curo
Che tu mi presti fè.

Parlo, ma non dimando
Se approvi i detti miei,
Nè se tranquilla sei
Nel ragionar di me.


Io lascio un’incostante ;
Tu perdi un cor sincero ;
Non so di noi primiero
Chi s’abbia a consolar.


So che un si fido amante
Non troverà più Nice ;
Che un’altra ingannatrice
È facile a trovar.

La clarté, la précision, la facilité sublime, qui, comme on voit, caractérisent le style de ce grand poëte, qualités si indispensables dans des paroles qui doivent être chantées, produisent aussi le singulier effet de rendre ses ouvrages extrêmement faciles à apprendre par cœur. On retient, sans s’en douter, cette poésie divine, qui, soumise à la correction la plus parfaite, repousse cependant jusqu’à l’idée de la moindre gêne.

La canzonnetta a Nice vient plaire à la même partie de l’âme qui est charmée de la petite Madeleine du Corrége, qui est à Dresde, et que le burin de Longhi nous a si bien rendue.

Il est difficile de lire, sans répandre des larmes, la Clémence de Titus, ou Joseph ; et l’Italie a peu de morceaux plus sublimes que certains passages des rôles de Cléonice, de Démétrius, de Thémistocle et de Régulus.

Je ne vois pas ce qu’on peut comparer, en aucune langue, aux cantates de Métastase. On serait tenté de tout citer.

Alfieri a surpassé tous les poëtes dans la manière de peindre le cœur des tyrans, parce que, s’il eût été moins honnête homme, lui-même, je crois, sur le trône, eût été un tyran sublime. Les scènes de son Timoléon sont bien belles ; je le sens, la manière est absolument différente de celle de Métastase, mais je ne pense pas que la postérité trouve que le mérite soit supérieur. On songe trop au style en lisant Alfieri. Le style, qui, comme un vernis transparent, doit recouvrir les couleurs, les rendre plus brillantes, mais non les altérer, dans Alfieri usurpe une part de l’attention.

Qui songe au style en lisant Métastase ? On se laisse entraîner. C’est le seul style étranger qui m’ait reproduit le charme de la Fontaine.

La cour de Vienne n’a pas eu, pendant cinquante ans, un jour de naissance ou un mariage à célébrer, qu’on n’ait demandé une cantate à Métastase. Quel sujet plus aride ! Parmi nous, on n’exige du poëte que de n’être pas détestable : Métastase y est divin ; l’abondance naît du sein de la stérilité.

Remarquez, mon ami, que, par ses opéras, Métastase a charmé, non pas l’Italie seulement, mais tout ce qu’il y a de spirituel dans toutes les cours de l’Europe, et cela en observant fidèlement les petites règles commodes que voici :

Il faut, dans chaque drame, six personnages, tous amoureux, pour que le musicien puisse avoir des contrastes. Le primo soprano, la prima donna et le ténor, les trois principaux acteurs de l’opéra, doivent chacun chanter cinq airs : un air passionné (l’aria patetica), un air brillant (di bravura), un air d’un style uni (aria parlante), un air de demi-caractère, et enfin un air qui respire la joie (aria brillante). Il faut que le drame, divisé en trois actes, n’outrepasse pas un certain nombre de vers ; que chaque scène soit terminée par un aria ; que le même personnage ne chante jamais deux airs de suite ; que jamais aussi deux airs du même caractère ne se présentent l’un après l’autre. Il faut que le premier et le deuxième acte soient terminés par des airs d’une plus grande importance que ceux qui se rencontrent dans le reste de la pièce. Il faut que, dans le deuxième et le troisième acte, le poëte ménage deux belles niches, l’une pour y placer un récitatif obligé, suivi d’un air à prétention (di tranbusto) ; l’autre pour un grand duo, sans oublier que ce duo doit toujours être chanté par le premier amoureux et la première amoureuse. Sans toutes ces règles, pas de musique. Il est bien entendu, outre cela, que le poëte doit fournir au décorateur de fréquentes occasions de faire briller son talent. Ces règles, si singulières en apparence, et dont quelques-unes ont été trouvées par Métastase, l’expérience a prouvé qu’on ne pouvait s’en écarter sans nuire à l’effet de l’opéra.

Enfin ce grand poëte lyrique, pour produire tant de miracles, n’a pu se servir que d’un septième, environ, des mots de la langue italienne. Elle en a quarante-quatre mille selon un moderne lexicographe, qui a pris la peine de les compter, et la langue de l’opéra n’en admet que six ou sept mille au plus.

Voici ce que, sur ses vieux jours, Métastase écrivait à un de ses amis :

« Il se trouve, pour mes péchés, que les rôles de femmes del Rè pastore ont tellement plu à Sa Majesté, qu’elle m’a ordonné de faire, pour le mois de mai prochain, une autre pièce du même genre. Dans l’état où est ma pauvre tête, par la tension constante de mes nerfs, c’est une terrible tâche que d’avoir affaire à ces friponnes de Muses. Mais mon travail est mille fois plus désagréable encore par toutes les gênes qu’on m’impose. D’abord il ne peut être question de sujets grecs ou romains, parce que nos chastes nymphes ne veulent pas de ces costumes indécents. Je suis obligé d’avoir recours à l’histoire de l’Orient, pour que les femmes qui jouent les rôles d’hommes puissent être dûment enveloppées, de la tête aux pieds, dans les draperies asiatiques. Les contrastes entre le vice et la vertu sont nécessairement exclus de ces pièces, parce que aucune femme ne veut jouer un rôle odieux. Je ne puis employer que cinq personnages, par la très-bonne raison que donnait un certain gouverneur de château, qu’il ne faut pas cacher ses supérieurs dans la foule[2]. La durée de la représentation, les changements de scènes, les airs, et presque le nombre des mots, tout est limité. Dites-moi s’il n’y aurait pas de quoi faire devenir fou l’homme le plus patient ! Imaginez donc l’effet de tout cela sur moi, qui suis le grand prêtre de tous les maux de cette vallée de misère. »

Ce qu’il y a de plaisant, et qui prouve que le hasard entre dans tout, même dans les jugements de cette postérité dont on nous fait tant de peur, c’est qu’on ait cru faire une espèce de grâce à un tel homme en l’admettant uau rang du froid amant de Laure, duquel il nous reste une cinquantaine de sonnets, à la vérité, pleins de douceur.

Métastase, né à Rome en 1698, était déjà, à dix ans, un improvisateur célèbre. Un riche avocat romain, nommé Gravina, qui faisait de mauvaises tragédies pour se désennuyer, fut charmé de cet enfant : il commença, pour l’amour du grec, par changer son nom de Trapassi en celui de Métastase ; il l’adopta, donna les plus grands soins à son éducation, qui, par hasard, fut excellente, et enfin lui laissa de la fortune.

Métastase avait vingt-six ans lorsque son premier opéra, la Didone, fut joué à Naples en 1724. Il l’avait composé d’après les conseils de la belle Marianne Romanina, qui chanta supérieurement le rôle de Didone, parce qu’elle aimait passionnément le poëte ; il paraît que cet attachement dura. Métastase, intime ami du mari de Marianne, vécut plusieurs années dans cette maison, se laissant charmer par la douce musique, et étudiant sans relâche les poëtes grecs.

En 1729, l’empereur Charles VI, ce grand musicien qui ne riait jamais, et qui, dans sa jeunesse, avait joué un si pauvre rôle en Espagne, l’appela à Vienne pour être le poëte de son opéra. Il hésita un peu, mais partit.

Métastase ne sortit plus de Vienne ; il y parvint à une extrême vieillesse, au milieu d’une volupté délicate et noble, n’ayant d’autre soin que d’exprimer, dans de beaux vers, les sentiments qui animaient sa belle âme. Le docteur Burney, qui le vit à soixante-douze ans, le trouva encore le plus bel homme de son siècle et l’homme le plus gai. Il refusa toujours les cordons et les titres, sut cacher sa vie, et fut heureux. Aucun des sentiments tendres ne manqua à cette âme sensible.

En 1780, âgé de quatre-vingt-deux ans, au moment de recevoir le viatique, il rassembla ses forces, et chanta à son Créateur :

Eterno Genitor,
Io t’offro il proprio figlio
Che in pegno del tuo amor
Si vuole a me donar.


A lui rivolgi il ciglio,
Mira chi t’offro ; e poi
Niega Signor, se puoi,
Niega di perdonar.

Cet homme heureux et grand mourut le 2 avril 1782, ayant pu connaître, pendant sa longue carrière, tous les grands musiciens qui ont charmé le monde.

  1. Faite à Vienne en 1763.
    LA LIBERTÉ
    à nice
    chanson.
    Grâce à ta perfidie, à la fin je respire, ô Nice ! à la fin les dieux ont eu pitié d’un malheureux !

    Je sens que mon âme est dégagée de ses liens ; non, cette fois ce n’est pas un songe, je ne rêve pas la liberté.

    Ce feu qui m’enflamma, si longtemps s’est éteint, et je suis tranquille, an point que l’amour, pour se déguiser, ne trouve pas de dépit dans mon cœur.

    Je ne change plus de couleur quand j’entends prononcer ton nom ; quand je regarde tes yeux, je ne sens plus battre mon cœur.

    Si des songes viennent occuper mon sommeil, tu n’en es pas sans cesse l’objet ; au moment où je m’éveille, tu n’es plus ma première pensée.

    Je m’éloigne de toi, sans sentir, à chaque instant, le besoin de revenir ; si je suis assis à tes côtés, je n’éprouve ni peine ni plaisir.

    Je parle de ta beauté, et je ne me sens plus attendrir ; je rappelle mes torts, et ne suis point en colère.

    Je ne suis plus tout troublé si tu viens à t’approcher de moi ; je puis parler de toi, même avec mon rival.

    Regarde-moi d’un œil altier, ou parle-moi avec bonté, ton mépris n’a plus d’effet, et ta faveur est vaine.

    Non, cette bouche charmante n’a plus sur moi son empire accoutumé ; ces yeux brillants ne connaissent plus le chemin de mon cœur.

    Aujourd’hui, ce qui me charme ou ce qui fait mon tourment, ce qui me rend triste ou heureux, ce n’est plus une marque de ta tendresse, ce n’est plus un instant de rigueur.

    Sans toi, la forêt, la prairie, la colline ombragée, peuvent m’être agréables ; et un séjour déplaisant m’ennuie encore à tes côtés.

    Vois si je suis sincère : tu me sembles encore belle ; mais tu ne me sembles plus celle à laquelle rien ne pourrait être comparé.

    Et que la vérité ne t’offense pas : dans cette figure charmante j’aperçois maintenant des défauts que je prenais pour des beautés.

    Quand je rompis ma chaîne, je confesse ma honte, je sentis mon cœur se briser ; il me sembla mourir.

    Mais, pour sortir du malheur, pour ne pas se voir opprimé, pour redevenir soi-même, on peut tout souffrir.

    Tel est cet oiseau que son imprudence conduit dans un piège ; il y laisse quelques plumes, il est vrai, mais il retourne à la liberté.

    Ensuite, en peu de jours, ses plumes perdues reviennent : la prudence est un fruit du malheur, et il ne se laisse plus tromper.

    Je sais que tu ne crois pas éteint le feu qui m’enflamma jadis ; j’en parlerais moins souvent, penses-tu, et je saurais me taire.

    Ô Nice ! ce penchant naturel m’excite à parler, qui porte chacun de nous à se rappeler les dangers qu’il courut.

    Après la bataille sanglante, le guerrier conte la fureur qui l’animait, et montre la place de ses blessures.

    C’est avec une joie pareille que l’esclave dont le sort a changé montre la chaîne cruelle qu’autrefois il traînait après lui.

    Je parle, il est vrai, mais seulement pour me satisfaire ; mais sans songer si tu prêtes foi à mes paroles.

    xJe parle, mais je ne demande point si tu approuves mes pensées ; je ne demande point si tu es tranquille en t’occupant de moi.

    Je quitte une inconstante ; tu perds un cœur sincère ; j’ignore qui de nous deux se consolera le premier.

    Je sais que Nice ne trouvera plus un amant si fidèle ; je sais qu’une autre trompeuse est facile à trouver *.

    * Voilà l’amour dans la manière italienne, dans celle de Cimarosa : ses peines attaquent le bonheur, il est vrai, mais ne détruisent pas l’être sensible. Un Allemand nous eût décrit les ravages que le malheur a faits dans son être : il ne prouve l’énergie des passions que par le vilain tableau des maladies. Voyez, en français, les romans de madame Cottin.
    La version qu’on vient de donner n’est destinée qu’à faciliter l’intelligence de l’original. On sent à chaque vers, en traduisant cette chanson célèbre, combien la langue italienne admet plus de naturel que la nôtre. Pour n’être pas excessivement plat, il faut à tout moment s’éloigner du texte, tourner en maxime ce que le personnage exprime comme un sentiment ; on ajoute une épithéte à un mot qui eut semblé trop nu à une oreille française. Ce n’est pas sons ces couleurs que les quinze ou vingt Cours de littérature qui ont paru en France depuis quelques années peignent la langue italienne.
  2. Ces opéras étaient joués par les archiducs et archiduchesses.